par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Directeur du Journal du Droit Administratif
Un siècle et demi avant Le Code des Relations
entre le Public et l’Administration au premier Jda :
une accessibilité « libérale citoyenne » !
Rappel(s) à partir des articles du
« premier » Journal du droit administratif
Art. 65. Le présent et court texte n’a pas vocation à présenter de manière exhaustive l’état des relations entre administration et administrés sous le Second Empire lorsque le premier JDA fut créé à partir de 1853. Ce « billet » introductif au deuxième dossier du JDA sur « Les relations entre le public & l’administration mises à la portée de tout le monde » n’a en effet que deux objectifs, à la manière du billet (que l’on retrouvera ici) sur l’état d’urgence tel qu’imaginé en 1853 par l’ancêtre du présent Journal du Droit Administratif :
- d’abord que si l’actualité du Code des Relations entre le Public et l’Administration justifiait que ce thème fît l’objet du deuxième dossier de notre Journal, cette thématique n’est en rien nouvelle et a toujours été l’objet d’actualité(s) et d’intérêt(s) pour tous les administrativistes et ce, – particulièrement – pour les fondateurs du JDA au cœur d’un courant doctrinal que nous avons pu qualifier de « libéral citoyen » (I) ;
- ensuite, toutefois, on se rendra compte de quelques différences notables dans l’appréhension de ce que l’on nomme aujourd’hui le « Public » (II). On essaiera conséquemment, comme lors du billet précité sur l’état d’urgence vu en 1853, de mettre en avant quelques exemples concrets de ces «relations entre le Public & l’Administration» du Second Empire à travers quelques exemples tirés des premières pages du Journal du droit administratif de 1853 et des premières années suivantes.
Accessibilité « libérale citoyenne » :
l’objectif premier du Jda de 1853 a clairement été le rapprochement vers le « public » des « administrés »
Pour qui feuillette les pages du premier Jda, il est évident que ses promoteurs, particulièrement Adolphe Chauveau & Anselme Batbie ont désiré proposer un média destiné non aux spécialistes du droit administratif glosant entre eux mais bien un outil destiné aux administrés. Autrement dit, la question des relations rapprochées entre Administration & Administrés a même été consubstantielle à la fondation du premier Jda.
On en veut pour preuve ces extraits du premier numéro (article 1 ; tome I ; 1853) du Journal dans lequel il est déclaré que les auteurs avaient trois objectifs : « aider l’administrateur, éclairer l’administrer, vulgariser la législation administrative« . Or, quel est concrètement le résumé ou point commun des deux derniers objectifs : se rapprocher des administrés afin qu’il comprennent davantage l’administration et son Droit. Page onze de cette même livraison on lit explicitement :
Notre " journal (...) intervient dans les rapports de l'administration avec les administrés (...) et, à force d'avertir, obtient des effets assurés".
Telle était bien la mission que le Jda s’était auto-confiée : se rapprocher des administrés pour servir le droit administratif tout entier. Car, ne nous y trompons pas, le Jda en informant administrations et administrés se donnait bien pour objectif de servir le droit administratif (et sa reconnaissance comme branche académique véritable) à l’heure où sa contestation était encore fréquente.
On relèvera et rappellera toutefois, ainsi qu’on l’avait fait dans nos travaux de doctorat (cf. Touzeil-Divina Mathieu, Un père du droit administratif moderne ; le doyen Foucart (1799-1860) ; Paris II; 2007 et en partie issu de ladite thèse : La doctrine publiciste – 1800 – 1880 (éléments de patristique administrative) ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) qu’il n’a d’abord essentiellement existé que deux façons principales de présenter le droit administratif :
- soit en ne faisant que le décrire de façon la plus exégétique et objective possible (sans commentaires, sans recherches avec essentiellement la mise en avant des textes et des normes) ….
- soit en présentant ce même droit mais en se plaçant du côté des administrateurs, du côté du pouvoir et des gouvernants. C’est – en doctrine – croyons-nous cette seconde façon qui a longtemps marqué le droit administratif à l’instar d’un droit « de et pour » l’administration.
Or, précisément, à partir de 1830 et singulièrement sous le Second Empire et notamment avec l’Empire dit libéral, va se développer un courant que nous avions qualifié dans la thèse précitée de « libéral citoyen » et dont le Jda nous semble être une matérialisation parfaite.
(nb : les présentes explications sont issues d’un dictionnaire en cours) :
Du mouvement « libéral citoyen » :
Selon nous, en effet, il a existé différents mouvements doctrinaux avant 1900. Parmi eux, il y eut des praticiens mais aussi des théoriciens dont ceux que nous avons qualifiés de « libéraux citoyens ».
I. Au nom des libertés
Ces derniers ont proposé et décrit une nouvelle organisation du droit administratif qui n’était basée ni sur l’ordre alphabétique, ni sur une présentation romano-civiliste ou progouvernementale des éléments à l’instar de leurs contemporains. Parmi eux, le doyen Foucart (1799-1860) par exemple fut le premier à avoir, selon nos recherches, décidé de présenter le droit administratif du point de vue des administrés présentés en tant que citoyens détenteurs de droits et d’intérêts à protéger et non en fonction de la vision de la seule administration publique, symbole et source du pouvoir. Ce droit administratif se conçoit alors chez Foucart mais aussi chez Firmin Laferrière (1798-1861) ou Théophile, Ducrocq (1829-1913) comme un droit de conciliation entre intérêt général et droits et intérêts privés. Tous ont eu en commun, chronologiquement après Foucart, mais pas forcément sous son influence, d’avoir voulu débarrasser le droit administratif de son acception réductrice de droit de police (comme chez de Gerando (1772-1842)). Les libéraux citoyens sont en effet des auteurs convaincus de la nécessité de défendre les droits et libertés afin qu’ils ne soient étouffés par une administration – symbole du pouvoir et de l’exécutif – potentiellement liberticide. Ils sont avant tout des partisans d’un libéralisme économique et social qui se veut, au nom de l’individualisme, héritier des philosophies bourgeoises de la Révolution française. On pourrait en conséquence croire qu’ils étaient opposés à toute intervention étatique et donc à l’existence même d’un droit administratif développé ; il n’en est pourtant pas ainsi.
II. Libéral & citoyen
Certes, les libéraux citoyens sont encore moins favorables que d’autres à un interventionnisme public fort et, précisément, c’est parce qu’ils veulent contrôler et surveiller cette intervention minimalisée que l’étude du droit public leur paraît capitale. En ce sens, le droit administratif n’est plus seulement à leurs yeux un instrument au service du pouvoir mais il est destiné à contenir son expansion. Pour y parvenir, les libéraux citoyens disposent d’une institution capitale : la juridiction administrative dont ils souhaitent le développement, l’affermissement et surtout l’indépendance. Le juge administratif est alors envisagé et ce, pour la première fois, non comme un juge de l’administration (ce fameux « administrateur-juge »), mais comme un défenseur potentiel des administrés dont les droits et intérêts auraient été bafoués. A sa tête, le Conseil d’Etat leur apparaît désormais comme un véritable arbitre mettant en balance les intérêts privés et public(s). Car s’il est bien une notion fondamentale chez tous ces auteurs que nous nommons libéraux citoyens, c’est celle d’intérêt (public ou) général. En effet, la puissance publique, à leurs yeux, n’est légitime que si elle réalise l’intérêt général : toute autre intervention de sa part est immédiatement rejetée comme néfaste et liberticide.
III. Huit traits caractéristiques de la doctrine libérale citoyenne
Plusieurs traits (huit) sont ainsi caractéristiques de la doctrine des libéraux citoyens. Reprenons-les :
- d’abord, ils sont tous convaincus de la nécessité d’une Constitution (1), non seulement afin d’organiser l’Etat et de régir ainsi (afin d’éviter tout débordement) les pouvoirs publics mais aussi
- pour garantir et promouvoir les libertés de chaque administré (2). L’essai sur la Charte du libéral Lanjuinais (1753-1827) est en ce sens particulièrement topique et ne laisse aucun doute sur cette question.
- Ensuite, c’est précisément cette étude des libertés qui va légitimer et organiser l’exposé des Lois et matières administratives : chacune devenant le prétexte à l’étude d’une restriction à une liberté (3). Ainsi, le droit de police ne cédait-il pas complètement devant l’individualisme mais était-il mis en balance avec lui.
- En outre, nous l’avons remarqué, un rôle fort (et nouveau) était confié à la juridiction administrative destinée, non à couvrir l’administration, mais bien à protéger les droits des administrés (4).
- De surcroît, ces libertés défendues par les auteurs de cette doctrine étaient déjà classées et ordonnées autour de manifestations différentes : des libertés individuelles mais aussi des libertés dites sociales (c’est-à-dire publiques au sens où on l’entendait à cette époque) et – surtout – des libertés politiques, afin d’obtenir une participation plus grande des citoyens aux affaires publiques (5).
- Le droit administratif n’était donc pas l’ennemi des libéraux citoyens bien au contraire : en acceptant, sous un gouvernement représentatif libéral, que soient (enfin) contrôlés le pouvoir et ses émanations, la diffusion du droit administratif devenait une forme d’éducation civique ou citoyenne à l’usage des bourgeois et propriétaires. Il s’agissait de circonscrire au mieux l’interventionnisme public en apprenant ses rouages, son langage, ses techniques et en donnant au juge administratif un nouveau rôle : celui de défendre les libertés. « Le meilleur gouvernement est celui qui apprend aux hommes à se gouverner eux-mêmes » avait dit Goethe (1749-1832) et les libéraux citoyens semblaient en avoir fait leur devise (6).
- Enfin, la doctrine des libéraux citoyens permettait, pour la première fois dans la jeune histoire du droit administratif, de revendiquer puis de confirmer l’autonomie et la singularité de cette branche juridique, détachée du droit privé. En effet, les systématisations de ces auteurs avaient toutes pour objet d’affirmer l’existence d’un droit distinct du droit commun, ce qui est particulièrement frappant dans les œuvres de Foucart et de Ducrocq plus encore (7).
- Et, dernière caractéristique, les libéraux citoyens étaient le plus souvent favorables à une forme de décentralisation (bien qu’en fait il se soit agi de déconcentration au sens moderne du terme) afin de lutter contre les abus centralisateurs et pour le développement de l’administration locale (8).
Précisément, Batbie – surtout – rentre dans ce mouvement que nous avons qualifié de libéral citoyen et sa cofondation du Jda comme promoteur d’un droit administratif défendant les droits des administrés et destiné à leur attention en est un acte manifeste.
Un exemple des relations administration(s) / administré(s) :
Le dialogue du Jda avec les administrés (et non le « public »)
dans le but de les rapprocher de l’Administration
& de permettre la contestation » libérale citoyenne »
de l’action administrative
Il est patent, dès la première livraison du Jda de 1853, que l’objectif de rapprocher administration(s) et administré(s) est important pour les concepteurs et promoteurs du Journal du Droit Administratif. On en veut pour preuve cette série de :
"Lettres à un administré sur quelques matières usuelles de droit administratif"
On n’en donnera pas ici la totalité (cf. 1853 ; Tome I ; Art. 10 ; p. 55 et s.) mais on se contentera de quelques extraits et de brèves observations. D’abord, il est vrai qu’en la matière ce n’est pas l’Administration qui se rapproche de l’administré mais c’est le Jda qui cherche à faire le lien entre les deux. Par suite, le terme moderne de « public » (qui cherche à gommer l’aspect subissant sinon passif de l’administré) n’était évidemment pas employé à la manière de l’actuel CRPA ! Il y était clair que les administrés (notamment sous les Empires et la Monarchie même de Juillet) étaient avant tout des sujets, c’est-à-dire des assujettis. Or, et c’est là où se manifeste le courant libéral citoyen, on cherchait – au Jda notamment – à faire de ces administrés des citoyens actifs et capables – par exemple – de contester ce que l’on aurait auparavant jamais osé faire : l’action administrative.
Ainsi, Batbie écrit-il en 1853 à un administré (dont on donnera plus tard le nom car il va devenir un acteur récurrent du Jda) qui se plaint avec une verve toute toulousaine des malheurs que lui feraient vivre plusieurs administrations (notamment locales). Il est alors particulièrement savoureux de lire la réponse que lui fait publiquement Batbie qui mêle non seulement des arguments juridiques (à l’instar d’une consultation) mais également des éléments très personnels et parfois même caustiques à l’égard de son « lecteur administré » dont il raille abondamment le caractère :
Dans une prochaine livraison, on donner plus de détails sur l’échange nourri entre Batbie et son « administré ». Pour l’heure on se contentera d’en savourer la première conclusion qui témoigne là encore de cette volonté du Jda de rapprocher administrations & administrés :
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 02 « Les relations entre le public & l’administration » (dir. Saunier, Crouzatier-Durand & Espagno) ; Art. 65.