Art. 264.
A l’heure où vient d’être adoptée la nouvelle Loi de « transformation de la fonction publique » (Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique), le Journal du Droit Administratif est heureux de soutenir l’initiative toulousaine des Centre de Droit des Affaires (CDA) & Institut Maurice Hauriou (IMH) de l’Université Toulouse 1 Capitole avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit.
Le Centre de Droit des Affaires et l’Institut Maurice Hauriou proposent en effet, sous la coordination des professeurs Isabelle Desbarats, Pierre Esplugas-Labatut et Mathieu Touzeil-Divina, de septembre 2019 à janvier 2020, un cycle inédit, sous forme de regards croisés entre spécialistes de droit du travail et droit des fonctions publiques, de cinq conférences mensuelles autour du thème : « Les transformations de la fonction publique : tous travailleurs ? ».
Le JDA – sous la plume de M. Mathias Amilhat – vous propose ici le premier compte-rendu de ce cycle de conférences matérialisé, salle Gabriel Marty, le 24 septembre 2019.
Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut prend la parole pour présenter cette première conférence. Il rappelle la genèse du projet : tout a commencé par un projet commun avec la Professeure Isabelle Desbarats qui aurait consisté à réaliser un ouvrage sur l’emploi public. Les travaux du CLUD sur le rapprochement du droit de la fonction publique et du droit du travail et le colloque sur le droit du travail organisé à Clermont-Ferrand lorsqu’il y était Professeur ont confirmé cette volonté de réfléchir sur la fonction publique en croisant les regards entre « publicistes » et « travaillistes ».
Finalement c’est la préparation de la loi de transformation de la fonction publique qui a été le déclencheur. Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina a proposé un cycle de conférences avec différents regards : des spécialistes de droit privé, de droit public, mais aussi professionnels. Parallèlement à cela, la Professeure Isabelle Desbarats les a saisis de ce sujet. Ils ont alors décidé d’organiser ces conférences, qui auront lieu tous les mois de septembre 2019 à janvier 2020.
La Professeure Isabelle Desbarats prend ensuite la parole pour présenter les conférences. Elle explique qu’il s’agit de s’interroger sur l’impact attendu ou redouté de la loi avec une conférence par mois. Elle en profite pour annoncer les prochaines conférences.
Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut en profite pour ajouter, avant le début de la conférence, que les contributions seront publiées sur les sites internet du Journal du droit administratif et du Collectif l’Unité du Droit.
La Conférence débute ensuite
Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut prend la parole le premier. Il estime que l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville, « L’Ancien Régime et la Révolution », peut servir de grille de lecture en matière de fonction publique en se demandant s’il y a une véritable transformation ou une simple continuité.
Il explique que le statut général est aujourd’hui très différent de ce qui a été posé dans les années 1980 et que les précédents textes montrent déjà un certain scepticisme à l’égard de la FP.
Le mouvement suit selon lui deux fils directeurs : la travaillisation du droit de la fonction publique et la recherche d’exemplarité. Mais en réalité, seule la travaillisation peut être considérée comme une révolution. De plus, chacun de ces fils directeurs est le prolongement de mouvements anciens. Il y a donc une double continuation.
Il y a donc d’abord une continuation de la révolution de la travaillisation de la fonction publique. Il rappelle la définition de la travaillisation et explique qu’aujourd’hui un pallier supplémentaire est franchi parce que c’est une loi générale qui reprend sur une multiplicité de points le droit du travail, même si malgré tout certaines spécificités sont maintenues.
Il poursuit en expliquant ensuite qu’il y a une continuation de l’évolution pour davantage d’exemplarité de la fonction publique. La loi confirme que le fonctionnaire est un « citoyen spécial » (Hauriou), notamment en sophistiquant la loi de 2016 sur la déontologie des fonctionnaires. Il s’interroge cependant sur la surenchère de rigueur pour les agents publics alors que le secteur privé n’est pas concerné et se demande s’il ne s’agit pas d’une posture démagogue. Il souligne par ailleurs les moyens mis en place par la loi pour lutter contre les discriminations, en utilisant la discrimination positive.
Le Professeur Esplugas-Labatut conclut sa présentation en expliquant que la loi est l’aboutissement d’un processus ancien et que c’est sans doute pour cela qu’il n’y a pas eu d’oppositions. Pour lui le droit de la fonction publique n’est plus un droit statutaire mais les missions de service public des agents justifient le maintien de dérogations au droit du travail. Il n’y a donc pas alignement total sur le droit du travail mais plutôt mise en place d’un droit public du travail.
La Professeure Isabelle Desbarats prend ensuite la parole. Ses interrogations portent sur le fait de savoir si la loi de transformation de la fonction publique est une loi technique ou idéologique.
Elle commence par rappeler que la loi a pour but la modernisation et la transformation, en utilisant comme modèle le droit du travail. Toutefois la question est de savoir de quel droit du travail il s’agit car il y a eu de nombreuses réformes du droit du travail depuis 2008. Selon elle, la loi doit participer à l’objectif de réduction du nombre de fonctionnaires fixé par le Président de la République.
Elle estime que la loi fait ressortit deux mouvements qui renforcent la privatisation. Celle-ci passe d’abord par la refonte des instances de dialogue social qui fait écho avec les ordonnances macron de 2017 en droit du travail. Par ailleurs, elle estime que la loi pousse à passer d’un système de carrière vers la logique d’emploi (mobilité intra et extra fonction publique, mécanisme de rupture conventionnelle…).
Par ailleurs, la Professeure Isabelle Desbarats met en avant deux autres modifications qui concernent les contrats et qui peuvent avoir un caractère plus subversif qu’en apparence. La première modification résulte de la création d’un nouveau contrat, le contrat de projet. Il se différencie des contrats comparables de droit privé car il s’agit d’un contrat à durée déterminée alors que ceux du droit privé sont des contrats à durée indéterminée. La seconde modification concerne la mise en avant des conventions collectives. Il faudra attendre que des ordonnances soient adoptées sur ce point mais la question sera de savoir quelle sera leur valeur juridique et quelle sera leur place dans l’articulation des normes.
Enfin, le Professeur Mathieu Touzeil-Divina prend la parole. Il précise d’emblée qu’il tiendra des propos plus engagés en défaveur de la loi. Il commence par rappeler que, même si c’est une chose oubliée aujourd’hui, originellement le droit du travail relevait du droit public. Il indique ensuite qu’il existe en France une volonté historique de suppression des fonctions publiques et une volonté parallèle de supprimer les différences de traitement entre les travailleurs. C’est cette double volonté qui explique le recours croissant au contrat et aux méthodes contractuelles.
La question est alors de savoir si la loi correspond à une évolution ou à une révolution. Si l’évolution est une chose positive, cela ne peut pas être une évolution à ses yeux. Dans le même temps, si révolution signifie « changement considérable », la loi ne crée pas non plus une révolution. En revanche, si le terme de révolution est admis au sens de « révolution copernicienne », il y a probablement une révolution. En effet, la loi effectue un retour à la situation d’avant 1941 en favorisant l’existence de fonctionnaires contractuels. Il s’agit également d’une loi « hypocrite » car elle traduit la volonté politique de supprimer le statut mais sans le faire pour le moment.
Dans un premier temps, le Professeur Mathieu Touzeil-Divina considère que la loi conduit à une évolution dramatique. Il y a selon lui des points qui peuvent malgré tout être considérés comme positifs dans la loi : la lutte contre les grèves perlées, le renouveau de la procédure disciplinaire, la variabilité en matière de rémunération, les éléments en faveur de la déontologie, ou encore la portabilité du compte individuel de formation. Il relève ces points positifs pour expliquer qu’il ne considère pas le statut comme quelque chose de sacré. En revanche, il n’est pas convaincu qu’elle aille dans le bon sens. C’est une loi adoptée pendant l’été et qui comporte des cavaliers législatifs, ce qui est déjà regrettable. Par ailleurs, cette loi annonce un renouveau avec la mise en place d’une démocratie participative mais les fonctionnaires n’ont pas été consultés à son sujet. Surtout, la loi oublie un point fondamental : le service public. Or, la plupart des dispositions de la loi viennent contrer la continuité et l’égalité du service public : le recours massif aux contractuels risque de créer une discontinuité dans le service public, le recours au contrat risque d’aboutir à un recrutement en fonction de la couleur politique dangereux pour la continuité et pour l’égalité. Par ailleurs, et même si le système actuel n’est pas parfait, le passage du concours au recrutement fait craindre davantage de népotisme et de subjectivité. Tout ceci aboutit à une dilution des secteurs publics et privés.
Dans un second temps, le Professeur Mathieu Touzeil-Divina explique que la loi entraîne une révolution copernicienne. Elle entraîne un retour aux fonctionnaires contractuels et davantage de précarisation. Pour lui, c’est un retour en arrière donc les porteurs de la loi savent très bien vers où ils veulent aller. Il fait le parallèle avec la mort du Doyen Foucart, un 6 août, car il était l’un des premiers à théoriser la fonction publique. A cette époque les auteurs considéraient qu’il existait deux sortes d’agents publics : les petits, c’est-à-dire les contractuels, et les autres, ceux qui touchent aux prérogatives de puissance publique. Cela correspond plus largement à l’évolution européenne, car dans de nombreux Etats les agents publics sont à 80% des contractuels. Pour le Professeur Mathieu Touzeil-Divina ce qui se passe c’est ce dont avait rêvé le Président Nicolas Sarkozy.
Il tient à rappeler une citation de Michel Debré : « un fonctionnaire est au service de l’Etat mais l’Etat n’est pas un employeur comme un autre ». Cela signifie que la puissance publique n’est pas un employeur comme un autre et que ses travailleurs ne sont pas des travailleurs comme les autres car ils mettent en jeu l’IG. Il rappelle également la différence entre le salaire et le traitement : le traitement est une indemnité qui correspond au grade. Ce n’est pas un salaire mais une indemnité donnée au fonctionnaire en contrepartie de son investissement. De la même manière, la retraite dans le secteur public est une récompense.
Il conclut en expliquant que l’on essaie aujourd’hui de faire comme si la situation de tous les travailleurs était comparable. C’est vrai qu’il existe des points communs, mais le service public fait qu’il y a nécessairement des différences.
La parole est ensuite donnée à la salle pour poser des questions.
La directrice des ressources humaines du syndicat mixte des abattoirs s’interroge sur le lien entre cette loi et l’individualisation de la société et sur le fait de savoir si la réforme est idéologique ou politique.
Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina lui répond. Pour lui la réforme est idéologique donc politique. L’égalitarisme de la fonction publique a créé des rancœurs et des frustrations entre agents, ce qui explique qu’il y ait une réelle volonté d’individualisation. En revanche il se veut moins fataliste : la société est de plus en plus individuelle, mais le service public est là pour nous dépasser et pour lutter contre l’individualisme. Il craint que ce soit le mouvement actuel mais il considère qu’il faut justement lutter contre ça en apportant de la solidarité.
La directrice du CNFPT Midi-Pyrénées prend ensuite la parole. Pour elle il s’agit plutôt d’une évolution que d’une révolution. La loi permet de créer les conditions d’une harmonisation entre les trois versants de la fonction publique. De la même manière, la fusion des instances de dialogue n’apporte pas de grands changements. Enfin, le recours possible au contrat ne serait que la reconnaissance d’une situation préexistante. Elle cite des exemples comme l’armée, les difficultés de recrutement de fonctionnaires dans certaines zones ou sur certains postes en raison de leur technicité. Sa crainte est que le recours au contrat soit trop encadré et aussi difficile que de recruter des fonctionnaires alors que les employeurs publics ont besoin de souplesse.
Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina lui répond qu’il est évidemment d’accord pour recourir aux contractuels dans des conditions telles que les exemples évoqués. En revanche la loi ne permet pas seulement le recours au contrat dans des secteurs en tension. Il évoque le cas des emplois de direction et évoque la possibilité d’un recrutement fondé sur la couleur politique.
La Professeure Isabelle Desbarats apporte une précision : elle estime que l’Etat et les collectivités publiques ne sont plus les seuls garants de l’intérêt général et se demande s’il ne faut pas le prendre en compte. Elle indique que la prochaine réforme importante est celle des retraites et qu’il faut s’interroger sur ce qui justifie le maintien des particularismes ? Pour elle si c’est justifié on garde les particularismes, sinon on arrête les particularismes.
Le Professeur Jean-Michel Eymeri-Douzans (IEP Toulouse) prend la parole pour expliquer que ce rétropédalage correspond, plus largement, au mouvement observable en Europe et souhaité notamment par les allemands ou les néerlandais.
Un étudiant de Master 2 demande ensuite aux intervenants quel est leur avis sur les recrutements politiques.
Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut considère que les politiques demandent a minima une obligation de loyauté et que celle-ci s’exprime différemment en fonction des emplois occupés. Il considère que pour les postes de hauts-cadres les recrutements politiques sont justifiés.
La Professeure Isabelle Desbarats considère que le recrutement pourrait être externalisé et que cela serait probablement bénéfique, le problème étant seulement le coût de l’externalisation. Pour elle les recrutements politiques ne sont pas un problème, elle considère que le droit de la fonction publique doit s’inspirer du droit privé et des organisations de tendance.
Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina considère qu’un recrutement fondé sur les accointances politiques se justifie pour quelques postes mais que désormais la question se pose pour tous les postes et c’est justement ce qui pose problème. Cela créer un risque pour la continuité du service public.
Marie Cécile Amauger-Lattes prend enfin la parole pour une dernière question
Elle rappelle que les recrutements en droit privé ne sont pas forcément mauvais et qu’il y a dans tous les cas un contrôle du juge, même pour les entreprises de tendance.
Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina lui répond en indiquant que le recrutement par contrat n’est pas nécessairement mauvais, ni forcément arbitraire. En revanche, il rappelle que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen met en place un recrutement pour les agents publics en fonction des talents et des mérites et que l’on a la preuve depuis cette époque que le concours est a priori plus objectif que le recrutement par contrat.
La Professeure Isabelle Desbarats rappelle quant à elle que certains concours ne recrutent pas. Elle se demande alors si, paradoxalement, le recours au contrat n’est pas un phénomène pour attirer les agents.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; Cycle transformation de la fonction publique – 24 09 2019 ; Art. 264.