Le Master Droit de la Santé & le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.
Horvilleur Delphine, Vivre avec nos morts ; Paris, Grasset ; 2021.
L’auditeur de plusieurs grandes maisons radiophoniques connaît évidemment l’auteure de l’ouvrage dont il est ici rendu compte, Delphine Horvilleur. Rabbin du « Judaïsme en mouvement », elle a déjà publié de nombreux ouvrages mais aucun, a priori et sauf omission, ne concerne directement et juridiquement le(s) droit(s) et pas même ceux de la santé. Bref, mais on s’en doutait un peu, l’auteure n’est pas juriste (et c’est déjà là peut-être une première qualité).
Toutefois, nous avons décidé d’intégrer son opus « Vivre avec nos morts » car il rejoint, précisément, une des thématiques chères au(x) droit(s) de la santé ; thématique que la présente chronique accueille à bras ouverts : le(s) droit(s) éprouvé(s) par le(s) citoyen(s). Il est effectivement non seulement opportun mais obligatoire à nos yeux de toujours se demander comment les droits sont non seulement reçus mais encore mis en œuvre(s) et ressentis par leurs premiers destinataires. Par ailleurs, en consacrant ce livre à la Mort et à la fin des vies, Delphine Horvilleur rejoint l’une des branches du droit de la santé, celle du dernier souffle de vie. Partant – que l’on soit juriste ou non – elle tente de nous faire approcher un sujet que nombre d’entre nous ne souhaiterait jamais aborder : celui de nos propres réactions face à la Mort comme si le sujet pouvait – en humanité avant tout – être réellement apprivoisé alors que quiconque la rencontre ne semble que pouvoir la subir ou la fuir.
Récemment, en Droit, c’est aussi un constat que dépasse la Défenseure des Droits dans son « rapport funéraire » de 2021 et dans lequel elle appelle à davantage – précisément – de droit(s) autour de la Mort et surtout de celles et de ceux qu’elle rend esseulés.
Et comme l’on sait qu’elle va entraîner avec elle son inévitable cortège de fleurs, de pleurs et d’humeurs, on nous en propose en sous-titre un « petit traité de consolation ». Tel sera peut-être pourtant l’un des rares reproches que l’on pourra faire à son auteure. Car si nous avons très sincèrement beaucoup aimé et appris au fil des pages de ce formidable recueil construit à partir de onze témoignages-chapitres portant chacun le nom d’une ou d’un défunt(e), nous n’y avons pas vu ou perçu un instrument de consolation mais plutôt un guide d’adoption que l’on rédigerait à destination des futurs maîtres d’un animal indomptable et auxquels on dirait : nos conseils ne vous serviront sûrement pas à apprivoiser ce qui ne peut l’être mais au moins à oser le regarder et à essayer.
« Allons & voyons ».
C’est par ces mots du Sermon sur la Mort (1662) de Bossuet :
« c’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort » …
…que nous avons souvent introduit nos leçons, cours ou considérations sur le(s) droit(s) de la Mort[2]. En effet, voilà bien une réaction toute humaine et singulièrement toute contemporaine, moderne et occidentale que de croire qu’en enfermant la Mort dans un cercueil puis dans la terre (ou en la faisant brûler) puis en la contenant dans un espace – lui aussi fermé et détaché des regards (p. 82 et s.) – (le cimetière mais désormais aussi l’espace cinéraire), elle n’existera plus. Le rite funéraire juif se conclut d’ailleurs aussi par cette « clôture » ou fermeture du linceul (p. 50) :
« Un dernier détail clôture (sic) la préparation des morts dans la tradition juive : le linceul doit être cousu à ses extrémités, et ainsi refermé juste avant que le corps ne soit prêt à être inhumé. Le vêtement des morts est clos, et cette couture scelle leur départ ».
Et l’auteure de rappeler même un souvenir d’enfance (p. 82) :
« Ma mère nous interdisait d’entrer dans un cimetière. Vieille superstition ashkénaze : ne pas faire approcher les enfants de la mort. Je suppose qu’on s’imagine ainsi la tenir hermétiquement à distance ».
Mettez cependant vos deux mains sur vos yeux. Ça y est ? Non, vous avez triché puisque vous me lisez. Ça y est ? … Bon, vous le lirez plus tard mais sachez que si vous l’avez fait même si dans votre champ de vision, ce texte n’existait plus, il n’empêche qu’il était toujours là.
La Mort aussi. Tout le temps.
Elle est inévitable et aussi humaine et certaine que la vie elle-même. Nous devons par ailleurs la vie à la mort de cellules premières rappelle, comme pour normaliser l’expérience, l’auteure (p. 20).
Alors, oui, il faut oser, aller et regarder et c’est à cela que nous entraîne, en nous tenant la main, en nous rassurant, en nous conseillant, Delphine Horvilleur. Et pour cela et de cela il faut l’en remercier mille fois.
Entre les religions, un témoignage fait de portraits & d’accompagnements.
C’est, sans le vouloir on l’imagine, une équipe de football funéraire qu’a réunie dans son œuvre Delphine Horvilleur. Onze défunts en un autre Évangile y sont évoqués avec humour, avec tendresse, avec sincérité et avec toujours en filigrane, ce rapport qu’eux-mêmes, leurs proches ou leurs absents ont eu ou refusé d’avoir avec la Mort. Le rabbin Horvilleur en est à la fois témoin puis acteur.
Cela dit, l’acteur ne cache pas son rôle particulier au seuil de la Mort de ses frères et sœurs en communauté. Elle est rabbin et accomplit en conséquence parfois la lecture du tristement célèbre qaddich ou קדיש en langue araméenne (ainsi directement adressée au Très-Haut).
Les témoignages et les récits que nous confie Delphine Horvilleur se font par suite tant dans l’intimité que dans l’humilité et l’Humanité. On ne reçoit pas une « leçon » (ou alors de vie !), on entend des confidences, des secrets partagés, une confiance manifeste dans l’autre et son respect (p. 112 et s.) :
« Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole ».
Tout est ici résumé : on sait que l’on ne pourra pas mais on essaie, et l’on accompagne.
Toutefois, disons-le très simplement, l’ouvrage n’est pas destiné seulement ou forcément aux lecteurs et aux lectrices de confession juive et ne pas l’être n’empêche en rien ni la lecture ni l’accompagnement qu’en offre son auteure. Redisons-le, c’est en Humanité qu’on s’y sent accompagné que l’on soit croyant ou athée, Juif ou d’une autre religion.
Accompagner, telle est bien la mission dont relève ici le rabbinat de l’auteure (p. 80 et s.) :
« Je crois que jamais mieux que ce jour-là, je n’ai compris mon rôle et ce à quoi sert un officiant au cimetière. Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche revienne à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une voix qui n’est pas la leur, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ceux d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » et aux « mauvais » juifs et à ceux qui font comme ils peuvent ».
La Mort invisible que l’on pourrait voir… malgré les pandémies.
La pandémie contemporaine, qu’évoque naturellement Delphine Horvilleur (p. 15) dès le premier de ses chapitres, n’a malheureusement fait qu’accentuer le phénomène que nous condamnons d’invisibilisation de la Mort[3] et que d’autres essais, par exemple à l’aune de la religion et des rites catholiques, d’aucuns[4] ont pu qualifier de « Mort confisquée ». Cachée, dissimulée, la Mort a toujours plus été cachée (au moins de mars à fin décembre 2020) puisque jusqu’à la décision (de condamnation) du Conseil d’État du 22 décembre 2020[5] entraînant une modification de la législation funéraire, la Mort et les morts ont été dissimulés, par précaution et peur de transmission, aux yeux mêmes des proches et des parents ; la plupart des soins rituels ayant même été prohibés[6]. Un ultime confinement étant alors imposé aux défunts après avoir seulement concerné les vivants[7]. Delphine Horvilleur, quant à elle, ne dissimule rien du malheur ou des peurs ; elle les affronte et y fait fac en nous engageant à au moins essayer de suivre ses pas.
Voir les ou plutôt « la » Mort, la religion juive y incite pourtant nous rappelle l’auteure (p.37 et s.) qui donne au lecteur la signification a priori première de ces cailloux laissés par les visiteurs sur les sépultures de leurs défunts. Ils indiquent bien sûr, aujourd’hui, aux autres vivants que l’on ait passé, que l’on a pensé aux défunts, que l’on se les ai rappelés mais ils signalent aussi une tombe, un des lieux de la Mort pour celles et ceux qui avaient autrefois l’interdiction de l’approcher. Aujourd’hui, cependant, …
« Contrairement aux fleurs qui fanent, les cailloux restent et disent la force du souvenir. Ils racontent la place inaltérable qu’occupent les disparus dans la vie de ceux qui leur survivent.
Et puis le caillou, en hébreu, porte un nom particulier, dont le signifiant caché a valeur de puissant symbole. Un caillou se dit Ebben, et ce mot, une fois fendu, en révèle deux qu’il semble avoir fait fusionner « ab » et « ben », le « parent » et « l’enfant ».
Poser un caillou sur une tombe, c’est [désormais] déclarer à celui ou à celle qui y repose que l’on s’inscrit dans son héritage (…). La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable ».
Une autre religion abrahamique, ajoutons-nous, n’a-t-elle pas basé sa famille et donc son héritage également sur ce même terme : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » relève en effet saint-Matthieu en son Évangile (chapitre 16, versets 13 à 23).
« LeH’ayim » ; « A la vie » !
C’est une expression qui revient comme une ritournelle dans l’ouvrage de Delphine Horvilleur. « A la vie » ; « LeH’ayim » nous incite-t-elle à trinquer à ses côtés (p. 25 et s.) comme pour rappeler plusieurs paradoxes conjurant la Mort : buvons à la vie et enfermons-là dans ce lieu (le cimetière) que la langue des Hébreux nomme Beit haH’ayim c’est-à-dire – précisément – la « maison des vivants » ! Il est vrai cela dit (en Droit également) que les cimetières sont a priori aussi – sinon surtout – faits par les vivants certes à la mémoire des morts mais pour et par les vivants. Ne dit-on ainsi pas du cimetière en droit administratif qu’il est un lieu de domanialité publique parce qu’il serait affecté « à l’usage direct de tous » ; le « tous » étant nécessairement l’assemblée des vivants puisque le Mort, en droit français et à notre grand regret[8], n’a pas véritablement de « droit(s) » ?
C’est avec malice et humour, qu’à plusieurs reprises, Delphine Horvilleur rappelle également ce quasi-mantra qui semble conjurer la Mort en la défiant d’un « LeH’ayim » ! puis d’un « Désolé, on n’est pas là. Repassez plus tard » (p. 25) !
On croirait entendre le personnage d’Arya Stark dans Games of Thrones lorsqu’elle nargue la Mort en la défiant après une interrogation naïve : « What do we say to the God of Death » ? « Not today » ! Pas aujourd’hui, célébrons donc la vie puisque nous le pouvons. Et célébrons aussi la Mort en ce qu’elle en fait partie nous invite à songer l’auteur de « vivre avec nos morts » dont le titre – précisément – revient sur cette paradoxale mais inévitable cohabitation des défunts et de leurs orphelins que nous sommes.
En grec ancien, la lettre Z (le Zêta) est l’initiale du terme ζῇ signifiant « il est vivant » ou « en vie » comme pour conjurer la mort de l’innocent dans cet incroyable et magnifique film[9] de Costa-Gavras. Par suite, « choisir la vie » (p. 104), telle est bien l’option que nous engage à apprivoiser et à assumer au fil de ses pages, Delphine Horvilleur et l’on ne peut que l’en remercier.
« S’il te plaît, apprivoise-moi »…
Elle aura beau supplier et se faire aussi touchante que le Petit Prince d’un Saint-Exupéry, personne ne veut ni ne peut apprivoiser la Mort et en tout cas pas celle des autres. En revanche, et grâce à Mme Horvilleur, notamment, on peut désormais essayer et cela change tout car c’est précisément cela, le point commun entre le Droit et l’Humanité : l’idée du « bien commun » et ce, quelle que soit la religion, la croyance ou la citoyenneté.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 386.
[1] D’où l’emploi au présent compte rendu de sa majuscule personnifiante.
[3] Si la religion juive explique (p. 212 notamment) Delphine Horvilleur prohibe de regarder les morts, c’est-à-dire ceux et celles que « LA » Mort emporte, c’est bien cette dernière que l’auteure entend essayer de regarder en face et non ses victimes.
[4] De Cacqueray Christian, La mort confisquée ; Paris, Cld ; 2002.
[5] CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (req. 439804 & alii). Ladite jurisprudence a par ailleurs été commentée par nos soins au Jcp A n°03 2021.
[6]Cf. dans leurs versions premières (avant annulation) : les décrets n°2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-352 du 27 mars 2020 portant adaptation des règles funéraires en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-384 du 1er avril 2020 complétant le décret n°2020-293 , n°2020-446 du 18 avril 2020 relatif à l’établissement du certificat de décès ; n°2020-497 du 30 avril 2020 complétant le décret n°2020-293 ; n°2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-648 du 27 mai 2020 modifiant le contenu et les modalités de délivrance des diplômes dans le secteur des services funéraires ; n°2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 ; n°2020-750 du 16 juin 2020 relatif à l’obligation de fournir une attestation de conformité des véhicules funéraires ; n°2020-917 du 28 juillet 2020 relatif à la durée de l’habilitation dans le secteur funéraire et à la housse mortuaire.
[7] On se permettra de renvoyer en ce sens à : Touzeil-Divina Mathieu, « Droit(s) funéraire(s) & coronavirus : l’autre confinement » in Lami Arnaud (dir.), La pandémie de Covid-19 ; les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire ; Bruxelles, Bruylant ; 2021 ; p. 129 et s.
[8] Outre la conclusion commune du traité préc. des nouveaux droit(s) de la Mort, on renverra en ce sens au dernier chapitre de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019.
Le présent article rédigé par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022), s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
L’association Coronavictimes, fervente militante contre la politique opérée par le Gouvernement défère devant le juge administratif toutes les mesures phares adoptées. Cette fois-ci, est à l’ordre du jour le fameux passe sanitaire sur lequel le Conseil d’Etat a dû, encore une fois, se prononcer en référé dans une ordonnance du 25 août 2021.
En période de crise, notamment sanitaire, l’Etat est amené à enrichir un droit déjà complexe, par le biais de mesures d’adaptation inédites. Il en ressort que le juge doit lui aussi s’adapter en tentant d’appliquer ce nouveau droit. Celui-ci manque de pratique et de recul, car adopté dans un contexte d’urgence pour faire front à la situation une crise. Une autre difficulté réside dans la nécessité d’établir un certain contrôle de proportionnalité entre l’ampleur des circonstances et les mesures parfois critiquables sur leur conformité aux droits et libertés fondamentaux, mais qui auraient vocation à être temporaires. Face à cela, le juge français semble avoir opté pour la solution d’une unicité étatique et, ainsi, de ne pas remettre en cause, la plupart du temps, les dispositions gouvernementales. Néanmoins, rattrapé par son obligation d’indépendance, le juge y procède de manière assez indirecte. L’ordonnance du 25 août 2021 en est une illustration.
Les faits de l’affaire sont les suivants. L’association Coronavictimes avait saisi le juge administratif des référés pour requérir la suspension de l’exécution du décret 2021-1059 du 7 août 2021. Ce décret imposait notamment la possession d’un « passe sanitaire » dans les transports et pour certains rassemblements en extérieur. Il faut rappeler que le « passe sanitaire » avait été instauré par la Loi 2021-689 du 31 mai 2021 et son décret d’application 2021-699 du 1er juin 2021, et jugé conforme à la Constitution (C. constit. DC 2021-819 du 31 mai 2021).
L’association requérante invoquait l’illégalité de ce décret par le biais de trois moyens :
Conditionner l’accès à certains transports publics et évènements à la possession d’un « passe sanitaire » crée une inégalité de traitement entre les personnes vaccinées et celles qui ne le sont pas.
Conditionner l’accès à certains transports publics et évènements à la possession d’un « passe sanitaire » porte une atteinte à la liberté d’aller et venir.
Exonérer, sous certaines conditions, d’un test de dépistage ou du port du masque les personnes vaccinées, alors que l’efficacité du vaccin n’a pas été prouvée, ne respecte pas la volonté de protection de la santé du législateur.
Sur le premier moyen :
Au premier moyen, le Conseil d’Etat répond tout simplement que le « passe sanitaire » pouvait être obtenu, non pas uniquement par la vaccination, mais également par un test de dépistage ou un certificat de rétablissement de la maladie. Le juge a tout bonnement repris les termes de la Loi du 31 mai 2021 qui, en son Article Premier II. 2°, autorisait le Premier Ministre à :
« Subordonner l’accès des personnes à certains lieux, établissements ou événements impliquant de grands rassemblements de personnes pour des activités de loisirs ou des foires ou salons professionnels à la présentation soit du résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19, soit d’un justificatif de statut vaccinal concernant la covid-19, soit d’un certificat de rétablissement à la suite d’une contamination par la covid-19. »
Il s’agit ici d’une application littérale des textes. Ce rappel du Conseil d’Etat était largement prévisible. Au premier abord, il semblerait que la notion de « passe sanitaire » n’ait pas été comprise dans sa globalité par l’association, celle-ci ne l’assimilant qu’à un schéma vaccinal complet. Cependant, l’association Coronavictimes est une habituée des bancs du tribunal administratif. Elle est en effet à l’origine de nombreux recours portant sur les mesures gouvernementales de crise. Il est donc possible de supposer que l’association tente par tout moyen d’obtenir gain de cause, même par des arguments saugrenus.
Sur le deuxième moyen :
En ce qui concerne le deuxième moyen, le Conseil d’Etat invoque sa légalité en se fondant également sur la loi du 31 mars 2021. Son Article 1. II. 1. 1° prévoit la nécessité du « passe sanitaire » pour certains déplacements, notamment pour entrer et sortir du territoire. Le paragraphe suivant implique les lieux en extérieur dans les restrictions qu’il met en œuvre.
Le Conseil d’Etat a interprété souverainement, avec les éléments qui lui étaient fournis, que les précédentes dispositions ne portaient pas atteinte à la liberté d’aller et de venir. Il reprend ici la position qu’il a défendue tout au long de la crise, selon laquelle les mesures prises par le Gouvernement pour faire face à la crise sanitaire n’entravent pas les libertés des individus.
Il faut soulever que le Conseil d’Etat aurait simplement pu statuer sur les deux premiers moyens d’une traite. En effet, dans la mesure où le « passe sanitaire » pouvait s’obtenir à l’aide d’un PCR et que ces tests étaient disponibles et gratuits à tous, alors chacun pouvait accéder aux transports et aux manifestations en plein air. Les juges de la haute juridiction administrative ont cependant démontré d’une certaine distance. En effet, un test PCR même gratuit et disponible peut rester assimilé à une limite dans l’accès aux transports. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel avait déjà validé la constitutionnalité du passe sanitaire quant à la liberté d’aller et venir. Le juge administratif est donc lié à cette jurisprudence constitutionnelle et ne peut pas la remettre en cause au nom de n’importe quel motif.
L’absence totale de fondements exprimée par le juge administratif pour déclarer conforme le passe sanitaire à la liberté d’aller et venir renvoie à un désir du juge de rester neutre. Ainsi, cette neutralité revendiquée pourrait aussi s’apparenter à leur absence de volonté d’immission dans les mesures prises par le Gouvernement.
Sur le troisième moyen :
C’est néanmoins dans l’analyse du troisième et dernier moyen que l’hypothèse précédente apparaît flagrante. En effet, le Conseil d’Etat se contente simplement d’affirmer qu’autoriser sous conditions les personnes vaccinées à déroger aux tests de dépistage du virus et au port du masque n’est pas « de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté ». Ici, le juge reste extrêmement en retrait puisqu’il n’apporte aucune justification sur cette légalité. Il ne reprend ni l’idée d’efficacité non prouvée de la vaccination ni celle d’objectif de protection de la santé du législateur invoquées par les requérants.
Ce silence juridictionnel pourrait découler du manque de consensus et de recul scientifique quant à l’efficacité effective de la vaccination. Ces débats, d’origine scientifique, ont fini par se retrouver au centre de l’opinion publique qui remet en question la politique vaccinale engagée par le Gouvernement.
En effet, Jacqueline Marvel, chercheuse CNRS au CIRI (immunologue), souligne que « nous n’avons pas d’information précise sur la protection à long terme des vaccins. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le vaccin est efficace sur une période d’environ 6 mois – le temps qui nous sépare des débuts de la vaccination »[1]. Ainsi, la question de l’efficacité sur le long terme du vaccin est au cœur des polémiques.
La HAS a dans un premier temps, par un avis du 23 août 2021[2], recommandé l’administration d’une dose de rappel pour les personnes les plus à risque de faire une forme sévère de la maladie (les personnes de 65 ans et plus et celles présentant des comorbidités) avant d’élargir cette recommandation le 6 octobre 2021[3], à l’ l’ensemble des professionnels qui prennent en charge ou accompagnent ces personnes vulnérables (soignants, transports sanitaires et professionnels du secteur médico-social) et préconise également de le proposer à l’entourage des personnes immunodéprimées. La recommandation de l’administration d’une dose de rappel pour ces personnes à risques ou en contact avec ces mêmes personnes, souligne ce manque de recul et de connaissance scientifique sur la maladie et les vaccins élaborés.
La question des multiples variant et de leur impact vis-à-vis de la vaccination est également à prendre en compte. Effectivement, le monde scientifique n’a que peu de données, et de recul sur ces données pour statuer sur le fait de savoir si les variants pourraient échapper à la protection conférée par les vaccins basés sur la souche initiale de l’épidémie ou même diminuer, drastiquement ou non, cette protection.
L’impact de l’évolution du virus sur les vaccins actuels, ainsi que l’évolution de la pandémie sont suivis au jour le jour, afin d’obtenir une réponse à ces nombreuses questions.
L’état des connaissances scientifiques et médicales sur le Sars-Cov-2 évolue de jour en jour, et pour le moment, les vaccins étant toujours en phase 3 des essais cliniques, afin de mesurer l’efficacité et la sécurité des vaccins, aucune conclusion ne peut être véritablement tirée.
Le juge ne peut alors, pour le moment, pas statuer sur ce point, les scientifiques n’ayant eux-mêmes pas statué définitivement.
Cet arrêt du Conseil d’Etat n’a cependant pas vocation à perdurer dans le temps. En effet, les tests PCR et antigéniques sont devenus payants depuis le 15 octobre 2021 pour les personnes non vaccinées et ne disposant pas d’une ordonnance en vertu de l’arrêté du 14 octobre 2021 modifiant l’arrêté du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire. Le motif du Conseil d’Etat pour justifier l’absence d’inégalité de traitement entre les personnes vaccinées et non vaccinées est donc désormais inopérant.
Il manque encore un peu de recul pour analyser les conséquences de cette nouvelle disposition, et notamment l’apparition d’un nouveau contentieux. En effet, en dehors de la vaccination, le seul moyen de disposer du passe sanitaire serait d’avoir contracté récemment la maladie, ce qui n’est pas une alternative réaliste. Il est ainsi possible d’imaginer soit une vaccination contrainte de la population encore réticente, soit une marginalisation de celle-ci. Le passe sanitaire était obligatoire pour se rendre à l’hôpital ou chez le médecin en vue de soins programmés, cette part de la population non vaccinée et avec peu de ressources pourrait tout simplement renoncer à se faire soigner. Il y a donc un enjeu d’accès aux soins, qui devrait s’estomper si la levée du passe sanitaire s’effectue rapidement. Cependant, le passe sanitaire pourrait aussi perdurer dans le temps et devenir un outil politique. Le Gouvernement ne fait que retarder sa levée pour l’instant. Dans cette hypothèse, la vaccination obligatoire pour tous devra être instaurée par le Gouvernement ou le juge sera amené à se reprononcer sur sa légalité et il est pertinent de se demander comment il pourra défendre l’absence d’une inégalité de traitement.
BIBLIOGRAPHIE
Avis du Conseil scientifique COVID-19 du 6 juillet 2021 « REAGIR MAINTENANT POUR LIMITER UNE NOUVELLE VAGUE ASSOCIEE AU VARIANT DELTA » Disponible sur https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_6_juillet_2021_actualise_8_juillet_2021.pdf?fbclid=IwAR35yGdcx-jLyIj4IU464ukHt8OwqI03pGqOTvV9CELtq7JNgDM0NYM3Qtg
Le présent article rédigé par M. Vianney Marie-Joseph, Doctorant en droit public, Université d’Aix-Marseille, Centre Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
Commentaire de CE, 29 septembre 2021, D. contre ministre de la Défense, n°435323
Un grand nombre de dommages considérés comme étant causés par les médicaments, dont font partie les vaccins bien évidemment, laissent toujours planer plus de doutes quant à leur origine. Cette situation en vient à favoriser le fait qu’en matière de dommages causés par des produits de santé, une part importante des affaires soumises aux juges aboutit à un jugement de réparation par le biais de l’établissement de présomptions et qu’il est difficilement envisageable, en France, de laisser un dommage d’une importante gravité sans réparation[1].
Lorsqu’une pathologie se développe peu de temps après une vaccination, a fortiori lorsque cette dernière est obligatoire, le doute pousse le requérant vers l’imputation de son préjudice à la vaccination. Après la multitude de cas relatifs à la question l’imputabilité de la sclérose en plaques à la vaccination contre le virus de l’hépatite B[2], la question s’est également posée devant le Conseil d’État, pour ce même vaccin, de savoir si celui-ci a pu contribuer au développement de la myofasciite à macrophages. Elle se caractérise par des symptômes non-spécifiques tels que des douleurs musculaires, des douleurs articulaires ainsi qu’une fatigue chronique.
À l’occasion de cette affaire, le requérant, vacciné à titre obligatoire, une fois en 1994 et une fois en 1995 contre le virus de l’hépatite B pendant son service militaire, a souffert en septembre 1995 de troubles, selon lui, attribuables à sa vaccination à titre obligatoire contre l’hépatite B. En 1997, une myofasciite à macrophages lui est diagnostiquée. Du fait de cette dernière, il bénéficie, à partir de 2001, d’une pension militaire d’invalidité. Estimant que cette pension ne constituait pas une réparation de l’ensemble des préjudices subis, le requérant effectue une demande auprès du ministre de la Défense à fin d’indemnisation complémentaire. Après rejet de la demande d’indemnisation par une décision du 17 mars 2015, s’en suit sa contestation devant le tribunal administratif d’Orléans, ce dernier aboutissant également à un rejet de sa demande. La cour administrative d’appel confirmant la décision de première instance par un arrêt du 5 juillet 2019 à l’occasion duquel elle considère qu’ « en se fondant sur les travaux de l’Académie nationale de médecine, du Haut conseil de santé publique, de l’Académie nationale de pharmacie et de l’Organisation mondiale de la santé consacrés aux liens susceptibles d’exister entre l’administration de vaccins contenant des adjuvants aluminiques et le développement de différents symptômes constitués de lésions histologiques de myofasciite à macrophages, de fatigue chronique, de douleurs articulaires et musculaires et de troubles cognitifs, qu’aucun lien de causalité n’avait, à la date de son arrêt, été scientifiquement établi », le requérant forme alors un pourvoi en cassation contre cette décision.
Le requérant fait justement valoir à l’appui de son pourvoi que, alors que les données usitées par la cour administrative d’appel n’avaient permis d’établir aucun lien à l’échelle des études scientifiques réalisées sur des groupes de population, elle se sert de ces études afin de résoudre un litige se présentant à l’échelle individuelle. Il ajoute que, dans cette situation, « il appartenait à la cour, non pas de rechercher si le lien de causalité entre l’administration d’adjuvants aluminiques et les différents symptômes attribués à la myofasciite à macrophages était ou non établi, mais de s’assurer, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, qu’il n’y avait aucune probabilité d’un tel lien existe ».
Le Conseil d’État, précisant que le moyen précédemment évoqué suffisait, à lui seul à justifier l’annulation de l’arrêt d’appel, annule l’arrêt et renvoi l’affaire à la cour administrative d’appel de Nantes.
Par cette décision, le Conseil d’État rappel que la seule absence de preuve de l’inexistence de lien de causalité entre le dommage et la vaccination est suffisante afin de pouvoir imputer le dommage à la vaccination obligatoire (I). Au regard de sa jurisprudence, il apparaît que cette considération prévaut lorsque la probabilité d’un tel lien de causalité n’est pas écartée sur le plan collectif (II).
I. Une imputabilité probable considérée suffisante pour la réparation du préjudice individuel du requérant
L’utilisation de l’absence de preuve de l’inexistence du lien de causalité pour en considérer l’existence découle de deux caractéristiques favorisant cette appréciation : le caractère individuel du litige (A) portant sur les conséquences, pour la personne concernée, d’une vaccination à caractère obligatoire (B).
A. L’appréciation du lien de causalité au regard de la situation individuelle du requérant
En matière de dommages médicamenteux, le Conseil d’État et la Cour de cassation se rejoignent nettement sur l’appréciation de l’origine du dommage de la victime lorsque celle-ci impute le dommage à la prise d’un médicament. Dans ces cas, les deux juridictions suprêmes procèdent par une analyse in concreto de la situation en analysant les faits au regard de l’état de santé du patient ainsi que des autres causes possibles du dommage subi afin de déterminer l’origine de celui-ci[3] (à titre d’exemple : CE, 30 avril 2014, n°357907 ; Cass. Civ. 1ère, 26 septembre 2012, n°11-17.738). Il n’apparaît donc pas particulièrement surprenant à la lecture de la présente décision que le Conseil d’État suive le raisonnement du requérant selon lequel la cour d’appel administrative aurait commis une erreur de droit en recherchant uniquement « si [de manière générale] le lien de causalité entre l’administration d’adjuvants aluminiques et les différents symptômes attribués à la myofasciite à macrophages était ou non établi ». Les juges confirment le principe selon lequel la juridiction du fond se doit d’analyser la situation au regard des « connaissances scientifiques en débat devant elle » et non du débat en cours, plus généralement, au sein de la communauté scientifique.
Par ailleurs, le passage de la recherche de l’établissement d’un lien de causalité à la recherche du fait « qu’il n’y avait aucune probabilité qu’un tel lien existe » constitue un renversement de perspective notable traduisant de manière éloquente les limites de l’expertise. Les dommages médicamenteux ont particulièrement mis à mal l’efficacité de cette dernière en l’empêchant d’apporter quelconque certitude aux divers débats s’étant déroulés devant les juridictions du fond au cours des dernières années. Les juges ont, ici encore, pris en compte cette situation dans laquelle l’expertise n’aboutit qu’exceptionnellement à une quasi-certitude. Sachant que l’expertise ne permettra pas d’établir de manière certaine, mais plutôt probable, un lien de causalité entre la vaccination et la survenance de la pathologie du requérant, il appartenait à la cour administrative d’appel, pour écarter l’application des dispositions de l’article L. 3111-9 du code de la santé publique, de constater l’inexistence d’un lien de causalité de manière certaine en soulignant la totale absence de probabilité de son existence.
Les juges ont, dans le domaine de la responsabilité relative aux dommages causés par les médicaments, « la connaissance du pouvoir de connaître »[4] qui désigne des « limites que je connais a priori ». Cette assertion fonde l’exigence d’une certitude négative afin d’aboutir à l’absence d’imputabilité de la pathologie à la vaccination obligatoire. La prise en compte des limites de l’état des connaissances scientifiques justifie pleinement, dans la poursuite de l’impératif de justice, que les juges renversent la nature du lien de causalité recherché afin d’appliquer le mécanisme d’indemnisation permettant à la victime de bénéficier d’une réparation de son dommage dont elle n’aurait pu bénéficier d’aucune autre manière. En effet, en l’absence d’établissement de l’origine du dommage, la victime n’aurait, en l’espèce, pu bénéficier de l’application d’aucun régime de responsabilité ni de mécanisme d’indemnisation et ainsi d’aucune réparation. L’analyse vaut également pour le régime d’indemnisation au titre de la solidarité nationale qui ne s’applique que lorsque les dommages « sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins »[5], à cette condition d’imputabilité s’ajoutant celle de gravité du préjudice subi par la victime.
Il convient ici de souligner que le mécanisme d’indemnisation dont il est fait application ici est relatif à une vaccination présentant un caractère obligatoire. Les conditions de son application constituant une influence dans le sens d’une indemnisation facilitée de la victime.
B. Une réparation facilitée dans le cadre de l’indemnisation des dommages imputables aux vaccinations obligatoires
L’application de ce mécanisme d’indemnisation, ne requérant pas la preuve de la commission d’une faute, nécessite uniquement l’établissement du fait que le vaccin soit à l’origine du dommage, alors que le régime de réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale comporte également la condition de gravité du dommage.
L’imputabilité du dommage à la vaccination, en tant que seule condition permettant d’octroyer une réparation de son préjudice à la victime, n’implique la création que d’une seule présomption jouant en faveur de l’appréciation du Conseil d’État : l’imputabilité du dommage à la vaccination. Au regard du fait que la myofasciite à macrophages a été considérée, dans des cas similaires, comme ayant causé un déficit fonctionnel permanent entre 20%[6] et 33%[7], il paraît également probable que, même en établissant l’origine du dommage, la réparation au titre de la solidarité nationale n’aurait pu constituer une solution certaine, le seuil permettant la réparation au titre de l’article L.1142-1 du code de la santé publique étant fixé à 25%. L’application de ce régime juridique, en tant que seul moyen pour la victime de bénéficier d’une indemnisation, participe à ce mouvement d’assouplissement des conditions permettant la réparation de ce type de dommages.
Il convient d’ajouter ici que la mise œuvre de la réparation au titre de ce mécanisme d’indemnisation nous semble devoir être différenciée d’un régime de responsabilité. En effet, contrairement au moyen au pourvoi qui évoque la responsabilité de la puissance publique, la réparation du dommage s’effectuant par le biais de l’ONIAM et ainsi de la solidarité nationale, peut-on vraiment parler de « responsabilité » de la puissance publique ? Il s’agit plutôt ici d’un mécanisme de socialisation des risques qui, une fois de plus, justifie par son existence même une volonté de favoriser la réparation des dommages entrant dans son champ d’application et donc cet assouplissement que nous pouvons constater au fil des décisions du Conseil d’État dans ce domaine sans proprement constituer un jugement de responsabilité à l’égard de la puissance publique. Cela évite d’avoir à instaurer des présomptions plus risquées comme celle de commission, par l’administration, d’une faute lourde réalisée à l’occasion de l’arrêt Déjous[8].
L’appréciation de la situation individuelle et la victime et la volonté d’indemniser celle-ci n’est cependant pas l’unique considération justifiant la réparation accordée à la victime en l’espèce. Il apparaît que cette décision s’intègre dans un mouvement jurisprudentiel plus large qui tend à conditionner cet assouplissement à une analyse du risque au niveau collectif qui viendrait justifier l’établissement d’une présomption au niveau individuel.
II. Un assouplissement dépendant de l’état général des connaissances du risque lié à la vaccination
Bien que le Conseil d’État valide l’appréciation du requérant selon lequel l’imputabilité du dommage à la vaccination s’apprécie au regard de la situation individuelle de la victime, il n’en demeure pas moins que celle-ci implique un assouplissement de l’établissement du lien de causalité au regard d’un état des données scientifiques plus large (A) allié à une volonté d’indemniser concordant avec l’absence d’acceptation des risques par la victime du fait du caractère obligatoire de la vaccination en ce qu’elle empêche une acceptation réelle des risques (B).
A. Un assouplissement lié à la reconnaissance d’un doute sur l’absence d’innocuité du vaccin
La myofasciite à macrophages dont souffre le requérant désigne une pathologie qui a longtemps fait l’objet de doute quant à son origine, cette caractéristique étant entrée en ligne de compte préalablement à la question de la souplesse dans l’établissement de l’imputabilité du dommage à la vaccination. En effet, dans un cas similaire, lequel concernait cette même pathologie ainsi que le même vaccin, le Conseil d’État a estimé, en 2008, qu’une cour d’appel administrative n’a pas commis d’erreur de droit en se fondant sur « le caractère atypique et non identifié de la pathologie de la requérante […] pour considérer que le lien entre les vaccinations subies par l’intéressée et son état n’était pas direct »[9]. Cette dernière décision se situe directement à la suite de sa décision Royer de 2008[10], concernant encore une fois la même pathologie et le même vaccin. Selon celle-ci, « il ne résultait toutefois pas de l’instruction, compte tenu notamment de l’état actuel des connaissances scientifiques selon lesquelles la probabilité d’un lien entre la vaccination et les troubles constatés était très faible, que l’existence d’un lien de causalité direct […] soit établie ».
La question qui se pose à ce stade est celle de savoir pour quelle raison la cour d’appel administrative n’a pas abouti à la même conclusion que dans le cas exposé ici. Cette raison apparaît à l’occasion de la décision Landry de 2012[11] à l’occasion de laquelle le Conseil d’État considère qu’il « ne ressort pas des pièces du dossier que, dans le dernier état des connaissances scientifiques, […] la probabilité d’un lien [entre la vaccination et les symptômes de la myofasciite à macrophages] soit très faible ». Il semble ici que, contrairement à l’état des connaissances scientifiques au moment de la décision Royer de 2008, la probabilité ne soit plus aussi faible, ce qui justifie que les juridictions du fond puissent procéder à l’établissement d’une présomption d’imputabilité du dommage à la vaccination au regard de l’état de santé personnel du requérant.
L’état des connaissances scientifiques permet donc de se reposer sur une présomption qui en engendre conséquemment une seconde. Dans le cas où il est possible de présumer que l’état général des connaissances n’exclut pas une probabilité que la pathologie soit imputable à la vaccination, il est alors possible de présumer que la pathologie du requérant soit imputable à la vaccination en l’absence d’exclusion d’une probabilité au regard de son absence d’antécédents personnels ou familiaux ainsi qu’au délai entre la vaccination et l’apparition des symptômes liés à la pathologie[12]. Cette assertion semble pouvoir être érigée au rang de principe au regard du fait que ce raisonnement a auparavant été réalisé pour établir un lien de causalité entre la vaccination contre l’Hépatite B et la sclérose en plaques dans le cadre d’une vaccination obligatoire[13].
Au-delà de cette analyse, une autre justification pourrait s’ajouter à celles précédemment exposées. La vaccination, dans ces cas, était obligatoire et décrit donc une situation qui matérialise le déséquilibre entre l’administration et la victime qui n’a pas pu choisir d’accepter le risque de manière libre, condition qui poserait une obligation de réparation à l’endroit de la puissance publique même si l’indemnisation est effectuée au titre de la solidarité nationale.
B. L’assouplissement découlant d’une obligation ne permettant pas l’acceptation du risque
Après avoir rappelé le mécanisme d’indemnisation dont il est ici fait application, il convient de souligner que le caractère obligatoire de la vaccination implique des conséquences qui ne sont pas des moindres quant à la possibilité de la victime à bénéficier d’une réparation. En effet, alors qu’un dommage causé par une vaccination obligatoire pourrait théoriquement entrer dans le champ d’application de l’indemnisation des préjudices au titre de la solidarité nationale, le régime juridique spécialement prévu pour les vaccinations obligatoires ne comporte pas la condition de gravité du dommage. Cela laisse supposer que le caractère obligatoire de la vaccination est le fondement spécifique de la réparation du dommage subi par la victime.
Ce caractère obligatoire induit que la victime n’a pas eu l’occasion et conséquemment n’a pas pu donner son consentement libre et éclairé. Dès lors que la victime s’est vu imposer le risque, tout dommage imputable à l’acte de vaccination est censé entraîner la réparation du préjudice subi. La double présomption précédemment évoquée (au regard de l’état des connaissances scientifiques d’abord et, ensuite, de l’état de santé de la victime avant la vaccination) vient renforcer le « sentiment de responsabilité » de la puissance publique et justifie l’assouplissement les conditions permettant d’aboutir à l’imputabilité du dommage à la vaccination obligatoire.
Cet arrêt semble présager qu’à l’avenir, le doute, le plus minime soit-il, ne sera plus envisagé comme « très faible », même s’il l’est en fait, dès lors qu’il s’agira d’une pathologie dont l’une des causes pourra potentiellement être la vaccination et qu’il pourra subsister un doute que la pathologie lui est imputable. Il s’agit d’une condition bien plus souple que celle découlant de l’application de la responsabilité du fait des produits défectueux à l’occasion de laquelle le produit est reconnu comme ayant pu causer le dommage uniquement s’il est possible d’écarter tout autre cause potentielle à celui-ci. De plus, cette condition permet de créer une présomption de manière quasiment automatique alors que l’article 4 de la directive produits défectueux[14] ne le permet pas du seul fait que « certains indices factuels prédéterminés de causalité sont réunis »[15]. La reconnaissance d’un déséquilibre entre deux acteurs, dont l’un s’est vu imposer une vaccination au risque de laquelle il n’a pu consentir, entraîne alors des conséquences juridiques particulièrement notables.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 384.
[1] On le remarque notamment au regard du régime de réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale prévu à l’article L.1142-1 du code de la santé publique s’appliquant à partir d’un taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à 25%.
[2] CE, 9 mars 2007, Mme S., n°267635 ; CE, 18 février 2009, n°305810 ; CE, 10 avril 2009, n° 296630 ; CE, 24 juillet 2009, n° 308876 ; CE, 4 mars 2011, n°313369 ; CE, 17 février 2012, n° 331277 ; CE, 5 novembre 2014, n° 363036 ; CE, 6 novembre 2013, n° 345696.
[3] Pour une analyse concernant la jurisprudence administrative, F. ROUSSEL, « Le rôle de l’expert dans le contentieux des accidents médicamenteux », Médecine & Droit, n°145, 2017, pp.92-97 ; concernant la jurisprudence judiciaire, J.-S. BORGHETTI, « Contentieux du vaccin contre l‘hépatite B : la Cour de Luxembourg sème le doute », Recueil Dalloz, 2017, p.1807 et s.
[4] P. GILBERT, « L’excès et la certitude. Les certitudes négatives de Jean-Luc Marion », Nouvelle revue théologique, 2011/3, Tome 133, p.441.
[5] Article L.1142-1 du code de la santé publique.
[6] CAA Lyon, 18 février 2016, 14LY02920, inédit au recueil Lebon.
[11] CE, 21 novembre 2012, Ville de Paris et Landry, n°344561.
[12] Sur ce point, voir notamment CE, 9 mars 2007, Commune de Grenoble, n°278665.
[13] Rapport du commissaire au gouvernement T. OLSON sur CE, 9 mars 2007, Mme S., n°267635 précité.
[14] Directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
[15] A. HACENE, « Vaccin contre l’hépatite B : présomptions de défectuosité et de causalité conditionnées », Dalloz actualité, 31 octobre 2017.
Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
Propos liminaires : cet article n’a pas vocation à prôner la vaccination contre le(s) papillomavirus, bien au contraire, nous avons conscience de la liberté de chacun sur ce sujet. Nous ne tentons ici, que d’expliquer pourquoi la vaccination contre le papillomavirus a été ouverte « universellement » en 2020. Pour plus de compréhension, les termes « ouverture à la vaccination » signifient que le vaccin est remboursé par l’assurance maladie. Également, nous souhaitons attirer votre attention sur les recommandations de la Haute autorité de la santé pour trouver plus d’éléments, particulièrement des études sur la sécurité des vaccins, des propos contre la vaccination ou bien des arguments en sa faveur, ainsi que les études d’acceptabilité du vaccin, qu’elles soient françaises ou internationales.
Les papillomavirus ou HPV pour Human Papilloma Virus, sont des virus sexuellement transmissibles et qui comptent plus d’une centaine de variants[1]. Les conséquences d’une infection peuvent aller, selon le type de HPV, de verrues anogénitales, lésions précancéreuses du col de l’utérus, du vagin, de la vulve, de l’anus, cancer de la sphère ORL, cancer de l’anus, cancer de la vulve et du vagin et cancer du pénis[2].
Nous insistons sur le fait que les papillomavirus, sont responsables chaque année de 100% des cancers du col de l’utérus[3], environ 3 000 femmes sont touchées par ce cancer et 1000 en décèdent[4]. Autre exemple, en 2015, toujours selon la Haute Autorité de Santé, 360 cas du cancer de l’anus sont attribuables aux infections HPV ce qui représente 91.3% de proportion de cas attribuables. A l’échelle mondiale, 5% des cancers sont issus d’une infection liée aux papillomavirus[5].
Au-delà de la maladie, qui dans toutes ses formes fait souffrir physiquement les malades, l’infection fait également souffrir psychologiquement. En effet, la personne peut craindre d’en parler à un professionnel de santé, à son ou ses partenaire(s), de le(s) contaminer et ainsi affecter négativement sa qualité de vie en favorisant l’exclusion sociale[6]. Les HPV sont particulièrement trompeurs, en effet on estime que la plupart les infections liées à un HPV sont asymptomatiques et bénignes. Il est estimé que 80% femmes ou hommes contractent un papillomavirus une ou plusieurs fois au cours de leur vie[7] et que 90 % des infections sont éliminées naturellement dans les deux ans[8]. Pourtant, l’infection persistante n’apparait que bien plus tard et c’est pourquoi les professionnels recommandent les dépistages (notamment chez les femmes à partir de 25 ans).
La plan cancer 2014-2019[9] avait pour objectif d’atteindre 60% de couverture vaccinale des femmes, c’est-à-dire que pendant ces cinq années, 60% des jeunes femmes auraient reçu au moins deux doses[10], notamment par un renforcement de la mobilisation des médecins traitants[11].Les autorités de santé françaises ont démontré que le cout-efficacité, c’est-à-dire le cout du vaccin et le bénéfice attendu, n’était pas intéressant pour l’ouverture à la vaccination universelle si l’objectif de 60% de couverture vaccinale pour les femmes était atteint. Or, selon les dernières enquêtes de 2018, la couverture vaccinale était de 24% pour un schéma complet c’est-à-dire au moins deux doses[12], et 30% pour une dose.
14 ans après le début des premières vaccinations, l’arrêté du 30 novembre 2020 modifiant la liste des spécialités pharmaceutiques remboursables aux assurés sociaux[13], permet une vaccination universelle contre le papillomavirus, car les vaccins sont désormais remboursables pour tous les genres et toutes les préférences sexuelles. Ils peuvent donc participer à l’immunité de groupe tant recherché lors des premières années de la vaccination, mais aussi pouvoir se protéger et protéger le ou leur partenaire(s) quel que soit son genre. Surtout, ce droit à la vaccination permet d’intégrer l’ensemble de la population au sein d’un enjeu de santé publique, alors qu’au départ cette mesure appartenait essentiellement aux femmes. Pourtant, selon les dernières recommandations du Haut conseil de santé publique[14], la priorité restait l’augmentation de la couverture vaccinale des filles. Nous nous sommes alors demandé, si l’arrêté du 30 novembre 2020 élargissant la vaccination universelle s’est-il basé uniquement sur une logique économique, c’est-à-dire que le cout-efficacité devenait avantageux dans la vaccination universelle ?
Dans le premier temps, la vaccination n’était ouverte que pour les femmes et ce pour éviter principalement des lésions cancéreuses pouvant donner lieu à de nouveaux cas de cancer, car les infections liées au HPV touchent en majorité les femmes, avec environ 4580 nouveaux cas de cancer par an en France[15]. Ce n’est que par la prise en compte de nouveaux cas d’infections liées aux HPV, comme enjeu de santé publique, que le gouvernement fait le choix d’ouvrir la vaccination à d’autres personnes sous conditions, mais pas encore de manière universelle puisque les hommes hétérosexuels en sont exclus, du moins les études cout-efficacité démontraient que cela n’était pas bénéfique (I). Néanmoins, la couverture vaccinale est restée basse, et ce pour différentes raisons, ne permettant pas de créer une immunité de groupe. Dans un second temps, la balance cout-bénéfice devenait alors intéressante pour ouvrir la vaccination universelle, pourtant c’est sur des raisons principalement d’équité et ayant pour objectif de mettre fin à une discrimination basée sur le genre et les préférences sexuelles que se base cette décision (II).
I. Le choix d’une vaccination limitée : le rapport cout-efficacité d’une couverture vaccinale française
Les papillomavirus sont des maladies très contagieuses, les infections se transmettent par rapports sexuels, mais aussi via la main et la bouche. «. Les rapports sexuels protégés ne constituent donc pas une garantie absolue d’éviter la contagion. Ils réduisent simplement les risques de propagation du virus[1]. » Comme précisé en amont, 90% des infections peuvent être éliminées naturellement. C’est lorsque certaines infections liées à un type de HPV, à titre d’exemple le HPV 16 et 18[2], persistent qu’ils provoquent des lésions qui sont susceptibles, plusieurs années après, d’évoluer en cancer. « Les HPV 16 et 18 sont détectés dans environ 70 à 80 % des cancers anaux et 80-90 % des cancers de l’anus HPV-positifs. Ils sont aussi détectés dans 55 à 60 % des cancers du vagin, 48 % et 40 % respectivement des cancers du pénis et de la vulve. »[3] C’est pourquoi les professionnels de santé et les autorités de santé, recommandent des dépistages.
Le début de la vaccination est ouvert aux filles en 2007. Selon le Haut Conseil de Santé Publique, la cible vaccinale a été déterminée par la prise en compte de trois considérations « L’âge des premiers rapports sexuels ; Les incertitudes concernant la durée de protection ; L’absence d’études autorisant des co-administrations[4](c’est-à-dire en même temps qu’un autre vaccin). » Le Conseil supérieur d’hygiène publique de France a recommandé « la vaccination des jeunes filles de 14 ans, afin de les protéger avant qu’elles ne soient exposées au risque de l’infection. Il a aussi recommandé que le vaccin soit également proposé aux jeunes filles et jeunes femmes âgées de 15 à 23 ans qui n’auraient pas eu de rapports sexuels ou au plus tard, dans l’année suivant le début de la vie sexuelle[5]». Ainsi, dans le premier temps de la vaccination l’objectif est de réduire les cancers qui touchent en majorité les femmes comme celui de l’utérus.
A partir de 2012, la vaccination est également ouverte aux personnes immunodéprimées[6] ou aspléniques[7]. De plus, la vaccination pour les filles est abaissée à 11 ans et le rattrapage à partir de 15 ans à 19 ans. L’idée est de vacciner plus tôt car la couverture vaccinale était insuffisante après 2007 et parce que les autorités de santé avaient obtenu des résultats positifs des différentes études, qui soulignaient la possibilité de coadministrer une dose de vaccin de papillomavirus avec celui de la diphtérie-tétanos-polio-coqueluche[8] . Néanmoins, l’abaissement de l’âge a créé quelques freins. « L’incompréhension des parents sur l’indication à vacciner des jeunes filles prépubertaires avant le début de l’activité sexuelle pour 9 à 25%[9] […] [les parents] qui pensent que la vaccination contre les HPV favorise la promiscuité, ou encore que la prévention des IST ne concerne pas leurs enfants, ou encore de personnes qui ne sont pas à l’aise avec le fait de parler de la sexualité de leur enfant[10]. »
A partir de 2016, la vaccination va être également ouverte aux hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) et jusqu’à l’âge de 26 ans. Selon les faits, « le risque de cancer du canal anal est 20 fois plus élevé chez les HSH que chez les hétérosexuels, les HSH infectés par le VIH étant la population la plus à risque[11] ». Il semble que l’ouverture à la vaccination des HSH est liée aux découvertes sur les cancers ORL, Anal et de pénis, du moins, leur prise en compte comme des objectifs de santé publique. D’autant plus, que s’il existait des dépistages pour prévenir ces lésions cancéreuses pour les femmes, comme le frotti par exemple, tel n’était pas le cas pour les autres formes de cancer, du moins, les études relatives à l’acte de dépistage du cancer anal étaient variables et il n’existait pas de recommandations précises, ni de consensus pour le traitement de lésions[12]. Donc, l’ouverture aux HSH comme moyen de se protéger et protéger ses partenaires des infections liées aux HPV est cohérente. Elle est considérée comme enjeu de santé publique et nécessite des actions venant des pouvoirs publics.
Cependant, nous souhaitons attirer votre attention, sur ce choix. En effet, si l’ouverture à la vaccination des HSH vise à répondre à un enjeu de santé publique, n’en est -elle pas moins discriminante ? En effet, si le but de la vaccination est de prévenir les infections avant le début de l’activité sexuelle, pourquoi ne pas vacciner l’ensemble de la population afin d’éviter aux personnes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes de se présenter comme tel pour pouvoir bénéficier de la vaccination ? Plus précisément, en vaccinant l’ensemble de la population avant le début d’activité sexuelle on évite de conditionner l’accès à la vaccination à la déclaration de leurs préférences sexuelles ou de leur genre. Attention, nous ne disons pas que l’ouverture de la vaccination aux HSH est un mauvais élément, non bien au contraire, cette vaccination permet de participer à la couverture vaccinale de la population française et surtout de prévenir des cas de cancer.
Ce que nous souhaitons vous expliquer, c’est que la vaccination des HSH a été introduite parce que les femmes vaccinées ne protègent pas les HSH d’infections et que les cas de cancer du pénis et anal sont devenus un enjeu de santé publique. Or, en réservant la vaccination à certaines personnes, les pouvoirs publics créent une charge supplémentaire tant aux femmes qu’aux HSH. D’autant plus, qu’en autorisant la vaccination universelle, les pouvoirs publics auraient évité une discrimination basée sur le genre et les préférences sexuelles.
Aussi, nous concevons que le spectre sexuel ne se détermine pas à un instant T et que celui-ci peut changer tout au long de notre vie. Vacciner toute la population c’était aussi permettre à des hommes qui se désignent comme hétérosexuels, d’avoir accès à un moyen de protection des infections lors de relations avec les femmes, mais aussi plus tard s’ils désignent une autre préférence sexuelle de pouvoir se protéger et protéger leur partenaire.
En 2016, si le Haut Conseil de la Santé Publique n’ouvre pas la vaccination dite universelle, c’est parce qu’il juge que la couverture vaccinale des filles est suffisante pour protéger les hommes non considérés comme HSH. Pourtant, en 2014 « la couverture vaccinale pour une dose était de 17.6% à 15 ans, c’est le niveau le plus bas estimé depuis 2009. La baisse de la proportion de jeunes filles initiant leur vaccination HPV s’observe depuis trois ans et la couverture vaccinale a diminué de 8,7 % entre 2011 et 2014. La couverture vaccinale pour trois doses à 16 ans (jeunes filles nées en 1998) était de 17,2 %. Elle était de 28,3 % en 2010 soit une baisse de 11,1 %[13]. »
Selon différentes études médico-économiques et rapport Coûts efficacités, si le pourcentage de la couverture vaccinale est élevé chez les femmes, on a une réduction des infections HPV, ainsi qu’un bénéfice pour les générations plus âgées à travers l’immunité de groupe[14]. « Pour le même nombre d‘individus vaccinés supplémentaires, l‘augmentation de la couverture vaccinale chez les filles devrait offrir des avantages plus importants au niveau de la population que l‘inclusion des garçons. L‘avantage supplémentaire de vacciner 40 % des garçons, en plus de la vaccination de 40 % des filles, ne réduirait pas la prévalence des infections au HPV davantage que d‘augmenter la couverture vaccinale chez les filles seulement de 40 % à 80 %[15]. »
De plus, « Toutes les études médico-économiques sur la vaccination masculine comme stratégie complémentaire à la vaccination féminine, en considérant le cancer du col de l‘utérus comme la seule pathologie causée par l‘infection par le HPV, ont conclu que la vaccination des garçons n‘est pas une stratégie coût-efficace. Lorsque des études médico-économiques ont examiné le cancer du col de l‘utérus et les verrues génitales, elles n‘ont pas réussi à démontrer que l‘extension à un programme universel de vaccination d‘un programme existant pour les filles seulement, serait avantageuse en termes de coût-efficacité[16] » Or, dans ces études la seule pathologie causée par ces infections est le cancer du col de l’utérus. Comme le précise le Health Information and Quality Authority[17] (HIQA) « le cancer du col de l‘utérus reste le principal facteur qui contribue au fardeau des maladies liées au HPV », toutefois, les infections des HPV peuvent entrainer d’autres cancers et c’est bien pour cela, que les pouvoirs publics ont ouvert la vaccination aux HSH.
Pourtant le Haut Conseil de la Santé Publique, en 2016, s’est prononcé en défaveur d’une vaccination universelle « en considérant que le cancer anal restait rare, en particulier chez les hommes (sauf chez les hommes immunodéprimés et les HSH), que les condylomes anogénitaux ne constituaient pas un problème de santé publique (incidence modérée et absence de gravité), et que l‘impact épidémiologique serait probablement faible, compte tenu des couvertures vaccinales insuffisantes observées chez les filles et donc attendues chez les garçons. Donc, chez les hommes non HSH, il existe trop peu de cas de cancer anal pour que les rapport cout-efficacité d’une vaccination universelle soit intéressante. « Parmi les autres arguments en défaveur, le Haut Conseil de la Santé Publiquerappelait que l‘équité de genre s‘apprécie à risque égal (ce qui n‘est pas le cas pour les cancers liés à l’HPV, car les risques sont plus élevés chez les femmes que chez les hommes), qu‘il s‘agit d‘une stratégie coûteuse par rapport à la vaccination ciblée des HSH au début de leur activité sexuelle, que l‘acceptabilité des garçons pourrait être plus faible que celle des filles et enfin, que l‘impact potentiel de la vaccination sur d‘autres cancers (notamment de la sphère ORL) n‘était pas documenté à ce jour[18]. »
Si les raisons économiques, c’est-à-dire que la stratégie vaccinale et les rapports cout-bénéfice au vu des risques sont plus importants chez les femmes, se tient, il n’empêche qu’elle ne fonctionne que si un nombre suffisant de femmes sont vaccinées. Pourtant, selon les chiffres présentés, la couverture vaccinale des femmes restait basse et ce pour diverses raisons.
Nous avons l’impression que si la couverture vaccinale des femmes était supérieure la question de la vaccination des hommes ne se poserait pas[19] alors que de nombreuses études internationales ont démontré le bénéfice d’une vaccination universelle et/ou en sont des exemples[20]. Plus précisément, la vocation première du vaccin contre les HPV avait pour but de réduire le nombre de cancers du col de l’utérus, donc de viser prioritairement les femmes. De plus, les études en économie de la santé montraient bien que la vaccination masculine en plus de celle féminine était trop couteuse par rapport aux objectifs de santé publique de l’époque. Cependant, comme les autorités de santé le préciseront après, ouvrir la vaccination uniquement aux femmes ne protègent pas des infections liées à un HPV pour les HSH.
C’est parce que l’on a pris en compte d’autres infections liées aux HPV comme enjeux de santé publique, tel que le cancer ORL, anal ou du pénis, que la vaccination limitée en devenait désuète et discriminante avec toute personne qui ne serait pas un homme hétérosexuel. Pourtant, cette équité de genre a été mise en avant dans les études d’acceptabilité du vaccin. « Les parents sont en faveur d’une vaccination sans distinction de genre, arguant que les deux sexes doivent être équitablement responsables dans la prévention des infections sexuellement transmissibles[21]. » La prise en compte de ce principe d’équité dans les études, met fin à une discrimination envers le genre et les préférences sexuelles, et pouvant faire croire que seules les femmes et les HSH véhiculent ou sont touchés par les infections.
II. La considération de notion d’équité en faveur de la vaccination universelle
Si la stratégie vaccinale des femmes en lien avec les rapports cout efficace est pertinente, le fait est qu’en France, cette couverture vaccinale est trop faible pour protéger les hommes non HSH.
Pour commencer, il est important de préciser que le coût du soin, c’est-à-dire le prix du vaccin, peut être un frein. En effet, bien que l’assurance maladie rembourse le vaccin à hauteur de 65%, 35% restent à la charge de l’usager s’il ne possède pas de mutuelles ou d’assurances complémentaires, cela représente 100 à 150 €. A titre d’exemple le GARDASIL 9 0,5 ml en flacon (laboratoires MSD VACCINS) coûte 116.62 euros[1] donc 116.62*65% = 75.8€ (partie remboursée) donc 116.62 – 75.8 = 40.82 (les 35% restants) 40.82*3[2] = 122.46 à débourser si la personne n’a pas d’assurance complémentaire. Il est possible d’obtenir des vaccins gratuitement dans certains centres de vaccinations[3] et pour certaines pathologies[4].
L’aspect financier, ne doit pas être négligé car il reste l’un des freins à la vaccination « L’analyse effectuée par Santé publique France à partir des données de l’Enquête santé et protection sociale (ESPS) conduite en 2012 par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) a montré qu’un faible revenu du ménage et l’absence de couverture complémentaire maladie privée étaient associés à des couvertures vaccinales HPV plus faibles chez les jeunes filles et à un recours moins fréquent au dépistage chez leurs mères[5] ». Les finances des foyers ne sont pas le plus grand frein à la vaccination, mais il s’ajoute au manque d’information. En effet, dans de nombreuses études[6] les patients ou les parents ont précisé qu’ils ne disposaient que de peu d’informations sur les vaccins et ou le calendrier vaccinal. Ce manque d’information ou d’accès à l’information peut résulter de différentes choses, la première étant l’absence de connaissance de la maladie et des infections qui y sont liées. Ensuite, parce que l’usager n’a pas l’information via un professionnel de santé. Enfin dans une proportion faible l’usager posséderait des craintes sur la sécurité du vaccin. « Le manque de recul vis-à-vis des effets secondaires est l’un des principaux motifs ayant conduit à la non-vaccination des jeunes filles ou encore, la connaissance d‘effets secondaires graves survenus dans leur entourage ou véhiculés par les médias[7]. »
Il est vrai qu’en 2014 l’âge du premier vaccin a été baissé à partir de 11 ans, certains étaient dans l’incompréhension quant à cet abaissement et ils craignaient que le vaccin ne soit plus efficace lors du début d’activité sexuelle[8]. « Selon les données du Baromètre santé 2016, avec un focus particulier sur la vaccination, réalisé sur un échantillon national représentatif de la population française âgée de 15 à 75 ans, seuls 16,9 % des parents de jeunes filles âgées de 11-15 ans (n=959) avaient vacciné leur fille. Au total, 61,9 % d‘entre eux considéraient que la balance bénéfice-risque de cette vaccination était défavorable ou incertaine[9]. »
On peut souligner, les différentes campagnes de sensibilisation et d’information sur les vaccins, effectuées par les gouvernements. Néanmoins, les professionnels de santé restent les plus à même de pouvoir transmettre des informations et répondre aux diverses craintes des usagers. « Recevoir une proposition de vaccination par son médecin ou échanger à propos de la vaccination avec son médecin est le facteur le plus associé à une forte acceptabilité vaccinale dans de nombreuses études, et les parents citent fréquemment le fait de ne pas avoir reçu une proposition de vaccination de la part de leur médecin, comme la raison de ne pas avoir vacciné leur enfant[10]. »
Ainsi, le rôle des professionnels de santé est plus qu’important, car ce sont eux qui vont permettre un accès à l’information. Il convient de préciser que la loi Hôpital, patients, santé, territoire[11] de 2009 consacre pour les sages-femmes l’élargissement de certaines de leurs missions comme l’autorisation de réaliser des dépistages des cancers gynécologiques. Mais c’est véritablement la loi Touraine[12] qui permet aux sages-femmes de prescrire et administrer les vaccins jusqu’à l’âge de 19 ans. Les professionnels de santé sont le principal vecteur dans la transmission de l’information, en effet selon l’étude de Collange et autres[13] mené en 2014 avec 1712 médecins généralistes : « Au total, 72,4 % des répondants déclaraient recommander fréquemment la vaccination contre les HPV (toujours : 45,6 % et souvent : 26,8 %), 17,1 % la recommandaient parfois et 10,5 % des médecins ne la recommandaient jamais. La plupart des médecins (88,6 %) déclaraient ne pas avoir de difficultés à parler sexualité avec les jeunes filles durant les consultations, mais 26,9 % considéraient que la présence des parents était problématique[14]. »
En plus des professionnels libéraux, l’instruction du 3 juillet 2015[15] relative à la mise en place de centre gratuit, consacre des centres, conformément à la loi de finance de la sécurité sociale de 2015, modifié par la loi Touraine et l’ordonnance du 17 janvier 2018[16] précise à l’article 3121-2 du code de santé publique que des centres assurent la prévention, le dépistage, le diagnostic et le traitement ambulatoire des infections sexuellement transmissibles, mais aussi de vaccination contre le papillomavirus.
D’autres instances, en septembre et février 2019, respectivement, l’académie nationale de pharmacie et de médecine ont appelé à la vaccination universelle et à la gratuité du vaccin.
Pourtant, le taux de couverture vaccinale des filles était, selon Santé Publique France, de 30% pour une dose à 15 ans et 24 % pour un schéma complet à 16 ans[17] en 2018. Or, comme examiné une couverture élevée permet une immunité de groupe mais aussi de faire baisser le nombre d’infections liées à un HPV chez les hommes et les femmes. Cependant cela n’est pas le cas en France, ainsi les études cout-efficacité montrent qu’il était judicieux de vacciner les hommes pour protéger la santé de tous. « L‘examen a conclu que les analyses médico-économiques publiées avaient démontré que l‘extension de la vaccination aux hommes hétérosexuels était rarement une stratégie coût-efficace [..]. Le rapport coût/efficacité de la vaccination universelle devient plus favorable lorsqu‘on envisage d‘autres maladies liées au HPV, et lorsque la vaccination des filles est faible (<40 %), sous réserve de l‘obtention d‘une couverture vaccinale élevée chez les garçons dans le programme de vaccination universelle[18]. »
A-t-on alors ouvert la vaccination universelle uniquement pour considération économique en lien avec le rapport cout- efficacité ? la réponse est négative. Si les études en économie de la santé sont un argument important à la vaccination universelle, le fait est que c’est surtout le principe d’équité des genres et le choix de mettre fin à la discrimination envers les HSH qui ont motivé les pouvoirs publics à ouvrir la vaccination universelle.
C’est l’un des éléments les plus pointés dans les différents rapports. C’est que justifier la vaccination pour les HSH c’est aussi justifier une discrimination. En effet, ce choix d’ouverture ferait croire qu’il n’y a que les femmes et ou les HSH qui peuvent avoir des infections de HPV. En ouvrant ainsi la vaccination aux hommes sans justification de préférence sexuelle on met fin à cette discrimination. De plus, parmi les arguments favorables à cet élargissement de la vaccination certains rappellent que la vaccination universelle s’observe déjà chez plusieurs de nos pays voisins[19].
Le Conseil national du sida, recommandait déjà en 2017 « une stratégie de vaccination universelle afin d’augmenter la couverture vaccinale et lever les discriminations liées au genre et à l’orientation sexuelle. Ces préconisations ont été intégrées à la stratégie nationale de santé sexuelle 2017-2030 qui vise à atteindre un objectif de taux de couverture vaccinale contre les HPV de 60 % chez les adolescentes en 2023 et de 80 % en 2030[20]. »
Ensuite, faire supporter la vaccination dès 2007 sur les femmes uniquement, pouvait donner l’impression que seules les femmes étaient susceptibles d’être touchées par les infections et surtout « que les filles sont plus sujettes à des comportements de promiscuité, et que les filles sont responsables de la transmission des virus HPV[21]». Or, et c’est bien ce que les études pour l’acceptabilité du vaccin ont démontré, les parents sont pour la vaccination universelle des deux sexes, afin de faire reposer équitablement le poids de la vaccination, mais aussi de pouvoir se protéger contre des infections liées aux HPV indépendamment de la couverture vaccinale des filles[22]. « Parmi les arguments ayant conduit à la recommandation d’une vaccination généralisée, [..] le respect du principe d’équité entre les deux sexes. […] la décision d‘étendre le programme de vaccination aux garçons, doit également tenir compte d‘importantes questions d‘éthique (le fardeau des maladies liées à l’HPV est en augmentation chez les hommes, en particulier chez les HSH, et vacciner tous les garçons avant le début de leur vie sexuelle permet de les protéger tous, sans discrimination, et sans stigmatisation des choix sexuels[23]). »
En conclusion la vaccination universelle permet de protéger les individus, sans considération de leur genre et ou leurs préférences sexuelles, avant le début de le leur activité sexuelle. Aussi, c’est une responsabilisation des deux sexes dans un enjeu de santé publique. Il existe encore des freins à cette vaccination, financier, par manque d’informations sur les infections liées aux HPV, mais aussi des doutes sur la sécurité du vaccin. Pour répondre à ces différents freins, les professionnels de santé restent les principaux acteurs favorisant l’accès à l’information.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 383.
[1] Données fondation contre le cancer https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[2] Haute Autorité de Santé « Élargissement de la vaccination contre les papillomavirus aux garçons » Recommandation Décembre 2019 P.15
[3] Institut national du cancer « 10 ARGUMENTS CLÉS SUR LA VACCINATION CONTRE LES INFECTIONS LIÉES AUX PAPILLOMAVIRUS HUMAINS (HPV) » p.1 https://www.cancer.be/le-cancer.
[4] Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 2019 P.16
[5] Haut Conseil de la Santé Publique « Place du vaccin Gardasil 9®dans la prévention des infections à papillomavirus humains » Collection Avis et Rapports 2017 p.8
[7] Fondation contre le cancer https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[8] Histoire d’une polémique : vaccination anti HPV et maladies auto-immunes. Vaccination info service 1e aout 2018 https://professionnels.vaccination-info-service.fr/Aspects-sociologiques/Controverses/Maladies-auto-immunes.
[10] Selon le type de vaccin il est recommandé deux ou trois doses.
[11] Action 1.2 : Améliorer le taux de couverture de la vaccination par le vaccin anti‐ papillomavirus en renforçant la mobilisation des médecins traitants et en diversifiant les accès, notamment avec gratuité, pour les jeunes filles concernées. « Plan cancer 2014-2019 Guérir et prévenir les cancers : donnons les mêmes chances à tous, partout en France » 4 février 2014 P.20
[12] Certains vaccins contre le papillomavirus s’injectent en deux ou trois doses.
[13] Arrêté du 30 novembre 2020 modifiant la liste des spécialités pharmaceutiques remboursables aux assurés sociaux.
[14] Haut Conseil de la Santé Publique 2016 https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=553
[15] Haute Autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.100.
[1] Fondation contre le cancer : https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[2] Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019p.20.
[4] Haut Conseil de la santé publique AVIS relatif à la révision de l’âge de vaccination contre les infections à papillomavirus humains des jeunes filles 28 septembre 2012 p.1
[6] « Une personne est immunodéprimée quand son système immunitaire ne fonctionne pas bien et qu’elle est donc plus vulnérable aux infections. » https://vaccination-info-service.fr/.
[7]« Absence de rate, d’origine congénitale ou due à une ablation chirurgicale. Par extension, le non-fonctionnement de la rate est appelé asplénie fonctionnelle. Celle-ci s’observe notamment dans la drépanocytose homozygote (maladie sanguine héréditaire responsable d’une anémie très grave). » Larousse Médical.
[8] Haut Conseil de la Santé Publique Place du vaccin Gardasil 9® Op cit p.6
[21] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.91
[1] Avis relatif aux prix de spécialités pharmaceutiques 26 septembre 2019.
[2] Dans le cadre d’un schéma complet à trois doses de vaccins.
[3] Loi 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales article L 3111-11 Code de santé publique modifié par l’ordonnance n° 2018-470 du 12 juin 2018 procédant au regroupement et à la mise en cohérence des dispositions du code de la sécurité sociale applicables aux travailleurs indépendants.
[5] Haut Conseil de la Santé Publique Place du vaccin Gardasil 9®Op cit 2017 p.35
[6] Dans une revue systématique internationale publiée en 2013 et portant sur 28 études qualitatives et 44 enquêtes collectées de 2004 à août 2011, les obstacles à la vaccination HPV étaient pour 55 % des parents, le manque d’information sur la vaccination HPV et les vaccins et leur sécurité ( Haut Conseil de la Santé Publique « Place du vaccin Gardasil 9®dans la prévention des infections à papillomavirus humains » Collection Avis et Rapports 2017 p.35) ; Santé publique France l’enquête Rapport au sexe (ERAS) février-mars 2019.
[7] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 2019 p.80
[9] Rey D, Fressard L, Cortaredona S, Bocquier A, Gautier A, Peretti-Watel P, et al. Vaccine hesitancy in the French population in 2016, and its association with vaccine uptake and perceived vaccine risk-benefit balance. Euro Surveill 2018;23(17):17-00816. http://dx.doi.org/10.2807/1560-7917.es.2018.23.17.17-00816 in Haute autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.79
[10] Haute autorité de Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.78
[11] LOI n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.
[12] LOI n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé
[13] Collange F, Fressard L, Pulcini C, Sebbah R, Peretti-Watel P, Verger P. General practitioners’ attitudes and behaviors toward HPV vaccination: a French national survey. Vaccine 2016 . http://dx.doi.org/10.1016/j.vaccine.2015.12.054In de la Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.115
[14] Collange F, Fressard L, Pulcini C, Sebbah R, Peretti-Watel P, Verger P. General practitioners’ attitudes and behaviors toward HPV vaccination: a French national survey. Vaccine 2016;34(6):762-8. http://dx.doi.org/10.1016/j.vaccine.2015.12.054 in Haute Autorité de la Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p 76
[15] INSTRUCTION N° DGS/RI2/2015/195 du 3 juillet 2015 relative à la mise en place des centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD) des infections par les virus de l’immunodéficience humaine et des hépatites virales et des infections sexuellement transmissibles.
[16] Ordonnance n° 2018-21 du 17 janvier 2018 de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
[17] Fonteneau L, Barret AS, Lévy-Bruhl D. Evolution de la couverture vaccinale du vaccin contre le papillomavirus en France – 2008-2018. Numéro thématique – Prévention du cancer du col de l’utérus. Bull Epidémiol Hebdo 2019; in Haute autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.9
[18] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale Décembre 2019 p. 59
[19] « États-Unis : la vaccination des garçons âgés de 11-12 ans était recommandée depuis fin 2011 avec un rattrapage des 13-21 ans. Australie : la vaccination des garçons âgés de 12-13 ans est recommandée depuis 2013 (27). En 2014, la couverture vaccinale des garçons âgés de 15 ans était de 60 % au niveau national pour trois doses (contre 73 % pour les filles) Autriche : la vaccination des garçons est proposée gratuitement depuis 2014. »
[20] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale p.8
Le présent article rédigé par M. Vincent Vioujas,Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS), s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
Pression liée à la crise sanitaire ou pas, la question hospitalière persiste à occuper une place de choix dans l’actualité. Contrairement à la période qui a précédé l’apparition de la pandémie, le sujet porte moins sur les moyens financiers – la fin du « quoi qu’il en coûte » n’étant sans doute pas encore immédiatement mesurable – que sur les ressources humaines et les difficultés de recrutement. L’importance des postes vacants, qu’ils l’aient été depuis plusieurs mois ou années ou qu’ils le soient devenus plus récemment en raison de départs non remplacés faute de candidats, conduit, en effet, à des fermetures de lits dont l’ampleur a fait l’objet de vives discussions à la suite du constat alarmiste dressé par le conseil scientifique[1]. Ainsi, davantage que le choc d’attractivité que le « Ségur de la santé » devait provoquer, c’est un « cercle vicieux de la désaffection »[2] qui paraît s’imposer dans les établissements de santé de toute nature puisqu’en matière de recrutement de personnel non médical, les structures privées ne sont pas épargnées.
C’est dans ce contexte, déjà tendu et morose, qu’est venu se greffer la question de l’entrée en vigueur des dispositions de l’article 33 de la loi n°2021-502 du 26 avril 2021 (« loi Rist ») destinées à lutter contre les abus liés à l’intérim médical. Au risque de tuer tout suspense dès l’introduction, le lecteur nous pardonnera sans doute, compte tenu de la large portée médiatique que cette affaire a prise[3], d’indiquer sans plus attendre que l’application du texte est, pour l’heure, différée sine die. Pour autant, il n’est pas inintéressant de revenir sur la genèse de celle-ci et sur les raisons d’un échec programmé.
Le point de départ renvoie à une question loin d’être neuve dans l’histoire hospitalière, celle de l’attractivité médicale. Il y a déjà une trentaine d’années, en conclusion de sa thèse, le professeur Moquet-Anger observait que « constamment modifié, le statut des médecins hospitaliers est loin d’apporter la clarté nécessaire à une bonne gestion du personnel médical hospitalier et donc de résoudre le problème des besoins hospitaliers »[4]. Alors que les problématiques de recrutement et de fidélisation des infirmiers ou des aides-soignants sont aujourd’hui largement communes, elles se posent de manière distincte entre établissements publics et établissements privés à but lucratif pour les médecins puisque leurs conditions d’emploi et de rémunération diffèrent nettement[5]. Les pouvoirs publics ont donc régulièrement imaginé des mesures statutaires, salariales ou indemnitaires destinées à rendre l’exercice médical hospitalier plus attractif. Le Conseil constitutionnel lui-même s’est, par exemple, rangé à l’argument selon lequel la pratique de l’activité libérale pour les praticiens hospitaliers permet « d’améliorer l’attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé »[6].
Comme en atteste la multitude de rapports officiels sur le sujet[7], ces mesures se sont néanmoins révélées insuffisantes et le taux de vacance de postes statutaires continue de progresser de manière inquiétante. S’il s’établit à 31,6% au 1er janvier 2021, contre 30,3% au 1er janvier 2020, selon les chiffres du centre national de gestion (CNG), cette moyenne cache de profondes disparités entre les régions et les disciplines. Dans certains établissements et certaines spécialités (urgences, anesthésie-réanimation, radiologie…), il arrive que ce taux dépasse 50%. Dans ces conditions, les hôpitaux ont été contraints de développer « des pratiques contestables », selon le doux euphémisme de la Cour des comptes[8]. Les expédients sont connus et méritent d’être brièvement sans rappeler, sans d’ailleurs prétendre à l’exhaustivité : recrutement de médecins à diplôme hors Union européenne, indemnisation de gardes ou astreintes fictives, contrat établi en dehors des plafonds réglementaires[9]… Lorsqu’ils ont été amenés à se pencher sur de tels agissements, les juges financiers ont fait preuve d’une grande mansuétude au bénéfice des directeurs concernés dès lors que ces derniers étaient guidés par le seul souci d’assurer la continuité du service public hospitalier et la permanence des soins[10].
Le recours à l’intérim médical figure aussi parmi les moyens utilisés pour faire face aux besoins et cristallise les critiques depuis quelques années. Du point de vue financier, le rapport rédigé en 2013 par Olivier Véran, alors député, évaluait à 6 000 le nombre de médecins exerçant temporairement des missions à l’hôpital public, pour un coût de 500 millions par an[11]. En matière d’organisation des soins, l’implication des médecins intérimaires qui, par définition, « ne font que passer », semble naturellement moindre que celles des praticiens investis de manière plus durable au sein de l’établissement. Entre autres témoignages, l’expérience de Thomas Lilti lors des premières semaines de la crise sanitaire, au printemps 2020, le confirme très clairement : « c’est quand même très particulier, on est loin de l’engagement du médecin qui vit au quotidien dans un hôpital. Du coup, ils n’ont pas une grande connaissance du service, ils ne connaissent pas le personnel paramédical »[12]. Enfin, les différences de rémunération en fonction du statut ne sont pas sans soulever des difficultés et peuvent même parfois créer un effet d’aspiration en sens inverse, des praticiens hospitaliers démissionnant (ou prenant une disponibilité) pour revenir exercer… comme intérimaires !
On comprend mieux, dès lors, la volonté affichée par les derniers ministres de la Santé de lutter contre les rémunérations excessives et considérées comme abusives. Pourtant, que ce soit dans le cadre de la réforme portée par Marisol Touraine et achevée par Agnés Buzyn, ou à l’occasion de la loi Rist, celles-ci ont, jusqu’à présent, échoué.
L’échec avéré de la réforme Touraine/Buzyn
Reprenant une proposition du rapport Véran, l’article 136 de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 vise, selon l’exposé des motifs, « à endiguer les dérives de l’intérim médical ». Pour cela, le nouvel article L.6143-7 du code de la santé publique prévoit que le montant journalier des dépenses susceptibles d’être engagées par praticien par un établissement public de santé (EPS) au titre d’une mission de travail temporaire ne peut excéder un plafond déterminé par décret. Le texte réglementaire en question n’a pas été publié avant les échéances électorales de 2017. Preuve de la constance des pouvoirs publics sur le sujet, l’alternance politique n’a cependant pas conduit à enterrer le dossier et Agnès Buzyn, nommée ministre de la Santé, en a fait une de ses priorités.
Ainsi, le décret n°2017-1605 du 24 novembre 2017 relatif au travail temporaire des praticiens intérimaires dans les EPS exige la production d’un certain nombre de pièces justificatives permettant notamment d’attester que ces derniers ne contreviennent aux dispositions relatives au cumul d’activités des agents publics. Mais surtout, le texte précise les conditions de détermination du montant plafond journalier des dépenses susceptibles d’être engagées par un hôpital au titre d’une mission de travail temporaire d’un médecin, odontologiste ou pharmacien. Ce plafond est constitué par le salaire brut versé au praticien par l’entreprise de travail temporaire (ETT) pour une journée de 24 heures de travail effectif. Le décret indique également que celui-ci ne peut excéder l’indemnisation de deux périodes de temps de travail additionnel de jour à laquelle s’ajoutent diverses indemnités. Sur cette base, l’arrêté du 24 novembre 2017 fixe le montant du plafond journalier pour une journée de 24 heures de travail effectif à 1 170,04 euros[13]. Il prévoyait également une entrée en vigueur progressive de ces dispositions puisque ce montant était transitoirement majoré de 20% au titre de l’année 2018 (soit 1 404,05 euros) et de 10% au titre de l’année 2019 (soit 1 287,05 euros).
Les sommes en jeu pour une garde de 24 heures peuvent sembler confortables, surtout si on les compare au salaire minimum (actuellement 1 589 euros brut… par mois). Mais elles s’avèrent souvent inférieures au montant que certains praticiens négociaient antérieurement à la parution des textes réglementaires. Selon les spécialités, les établissements et les périodes, le tarif de la garde se situe, en effet, dans une fourchette comprise entre 1 500 et 2 000 euros, et peut atteindre un niveau encore plus élevé certains jours fériés. Les économistes y verraient sans doute une parfaite illustration des lois de la rareté ainsi que de l’offre et de la demande. Plus prosaïquement, les médecins concernés mettent en avant la juste rétribution de longues années d’études, oubliant au passage que celles-ci ont été très largement payées par la collectivité[14]. Dans tous les cas, il était évident que ces derniers n’allaient pas accueillir favorablement ces nouvelles dispositions.
De fait, profitant de leur position de force, les praticiens n’ont guère eu de difficultés à imposer leurs exigences aux EPS. L’alternative entre prendre, c’est-à-dire accepter le tarif demandé par le médecin pour la mission d’intérim, même s’il se situe au-dessus du plafond journalier, ou laisser des vides dans un tableau de garde, et donc fermer un bloc opératoire, une maternité ou une ligne de SMUR, par exemple, s’apparente à un choix de Sophie…dont l’issue ne fait aucun doute. Les quelques récalcitrants ont par ailleurs subi une forme de bannissement puisqu’un collectif de médecins remplaçants a diffusé une « liste noire » des hôpitaux appliquant le plafonnement. Ni la colère de la ministre de la Santé[15] et ni le rappel par l’ordre des médecins des « responsabilités éthiques et déontologiques des médecins intérimaires »[16] n’ont toutefois suffi à faire cesser les pratiques dénoncées.
Le dossier de presse des conclusions du « Ségur de la santé » met ainsi en avant le témoignage, soigneusement choisi, d’un chef d’établissement en difficulté pour recruter des anesthésistes : « Sans anesthésiste, pas de bloc. Alors je recrute par une agence d’intérim des médecins qui viennent dépanner sur quelques gardes. Mais je constate une inflation des prétentions des médecins, qui atteignent parfois 2 500 euros nets pour 24 heures de garde. La loi a beau interdire que je paye autant pour un médecin, je n’ai pas d’autre choix, sauf à fermer mon bloc. Ce n’est pas sur nous qu’il faut mettre la pression, on est obligés de payer. C’est sur eux qu’il faut agir »[17]. Sans surprise, la mesure n°3 annoncée à cette occasion visait donc à « mettre fin au mercenariat de l’intérim médical ». Après avoir été envisagée en loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), celle-ci a finalement été intégrée dans le cadre de la proposition de loi déposée par la députée Stéphanie Rist, qui allait devenir, avec le soutien du gouvernement, la loi du 26 avril 2021.
L’échec provisoire ( ?) de la loi Rist
Contrairement aux dispositions de la loi du 26 janvier 2016, l’article 33 de la loi Rist n’entend pas régir le seul recours à l’intérim. En effet, des abus identiques existent dans le cas où un hôpital recrute directement un médecin par contrat, en s’affranchissant des limites de rémunération prévues par les textes[18]. Le nouvel article L.6146-4 du code de la santé publique s’applique ainsi à la mise à disposition auprès d’un EPS d’un praticien salarié par une ETT[19], mais également à la conclusion d’un contrat de gré à gré ou de vacation entre cet établissement et un praticien[20].
Le dispositif investit les comptables publics d’une nouvelle mission dérogatoire par rapport aux contrôles normalement mis à leur charge en vertu des articles 19 et 20 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (GBCP). Comme l’a rappelé récemment le Conseil d’État dans une affaire relative à un versement de primes, « si ce contrôle peut conduire les comptables à porter une appréciation juridique sur les actes administratifs à l’origine de la créance et s’il leur appartient alors d’en donner une interprétation conforme à la réglementation en vigueur, ils n’ont pas le pouvoir de se faire juges de leur légalité »[21]. Or il leur est désormais demandé de procéder à un contrôle de légalité interne en appréciant si les dépenses qui leur sont présentées au paiement ne dépassent pas les plafonds réglementaires. Le support de présentation établi par les administrations centrales à leur intention le précise de manière catégorique : « ce contrôle de légalité interne ne correspond pas à un contrôle réglementaire prévu au GBCP »[22], ce qui signifie notamment que le contrôle hiérarchisé de la dépense n’est pas applicable en ce domaine.
Dans l’hypothèse où le comptable relève une irrégularité, autrement dit un dépassement du montant de rémunération maximal autorisé, il a l’obligation de procéder au rejet du paiement de celle-ci. Dans ce cas, il en informe le directeur de l’EPS qui doit, en principe, procéder à la régularisation nécessaire. L’article L.6146-4 prévoit également une information du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) par le comptable. Bien que ces éléments ne figurent pas dans le texte, les consignes données à ces derniers indiquent que cette information n’intervient que si le directeur n’a pas régularisé la situation, comme il a été invité à le faire, à l’issue d’un délai d’un mois[23]. Une fois saisi, le directeur général de l’ARS est tenu de déférer les actes litigieux au tribunal administratif compétent.
Le mécanisme semble ainsi imparable. En chargeant du contrôle les comptables publics, indépendants statutairement et hiérarchiquement des directeurs d’établissement et responsables sur leurs propres deniers en cas de dépense irrégulière, la loi introduit un verrou efficace et adresse « un signal extrêmement fort », selon l’expression de la rapporteure[24], afin de garantir le respect de la réglementation. Un délai de six mois était néanmoins prévu pour l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions, soit normalement le 28 octobre 2021.
L’échéance approchant, le bras de fer entre les établissements et les praticiens qui, comme on l’a vu plus haut, n’entendent pas revoir leurs prétentions salariales à la baisse a rapidement tourné en faveur de ces derniers, comme cela était largement prévisible. Le combat est, en effet, inégal. D’un côté, des médecins dont la situation financière permet sans doute de ne pas travailler pendant quelques jours, voire semaines et qui peuvent donc « jouer la montre ». De l’autre, des hôpitaux pour lesquels une absence de solution, même pour une journée, compromet la permanence des soins et menace le maintien de certaines activités. Or, face au refus d’une grande partie des remplaçants habituels d’accepter une rémunération moindre, les tableaux de service du mois de novembre comportaient, dans beaucoup d’établissements, davantage de trous encore qu’un célèbre fromage suisse. Les conséquences concrètes (fermeture nocturne de blocs, report d’interventions programmées, suppression de lignes de garde aux urgences…), largement relayées auprès des élus locaux et des députés, dont bon nombre d’entre eux sont en campagne pour leur réélection, ne pouvaient que déboucher sur une reculade.
Dès le 28 septembre 2021, la Fédération hospitalière de France (FHF), pourtant favorable au dispositif dans son principe et à l’objectif « d’un assainissement du marché de l’intérim médical », attire l’attention du ministre de la Santé sur les difficultés qui se profilent et « le risque de fermeture de lieu de prise en charge »[25]. Sans encore parler d’un report, celle-ci plaide notamment en faveur du déploiement rapide et simultané de mesures destinées à renforcer l’attractivité des carrières hospitalières. Car c’est bien l’écart entre la date prévue pour l’entrée en vigueur de l’article 33 de la loi Rist et la mise en œuvre des mesures de revalorisation annoncées (nouveau statut de praticien contractuel, prime de solidarité territoriale…), à les supposer suffisamment incitatives[26], qui crée un vide insoutenable.
Alors que la presse locale et nationale s’empare du dossier, le premier ministre est interpellé sur le sujet à l’Assemblée nationale lors de la séance de questions au gouvernement du 12 octobre 2021. Réaffirmant son attachement à la loi Rist, il répond avoir conscience de la situation et avoir demandé au ministre de la Santé « d’étudier comment nous pouvons en adapter et en aménager l’évolution de manière pragmatique »[27]. Derrière les circonvolutions, il reconnaît ainsi, de manière à peine voilée, que le texte est inapplicable en l’état, du moins dans certains territoires. La marche arrière commence donc à être enclenchée.
Aussi, du point de vue politique, le communiqué de presse d’Olivier Véran du 21 octobre 2021 annonçant que la mise en œuvre de la réforme se fera en deux étapes ne surprend pas. En pratique, sont évoqués « le renforcement des travaux préparatoires » à partir du 27 octobre 2021 avec notamment la réalisation d’une cartographie précise de la situation et l’organisation des modalités d’accompagnement des acteurs. Puis, « dès que possible en 2022 », interviendra l’application stricte du texte. Le caractère flou de l’échéance rend ainsi hautement incertaine l’entrée en vigueur de la réforme avant les prochaines élections. Il semble, en effet, improbable que le gouvernement prenne le risque de parasiter la campagne avec un dossier aussi sensible et explosif. Pour l’heure, le décalage de l’échéance, opportunément justifié aussi par « des difficultés liées aux circonstances de crise sanitaire », a été confirmé par un courrier des deux ministres concernés et par une instruction en cours de finalisation[28].
Du point de vue juridique, en revanche, la suspension de la date d’entrée en vigueur d’une disposition législative par communiqué de presse ne manque pas d’étonner. Certes, le président Chirac avait, en son temps, promulgué la loi relative au contrat première embauche (CPE), tout en demandant au gouvernement de veiller à ce qu’aucun contrat ne soit signé avant que le texte soit modifié[29]. En outre, en jugeant qu’un communiqué de presse qui ne contient, ni ne révèle par lui-même aucune décision, ne constitue pas un acte faisant grief susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir[30], le Conseil d’État a admis, a contrario, qu’un tel document puisse produire un effet décisoire. Mais que reste-t-il du principe de légalité et de la hiérarchie des normes si un simple communiqué de presse peut transformer une date d’entrée en vigueur déterminée par la loi en simple période de « renforcement des travaux préparatoires », que l’on imaginait naïvement avoir été conduits en amont ? La même observation peut être faite s’agissant du courrier ou de l’instruction interministérielles évoqués dans le paragraphe précédent.
La conclusion de ces tribulations se dégage d’elle-même. Si la lutte contre les abus de l’intérim médical constitue un objectif louable – et les propos tenus ici n’entendaient nullement le remettre en cause -, elle ne saurait prendre la forme d’un sevrage brutal. Ce n’est qu’une fois que l’hôpital disposera des outils adaptés (statuts revalorisés et attractifs, dispositif permettant une réelle solidarité entre EPS…) qu’il sera possible de réduire la dépendance actuelle, subie et aucunement choisie.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 382.
[1] En annexe 3 de son avis du 5 octobre 2021, le conseil scientifique évoque « un pourcentage important de lits fermés chiffré à environ 20% et touchant tous les secteurs du soin » (p.29). En réalité, la situation semble variable selon les régions et les établissements, la région francilienne apparaissant la plus touchée.
[2] C. Stromboni, « Dans les hôpitaux, un « cercle vicieux de la désaffection » après la sortie de crise sanitaire », Le Monde, 12 oct. 2021.
[3] V. l’article fort bien documenté de C. Stromboni, « Réforme de l’intérim médical : le gouvernement fait marche arrière », Le Monde, 22 oct. 2021.
[4] M.-L. Moquet-Anger, Le statut des médecins hospitaliers publics, PUF, Les grandes thèses du droit français, 1994, p.298.
[5] La situation des établissements privés à but non lucratif, dont les médecins sont très majoritairement salariés, les rapproche des hôpitaux sur ce point. Pour davantage de précisions sur ces aspects, nous nous permettons de renvoyer à A. Lami, V. Vioujas, Droit hospitalier, Bruylant, 2ème éd., 2020, p.289 et s.
[6] Cons. constit., 21 juin 2019, n° 2019-792 QPC, Clinique Saint-Cœur et autres ; RDSS, 2019, p.1043, note M.-L. Moquet-Anger.
[7] Ont notamment été publiés ces dernières années les rapports Toupillier (Mission sur l’exercice médical à l’hôpital, 2011), Véran (Hôpital cherche médecins, coûte que coûte, 2013), Le Menn (L’attractivité de l’exercice médical à l’hôpital public, 2015) ou encore Rousseau (Transformer les conditions d’exercice des métiers dans la communauté hospitalière, 2018).
[8] Cour des comptes, Les personnels des établissements publics de santé, Rapport public thématique, 2006, p.88.
[9] En particulier s’agissant des praticiens contractuels dont la rémunération ne pouvait, en principe, excéder celle correspondant au 4ème échelon de la grille de praticien hospitalier +10% (anc. art. R.6152-416 CSP).
[10] CDBF, 16 avr. 2009, CH de Fougères, n°165-617 ; AJDA, 2009, p.1194, chron. N. Groper et Ch. Michaut ; JCP A, 2009, 2209, note M.-L. Moquet-Anger.
[12] Th. Lilti, Le serment, Grasset, 2020, p.36. Le 5ème épisode de la première saison de la série Hippocrate, du même auteur, en offre également plusieurs illustrations assez savoureuses.
[14] V. les propos de la porte-parole du syndicat national des médecins remplaçants des hôpitaux (SNMRH) dans l’article de C. Stromboni, « Réforme de l’intérim médical… », op. cit.
[15] Après voir critiqué, à plusieurs reprises, « l’attitude irresponsable » de « mercenaires », Agnès Buzyn avait fini par déposer une plainte ordinale contre certains membres du SNMRH fin 2019, qui n’a pas abouti.
[17] « Ségur de la santé – Les conclusions », dossier de presse, juill. 2020, p.13.
[18] Dans ce cadre, la stricte application des textes relatifs à la permanence des soins permet de parvenir à une somme équivalente à celle du plafond réglementaire de l’intérim pour une garde de 24 heures, mais pas davantage. En pratique, pour les mêmes raisons, la plupart des établissements sont contraints d’aller au-delà.
[19] Sur le fondement de l’article L.1251-1 du code du travail.
[20] Que ce recrutement soit opéré sans intermédiaire ou qu’il résulte d’une prestation de placement réalisée par une ETT en vertu du 1° de l’article L.1251-4 du code du travail.
[21] CE, 13 nov. 2019, Agents comptables de l’ONEMA, n°421299 ; AJDA, 2020, p.360, concl. L. Dutheillet de Lamothe ; JCP A, 2020, 2065, note M. Kernéis-Cardinet.
[22] DGFiP, DGOS, « Le contrôle des dépenses d’intérim médical dans les EPS par les comptables publics », sept. 2021, p.6.
[24] S. Rist, Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire, Ass. nat. n°3935, Sén. n°398, 2 mars 2021, p.9. La CMP n’est pas parvenue à un accord, les divergences entre l’Assemblée nationale et le Sénat portant notamment sur l’article en question.
[25] Lettre du Président de la FHF au ministre des Solidarités et de la Santé du 28 sept. 2021.
[26] Ce qui, au regard des premières réactions syndicales suscitées par le projet de décret statutaire, semble loin d’être acquis.
[27] JO AN, Compte rendu intégral, séances du 12 oct. 2021, p.8445.
[28] Courrier des ministres des Solidarités et de la Santé et des Comptes publics à la directrice générale de l’offre de soins et au directeur général des finances publiques du 26 octobre 2021. Une instruction interministérielle détaille les travaux à mener par les ARS ainsi que le dispositif de la prime de solidarité territoriale, dont les textes réglementaires doivent être publiés prochainement. A la date du 20 novembre 2021, seul un projet d’instruction était disponible.
[29] Alors même que le second alinéa de l’article 10 de la Constitution lui offrait la possibilité de demander au Parlement une nouvelle délibération.
[30] CE, 7 févr. 2003, Fédération nationale des associations d’usagers des transports, n°244043 ; plus récemment, en référé, CE, ord., 8 avr. 2020, Ass. collectif pour la liberté d’expression des autistes, n°439822 ; RDSS, 2020, p.602, obs. P. Curier-Roche.
Le Master Droit de la Santé & le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.
La première chronique sous l’impulsion des promotions Marie Curie (Master II) & Emmanuelle Charpentier (Master I) en Droit de la Santé comprend les neuf articles suivants :
par M. Vincent Vioujas,Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
par Mmes Samantha Dorinet, Océane Grivel, Laura Meillan & Ana Murria, Etudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Marie Curie (2021-2022)
par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
La corruption constitue sans aucun doute une véritable anomalie dans le système juridique italien, une mentalité, favorisée par une attitude culturelle répandue, qui a un impact sur la bonne performance de l’administration publique, en termes d’augmentation des dépenses publiques et de détérioration de la prestation de services. Cette question réapparaît dans le débat public en phases alternées et dans ces phases il y a un besoin croissant de doter le système juridique des moyens appropriés pour lutter contre la corruption.
Il est possible de définir le phénomène de la corruption, outre la notion typique de droit pénal, avec une notion différente de droit administratif (M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione), qui est certainement plus large, car elle comprend non seulement des comportements criminels, mais aussi des comportements qui peuvent générer des situations d’illégalité et qui sont en tout cas indésirables pour le système juridique.
Cet article vous montre comment le législateur italien est intervenu sur le phénomène problématique de la corruption dans l’administration publique italienne, avec une attention particulière aux sociétés publiques, souvent considérées comme synonymes de mauvaise administration, de gaspillage et de corruption.
Ces sujets qui, au cours du siècle dernier, ont trouvé une diffusion tant en Italie qu’en France (E. ALLORIO, Società a partecipazione pubblica in Italia e in Francia, in JUS, 1965), malgré le fait qu’ils soient formellement organisés selon les règles du droit privé, présentent des éléments de droit public, puisqu’ils sont en tout état de cause totalement ou partiellement pris en charge par des organismes publics et, dans certains cas, ce sont des sujets auxquels sont attribuées des tâches d’administration publique, exerçant de véritables fonctions administratives.
Cet article – sans prétendre analyser la législation anticorruption (qui sera citée ci-dessous, en se référant aux études les plus complètes) – vise à examiner ces mêmes sujets, car l’affaiblissement progressif de la distinction claire entre public et privé et la tendance du modèle privé à être fongible, adapté à la réalisation d’objectifs d’intérêt public, posent des problèmes délicats à l’interprète, comme la possibilité de leur appliquer la législation anticorruption, non seulement l’efficacité de l’Administration – qui justifie le recours à des formes plus souples et plus flexibles de droit privé, à l’exception du fait que la création d’entités privées par des organismes publics est souvent utilisée pour contourner les contraintes des finances publiques – mais aussi le principe essentiel de légalité de l’activité administrative et les garanties qui s’y rattachent, ce qui exigerait en principe le maintien de la prééminence du droit public.
Les outils mis en place par le législateur italien pour la prévention de la corruption
Huit ans se sont écoulés depuis l’approbation de la principale législation sur la prévention de la corruption, constituée par la loi n° 190 du 6 novembre 2012, publiée en application directe de l’article 117, deuxième alinéa, lettre m), de la Constitution et afin d’assurer une prévention et une lutte plus efficaces contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique.
La loi prévoit des règles hétérogènes (cf. l’approfondissement fait par P. CLARIZIA, L’ambito soggettivo di applicazione della normativa anticorruzione, in M. NUNZIATA, Riflessioni in tema di lotta alla corruzione, 2017), ainsi que l’attribution de certains pouvoirs législatifs au gouvernement, mais en général, l’introduction de cette législation a marqué un tournant dans la lutte contre la corruption pour la législation italienne. C’est précisément avec la loi n° 190/2012 que l’Autorité nationale anticorruption (ANAC) a été introduite en Italie. En outre, le législateur italien a cherché à créer un système complet de prévention de la corruption, avec des instruments de droit administratif.
Cette intervention législative, en plus de l’approche traditionnelle basée exclusivement sur la poursuite pénale des personnes reconnues coupables de corruption, a cherché à poursuivre l’objectif de prévention de la corruption par le biais d’instruments administratifs d’une manière innovante dans le passé (R. CANTONE, La prevenzione della corruzione nelle società a partecipazione pubblica: le novità introdotte dalla “Riforma Madia della pubblica amministrazione, in Rivista delle società, 2018), en affectant les comportements précédemment autorisés. En outre, la législation a introduit l’impossibilité d’occuper certains postes, y compris dans des sociétés publiques.
Dans cette nouvelle logique, un rôle central est joué par le plan de prévention de la corruption (“Piano di prevenzione della corruzione”), adopté au niveau national par le ANAC et au niveau local par les différentes administrations, qui fournit des lignes directrices pour la planification de la prévention et de la lutte contre la corruption dans l’administration publique et jette les bases permettant aux administrations d’élaborer des plans triennaux de lutte contre la corruption.
Tout aussi importante est la personne responsable de la prévention de la corruption, présente dans chaque administration, généralement un gestionnaire qui, étant responsable de l’élaboration et de la mise en œuvre du plan, en cas d’incidents de corruption, doit démontrer qu’il a mis en place toutes les mesures nécessaires pour prévenir et contenir le risqué (cf. M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione).
Parmi les mesures générales, la loi a introduit des mesures visant à limiter les conflits d’intérêts, en accordant une attention particulière à la position de l’agent public, qui est tenu de s’abstenir dans tous les cas où ses intérêts sont directement impliqués dans la procédure. Dans chaque administration sont donc prévus des codes de conduite pour les employés, dont le non-respect par le fonctionnaire est sanctionné par des mesures disciplinaires.
Afin d’inciter les membres de l’administration à contribuer à rendre l’administration plus transparente, le législateur a donc, avec l’art. 1, alinéa 51, de la loi n° 190 de 2012, eu le souci de protéger l’employé public qui signale les infractions, c’est-à-dire le dénommé whistleblower, figure sur laquelle le législateur européen est également intervenu avec la directive n° 1937 du 26 novembre 2019, par laquelle le Parlement européen et le Conseil réglementent la protection des whistleblower au sein de l’Union en introduisant des normes minimales communes de protection, afin de donner une uniformité aux règles nationales qui sont actuellement extrêmement fragmentées et hétérogènes.
Les mandats législatifs mentionnés ci-dessus ont conduit, entre autres, au décret législatif n° 33 du 14 mars 2013 (sur la publicité et la transparence dans les administrations publiques) et au décret législatif n° 39 du 8 avril 2013 (sur l’incompatibilité des charges dans les administrations publiques), qui ont complété le système règlementaire de prévention.
Le décret législatif n° 39 de 2013, en particulier, bien qu’avec des exceptions concernant les postes importants au niveau national, interdit l’occupation de postes de direction dans des organismes publics, y compris formellement privés, par ceux qui ont récemment occupé des fonctions politiques, afin de poursuivre l’objectif d’impartialité de l’administration.
Le décret législatif n° 33 de 2013, quant à lui, poursuit l’objectif de lutte contre la corruption et la mauvaise administration par la publication obligatoire d’une série de documents, permettant à toute personne non identifiée de les consulter en accédant aux sites institutionnels des administrations. Cet objectif a été renforcé par l’instrument d’accès civique généralisé, introduit par le décret législatif n° 97 de 2016.
Le domaine d’application des règlements
La structure originale de l’ensemble de règles en question n’indiquait pas son champ d’application exact et suscitait parfois des doutes quant à la possibilité d’inclure les sociétés à participation publique parmi les destinataires des règles.
Le problème a de bonnes raisons de se poser, car la législation italienne ne reconnaît pas expressément la nature publique des entreprises publiques. Au contraire, ces entités sont simplement définies comme des sociétés anonymes et sont inscrites au registre du commerce de la même manière que toutes les autres sociétés, avec pour conséquence que la confusion entre la pleine application du droit privé et la soumission des sociétés publiques aux règles du droit public reste vivante (cf. C. IBBA, Forma societaria e diritto pubblico, in Rivista di diritto civile, 2010).
En ce qui concerne l’application à ces entités des instruments visant à prévenir la corruption, le droit d’accès aux documents administratifs, qui est directement lié à la participation des personnes privées à la procédure administrative et qui prévoit aussi expressément des entités formellement privées parmi les destinataires des dispositions administratives relatives à l’accès aux documents, est certainement appliqué depuis un certain temps aux entreprises à participation publique.
L’acceptation de cette méthode extensive a conduit les juges administratifs, en certaines occasions, à reconnaître explicitement la compatibilité entre la légitimité d’être le destinataire des demandes d’accès et l’exercice d’activités à but lucratif (Cons. Stato, A.P., 5 septembre 2005, n. 5).
L’institution de l’accès aux documents administratifs a ainsi étendu son champ d’application, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse désormais l’exercice de l’accès aux documents (y compris les documents de droit civil) également en relation avec des organismes privés formellement extérieurs à l’appareil administratif, puisqu’ils sont liés à la poursuite de l’intérêt public et soumis au principe d’impartialité, de sorte que ces actes, au moins aux fins de l’application des règles d’accès, sont classés comme de véritables actes administratifs.
Cette orientation est désormais fermement acceptée dans la jurisprudence et largement partagée par la doctrine.
L’application de la loi anti-corruption aux sociétés publiques
Il y a toutefois des doutes sur le fait que la législation anti-corruption puisse également s’appliquer aux entreprises publiques.
Le problème d’interprétation s’est posé, tout d’abord, en référence à la loi n° 190 de 2012, qui n’a jamais fait expressément référence aux entreprises publiques comme bénéficiaires de mesures anticorruption.
Cependant, dans certains de ses passages, la loi précitée semblait tendre vers leur attraction dans le système de prévention, et le premier plan national de lutte contre la corruption, approuvé par l’ANAC en 2013, prévoyait l’obligation d’appliquer ce même plan également aux entités de droit privé sous contrôle public et auxquelles participent les administrations publiques, également sous forme de sociétés.
Contrairement à la loi 190/2012, le décret législatif n° 39 de 2013, sur le thème de l’incompatibilité, prévoit l’application explicite de certaines de ses dispositions également aux “organismes de droit privé sous contrôle public” (“enti di diritto privato in controllo pubblico”).
Le cadre règlementaire initial a toutefois été modifié par le décret-loi n° 90 du 24 juin 2014, qui a étendu les obligations de transparence des entreprises publiques, en les assimilant – en ce qui concerne les activités d’intérêt public – aux organismes publics au sens strict, bien qu’avec un régime différencié et différemment gradué pour les “société sous contrôle public” (“società controllate”) et les simples sociétés à participation publique; cette distinction a été reprise par l’ANAC dans la détermination n° 8 du 17 juin 2015, contenant les lignes directrices pour l’application de la législation sur la prévention de la corruption et la transparence des entreprises publiques.
La prévention de la corruption après la loi sur les sociétés de participation publique
Le législateur italien a rassemblé la réglementation des entreprises publiques dans le décret législatif n° 175 du 19 août 2016 (“Testo Unico in materia di società a partecipazione pubblica”). Ce décret a pour objet la création de sociétés par les administrations publiques, ainsi que l’acquisition, le maintien et la gestion de participations par ces mêmes administrations, dans des sociétés à participation publique directe ou indirecte, totale ou partielle.
Le décret sur les sociétés publiques fait référence aux sociétés à participation publique (“società a partecipazione pubblica”), une définition qui inclut les sociétés sous contrôle public, ainsi que d’autres sociétés détenues directement par les administrations publiques ou par des sociétés sous contrôle public. Les sociétés cotées sont exclues, sauf pour les articles (à vrai dire, peu d’entre eux) qui y font expressément référence. Les sociétés sous contrôle public sont définies comme les entreprises dans lesquelles une ou plusieurs administrations publiques exercent des pouvoirs de contrôle.
Le décret reconnaît une connotation nettement privée aux sociétés à participation publique, prévoyant que pour toutes les questions non prévues dans le décret, les règles sur les sociétés contenues dans le Code civil et les règles générales de droit privé s’appliquent aux sociétés à participation publique.
En ce qui concerne les effets sur la prévention de la corruption, il est intéressant de noter que le décret ne fait jamais explicitement référence à la “prévention de la corruption”, mais malgré cela, le décret comporte des dispositions visant à réduire les incidents de corruption dans les entreprises publiques.
Il s’agit notamment des règles qui introduisent l’obligation de sélection transparente pour la recherche de personnel, en appliquant les règles d’économie, de rapidité, de décentralisation et d’égalité des chances à la sélection du personnel des entreprises sous contrôle public. Ainsi, bien que les règles de “concurrence publique” ne soient pas prévues, les contraintes pour assurer la bonne exécution des procédures de sélection sont renforcées.
Dans le même but, les dispositions exigeant une rationalisation des participations et une réduction du champ d’activité des entreprises publiques tendent à réduire les effets négatifs des entreprises bénéficiaires d’investissements, y compris, outre les dépenses publiques, la corruption.
Le même décret législatif fait également référence au décret législatif n° 33 de 2013, en ajoutant une obligation supplémentaire de publicité sur les sites web institutionnels des entreprises, en la renforçant par le recours à des sanctions et en reconnaissant expressément l’application des dispositions sur l’incompatibilité des nominations contenues dans le décret législatif n° 39/2013.
Les obligations de transparence des entreprises publiques ont été renforcées par le décret législatif n° 97 du 25 mai 2016, par la reconnaissance d’un droit civique “généralisé” d’accès aux documents publics, selon le modèle de le Freedom of Information Act;modèle expressément applicable également aux sociétés à participation publique, à l’exclusion des sociétés cotées en bourse. Cette réglementation de l’accès aux documents s’applique donc également aux entreprises publiques, mais uniquement aux données et documents relatifs à l’activité d’intérêt public.
Compte tenu des interventions qui ont été brièvement passées en revue, on ne peut nier que le législateur a fait un effort pour limiter le phénomène néfaste de la corruption et que, en ce qui concerne les entités privées, il l’a fait en ramenant dans la sphère publique des contrôles des entités formellement privées, au sein desquelles la forme privée risque de dissimuler la mauvaise administration.
L’espoir, toutefois, étant donné que les phénomènes de corruption continuent à être répandus, est que le législateur continue à intervenir de manière plus systématique pour règlementer les activités de ces entités, afin de garantir les principes indispensables de transparence, d’égalité de traitement et de proportionnalité, typiques de l’activité administrative, couvrant de manière quasi totalitaire le vaste conglomérat des entités qui exercent actuellement des activités d’intérêt public.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2021 ; chronique administrative ; Art. 380
Précision et imprécisions sur la légalité des redevances pour service rendu. Note sous CE, 28 nov. 2018, SNCF réseau, n° 413839
Dans un contexte budgétaire contraint, que la pandémie du coronavirus n’aura pas contribué à améliorer, les redevances pour service rendu sont devenues une modalité essentielle de financement du service public[1]. Traditionnellement réservées au service public industriel et commercial (SPIC), les redevances prolifèrent également dans les services publics administratifs (SPA) facultatifs, dès lors que le Conseil d’État a refusé de consacrer un principe de gratuité du SPA (CE, ass., 18 juillet 1996, Société Direct Mail Promotion, n° 168702). Logiquement, la présence de plus en plus massive de telles redevances génère des contentieux nombreux quant à la légalité ou au calcul de ces redevances. La jurisprudence tant judiciaire qu’administrative est donc prolixe en la matière.
L’arrêt SNCF Réseau (CE, 28 novembre 2018, n° 413839) énonce, dans un considérant de principe inédit – et critiquable –, les conditions, maintenant classiques, que doivent respecter les redevances pour être légalement instituées.
Sur le fondement du traité conclu entre la France et le Royaume-Uni le 12 février 1986, concernant la construction et l’exploitation par des sociétés privées concessionnaires d’une liaison fixe transmanche, les gouvernements français et britannique ont fixé des règles de sûreté, qui imposent en particulier aux entreprises ferroviaires de procéder à des contrôles visant notamment à prévenir la présence de personnes non autorisées à bord des trains empruntant la liaison transmanche. Les entreprises privées exploitant les lignes de train empruntant le tunnel sous la Manche doivent ainsi se soumettre à ces règles de sécurité. Pour permettre la mise en œuvre de ces exigences, l’ancien établissement public industriel et commercial (EPIC) Réseau ferré de France (RFF) a, à partir de 2012, proposé aux entreprises ferroviaires de marchandises circulant sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun, point de passage obligatoire pour l’ensemble des trains de marchandises empruntant le tunnel sous la Manche, une prestation dite « de sûreté », comprenant la détection de personnes non autorisées à bord des trains, la surveillance par le poste de vidéosurveillance et le gardiennage de la rame après contrôle et jusqu’au départ du train. En contrepartie de cette prestation, RFF a institué une redevance pour prestation complémentaire, dite « redevance de sûreté », introduite dans les documents de référence pour les horaires de service 2012, 2013 et 2014, année à partir de laquelle Eurotunnel a repris en charge ce service.
La Société Euro Cargo Rail a demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler les dispositions des documents de références « Horaires de service » pour les années 2012, 2013 et 2014, adoptées par Réseau ferré de France (RFF) devenu SNCF Réseau, relatives à cette redevance de sûreté et le refus d’abroger ces dispositions. La société conteste en deuxième lieu la décision du 26 octobre 2012 par laquelle RFF a rejeté sa demande tendant à ce qu’il renonce à lui appliquer la redevance et les décisions rejetant les recours formés contre seize factures relatives à la redevance. Elle demande en troisième lieu au juge d’enjoindre à RFF de lui adresser les avoirs correspondant aux factures émises à son encontre au titre de la redevance.
Par un jugement n° 1306517/2-1 et 1402804/2-1 du 19 décembre 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté ces demandes. La société ayant fait appel, la Cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement par un arrêt n° 15PA00819 du 28 juin 2017. Faisant droit aux demandes de la société, la Cour a censuré les dispositions des documents de référence « Horaires de service » relatives à la redevance de sûreté et le refus de RFF d’abroger ces dispositions. Elle a en conséquence condamné SNCF Réseau à verser à la société Euro Cargo Rail les sommes acquittées par cette dernière au titre de la redevance de sûreté. SNCF Réseau s’est pourvu en cassation afin de voir le Conseil d’État annuler cet arrêt et régler l’affaire au fond.
Saisi de la question de la légalité des redevances instituées et de leur application à la société Euro Cargo Rail, le Conseil d’État casse et annule l’arrêt de la Cour administrative d’appel. D’une part, il considère que le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail ne relevait pas de la compétence de la juridiction administrative ; sur ce point, le juge reprend une jurisprudence constante, qui n’appellera ici que quelques brefs rappels (I). D’autre part, le juge administratif se prononce sur la légalité de la redevance pour service rendu et casse l’arrêt d’appel pour avoir jugé que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance pour service rendu ; c’est sur ce second point que l’arrêt commenté présente un véritable intérêt et c’est sur lui que s’attardera davantage ce commentaire (II).
I. Le morcellement de la compétence juridictionnelle relative au contentieux des redevances perçues par un EPIC
En vertu de l’article L. 2111-9 du Code des transports, Réseau ferré de France (RFF), et après lui SNCF Réseau, était un EPIC. Le juge administratif a donc dû se prononcer sur sa compétence, avant même de trancher le litige qui lui était soumis. Dans le point 4, l’arrêt prend soin de rappeler que « lorsqu’un établissement tient de la loi la qualité d’établissement public à caractère industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire, à l’exception de ceux qui sont relatifs à celles de ces activités qui, telles la réglementation, la police ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique ». Une telle solution est désormais bien assise en jurisprudence (CE, 2 février 2004, Blanckeman, n° 247369 ; TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416 ; CE, 3 octobre 2018, Société Sonorbois, n° 410946). Évoquons ce principe (A), avant de l’appliquer plus spécifiquement à la question des redevances (B).
A. La répartition des compétences juridictionnelles pour les actes d’un EPIC
Le principe est qu’un EPIC est soumis au droit privé et que les litiges qui peuvent s’élever à l’occasion de ses activités relèvent de la compétence du juge judiciaire. En effet, un EPIC est en principe gestionnaire d’un SPIC, placé sous l’empire du droit privé. Soumis au droit privé, il relève aussi de la juridiction judiciaire, notamment pour les litiges qui l’opposent à ses usagers. « En raison de la nature juridique des liens existant entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers, lesquels sont des liens de droit privé, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour connaître de l’action formée par l’usager contre les personnes participant à l’exploitation du service » (CE, 5 novembre 2014, Syndicat d’agglomération nouvelle de la ville de Fos, n° 365591, point 2 ; TC, 3 juillet 2017, Office national des forêts et Syndicat mixte à la carte du Haut Val de Sèvre et Sud Gatine, n° C4084), y compris dans l’hypothèse où existe une chaîne contractuelle (Cass. 1e civ., 14 novembre 2019, Société Peugeot Citroën automobiles c/ SNCF Réseau, n° 18-21.664). Dès lors, « en présence d’un SPIC, le juge judiciaire sera, en vertu d’une jurisprudence constante, compétent pour entendre des recours engagés par l’usager, qu’ils aient trait à la reconnaissance de la qualité d’usager, à la fourniture de la prestation ou à la réparation d’un préjudice né du fonctionnement du service. Le lien de droit privé unissant l’usager et le gestionnaire du SPIC entraîne ainsi la constitution d’un bloc de compétence au profit du juge judiciaire. »[2]
Par exception à ce bloc de compétence néanmoins, l’EPIC sera soumis au droit public et au juge administratif lorsqu’il met en œuvre une compétence révélant la puissance publique. Pouvoir exorbitant du droit commun, la puissance publique peut selon nous se manifester de deux manières distinctes : soit par des compétences exorbitantes, c’est-à-dire par des activités que ne peuvent exercer les particuliers comme la réglementation, la police ou le contrôle (TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416) ; soit par des moyens exorbitants, des prérogatives de puissance publique, c’est-à-dire des procédés qui facilitent la mise en œuvre d’une compétence – exorbitantes ou non – et que ne possèdent normalement pas les particuliers, comme le monopole de l’activité ou le caractère exécutoire des actes unilatéraux adoptés. La puissance publique peut donc transparaître au niveau des compétences exorbitantes ou des prérogatives de puissance publique[3]. La puissance publique est présente dans les deux occurrences, mais elle n’est pas nécessairement soumise aux mêmes règles juridiques : le droit de la concurrence, par exemple, ne s’applique pas aux compétences exorbitantes, par principe hors marché puisque n’étant pas exercées par les particuliers, mais il peut s’appliquer aux prérogatives de puissance publique si celles-ci accompagnent une compétence non exorbitante et peuvent ainsi troubler l’égale concurrence[4]. L’EPIC sera ainsi soumis au juge administratif pour ses compétences exorbitantes, c’est-à-dire pour ses « activités qui sont, par nature, insusceptibles d’être qualifiées de service public à caractère industriel et commercial, car l’établissement public y fait usage […] de [la] puissance publique »[5].
Une telle grille de répartition des compétences juridictionnelles s’applique bien évidemment à la question des redevances pour service rendu.
B. La répartition des compétences juridictionnelles pour les redevances d’un EPIC
En l’espèce, le litige s’élève entre un EPIC (RFF) et l’un de ses usagers (la société Euro Cargo Rail), à propos des tarifs des redevances pour service rendu instituées et perçues par RFF.
Quant à la question du juge compétent, la situation est délicate, car il faut distinguer deux types de mesures relatives aux redevances, chacune relevant d’un ordre de juridiction distinct : la détermination réglementaire du tarif des redevances et l’application individuelle de ses tarifs aux usagers. La première mesure, par laquelle « l’administration fixe unilatéralement et de manière impersonnelle le montant ou les modalités de recouvrement d’une redevance devant lui permettre d’accomplir une mission de service public »[6], relève du juge administratif ; celui-ci sera donc compétent, notamment par voie de question préjudicielle, pour se prononcer sur la légalité de l’acte réglementaire d’organisation du service par lequel a été fixé le tarif de la redevance (Cass. com., 26 février 2002, Commune Breurey-lès-Faverney, n° 99-12.844 ; CE, 3 octobre 2003, Peyron, n° 242967). La seconde mesure, appliquant individuellement aux usagers les redevances fixées et qui est donc indétachable de la gestion du SPIC, doit être contestée devant le juge judiciaire ; dès lors qu’il y a un SPIC, « il n’appartient qu’à la juridiction judiciaire de connaître des litiges relatifs à l’assiette et au recouvrement des redevances qui sont réclamées aux usagers de ce service » (TC, 12 octobre 2015, Communauté de communes de la vallée du Lot et du vignoble, n° C4024)
Ici, le juge administratif décline donc sa compétence pour le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail, litige individuel entre un usager et le gestionnaire du SPIC. Pour casser l’arrêt d’appel, le Conseil d’État relève en effet que la prestation de sûreté qui est la contrepartie de la redevance litigieuse « consiste à contrôler et à surveiller les installations et les trains de marchandises, notamment pour prévenir la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains devant emprunter le tunnel sous la Manche ». Or lorsque la présence de telles personnes est détectée, les agents de sécurité font appel aux forces de police compétentes, sans pouvoir exercer de contrainte envers les personnes qui refuseraient d’obtempérer (point 5). « Les agents chargés de cette mission ne disposaient pas de pouvoirs exorbitants d’arrestation, de rétention ou de verbalisation. »[7] Il en résulte que ces opérations matérielles ne manifestent pas l’exercice, par RFF, de la puissance publique et ne se détachent pas de la gestion du SPIC. Le juge administratif est donc incompétent pour se prononcer sur le litige qui s’est élevé entre la société et RFF à propos des factures adressées par l’EPIC à son usager.
Mais l’incompétence du juge administratif est limitée à ce point. Car la juridiction administrative retrouve un chef de compétence avec les actes réglementaires d’organisation du service public, que ce service soit administratif ou bien industriel et commercial (TC, 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, n° 01420 ; CE, 22 juillet 2009, Compagnie des bateaux-mouches, n° 298470). Détachables de la gestion (privée) du SPIC, ces actes révèlent toujours la puissance publique, car la compétence de créer, d’organiser et de supprimer un service public, qu’il soit administratif ou industriel et commercial, est une compétence exorbitante. Tel est le cas, comme l’expose l’arrêt Peyron précité, de la décision réglementaire instituant les redevances pour service rendu et fixant leur tarif, mais aussi de la décision de refus de les abroger ou de les modifier.
C’est pourquoi, dans notre arrêt, le Conseil d’État ne se déclare incompétent que pour une partie seulement des demandes et se prononce sur la légalité des redevances instituées. C’est sur ce point que sa décision possède le plus d’attrait.
II. La formalisation des principes d’institution d’une redevance pour service rendu
Contrairement à beaucoup de litiges relatifs aux redevances, ce n’est pas la question de son montant qui est ici soulevée devant le juge, cette question donnant lieu à une abondante jurisprudence (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229 ; CE, 26 juillet 2011, Société Air France, n° 329818 ; CE, 14 novembre 2018, Centre de détention de Joux-la-Ville, n° 418788).
La question de droit porte ici, non pas sur le tarif de la redevance, mais sur la possibilité même de l’instituer, c’est-à-dire sur la régularité du versement d’une redevance par l’usager du service public. Ce problème est en quelque sorte antérieur au calcul du montant de la redevance car, avant d’en déterminer le tarif, il faut bien que la redevance soit – légalement – instituée. Si la redevance est déclarée illégale, seule est possible l’institution d’une taxe, qui peut être applicable à l’ensemble des contribuables plutôt qu’aux seuls usagers du service (CE, 12 mars 2021, Société BPCE Lease Immo, n° 442583, point 3) ; la différence tient alors à l’autorité compétente pour l’instituer, puisque c’est alors au législateur, et non plus au pouvoir réglementaire, qu’il revient d’instaurer cette taxe, sur le fondement de l’article 34 de la Constitution et du principe du consentement à l’impôt posé à l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Or, sur ce point, le point 6 de l’arrêt commenté énonce, pour la première fois d’une façon aussi claire, un principe général : « une redevance pour service rendu peut être légalement établie à la condition, d’une part, que les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État et, d’autre part, qu’elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Sans distinguer selon que la redevance est une contrepartie d’un SPA ou d’un SPIC (ce qui doit être relevé) et en éludant (malheureusement) les cas où le législateur a permis l’institution d’une telle redevance, l’arrêt « opère une synthèse des jurisprudences relatives à la légalité des redevances pour service rendu »[8], en posant deux conditions pour qu’une redevance pour service rendu soit instituée : la première condition veut que la redevance assure le financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État (A), la seconde qu’elle trouve une contrepartie directe dans la prestation dont bénéficie en propre l’usager à qui sont appliquées les redevances (B).
A. La redevance, financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État
La première condition posée par notre arrêt pour qu’une redevance pour service rendu soit légale est que « les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État » (point 6). La formulation est a priori peu éclairante. Car il faudrait encore savoir ce que sont et quelles sont les « missions qui incombent par nature à l’État ». L’idée du « par nature » pose à cet égard question.
Elle n’est pas étrangère à la jurisprudence et à la doctrine administratives.
Comment ne pas citer les fameuses conclusions du commissaire du gouvernement Matter sur l’arrêt Bac d’Eloka (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, n° 00706) ? Paul Matter distingue en effet les activités qui relèvent « par nature » de l’État et celles qu’il exerce seulement s’il y a à la fois carence de l’initiative privée et intérêt général : « certains services sont de la nature, de l’essence même de l’État ou de l’administration publique ; il est nécessaire que le principe de la séparation des pouvoirs en garantisse le plein exercice, et leur contentieux sera de la compétence administrative. D’autres services, au contraire, sont de nature privée, et s’ils sont entrepris par l’État, ce n’est qu’accidentellement, parce que nul particulier ne s’en est chargé, et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ; les contestations que soulève leur exploitation ressortissent naturellement de la juridiction de droit commun. »[9] De cette distinction, Matter déduit la distinction des SPA et des SPIC, les premiers, revenant par nature à l’État, étant soumis au droit public et au juge administratif, les seconds, que l’État ne gère que par accident, au droit privé et aux juridictions judiciaires. Il entend ainsi faire reposer la dualité des services publics sur la nature des choses. « Un service de l’État sera toujours un service de « nature publique » s’il correspond à l’exercice de ses « fonctions naturelles » ou « nécessaires ». […] L’essentiel pour P. Matter est d’affirmer qu’un service qui ne se rattache pas à la fonction naturelle de l’État ne saurait changer de nature pour cette raison qu’il est assuré par l’État dans un dessein d’intérêt général : il demeure un service de nature privée. »[10] Une telle conception est intéressante pour notre propos : elle entend en effet associer intimement le service public – celui qui est « par nature » attachée à l’État – à la puissance publique et réconcilier ainsi les deux membres de ce couple célèbre. En effet, « la thèse du service public « par nature » consiste à affirmer que toutes les activités relevant des fonctions « naturelles » de l’État sont des activités de service public assorties de prérogatives de puissance publique et sont soumises à un régime de droit public. »[11] Rapprochées de notre arrêt, les conclusions Matter font voir pourquoi la redevance pour service rendu ne peut être instituée pour les SPA obligatoires.
Tel est d’ailleurs ce qui ressort de la jurisprudence administrative. En jugeant, en l’espèce, qu’une mission revenant par nature à l’État ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu, le Conseil d’État n’innove pas. Il avait déjà considéré que « l’exercice par la gendarmerie nationale des missions de surveillance et de sécurité des usagers qui par nature incombe à l’État » ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu (CE, Ass., 30 octobre 1996, Wajs et Monnier, n° 136071 et 142688). De même, l’arrêt Centre de détention de Joux-la-Ville (CE, 14 novembre 2018, n° 418788) a admis que la société délégataire du réseau de téléphonie fixe d’un établissement pénitentiaire ne pouvait inclure dans le montant de la redevance demandée aux détenus les frais engagés pour contrôler les communications téléphoniques, car ce contrôle se rattache « aux missions générales de police qui, par nature, incombent à l’État. Les dépenses auxquelles elles donnent lieu, qui ne sont pas exposées dans l’intérêt direct des détenus, ne sauraient dès lors être financées par le tarif des communications téléphoniques perçu auprès des usagers en contrepartie du service qui leur est rendu ». La redevance ne pouvait donc pas couvrir le montant des dépenses de police (il s’agit ici davantage du calcul de la redevance que de la légalité de son institution, même si l’on voit la parenté étroite des deux questions). L’idée du « par nature » était donc déjà présente dans la jurisprudence administrative, également pour sanctuariser une certaine unité entre service public et puissance publique, en l’espèce pour dénier au service public manifestant la puissance publique la possibilité d’être facturé à l’usager.
Dans un cas comme dans l’autre, il ne faut toutefois pas se dissimuler l’artifice démonstratif de cette invocation de la nature des choses. « Le « par nature » coupe court à tout débat, celui-ci est rendu impossible. Ce qui est « par nature » ne se discute pas puisque nous étant imposé par une sorte de « loi » étrange qui nous est extérieure (et par là étrangère). »[12] De telle sorte que l’idée du « par nature » ne justifie rien et ne motive pas vraiment la décision du juge.
D’un point de vue pratique, il est ainsi particulièrement difficile de savoir concrètement quelle mission relève « par nature » de l’État et, donc, dans quels cas l’instauration d’une redevance pour service rendu sera illégale. Cette première condition semble donc délicate à manier. On peut simplement constater, à la lecture de l’arrêt, que le juge ne tient pas compte du caractère obligatoire ou facultatif du service public. « Cela autorise à penser que cette donnée est indifférente pour déterminer si une prestation relève ou non d’une mission incombant par nature à l’État ; autrement dit, qu’une activité de service public administratif obligatoire ne relève pas de jure d’une telle mission. »[13] Mais cette précision, sans être dénuée d’intérêt, reste tout de même peu éclairante.
Il nous semble que, à cette idée de missions « par nature », aurait pu être préférée celle de compétences exorbitantes, déjà évoquée. Nous avons défini une compétence exorbitante comme celle qui donne à son titulaire « la faculté de faire un acte qu’un particulier ne peut faire. Une compétence est une habilitation juridique à agir, c’est-à-dire à accomplir certains actes : la faculté de faire un acte juridique ou matériel – exorbitant ou non d’ailleurs – résulte d’une telle habilitation juridique. Une compétence peut ainsi permettre à son titulaire d’accomplir des actes (juridiques ou matériels) exorbitants, que ne peuvent réaliser les particuliers. Si tel est le cas, on se trouve en présence d’un pouvoir d’action juridique exorbitant et, donc, de la puissance publique. »[14] Traduction de la puissance publique, la compétence exorbitante est une notion éminemment relative : elle est celle qui, à un moment donné, permet de faire des actes étrangers à ceux qui sont au pouvoir des particuliers. Que ce qui est au pouvoir des particuliers vienne à changer et la compétence perdra son exorbitance et, en conséquence, ne véhiculera plus la puissance publique. Aussi la compétence exorbitante « ne désigne pas une compétence qui appartiendrait par nature à l’État, mais une compétence qui, à un moment donné et en un pays défini, est détenue et exercée par l’État »[15]. On voit ainsi l’opposition qui existe entre cette notion de compétence exorbitante, relative, et l’idée de mission relevant « par nature » de l’État, laquelle relève plutôt d’une motivation péremptoire que d’une démonstration juridique rigoureuse.
Notre cas d’espèce atteste, nous semble-t-il, de la pertinence de la notion de compétence exorbitante. Revenons au raisonnement du Conseil d’État. Celui-ci indique que les entreprises ferroviaires peuvent prendre directement en charge ce contrôle si elles le souhaitent, ce qui les exonère alors du paiement de la redevance pour service rendu. En conséquence, puisque les entreprises peuvent prendre elles-mêmes en charge le contrôle de sécurité en cause ou solliciter des entreprises de sécurité privée pour le réaliser, la redevance litigieuse doit être regardée comme finançant des opérations qui ne relèvent pas de missions qui incombent « par nature » à l’État (point 7). Le juge s’appuie bel et bien sur une comparaison des activités de l’État avec celles des particuliers pour établir que la mission n’est pas de celle qui relève « par nature » de l’État. Mais on voit bien qu’il suffirait d’un changement de réglementation pour que cette mission ne soit plus liée « par nature » à l’État. L’idée de nature des choses est donc inappropriée, philosophiquement pourrait-on dire, puisqu’elle exclut la contingence et induit au contraire une propriété congénitale. C’est pourquoi l’idée de compétence exorbitante, telle que nous l’avons définie, explique mieux l’analyse qu’opère le juge in concreto quant au caractère de l’activité exercée et permet surtout de la lier à la notion de puissance publique qui justifie l’application du droit public. Comme le souligne Guillaume Odinet, qui après avoir été rapporteur public sur l’affaire s’en fait commentateur, « l’expression « par nature » vis[e] moins, selon nous, à cibler le cœur immuable des missions de l’État (défense, justice, répression, ordre public, etc.) qu’à souligner le rattachement direct à l’action de la puissance publique. »[16]
Il nous semble donc que, pour établir la légalité d’une redevance, le Conseil d’État aurait pu se référer à l’idée de « compétence exorbitante » (ou à un autre terme véhiculant la même idée), plutôt qu’à celle de mission relevant « par nature » de l’État, qui ne dit pas grand-chose et répond mal à l’analyse qu’il effectue. Ce changement de terminologie aurait permis d’indiquer que la redevance pour service rendu est inenvisageable pour les activités que les particuliers ne peuvent effectuer eux-mêmes et que seule la puissance publique peut réaliser, mais qu’elle est au contraire possible pour les activités pouvant être mises en œuvre par les entreprises, comme en témoigne l’application de cette règle en l’espèce.
L’arrêt pose une deuxième condition à la création d’une redevance, qui soulève moins de difficultés théoriques.
B. La redevance, contrepartie du service rendu
La deuxième condition d’institution d’une redevance pour service rendu est que celle-ci « trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés » (point 6).
Rappelons qu’une redevance se définit comme une somme « demandée à des usagers en vue de couvrir les charges d’un service public déterminé ou les frais d’entretien d’un ouvrage public, et qui trouve sa contrepartie directe dans les prestations fournies par le service ou dans l’utilisation de l’ouvrage. » (CE, ass., 21 novembre 1958, Syndicat national des transporteurs aériens (SNTA), n° 30693) La redevance comprend ainsi trois critères : 1° elle est versée par l’usager ; 2° elle permet de couvrir les charges inhérentes au service public ou à l’ouvrage public[17] ; 3° elle constitue la contrepartie de l’avantage procuré à l’usager par les prestations du service ou par l’utilisation de l’ouvrage.
Pour nous en tenir à la redevance pour service rendu (en excluant la redevance domaniale), elle apparaît comme la contrepartie d’un service : il faut qu’il y ait un service effectivement rendu à l’usager, et dont la redevance est la contrepartie, sans quoi son institution est illégale (CE, sect., 10 février 1995, Chambre syndicale du transport aérien, n° 148035) ; en l’absence de contrepartie, seule une taxe peut être instituée (CE, 5 octobre 2020, SA Le Nickel, n° 423928).
En l’espèce, la redevance est la contrepartie de prestations de contrôle, de surveillance et de gardiennage des trains de marchandises stationnés sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun. Ce service fourni par RFF jusqu’en 2014 comprend notamment la détection de la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains. Le Conseil d’État prend soin de rappeler que, en vertu des accords internationaux avec le Royaume-Uni, ces contrôles sont obligatoires pour l’accès des trains de marchandises au tunnel sous la Manche, même si les entreprises peuvent les assurer elles-mêmes. Il en déduit que la redevance est légale, car elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue aux entreprises (usagers du service) qui veulent faire circuler des trains de marchandises dans le tunnel sous la Manche. La Cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en jugeant que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance.
Puisque les charges supportées par l’usager doivent lui être effectivement retournées sous forme de service rendu, il ne doit pas supporter de charges qui bénéficieraient, en fin de compte, à d’autres, notamment aux contribuables : c’est la notion de contrepartie réelle du service rendu.
Traditionnellement, étaient ainsi distinguées les activités du service public ayant « essentiellement pour objet un intérêt général » (CE, sect., 22 décembre 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux, n° 97730) et celles visant d’abord l’avantage des usagers. « Si le service vise essentiellement l’intérêt général, son coût devra être supporté par la collectivité publique ; dans le cas contraire, s’il vise essentiellement l’intérêt d’une personne ou d’une entreprise, il pourra être financé par une redevance pour service rendu. »[18] La redevance doit peser sur l’usager qui va bénéficier individuellement du service qui est la contrepartie de la redevance acquittée. Dans l’arrêt Syndicat national des transporteurs aériens (CE, 13 novembre 1987, n° 57652) par exemple, il était question d’une redevance pour atténuation des nuisances phoniques imposée aux compagnies aériennes. Or, cette redevance avait « essentiellement pour objet la protection des populations riveraines ». Dès lors, malgré la nécessité d’atténuer ces nuisances pour les riverains, la redevance était irrégulièrement adoptée par le pouvoir réglementaire, car elle n’était « la contrepartie d’aucune prestation servie par l’exploitant d’aérodrome aux exploitants d’aéronefs », mais remplissant un but d’intérêt général ; elle ne pouvait être qu’une taxe et ne pouvait donc résulter que de la loi.
En disant que la redevance doit trouver sa contrepartie directe dans une prestation rendue à des « usagers déterminés », l’arrêt ne rompt pas avec la jurisprudence antérieure mais n’en épouse pas exactement les contours. Comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions précitées, si la redevance ne peut toujours être instituée que lorsque le service bénéficie effectivement à un usager précis, il n’est plus nécessaire de s’interroger sur le point de savoir si le service sert prioritairement l’intérêt général ou l’intérêt de l’usager. La redevance peut être légalement instituée dès lors que la « prestation [est] rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Même si la prestation sert l’intérêt général, ce qui est d’ailleurs le but de tout service public, une redevance peut être instituée si l’usager retire un bénéfice individuel de cette prestation. Il n’est plus utile de se demander quel intérêt sert prioritairement le service public, tant cette question pouvait s’avérer indécidable. La formule de notre arrêt a aussi le mérite de « souligner que la contrepartie de l’usager ne peut résider simplement dans le fait qu’il tire un bénéfice diffus, au même titre qu’un nombre indéterminé de personnes, de la satisfaction de l’intérêt général. En d’autres termes, l’usager doit trouver dans le service qui lui est rendu un bénéfice qui soit distinct de cette satisfaction de l’intérêt général et qui lui soit propre, c’est-à-dire dont il soit le consommateur individuel. »[19]
Mais cette formule présente encore l’avantage d’englober aussi bien les usagers du SPIC que ceux du SPA lorsque ceux-ci peuvent être astreints au paiement d’une redevance, notamment lorsque le SPA dont ils bénéficient est facultatif ou offre des prestations supplémentaires individualisables (CE, 19 février 1988, SARL Pore Gestion, n° 49338).
C’est pourquoi les deux critères (activité ne revenant pas par nature à l’État et individualisation du bénéficiaire du service) doivent être lus en parallèle : si le second critère paraît ouvrir de nouvelle possibilité de tarification des services publics, le premier limite cette faculté aux services d’une certaine nature.
De ce principe de liaison entre la redevance et le service rendu, il résulte – mais c’est alors la question du montant de la redevance qui se pose, non plus celle de son institution – que le montant de la redevance doit être proportionnée au service rendu (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229), puisque les tarifs des SPIC, « qui servent de base à la détermination des redevances demandées aux usagers en vue de couvrir les charges du service, doivent trouver leur contrepartie directe dans le service rendu aux usagers » (CE, 31 juillet 2009, Ville de Grenoble, n° 296964 ; Cass., 1e civ., 8 novembre 2017, n° 16-18.859). Il reviendra en l’espèce à la société Euro Cargo Rail de contester le montant de la redevance instituée devant le juge administratif si elle s’y croit fondée et de saisir le juge judiciaire pour contester l’application individuelle qui lui est faite de cette grille tarifaire.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 379
[1] « Le financement du service public peut être défini comme l’opération juridique qui, sous le contrôle d’une collectivité publique, lui procure soit immédiatement des ressources en argent, soit lui procure des facilités en en atténuant les charges directes et indirectes des contraintes particulières d’intérêt général qui lui sont assignées. » (Louis Bahougne, Le financement du service public, LGDJ-Lextenso, coll. Bibliothèque de droit public, t. 289, 2015, p. 30-31)
[2] Jean Sirinelli, « Les recours des usagers contre les gestionnaires de services publics », Dr. Adm., 2012, étude 1.
[3] Henri Bouillon, Recherche sur la définition du droit public, IRJS, coll. Bibliothèque des thèses, 2018, pp. 317-324.
[5] Guillaume Odinet, « Clarification des conditions d’institution d’une redevance pour service rendu. Conclusions sur CE, 28 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 129.
[6] Sébastien Jeannard, « Redevances pour service rendu et compétences juridictionnelles », RFFP, 2012, p. 81.
[8] Romain Bony-Cisternes, « Redevance des établissements publics industriels et commerciaux : quelles conditions pour sa mise en place ? », AJCT, 2019, p. 100.
[9] Paul Matter, « Conclusions sur TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain », Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, Hervé de Gaudemar et David Mongoin (dir.), LGDJ-Lextenso, 2015, vol. 1, p. 659.
[10] Sandrine Garceries, L’élaboration d’une notion juridique de service public industriel et commercial. Retour sur un instrument de la mise en œuvre d’une séparation du « politique » et de l’ »économique » en droit administratif français, thèse, Cergy-Pontoise, Patrice Chrétien (dir.), 2010, p. 520 et 521.
[11] Sabine Boussard, « L’éclatement des catégories de service public et la résurgence du « service public par nature » », RFDA, 2008, n° 1, p. 43.
[12] Jean-Marie Pontier, « Présentation générale : le mystère des faits », Les faits en droit administratif, Jean-Marie Pontier et Emmanuel Roux (dir.), PUAM, 2010, p. 48.
[13] Frédéric Alhama, « Les activités de service public insusceptibles d’être tarifiées », AJDA, 2019, p. 595.
[16] Guillaume Odinet, « Ce qui est facturable et ce qui ne l’est pas », Dr. adm., 2019, n° 9, comm. 9, p. 46.
[17] « Il y a redevance, et non pas taxe, que pour autant que la somme exigée n’incorpore pas des éléments qui n’auraient pas pour objet de couvrir les charges d’un service ou les frais d’établissement et d’entretien d’un ouvrage public. » (CE, Redevances pour service rendu et redevances pour occupation du domaine public, DF, 2002, p. 18-19)
[18] Julien Mouchette, « Téléphoner en prison : le coût du contrôle des communications incombe à l’État. Note sous CE, 14 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 475.
Il ne saurait être question, dans le cadre de cette chronique, de revenir en détails sur la « fabuleuse histoire du service public »[1], à laquelle le JDA a déjà consacré un article approfondi[2]. Tout au plus rappellera-t-on que celle-ci est marquée par une éclipse législative – mais non jurisprudentielle, le Conseil d’État ayant continué d’utiliser l’expression pendant cette période – de quelques années. La loi HPST du 21 juillet 2009 avait, en effet, supprimé toute référence à la notion dans le code de la santé publique, avant que celle-ci n’y fasse un retour triomphal suite à la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
Mais, pour risquer une comparaison avec une pratique très en vogue dans l’univers des séries télévisées, il s’agit davantage d’un reboot, autrement dit d’une nouvelle version, que d’une recréation de l’originale[3]. Alors que la loi Boulin du 31 décembre 1970 privilégiait une approche fonctionnelle du service public hospitalier, celui-ci se définit désormais davantage par un ensemble d’obligations que par une liste de missions spécifiques. En cela, le secteur de la santé n’échappe pas au mouvement fort bien décrit et analysé par Salim Ziani dans sa thèse qui voit progressivement, sous l’influence du droit de l’Union, le service public remplacé par la référence aux obligations de service public[4].
De fait, l’article L.6112-1 du code de la santé publique dispose que le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé, auxquelles s’ajoute uniquement l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L.6112-2. Ce dernier comporte ainsi une longue énumération dont émerge nettement la garantie, au bénéfice des personnes prises en charge par les établissements de santé assurant le service public hospitalier, de l’absence de facturation de dépassements des tarifs conventionnels, qui semble en constituer le principal marqueur[5].
Ce bref rappel de la notion étant fait, il est maintenant temps d’examiner, sans prétention à l’exhaustivité, plusieurs éléments d’actualité récente tenant à son régime juridique.
I. Les accommodements avec les obligations du service public hospitalier
Comme indiqué précédemment, l’approche fonctionnelle privilégiée lors de la refondation du service public hospitalier en 2016 repose sur la définition d’un « bloc d’obligations »[6] considérées comme les sujétions propres à ce dernier. Mais le service public hospitalier ainsi envisagé ne se limite aux établissements publics de santé ou aux hôpitaux des armées, qui l’assurent de manière automatique. Il est, en effet, ouvert à tous les établissements privés qui peuvent être habilités, selon des modalités détaillées à l’article L.6112-3 du code de la santé publique, lorsque ces derniers s’engagent à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions prévues à l’article L.6112-2 du même code. Dès lors que celles-ci imposent notamment le respect des tarifs conventionnels, l’habilitation des établissements privés lucratifs est cependant demeurée théorique. Le service public hospitalier n’englobe donc, pour l’essentiel, que les établissements publics de santé et les hôpitaux militaires (par nature) et une grande partie des établissements privés à but non lucratif (par habilitation)[7]. Néanmoins, au sein même de cet ensemble, le bloc d’obligations apparaît moins compact qu’annoncé et comporte deux fissures, récemment confortées, qui constituent autant d’accommodements avec les garanties en principe opposables aux établissements s’agissant de l’absence de dépassements d’honoraires.
La première brèche, et la plus importante, concerne l’activité libérale des praticiens hospitaliers au sein des établissements publics de santé. Sans s’arrêter longuement sur ce dispositif, rappelons simplement qu’il a accompagné la création, en 1958, du temps plein hospitalier dans l’objectif affiché de garantir l’attractivité des carrières. A ce titre, les praticiens hospitaliers, initialement à temps plein[8], sont autorisés à exercer une activité libérale, à la condition de respecter un certain nombre d’exigences, et notamment que la durée de celle-ci n’excède pas 20% de la durée de service hospitalier hebdomadaire à laquelle ils sont astreints[9]. Après une courte période de suppression suite à l’alternance de 1981, l’activité libérale a été réintroduite en 1987[10], sans avoir été remise en cause jusqu’à présent, même si son régime juridique a été modifié à plusieurs reprises afin d’en encadrer davantage la pratique. Bien que concernant un nombre limité de médecins[11], celle-ci est régulièrement critiquée, en particulier au regard de l’ampleur des dépassements d’honoraires appliqués dans ce cadre. Il faut dire que ces derniers peuvent parfois atteindre des niveaux importants, en moyenne plus élevés que dans le secteur privé[12].
Or la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a validé les dispositions précitées de l’article L.6112-2 du code de la santé publique à l’occasion de l’examen de la loi du 26 janvier 2016 interrogeait sur la compatibilité du maintien de ces dépassements avec le nouveau cadre du service public hospitalier imposant le respect des tarifs conventionnels. Celui-ci a, en effet, jugé que les dispositions qui prévoient l’absence de facturation de dépassements d’honoraires « s’appliquent identiquement à tous les établissements de santé publics ou privés assurant le service public hospitalier et aux professionnels de santé exerçant en leur sein », écartant de la sorte l’atteinte au principe d’égalité invoquée par les parlementaires à l’origine du recours[13]. Ce faisant, il paraissait s’éloigner de l’argumentaire du gouvernement qui, dans ses observations, estimait que le droit d’exercer une activité libérale constitue « un droit personnel (…), sans rapport avec l’obligation qui s’impose aux établissements publics de santé de proposer à tout patient la possibilité de se faire soigner sans dépassement d’honoraires ».
Une partie de la doctrine en a conclu à l’impossibilité de pratiquer une activité libérale en secteur 2 (« honoraires libres »)[14]. Cette conséquence de la décision du Conseil constitutionnel, en tout point contraire aux intentions du gouvernement qui entendait, tout au plus, mieux réguler son exercice, a rapidement conduit ce dernier à réagir. A l’occasion d’une ordonnance de mise en cohérence, l’article L.6154-2 du code de la santé publique a ainsi été modifié afin de préciser que les dispositions réglementaires fixant les modalités d’exercice de cette activité peuvent, le cas échéant, déroger aux dispositions du 4° du I de l’article L.6112-2 du même code (à savoir le respect des tarifs conventionnels)[15].
Si ces nouvelles dispositions permettent de préserver la situation antérieure de certains praticiens hospitaliers en établissement public de santé, elles aboutissent néanmoins à créer une différence de situation entre ces derniers et les établissements privés qui, pour obtenir une habilitation au service public hospitalier, doivent avoir recours à des médecins conventionnés en secteur 1. Examinées par le Conseil constitutionnel à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par le Conseil d’État suite au refus d’habilitation opposé par un directeur général d’agence régionale de santé (ARS) à deux cliniques privées, elles ont néanmoins été déclarées conformes à la Constitution au prix d’un raisonnement qui peine à convaincre[16]. Accueillie fraîchement par la doctrine – le professeur Moquet-Anger observant férocement que « présidé par un ancien Premier ministre de François Mitterrand, le Conseil constitutionnel a renforcé le secteur d’activité libérale des praticiens hospitaliers que feux les abolitionnistes de 1982 avaient tant combattu »[17], – la décision du 21 juin 2019 souffre, en effet, de deux biais majeurs.
En premier lieu, afin d’écarter le grief invoqué d’une différence de traitement entre les patients des établissements publics de santé, le Conseil constitutionnel considère que, « lorsqu’ils exercent une activité libérale au sein de leur établissement, les praticiens des établissements publics de santé n’interviennent pas dans le cadre du service public hospitalier » (point 8). Or une telle affirmation s’avère, au mieux, réductrice et, le plus souvent, erronée. Le régime juridique de l’activité libérale à l’hôpital est en réalité bien plus complexe, ce qui n’est d’ailleurs pas sans soulever plusieurs difficultés[18]. Le patient n’est, en effet, placé dans une situation contractuelle de droit privé qu’à l’occasion de ses relations avec le seul médecin, ce qui ne pose pas de problème dans le cas d’une simple consultation externe. En revanche, pour les malades hospitalisés, l’exercice de l’activité libérale suppose une large mobilisation des moyens du service public hospitalier (personnel, prestations logistiques, locaux et matériel…) et son intrication avec ce dernier est donc bien plus étroite que le juge constitutionnel ne semble le penser. De même, dans l’hypothèse, fréquente eu égard à la pratique de l’activité libérale chez les chirurgiens, d’une intervention au bloc opératoire, le médecin anesthésiste, s’il n’exerce pas également dans le cadre d’une activité libérale, agit en tant que personnel hospitalier[19], au même titre que les autres professionnels (infirmiers anesthésistes, infirmiers de bloc opératoire…) qui concourent à la réalisation de l’acte. L’activité libérale ne chasse donc pas systématiquement le service public hospitalier.
En second lieu, le Conseil constitutionnel valide la différence de traitement entre établissements publics de santé et établissements privés habilités au service public hospitalier au prix d’une analyse tout aussi, voire plus, contestable. De manière classique et attendue, il commence, en effet, par rappeler que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différente de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Dans le cas d’espèce, le Conseil constitutionnel identifie bien une différence de situation à l’origine de cette différence de traitement. Sur ce point, il est exact que les praticiens hospitaliers à temps plein ont l’obligation statutaire de consacrer la totalité de leur activité professionnelle à leurs fonctions hospitalières et, le cas échéant, universitaires et que la possibilité d’exercer une activité libérale ne constitue qu’une exception limitée à cette exigence. A l’inverse, comme l’indique la décision, les médecins libéraux employés dans un établissement de santé privé assurant le service public hospitalier « n’ont pas nécessairement vocation à y consacrer l’intégralité de leur carrière » et peuvent donc cumuler celle-ci avec la pratique d’une activité libérale non soumise à interdiction des dépassements d’honoraires, en ville ou dans un autre type d’établissement.
La validation de la différence de traitement ainsi reconnue au regard de l’objet de la loi prête en revanche davantage le flanc à la critique. Après avoir exposé les conditions encadrant la pratique de l’activité libérale à l’hôpital, le Conseil constitutionnel juge, en effet, que celle-ci vise « à offrir, uniquement à titre accessoire, un complément de rémunération et de retraite aux praticiens statutaires à temps plein des établissements publics de santé » et que ce dernier permet « d’améliorer l’attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé » (point 10). Sans s’arrêter sur l’argument d’une qualité des soins qui ne serait pas garantie à l’hôpital sans l’activité libérale, déjà largement déconstruit par d’autres auteurs[20], force est de constater que les juges transforment subrepticement la question posée. Celle-ci ne portait pas, en effet, sur l’existence de l’activité libérale en elle-même, mais seulement sur la pratique des dépassements d’honoraires dans le cadre de celle-ci. En assimilant les deux, le Conseil constitutionnel travestit d’autant plus la réalité que moins de la moitié des praticiens exerçant une activité libérale appartiennent au secteur 2[21]. L’essentiel des développements est donc consacré à défendre le principe même de l’activité libérale, laquelle semble parfaitement à même d’offrir « un complément de rémunération et de retraite » aux médecins dans le respect des tarifs conventionnels, comme c’est le cas pour plus de la moitié de ceux qui y ont recours !
Certes, il paraissait sans doute politiquement compliqué de remettre en cause la pratique des dépassements d’honoraires. En tout cas, le gouvernement ne le souhaitait pas, pas plus qu’il n’entendait revenir sur le principe, érigé en totem, du respect absolu des tarifs conventionnels conditionnant l’habilitation d’un établissement privé au service public hospitalier. De fait, pour citer une fois encore Marie-Laure Moquet-Anger, « le Conseil constitutionnel a adopté une position qui garantit en même temps les deux objectifs ». Bien qu’acrobatique, elle permet donc la pérennité du secteur 2 à l’hôpital, dans le cadre de l’activité libérale. Jusqu’à présent, comme cela a déjà été indiqué, cette dernière ne concerne qu’un nombre limité de praticiens. La situation est cependant amenée à évoluer suite aux nouvelles dispositions issues de l’ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021[22] qui assouplit les conditions d’exercice de l’activité libérale. Celle-ci n’est notamment plus réservée aux praticiens hospitaliers à temps plein. Ces perspectives d’extension rendent d’autant plus problématique la persistance d’un ilot de liberté tarifaire au sein du service public hospitalier.
La seconde brèche correspond au particularisme de six établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) mais mérite néanmoins d’être signalée, ne serait-ce qu’en raison de développements législatifs récents sur le sujet. Dans la très grande majorité des ESPIC, les médecins sont salariés mais l’article L.6161-9 du code de la santé public prévoit la possibilité de recourir à des professionnels libéraux, sur autorisation du directeur général de l’ARS. Ces derniers sont alors rémunérés par l’établissement sur la base des tarifs conventionnels, minorés d’une redevance. Les dépassements d’honoraires sont donc en principe interdits, ce qui est conforme aux obligations sur service public hospitalier que les ESPIC assurent également.
Certains d’entre eux étaient toutefois liés par des contrats autorisant de tels dépassements, le plus souvent repris à leur compte à la suite de la fusion avec d’autres établissements. C’est pourquoi le IV de l’article 99 de la loi du 26 janvier 2016 accordait un délai de trois ans aux ESPIC concernés pour réaliser la mise en conformité de ces contrats avec les dispositions précitées, avec retrait de l’autorisation par le directeur général de l’ARS en cas de refus de la part du praticien. Ce délai n’a toutefois pas paru suffisant puisqu’à la date d’échéance, 6 établissements n’avaient toujours pas régularisé la situation d’environ 350 professionnels libéraux. Aussi, le II de l’article 57 de la loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoit un nouveau délai de régularisation de trois ans.
L’une des rares modifications introduites par le Sénat et acceptées par le gouvernement et l’Assemblée nationale lors de l’examen de la proposition de loi d’amélioration du système de santé par la confiance et la simplification donne désormais une base pérenne à cette dérogation, à l’origine transitoire[23]. A l’occasion des débats, le secrétaire d’État Adrien Taquet, qui suppléait le ministre de la santé, a ainsi tenté de concilier le souhait réaffirmé de ne pas encourager cette pratique, afin de garantir l’accès aux soins, et le souci de ne pas mettre en difficulté les structures concernées « qui ont déjà du mal à recruter des médecins »[24]. L’argument de l’attractivité reste donc la principale justification apportée aux aménagements opérés par rapport aux obligations du service public hospitalier.
Néanmoins, cette exception, bien que relativement marginale, peut paraître juridiquement fragile. Dans son avis sur le projet de loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, le Conseil d’État appelait, en effet, l’attention du gouvernement sur la nécessité de maintenir un caractère temporaire à la dérogation[25]. On imagine cependant mal le Conseil constitutionnel avoir laissé passer le chameau de l’activité libérale à l’hôpital pour filtrer ensuite le moustique des dépassements d’honoraires de quelques centaines de médecins en ESPIC[26]…
II. Exercice du service public hospitalier et contrat administratif
Comme l’écrivaient récemment les responsables du centre de recherche et de diffusion juridiques du Conseil d’État dans leur chronique, « que le granite porphyroïde soit, depuis 1912, plus souvent évoqué dans les amphithéâtres des facultés de droit que dans les laboratoires de géologie atteste de la permanence des critères d’identification d’un contrat administratif »[27]. Sans reprendre ici tous les arrêts de principe bien connus, nous nous limiterons à rappeler qu’ils combinent un critère organique, tenant, en principe, à ce qu’une personne publique soit partie au contrat et un critère matériel portant sur le contenu (présence de clauses exorbitantes du droit commun), l’objet (l’exécution de travaux publics ou l’exécution même du service public) ou, parfois, le régime de ce dernier[28].
S’agissant des établissements publics de santé, qui seuls satisfont au critère organique sans avoir à rechercher si l’une des (rares) hypothèses de dérogation est remplie, la question de la qualification du contrat se pose en réalité peu souvent. La plupart des contrats conclus avec des personnes privées sont, en effet, administratifs par détermination de la loi, à l’image des contrats de commande publique (marchés publics ou concession) ou des contrats d’occupation privative du domaine public. S’agissant des contrats de recrutement, même si la mise à contribution des employeurs publics dans le cadre de la politique de lutte contre le chômage par le recours aux contrats aidés laisse subsister des contrats de droit privé[29], ceux-ci restent très minoritaires. De fait, conformément à la célèbre jurisprudence Berkani mettant un terme au critère subtil, voire byzantin, de la participation directe au service public, les personnels non statutaires des personnes morales de droit public travaillant pour le compte d’un service public administratif sont des agents de droit public quel que soit leur emploi[30]. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, les contractuels (hors emplois médicaux) représentaient, en 2019, 20,9% des effectifs de la fonction publique hospitalière, soit 248 000 personnes. Leur nombre a augmenté de +3,8% par rapport à 2018, tandis que celui de fonctionnaires continue de diminuer. Quant aux contrats aidés, ils ne concernent que 5 200 personnes, en forte baisse (-25,8%)[31].
Dans ces conditions, les occasions pour le juge administratif de se prononcer sur la nature des contrats passés par les hôpitaux dans le cadre de l’accomplissement du service public hospitalier ne sont pas si fréquentes. Quelques affaires lui ont néanmoins été soumises ces dernières années s’agissant, par exemple, du contrat par lequel un établissement met en relation, via son centre d’appel, un patient avec une société de transport sanitaire privé[32] ou de celui portant sur la mise à disposition de téléviseurs et de moyens de télécommunication aux personnes hospitalisées[33]. Plus récemment, le Conseil d’État a été amené à examiner la nature du contrat de participation à l’exercice des missions de service public (dénomination alors en vigueur) conclu avec un médecin dans le cadre des dispositions de l’article L.6146-2 du code de la santé publique, ce qui constitue, à notre connaissance, une première.
Depuis la loi HPST du 21 juillet 2009, cet article autorise le directeur d’un établissement public de santé à admettre des médecins, sages-femmes et odontologistes exerçant à titre libéral, autres que les praticiens statutaires, à participer à l’exercice des missions de l’établissement. Leurs honoraires, qui doivent respecter les tarifs conventionnels, sont à la charge de ce dernier, minorés, le cas échéant, d’une redevance. Enfin, un contrat, conclu entre le professionnel et l’établissement de santé et soumis à l’approbation du directeur général de l’ARS, fixe les conditions et modalités de leur participation et assure le respect des garanties mentionnées à l’article L. 6112-3 du code de la santé publique, décrites précédemment[34].
En l’espèce, le centre hospitalier de Digne les Bains a conclu un contrat de participation à l’exercice des missions de service public avec un médecin radiologue, pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012. Par décision du 21 janvier 2014, le directeur de l’établissement a résilié ce contrat, décision que l’intéressé demande, sans succès, au tribunal administratif de Marseille, d’annuler. Par un arrêt du 17 avril 2018, la cour administrative d’appel (CAA) déclare n’y avoir pas lieu à statuer sur les conclusions tendant à une reprise des relations contractuelles[35], arrêt contre lequel le praticien se pourvoit en cassation.
Pour rejeter le recours et valider le raisonnement des juges d’appel, le Conseil d’État est donc conduit à se prononcer sur la nature du contrat mentionné à l’article L.6146-2[36]. Celui-ci rappelle que les dispositions en cause permettent la pratique par un professionnel de santé libéral d’une activité de soin au sein d’un établissement public de santé et la rémunération de cette dernière par des honoraires à la charge de l’hôpital, minorés d’une redevance en contrepartie de l’utilisation des moyens du service public hospitalier. La Haute juridiction examine également les exigences réglementaires opposables aux professionnels de santé, qui se limitent à renseigner un état mensuel déclaratif d’activité[37] et à s’engager à respecter un certain nombre de règles ou de documents généraux (recommandations de bonne pratique professionnelle établies par la Haute autorité de santé et les sociétés savantes, projet d’établissement…)[38]. Il en conclut ainsi qu’eu égard « à la nature des liens qu’établit un tel contrat entre l’établissement hospitalier et le professionnel de santé exerçant à titre libéral, sa passation n’a ni pour objet ni pour effet de conférer au praticien en question la qualité d’agent public ». Sans doute faut-il déduire de cette formulation l’absence d’un lien de subordination qui aurait entraîné la reconnaissance d’une telle qualité.
Le contrat visé à l’article L.6146-2 constitue donc bien un contrat administratif, ce qui n’était ni contesté, ni contestable au regard des critères rappelés plus haut, mais ne s’apparente pas à un contrat de recrutement d’un agent public. Cette conclusion semble parfaitement conforme aux intentions des parlementaires et du gouvernement qui, à l’occasion de la loi HPST, entendaient créer un dispositif unique permettant l’intervention de professionnels libéraux au sein des établissements publics de santé, en substitution du mécanisme antérieurement en vigueur dans les hôpitaux locaux et des anciennes « cliniques ouvertes ». Elle ne rompt pas non plus avec la jurisprudence qui s’appliquait à ces dernières. Le Tribunal des conflits avait, en effet, estimé que les examens ou traitements pratiqués par un radiologue dans le service radiologique de l’hôpital au profit d’un malade admis en clinique ouverte le sont en dehors de l’exercice des fonctions médicales hospitalières de ce spécialiste, même si les honoraires y afférents sont soumis par la réglementation à des règles de calcul et de reversement particulières. A ce titre, la juridiction judiciaire était seule compétente pour connaître d’une action en responsabilité formée par un malade admis en clinique ouverte contre le médecin[39].
Mais la qualification retenue, écartant celle de contrat de recrutement d’un agent public, produit surtout des conséquences contentieuses importantes que l’arrêt commenté vient utilement souligner. On sait, en effet, que ces contrats obéissent à un régime spécifique justifié, selon la célèbre formule du président Genevois, par le fait que « derrière le contrat, il y a souvent un statut qui se dessine »[40]. Ainsi, le Conseil d’État admet, de longue date, que ces agents puissent former un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de mesures d’exécution de leur contrat[41]. Il en va de même pour les tiers qui peuvent demander au juge pour l’excès de pouvoir l’annulation du contrat d’engagement d’un agent public depuis l’arrêt Ville de Lisieux[42], solution maintenue après les importantes modifications du contentieux de la légalité des contrats administratifs résultant de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne[43].
Dans la présente affaire, la CAA de Marseille n’a donc pas commis d’erreur de droit en jugeant que les conclusions du médecin devaient s’analyser non comme un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de la décision du directeur de résilier le contrat d’un agent public, mais comme tendant à la reprise des relations contractuelles. Le lecteur avisé aura immédiatement retenu la formulation issue de la célèbre jurisprudence Béziers II au terme de laquelle, si, en principe, les parties à un contrat administratif ne peuvent pas demander au juge l’annulation d’une mesure d’exécution de ce contrat, mais seulement une indemnisation du préjudice qu’une telle mesure leur a causé, elles peuvent, eu égard à la portée de celle-ci, former un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles[44]. Saisi de conclusions en ce sens, le juge du contrat doit notamment vérifier que cette reprise a encore un objet et prononcer un non-lieu à statuer lorsqu’il résulte de l’instruction que le terme stipulé du contrat est dépassé. Or, en l’espèce, le terme du contrat conclu pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012 avait expiré le 1er octobre 2017. C’est donc à bon droit que la CAA en a conclu qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la requête dont elle était saisie.
En définitive, même si les contentieux sur le sujet devraient rester rares compte tenu du faible nombre de contrats conclus sur le fondement de l’article L.6146-2 du code de la santé publique[45], l’arrêt du 29 juin 2020 illustre la diversité des contrats existant entre un établissement public de santé et les personnes physiques auxquelles il fait appel pour l’exécution du service public hospitalier : contrat de recrutement d’agent public (le plus souvent), contrat de droit privé (pour certains contrats aidés), et contrat administratif de prestation de services s’agissant des médecins libéraux qui n’ont pas la qualité d’agent public.
III. Le financement compensatoire du service public hospitalier
La référence aux obligations du service public, davantage qu’au service public, en matière de financement traduit le triomphe d’une approche compensatoire telle que promue par les textes européens, dans un environnement économique concurrentiel[46]. Les établissements de santé français, y compris publics, constituent, en effet, des entreprises en droit de l’Union et leur financement doit respecter un certain nombre d’exigences.
Sans entrer dans le détail[47], l’article 106-2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)[48] prévoit que les entreprises chargées de la gestion d’un service d’intérêt économique général (SIEG) sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de celles-ci ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Ainsi, la décision 2012/21/CE du 20 décembre 2011[49] énonce les conditions qu’une aide d’État attribuée sous la forme d’une compensation des obligations de service public pesant sur un SIEG doit remplir pour être considérée comme compatible avec l’article 106-2. Le cas des établissements de santé y est spécifiquement traité[50]. De fait, les aides qui leur sont attribuées sous la forme d’une compensation des obligations de service public disposent d’une présomption de compatibilité avec le traité, quel que soit leur montant, et ne sont donc pas soumises au contrôle a priori que constitue la notification préalable à la Commission. Elles doivent toutefois être accompagnées de la mise en place par chaque État d’un mécanisme de contrôle régulier, au minimum tous les 3 ans, pour s’assurer de l’absence de surcompensation, et respecter les exigences posées aux articles 4 et 5 de la décision. En substance, la gestion du SIEG doit avoir été confiée à l’entreprise concernée au moyen d’un mandat spécifiant notamment la nature et la durée des obligations ou encore les paramètres de calcul de la compensation. De plus, le montant de cette dernière ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts nets occasionnés par l’exécution des obligations de service public.
Ce cadre juridique apparaît désormais bien intégré par les pouvoirs publics français, comme l’illustrent les modalités retenues pour la mise en œuvre du nouveau dispositif de « reprise de dette »[51] de certains établissements de santé. La mesure a été initialement annoncée par Édouard Philippe en novembre 2019, avant le début de la crise sanitaire, alors que le gouvernement s’efforçait de canaliser les mouvements sociaux nés, au départ, dans certains services d’urgence et qui menaçaient de prendre de l’ampleur. Elle est reprise dans les conclusions du « Ségur de la santé », en juillet 2020, et incluse dans le plan de relance de 19 milliards d’euros des investissements en santé. Environ les deux-tiers de cette somme (13 milliards) correspond, en effet, à la reprise de dette des établissements participants au service public hospitalier afin, selon le dossier de presse, de « leur redonner les marges financières nécessaires à l’investissement du quotidien et améliorer les conditions de travail (pose de rails d’hôpital, achat de petit matériel…) »[52]. Le montage financier a ensuite été précisé par la loi du 7 août 2020 qui met à la somme en question à la charge de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES)[53]. Sans détailler le circuit, qui ne nous intéresse pas directement ici, ces 13 milliards d’euros ne sont donc pas financés par l’État ou par l’assurance maladie (qui sert uniquement d’intermédiaire), mais immédiatement convertis en dette sociale future. Enfin, l’article 50 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 fixe les règles permettant la mise en place opérationnelle de cette reprise de dette, tout en manifestant une certaine ambiguïté sur les finalités du dispositif, sur lesquelles il conviendra de revenir[54].
Dès l’examen du projet de loi relatif à la dette sociale et à l’autonomie, le Conseil d’État avait attiré l’attention du gouvernement sur l’utilité d’informer, au plus tôt, la Commission européenne des dispositions organisant le financement et le versement de cette dotation aux établissements de santé[55]. De fait, les travaux préparatoires démontrent la volonté de respecter le cadre applicable aux aides d’État destinées à compenser les obligations de service public, ce que le mécanisme adopté exprime très nettement.
En premier lieu, contrairement à ce qui avait imaginé à l’automne 2019, le nouveau dispositif n’est pas réservé aux établissements publics de santé. Le I de l’article 50 de la LFSS pour 2021 indique ainsi que ce dernier est destiné à « concourir à la compensation des charges nécessaires à la continuité, la qualité et la sécurité du service public hospitalier et à la transformation de celui-ci ». Bien que le terme d’obligations n’y figure pas, l’idée est bien de mettre en place une forme de compensation des charges pesant spécifiquement sur les établissements assurant le service public hospitalier. Un certain nombre d’établissements privés (notamment ESPIC) y auront donc accès. Il est évident qu’un choix différent, conditionnant le versement de l’aide à la nature juridique des établissements et non aux sujétions particulières qu’ils supportent, aurait été contraire aux règles européennes.
En deuxième lieu, le dispositif se réfère expressément à la notion de mandat, dont la jurisprudence a souligné l’importance[56]. Le versement de la dotation est, en effet, soumis à la conclusion d’un contrat avec l’ARS avant le 31 décembre 2021. Ces contrats, signés pour une durée maximale de dix ans, précisent en particulier « le mandat confié à l’établissement, notamment en matière de désendettement, d’investissement, d’amélioration de la situation financière et de transformation », ainsi que les charges dont le financement est assuré par cette dotation[57]. L’arrêté du 27 juillet 2021 fixe le modèle type de ce contrat « de soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier »[58].
En troisième lieu, les paramètres de calcul de cette dernière sont partiellement détaillés par le texte législatif. La rédaction définitive, qui a sensiblement varié au cours de l’examen parlementaire, indique qu’il est tenu compte des ratios d’analyse financière et des marges nécessaires à l’investissement, sans que ces critères soient limitatifs[59]. Le décret n°2021-868 du 30 juin 2021 et l’instruction du 21 juillet 2021[60] ont précisé les paramètres en question ainsi que les modalités de calcul du montant des dotations.
Enfin, les contrats doivent comporter des indicateurs de suivi et préciser les modalités d’évaluation et de contrôle et le mécanisme de reprise des financements en cas de surcompensation des charges ou de non-respect des engagements[61]. De plus, une articulation est prévue avec les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) obligatoirement conclus par chaque établissement de santé. Lors du renouvellement de ces derniers, les ARS doivent, en effet, s’assurer qu’ils sont cohérents avec les engagements et les moyens fixés dans le contrat spécifique prévu à l’article 50 de la LFSS pour 2021.
Sans s’appesantir davantage sur la présentation du dispositif, les règles retenues semblent respectueuses des exigences du droit de l’Union qui encadrent aujourd’hui étroitement les conditions de financement du service public hospitalier. Elles ne lèvent toutefois pas une ambiguïté persistante sur les finalités de ce mécanisme, tiraillé en permanence entre objectif de désendettement et financement de nouveaux investissements, comme l’atteste la modification apportée par la LFSS pour 2021 à la loi du 7 août 2020[62]. Au final, le gouvernement paraît avoir choisi…de ne pas choisir. La moitié de la somme de 13 milliards est, en effet, affectée à la restauration des capacités financières en sécurisant le financement d’investissements courants déjà prévus ou prévisibles par substitution du recours à l’emprunt, tandis que l’autre moitié est destinée au financement d’opérations d’investissements structurants dans le cadre de la nouvelle procédure d’instruction applicable en la matière[63].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 378
[1] Selon la formule de S. Boussard, « La fabuleuse histoire du service public hospitalier », RDSS, 2017, p.607.
[2] I. Poirot-Mazères, « Du service public hospitalier en ses contradictions », Journal du Droit Administratif, 2017, chronique Transformation(s) du Service Public, art. 198.
[3] En matière de séries, les échecs et les déceptions semblent d’ailleurs bien plus fréquents que les réussites. Il faut dire que Magnum sans moustache, ni chemise hawaïenne et Walker Texas Ranger sans Chuck Norris n’ont pas exactement la même saveur. Malgré cela, les chaînes télévisées et les plates-formes de streaming continuent d’annoncer régulièrement de nouveaux projets.
[4] S. Ziani, Du service public à l’obligation de service public, LGDJ, Bibl. de dr. publ., t.285, 2015 : « La notion d’obligation de service public, en se substituant peu à peu au concept de service public, transforme les modes de satisfaction de l’intérêt général en imposant le respect de procédés d’intervention limités, respectueux de l’équilibre du marché » (n°622).
[5] 4° du I de l’article L.6112-2 CSP. Pour davantage de précisions, nous nous permettons de renvoyer à V. Vioujas, « Les obligations du service public hospitalier : quelles spécificités ? », RDSS, 2017, p.644.
[6] La formule est utilisée dans l’étude d’impact du projet de loi et a été régulièrement reprise lors des débats parlementaires.
[7] Est volontairement laissée de côté ici l’hypothèse de l’association au service public hospitalier, prévue à l’article L.6112-5, qui ne concerne pas l’ensemble des activités d’un établissement de santé mais seulement la prise en charge des patients en situation d’urgence ou dans le cadre de la permanence des soins par un établissement privé non habilité (autorisé à exercer une activité de soins prenant en charge des patients en situation d’urgence).
[8] Comme on le verra plus loin, cette limite est appelée à évoluer.
[10] L. n°87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social.
[11] Le dernier rapport publié sur le sujet dénombrait seulement 10% des praticiens éligibles, soit 4 581 médecins (dont près d’un quart d’hospitalo-universitaires), D. Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, 2013, p.7.
[13] Cons. constit., 21 janv. 2016, n°2015-727 DC, Loi de modernisation de notre système de santé.
[14] J.-M. Lemoyne de Forges, « Où va la médecine libérale à l’hôpital public ? », AJDA, 2016, p.281 ; dans le même sens, D. Cristol, « Les habits neufs du service public hospitalier », RDSS, 2016, p.643.
[15] Modification issue de l’article 1er de l’ordonnance n°2017-31 du 12 janvier 2017 de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
[16] Cons. constit., 21 juin 2019, n° 2019-792 QPC, Clinique Saint-Cœur et autres.
[17] M.-L. Moquet-Anger, « Sur la conformité à la Constitution du droit à dépassement d’honoraires réservé à l’activité libérale à l’hôpital », RDSS, 2019, p.1043.
[18] J.-M. Auby, « Sur quelques problèmes juridiques posés par l’activité libérale des praticiens hospitaliers à temps plein dans les établissements publics », RGDM, 1999, n°1, p.9.
[19] Trib. confl., 19 févr. 1990, Hervé, n°02594 ; AJDA, 1990, p.556, obs. J. Moreau ; RFDA, 1990, p.457, concl. B. Stirn ; RDSS, 1991, p.242, obs. J.-M. De Forges.
[20] M.-L. Moquet-Anger, op. cit., qui le qualifie de « fallacieux et désobligeant ».
[22] Ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021 visant à favoriser l’attractivité des carrières médicales hospitalières.
[23] Article 21 de la loi n°2021-502 du 26 avril 2021 visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification. Le texte ajoute que « ces professionnels médicaux libéraux fixent et modulent le montant de leurs honoraires à des niveaux permettant l’accès aux soins des assurés sociaux et de leurs ayants droit », ce qui représente une contrainte relativement lâche…
[24] JO AN, Compte-rendu intégral des débats, 2ème séance du 18 mars 2021, p.2753.
[25] « Les trois années supplémentaires accordées doivent permettre de régler de manière définitive les difficultés rencontrées », avis du 7 févr. 2019, p.11.
[26] Selon la formule bien connue de J. Rivero, « Filtrer le moustique et laisser passer le chameau ? », AJDA, 1981, p.275.
[27] C. Malverti, C. Beaufils, « Contrats administratifs : les petits caractères », AJDA, 2021, p.734.
[28] Pour une présentation détaillée, B. Plessix, Droit administratif général, LexisNexis, 3ème éd., 2020, p.1274 et s.
[29] Ce que le Conseil constitutionnel a admis s’agissant des emplois d’avenir professeur en considérant qu’aucun principe de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce que le législateur prévoie que des personnes recrutées au titre de ces emplois participant à l’exécution du service public de l’Éducation nationale soient soumises à un régime juridique de droit privé, Cons. constit., 24 oct. 2012, n°2012-656 DC, Loi portant création des emplois d’avenir ; AJDA, 2013, p.119, note F. Melleray.
[30] Trib. confl., 25 mars 1996, Berkani c/CROUS de Lyon, n°3000 ; AJDA, 1996, p. 355, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; Dr. soc., 1996, p.735, obs. X. Prétot ; RFDA, 1996, p.819, concl. Ph. Martin.
[31] « En 2019, l’emploi augmente dans les trois versants de la fonction publique », INSEE première, 2021, n°1842.
[32] CE, 2 mai 2016, CHRU de Montpellier, n°381370 ; JCP A, 2017, 2063, note S. Harada : le contrat n’a pas pour objet de confier au cocontractant de la personne publique l’exécution même d’une mission de service public et ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun ; il ne s’agit donc pas d’un contrat administratif.
[33] CE, 7 mars 2014, CHU de Rouen, n°372897 ; AJDA, 2014, p.1497, note J. Hardy ; Dr. adm., 2014, comm. 32, obs. A. Sée : le contrat constitue une délégation de service public, et non pas un marché public.
[34] Le contenu du contrat, les modalités de calcul des honoraires ou encore les règles d’indemnisation de la participation à la permanence des soins sont décrits aux articles R.6146-17 à R.6146-24 du même code.
[39] Trib. confl., 19 mars 1979, Babsky, n°2111, Rec. CE, p.653. Sur le régime de responsabilité dans le cadre des anciennes cliniques ouvertes, v. ég. CE, sect., 4 juin 1965, Hôpital de Pont-à-Mousson, n°61367, Rec. CE, p.361.
[40] B. Genevois, conclusions sur CE, sect., 25 mai 1979, Rabut, n°06436 et 06437, Rec. CE, p.231. Plus proche de nous, v. E. Glaser, « La situation des agents publics contractuels – Conclusions sur CE, sect., 31 déc. 2008, M. Cavallo, n°283256 », RFDA, 2009, p.89 : « Ce qui est réellement contractuel dans le contrat d’un agent public est essentiellement interstitiel et, au fur et à mesure que les statuts se développent, cet espace se rétrécit ».
[41] CE, 9 juin 1948, Sieur Cousin, Rec. CE, p.254.
[42] CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux, n°149662 ; AJDA, 1998, p.969, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA, 1998, p.128, concl. J.-H. Stahl et p.139, note D. Pouyaud.
[43] CE, 2 févr. 2015, Commune d’Aix-en-Provence, n°373520 ; AJDA, 2015, p.990, note F. Melleray, qui confirme que le recours ouvert aux tiers contre un contrat de recrutement d’agent public est un recours pour excès de pouvoir.
[44] CE, sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806 ; AJDA, 2011, p.670, chron. A. Lallet ; JCP A, 2011, 2171, note F. Linditch ; RFDA, 2011, p.507, concl. E. Cortot-Boucher et p.518, note D. Pouyaud.
[45] Moins de 2 000 au 31 décembre 2018, v. « Les établissements de santé », Panorama de la DREES, 2020, p.39.
[46] V. à nouveau la thèse de S. Ziani, op. cit., spéc. n°92 et s. et n°622 et s.
[47] Nous avons analysé plus longuement ce dispositif dans V. Vioujas, « Le financement des hôpitaux face au droit européen de la concurrence » in Mélanges Clément, LEH, 2014, p.445.
[49] Décision 2012/21/UE du 20 déc. 2011 relative à l’application de l’article 106, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux aides d’État sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général (JOEU L 7, 11 janv. 2012, p.3). Ce texte fait partie du « paquet Almunia », qui se substitue au « paquet Monti-Kroes » adopté en 2005. Comme le fait remarquer S. Hennion, « la terminologie exprime de suite la légèreté de cette réglementation » (S. Hennion, « Service public de santé et droit européen », RDSS, 2013, p.45).
[50] « Les hôpitaux et les entreprises assurant des services sociaux, qui sont chargés de tâches d’intérêt économique général, présentent des spécificités qui doivent être prises en considération » (point 11 de la décision).
[51] Comme on va le voir, cette dénomination d’origine a été amenée à évoluer.
[52] Conclusions du Ségur de la santé, juill. 2020, mesure n°9.
[53] Loi n°2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie. La disposition figure au C du II du septies de l’article 4 de l’ordonnance n°96-50 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale.
[54] Loi n°2020-1576 du 14 déc. 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021.
[60] Instruction n°DGOS/ PF1/DSS/1A/2021/165 du 21 juill. 2021 relative aux crédits dédiés au soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier.
[61] 4° du III de l’article 50 de la LFSS pour 2021.
[62] Dans la loi du 7 août 2020, la dotation de 13 milliards d’euros était destinée à couvrir une partie des « échéances d’emprunts contractés par les établissements de santé relevant du service public hospitalier ». Le VII de l’article 50 de la LFSS pour 2021 corrige le texte sur ce point en affectant désormais celle-ci à « un soutien exceptionnel (…) au titre du désendettement pour favoriser les investissements dans les établissements de santé assurant le service public hospitalier ».
[63] Circulaire n°6250/SG du 10 mars 2021 relative à la relance de l’investissement dans le système de santé dans le cadre du Ségur de la santé et de France relance.
Le service public a retrouvé un nouvel éclat lors de la situation de pandémie liée au Covid-19, en raison de l’importance – souvent oubliée, parfois déniée – de sa nécessité pour la continuité de la vie nationale et le bien-être de la population. Notion recouvrant une réalité multiforme, le service public est caractérisé tant par les activités régaliennes que par les activités relevant de l’État Providence, ce que Pierre Bourdieu nommait respectivement la « main droite » et la « main gauche » de l’État[1], les poignées de main étant d’ailleurs fréquentes s’agissant ainsi de la discipline des usagers à l’œuvre dans les services publics[2]. Certes, à l’heure d’une inquiétude grandissante envers les reculs de l’État de droit libéral[3], s’interroger sur les droits des usagers de certains services publics peut sembler à tout le moins incongru à l’heure des renforcements des pouvoirs de l’administration dans le contexte de la sécurité sanitaire[4]…
Et pourtant, le droit régissant les rapports des usagers aux services publics bénéficie régulièrement d’avancées substantielles dans le sens de l’extension de leur protection. De telles garanties résultent souvent du législateur, ainsi du droit d’accès à la cantine scolaire publique[5] ; mais encore du juge constitutionnel qui a, par exemple, déduit du droit d’accueil des élèves des écoles maternelles et élémentaires publiques pendant le temps scolaire lors d’une grève des personnels de l’Éducation nationale la création d’un service public[6]. En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques. Autre source féconde, il convient enfin de mentionner les recommandations de la Défenseure des droits veillant à l’élargissement de la protection des usagers confrontés à des dysfonctionnements de certains services publics[7]. L’état du droit en la matière est éminemment plastique et résulte – par un effet d’alimentation réciproque – tant de décisions politiques, nationales ou locales, que de mobilisations de parents d’élèves en faveur de la non-fermeture de classe scolaire, de comités de défense de dessertes ferroviaires[8], ou du mouvement hétéroclite dit des Gilets jaunes, dans lequel la disparition des services publics de certains territoires est l’un des moteurs de la colère sociale[9]… Autant de surrections arendtiennes, faisant en sorte que « la révolte des faits contre le Code »[10] engendre du droit et bouscule les systématisations juridiques autour de la notion service public. La new public administration tente de faire feu de ce bois en sollicitant la participation de l’usager sommé de rejoindre un panel d’« usager-mystère » ou un atelier de co-construction d’une politique publique dans un dessein toutefois d’efficience budgétaire du service rendu. Les temps modernes du service public suivent désormais les chemins du recours à des start-up et à leurs outils de civic tech ou de social design. L’administration citoyenne cherche à légitimer – et donc à rendre incontestable – les modalités de mise en œuvre de l’intérêt général, nonobstant en dernier ressort la part irréductible d’imperium inhérente à tout pouvoir. Bien que tout à la fois convoqué, invoqué et fabriqué, l’administré reste mal cerné par le droit et demeure une légende du droit administratif, pour suivre la thèse de Camille Morio[11]. Autre légende tout aussi légitimante de l’action publique, l’usager n’en reste pas moins concerné par des catégories juridiques qui induisent son comportement et son anima sur la scène du droit. À la différence de L’homme qui tua Liberty Valence, « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », il s’agit dans cette contribution à repousser encore un peu plus les frontières de l’Ouest pour tenter de s’approcher des réalités de la Terre promise, de cet horizon où la notion de service public délivre une part de sa vérité…
Quoi qu’il en soit, et plus d’un siècle après Duguit, la notion de service public demeure au fondement du droit administratif, en tant qu’élément matriciel qui permet de définir d’autres notions cardinales comme l’appartenance d’un bien au régime de la domanialité publique, ou le caractère administratif d’un contrat lorsque ce dernier a trait à l’exécution même d’une mission de service public, voire qu’il en constitue une simple modalité d’exécution. Le service public est également au cœur de la transformation de l’action publique, justifiant, sous des atours modernes, la réforme de l’administration au nom de l’efficience de la dépense publique. Même le droit de l’Union européenne, pourfendeur de la gestion historique par des monopoles nationaux de services publics en réseaux, fait montre d’un certain assouplissement à l’application du droit de la concurrence en raison des missions relevant de l’intérêt général que le service public remplit sous diverses dénominations dans la plupart des États membres. Pour en revenir au droit positif interne, cette notion s’est déclinée sous les traits de la classique distinction entre « service public administratif » et « service industriel et commercial », dont l’acronyme SPA/SPIC appelle immanquablement – dans un réflexe quasi-pavlovien des étudiantes et étudiants des facultés de droit – celui d’USIA s’agissant des critères jurisprudentiels de départage en l’absence de base textuelle[12]. Il résulte de cette vénérable distinction un double régime juridique[13] en application duquel les usagers d’un service public industriel et commercial demeurent placés dans une situation contractuelle de droit privé, tandis que leurs homologues restent, à l’égard d’un service public administratif, dans une situation, pour ne pas dire une sujétion, légale et réglementaire, emportant conséquemment dévolution d’un litige à un ordre juridictionnel différent[14].
Le classicisme d’une telle position est de nature à rassurer les faiseurs de système, dans un environnement administratif de plus en plus brouillé. Mais il est des jalons qui, tels des cairns guidant le voyageur dans la brume, empêchent par leur vénération rassurante de s’affranchir de certaines sujétions. Or, la carte n’est pas le territoire et face à la tectonique de la vie sociale, les mutations en cours du droit public imposent de bouleverser nos représentations mentales parfois éculées du service public. En effet, le service public se trouve aujourd’hui contesté, si ce n’est confronté aux exigences, parfois même de manière ambivalente, du droit de la concurrence et voit ses propositions fondamentales réinterrogées, et en particulier la distinction SPA/SPIC considérablement affaiblie par l’émergence de la notion d’« opérateur économique », qui tend à reconfigurer si ce n’est à repenser l’ordonnancement juridique. Inversement, et plus favorablement, c’est aussi sous l’influence du droit de la concurrence que les personnes publiques peuvent désormais prendre en charge une activité économique dont l’intervention n’est plus strictement limitée à la carence de l’initiative privée dès lors qu’elle est justifiée par l’existence d’un intérêt local[15], remettant en cause la conception française de la liberté du commerce et de l’industrie en vertu de laquelle une activité commerciale demeure par principe réservée à l’initiative privée. Ces évolutions rendent malaisée l’appréhension et la compréhension d’une telle dualité de service public dont la justification doctrinale, du reste toujours plus ou moins confusément et liminalement questionnée, apparaît désormais et très perceptiblement remise en cause. D’autant que, en pratique, certains services publics administratifs se marchandisent et, nonobstant la contribution modeste acquittée par leurs usagers, développent une logique de boutique leur permettant de trouver des sources de financement annexes et désormais indispensables. Ce phénomène de spicisation du SPA ne concerne certes pas (encore) les services publics régaliens et gratuits (délivrance des actes de l’état civil par exemple), mais davantage diverses missions relevant de l’intérêt général à caractère facultatif, ces services publics du quotidien qui, mis en œuvre par les collectivités territoriales, demandent une participation financière sans pour autant reconnaître aux usagers une protection corrélative. Les usagers des piscines, des bibliothèques ou des conservatoires municipaux contribuent pour partie financièrement à leur utilisation tout en restant placés dans une situation légale et réglementaire. Ce sont ces services publics administratifs à caractère non gratuit pour lesquels il semble désormais judicieux de s’interroger quant à l’application du droit de la consommation à leurs usagers en vue d’une plus grande garantie de leurs droits, à l’instar de leurs homologues des services publics à caractère industriel et commercial.
En somme, cette évolution, par nature stative, du service public administratif pour lequel un écot est versé rend inachevée les interrogations entourant la justification de son régime juridique. Une telle solution, si elle possède le mérite de veiller au nécessaire maintien des exigences requises par l’existence d’un intérêt général, nous paraît pouvoir évoluer dès lors qu’elle ne prive pas de garantie les impératifs, notamment d’adaptabilité, qui s’attachent à l’exercice d’une mission de service public, tout comme la constitution de droits réels sur le domaine public a pu être entourée des précautions imposant le respect du principe de continuité du service public. C’est une nouvelle épistémologie du droit qui nous semble ainsi pouvoir être convoquée. Par ailleurs, et à bien des égards concernant en particulier le droit de la responsabilité administrative, un tel changement s’avèrerait vecteur d’une amélioration du sort des usagers dont l’indemnisation notamment apparaît souvent comme le parent pauvre du droit administratif.
Aussi est-il permis de se demander si un tel régime demeure encore adapté à la réalité de certaines relations établies entre l’administration et les usagers (I) et, dans la négative, si l’application corrélative du droit de la consommation à une telle situation ne serait pas de nature à offrir de meilleures garanties à ces derniers (II).
I. Pour un aggiornamento de la distinction SPA/SPIC : services non marchands collectifs et services marchands individualisables
Le maintien d’une telle situation réglementaire des usagers de certains services publics administratifs mérite d’être réinterrogé dans ses assises non seulement sociologiques, voire psychologiques, mais encore économiques et bien sûr juridiques.
A. L’attractivité du droit de la consommation
Le droit de la consommation a irrigué le principe de légalité administrative par une décision de Section en date du 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, le Conseil d’État estimant que la législation sur les clauses abusives s’applique à un contrat relatif à la distribution d’eau conclu entre un service public industriel et commercial et ses usagers[16]. Une telle position, constamment réaffirmée[17], donne sa pleine application à l’article L. 212-1 du Code de la consommation : dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. Pour rappel, le caractère abusif d’une clause au sens de ces dispositions s’apprécie non seulement au regard de cette clause elle-même, mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service. Ainsi, par exemple, une association de défense des consommateurs a soumis au contrôle du juge de l’excès de pouvoir la légalité de la décision du Syndicat des transports parisiens – désormais Île-de-France Mobilités – fixant le tarif des lignes ferroviaires de la RATP et de la SNCF. Le Conseil d’État a jugé que la mesure visant à coordonner les tarifs entre les deux exploitants et les zones desservies par un ticket unique ne saurait être assimilée à une vente liée, prohibée par lesdites dispositions du Code de la consommation[18]. Désormais, « le droit de la consommation intervient en complément du droit administratif et s’adapte aux nécessités du service ; les deux droits s’interpénètrent pour renforcer le statut mixte, à la fois contractuel et réglementaire, de l’usager des services publics industriels et commerciaux »[19]. Un tel statut ne pourrait-il pas s’appliquer à l’usager des services publics administratifs à caractère payant ?
L’argumentation mérite d’être soulevée qui, débordant très largement en fait et surtout en droit le cadre strict dans lequel elle est développée, a vocation à s’étendre à notre sens aux usagers d’un SPA payant. En premier lieu, l’adoption de cette solution suppose vérifiée la relation entre un professionnel et un non-professionnel ou un consommateur, établie entre l’administration et les usagers. Mais, et sitôt admise, on peine à comprendre en quoi une telle construction serait ainsi réservée aux seuls usagers des SPIC. En réalité, une telle restriction n’apparaît pas justifiée et semble tout au contraire mise à mal par une certaine réalité sociologique qui plaiderait même pour une assimilation de l’usager quel qu’il soit à un consommateur[20]. Les mots ne sont pas neutres en ce qu’ils sont toujours investis d’une certaine représentation du réel que l’on souhaite à la fois façonner et imposer, la dénégation du consommateur renvoie in fine à une perception verticale et unilatérale des relations entre l’administration et le public qui semble à contre-courant de sa physionomie actuelle et de la dilatation de la société consumériste d’aujourd’hui[21]. Elle ne semble pas avoir d’autre justification que de codifier une relation de sujétion en vertu de laquelle l’administration impose des obligations et des contraintes. Et la notion d’usager ainsi comprise reste subsumée sous la figure plus générale de l’administré[22], sujet docile et inactif en position d’extériorité et d’infériorité vis-à-vis de l’administration. Bras séculier de l’État et plus largement personnification des pouvoirs publics dont elle réfracte la légitimité tirée du suffrage universel, l’administration demeure installée dans une relation de surplomb vis-à-vis de la société. Le droit administratif en porte l’empreinte indélébile[23], alors même que sous l’effet des droits économiques et sociaux de toutes sortes, issus notamment de la troisième génération, et dont l’excroissance tend à reconfigurer les relations anciennes de dépendances ou de sujétions et à transformer les pouvoirs publics en pourvoyeurs ancillaires des besoins et aspirations des individus, l’administration prend désormais en charge de nombreuses prestations de biens et de services. En réalité, c’est bien à un processus inchoatif de privatisation de l’action publique et symétriquement de publicisation de la demande privée auquel nous assistons. Cette évolution n’est par ailleurs guère surprenante en ce qu’elle obéit à un aboutissement logique suffisamment mis en lumière pour qu’on ne s’attarde pas trop longtemps sur son élucidation[24]. La croissance de l’État providence est inscrite dans le déploiement de l’État libéral dont elle actualise les virtualités. Pour le dire autrement, c’est l’épanouissement des droits libertés qui donne corps et chair aux droits créances, lesquels loin d’être antinomiques comme le présentent souvent tout à la fois la vulgate néo-libérale et marxiste apparaissent au contraire complémentaires. Il y a ainsi une solidarité entre l’État libéral, qui consacre la naissance de l’individualisme démocratique, et l’État providence qui en réalise l’effectivité, entre la démocratie politique d’un côté et la démocratie sociale de l’autre. L’expression des libertés publiques est intrinsèquement un facteur de promotion de droits nouveaux qui appellent en retour la création de nouveaux services publics.
En regard de cette évolution, la dualité de service public apparaît désormais assez réductrice et n’épouse plus que très imparfaitement la réalité des situations que tisse l’extrême variété des prestations qu’offre l’administration aux usagers.
B. Le phénomène de spicisation du SPA
Si les services publics administratifs obligatoires et en principe gratuits ne sont pas concernés par ce mouvement de banalisation du droit applicable au service public, il n’en demeure pas moins que certains actes administratifs, instruments de puissance publique, sont contrôlés dans leurs effets et soumis de facto à une rationalité propre au droit commun, en particulier le respect du droit de la concurrence s’agissant des actes unilatéraux ayant un objet économique[25]. En somme, « l’espace juridique tout entier est en pleine restructuration. Le tracé de la vieille frontière entre le droit public et le droit privé devient méconnaissable »[26], et la mutation du droit administratif s’accélérant sous la pression du marché a rendu désuète la distinction entre certains services publics à caractère administratif et à caractère industriel et commercial. En effet, de manière impressionniste, les libertés économiques ont peu à peu affaibli une telle distinction. La liberté du commerce et de l’industrie, érigée en principe général du droit[27], s’est très vite imposée à tous les actes de l’administration et la plus haute juridiction administrative la place au panthéon des libertés publiques et fondamentales[28]. En conséquence, est illégal un décret qui limite l’accès à une profession qui n’a fait l’objet d’aucune limitation légale[29]. Surtout, le droit de la concurrence a considérablement érodé son principe même[30] en jugeant qu’il appartient indifféremment à l’administration de veiller au respect des articles 7, 8, 9 et 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Plus généralement, une personne publique doit respecter le droit de la concurrence, devant veiller à ce que ses décisions, lorsqu’elle réglemente, ou plus généralement ses actions, lorsqu’elle intervient dans le champ concurrentiel par différents biais notamment contractuels, ne perturbent pas le fonctionnement du marché. En clair, elle ne doit pas octroyer certains avantages économiques préférentiellement à d’autres opérateurs. Cette interdiction de principe est assurée notamment par la répression des abus de position dominante. On aperçoit les soubassements économiques qui sous-tendent une telle logique qui, dans le cas contraire, aurait considérablement amenuisé la portée des obligations dans la mesure où le domaine public en constituant le siège d’activités économiques peut potentiellement s’avérer le vecteur de distorsions concurrentielles. Le respect du droit de la concurrence implique désormais de veiller à un principe plus substantiel d’égale concurrence. Surtout, sous l’effet du droit de l’Union européenne est réputée économique toute activité de production de biens et de services sur un marché donné, indépendamment de la forme juridique de la structure en cause qui en assure la délivrance. Quant à la consécration du service d’intérêt économique général, dont le syntagme est assez révélateur et qui s’est construit sur le modèle du service public à la française, il a définitivement lié et scellé les noces du service du service public et de l’activité économique.
En somme, la constitution de blocs de compétence est de plus en plus remise en cause. Tout au contraire, au nom d’un principe d’égale concurrence, on voit mal comment le droit de la consommation ne pourrait pas faire irruption au sein des services publics administratifs qui constituent en réalité parfois, loin s’en faut, une activité économique. L’on songe notamment aux nombreuses prestations offertes dans le domaine sportif ou culturel. Du reste, une même activité gérée pour l’une en régie et pour l’autre de manière déléguée et susceptible de relever relève respectivement du régime du SPA et du SPIC, preuve s’il en fallait une que la nature du service s’avère ténue pour justifier une dualité de régime alors même que les personnes publiques imposeront souvent à ces dernières les mêmes obligations auxquelles elles s’astreignent sous la forme des fameuses obligations de service public qu’elles financent largement. En somme, une même activité aux caractéristiques sinon identiques, du moins similaires, relevant de deux régimes complètement distincts. On pourrait pousser plus loin les contradictions ou les incohérences en rappelant que, si tant est que cela soit encore nécessaire, à la suite de son arrêt inaugural précité, le Conseil d’État est juge de la légalité des clauses réglementaires d’un contrat à la législation sur les clauses abusives lorsqu’elles ressortissent à l’organisation d’un SPIC[31].
L’effacement de la distinction entre le service public administratif et le service public industriel et commercial sous l’effet d’une extension continue de la notion d’activité économique apparaît ainsi plus que jamais inéluctable et nous semble devoir laisser place à une nouvelle dichotomie bien plus pertinente et opératoire entre les services non marchands collectifs d’une part et les services marchands individualisables d’autre part, les premiers concernant des prestations régaliennes ou à forte utilité sociale, les seconds des prestations économiques, nonobstant la part même marginale de la contribution financière de l’usager. Le service public administratif payant est l’autre dénomination de cette dernière catégorie.
En définitive, un régime juridique plus contrasté nous paraît pouvoir être dégagé et à l’application duquel les droits des usagers sortiraient renforcés.
II. Vers une anamorphose du droit de la consommation en faveur de l’usager du service public administratif payant
Loin de constituer un épouvantail, le droit de la consommation appliqué au service marchand individualisable ou service public administratif payant pourrait permettre de mieux protéger l’usager consommateur de service public, enrichissant ainsi l’office du juge administratif. L’image du droit de la consommation n’est plus aussi déformée dans la représentation administrativiste, telle l’anamorphose du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein de 1533 dont le regard de côté laisse entrevoir sa véritable signification[32].
A. Le préalable de la reconnaissance de la qualité de « professionnel » du gestionnaire de service public administratif payant
Les personnes publiques peuvent-elle valablement être considérées comme un professionnel[33], en réunissent-elles les attributs, ne serait-ce que matériels ? Ce questionnement est essentiel car la notion de consommateur acquiert aussi, du moins en partie, sa pleine justification en regard, inversement, de celle de professionnel qui finalement la légitime. Cette qualification est déterminante qui entraîne ou non l’application de la législation sur les clauses abusives.
Le Code de la consommation en son article liminaire qualifie le professionnel comme toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité notamment commerciale[34]. Il s’ensuit que si l’on suppose acquise l’assimilation des services publics administratifs payants à des activités économiques, les personnes morales de droit public et les collectivités territoriales en particulier devraient être regardées comme des professionnels suivant l’indifférence du critère organique résidant dans le statut public ou privé de l’opérateur. Comme nous l’avons indiqué précédemment, une telle conclusion apparaît complètement congruente avec la conception tout à la fois fonctionnaliste et finaliste du droit européen[35] qui conduit à déduire la présence du « professionnel » de l’existence ou non d’une position d’infériorité ou de dépendance du consommateur à son égard.
De la sorte, et par extension, il est aussi coutume de définir le professionnel comme l’homme de l’art, ce qui suppose une activité exercée de manière habituelle de laquelle il découle une position d’expertise et de légitimité dans la confiance de laquelle se noue une relation commerciale avec un consommateur, indépendamment de sa qualité de personne physique ou morale, et de son statut privé ou public. La figure du professionnel se découvre par ailleurs des obligations qui pèsent sur les personnes publiques en termes de responsabilités et dont les exigences s’avèrent à peine moins accrues que celles susceptibles d’engager les obligations de réparer incombant aux personnes privées. Elles lui sont consubstantielles et se conjuguent pour renforcer la qualité d’expert centrale dans la détermination du professionnel.
Une telle évolution ne peut laisser intacte l’ancienne philosophie du droit à raison de la promotion progressive mais inéluctable de l’usager-consommateur du service public et du champ d’application toujours important des activités économiques. Le principe certes n’est pas encore formulé, mais l’idée y est déjà bel et bien présente et active, finissant à terme par instruire sourdement les représentations mentales susceptibles de façonner et, demain, de rénover les relations entre l’administration et ses usagers. Tout comme la promotion de l’usager et l’abandon ou la destitution corrélative de l’administré s’est accompagnée d’une rénovation des relations entre l’administration et le public, contemporaine de l’ascension du contrat[36], fondée sur davantage de réciprocité, la figure du consommateur et la reconnaissance des pouvoirs publics en tant que professionnel nous semblent ouvrir et consacrer un approfondissement de l’interpénétration du droit public et du droit privé.
Au plan juridique, la fourniture de biens et services via des télé-services doit sur la forme s’accompagner également, et pleinement, de sa reconnaissance en tant que contrats d’adhésion que les dispositions du Code de la consommation trouvent à saisir sous la diversité ou indépendamment de ces supports de manifestation. Il en est ainsi notamment des bons de commande, factures, bons de garantie, bordereaux ou bons de livraison, billets ou tickets, contenant des stipulations négociées librement ou non ou des références à des conditions générales préétablies. Cette nouvelle scène où se déploie une nouvelle relation juridique entre l’usager et le consommateur peut s’avérer être le lieu d’une sinon d’une transfiguration du moins d’une transformation du droit administratif incorporant désormais les grands principes qui gouvernent le droit des clauses abusives au bloc de légalité dans un nouveau pan du droit des services publics.
B. Pour en finir avec la situation légale et réglementaire de l’usager du service public administratif payant
Une telle évolution tirerait un trait sur des constructions jurisprudentielles peu satisfaisantes. Ainsi, s’agissant en particulier du service public de l’aide à domicile, le Conseil d’État a réaffirmé que l’usager du service public administratif demeure dans une situation légale et réglementaire, nonobstant la conclusion d’un contrat dit de séjour signé par l’usager et un centre communal d’action social (CCAS), établissement public à caractère administratif : « Considérant que la prise en charge d’une prestation d’aide à domicile par un centre communal d’action sociale, établissement public administratif en vertu des dispositions de l’article L. 123-6 du code de l’action sociale et des familles, a le caractère d’un service public administratif ; que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge », dans les conditions fixées par l’article L. 311-4 du même code ; que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public »[37]. Si la conclusion d’une telle convention a pour objet de responsabiliser l’usager, ledit contrat n’en est finalement pas un, écartant ainsi l’application du droit de la consommation et des clauses abusives. En somme, l’usager du service public administratif signe en l’espèce un contrat d’adhésion à caractère réglementaire. L’artifice juridique déployé – et incompréhensible pour le justiciable- plaide pour une simplification.
Dans le même ordre d’idée pour une amélioration des droits de l’usager payant, dans le cadre de l’exercice d’une mission de service public administratif, la mise en cause de l’administration pourrait ainsi être recherchée sur le terrain de la responsabilité sans faute, et en particulier pour rupture d’égalité devant la loi ou devant les charges publiques. En effet, le recours en responsabilité tendant à l’indemnisation ne peut prospérer que sur le terrain de la responsabilité sans faute qui réclame un préjudice anormal et spécial. Or, la spécialité fait défaut puisqu’un tel règlement vise tous les usagers. Pour rappel, expression de la volonté générale, notre tradition légicentriste a en effet longtemps placé le législateur au-dessus de toute responsabilité. L’administration ne sachant mal faire lorsqu’elle poursuit à bon droit un but légitime d’intérêt général, son action est ainsi exclusive de toute faute, laquelle demeure indispensable pour ouvrir droit à une action en réparation. Néanmoins, la jurisprudence administrative a très vite admis que des intérêts catégoriels puissent néanmoins en souffrir et que des personnes auxquelles la satisfaction de l’intérêt général a imposé des charges plus importantes puissent être indemnisées.[38] La solution était en germe et le commissaire du Gouvernement dans l’arrêt Couitéas d’exposer la justification « nomologique » d’un tel principe qui, comportant que les membres d’une collectivité sont tous solidaires notamment par le biais de l’impôt, la démonstration par un individu d’un préjudice rompant l’équilibre des charges et des profits de la vie commune crée à son profit un droit à un dédommagement imputable aux frais généraux de la société. La responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques venait d’entrer dans notre ordonnancement juridique. Le Conseil Constitutionnel l’élèvera plus tard au rang de principe[39].
Son champ d’application a par suite été étendu aux décisions infra-législatives et aux actes réglementaires[40]. Sa mise en œuvre exige cependant un préjudice anormal, c’est-à-dire d’une certaine gravité, et spécial, dit autrement un préjudice d’une certaine ampleur et limité à un nombre restreint de personnes. La responsabilité extracontractuelle sans faute constitue ainsi, et ici, le terrain d’élection privilégié des usagers d’un service public administratif qui souhaiteraient exciper d’un préjudice pour contester notamment la situation réglementaire, ou son évolution, dans laquelle ils sont placés. Or, en pareille circonstance, la démonstration des caractères du préjudice s’avère par définition être une gageure les usagers étant tous placés dans la même situation vis-à-vis du service de sorte à tout le moins que la spécialité du préjudice fait souvent défaut. Dans ses effets, un tel dispositif apparaît en réalité voisin d’un mécanisme sinon élusif du moins limitatif de responsabilité de l’administration puisqu’elle permet d’imposer sans réelle contrepartie des sujétions unilatérales et réglementaires. Elle trouve sa justification dans le principe d’adaptabilité du service public qui implique que l’administration puisse apporter des changements dans la consistance des prestations offerts aux usagers ou dans ses modalités d’exploitation ou d’organisation. Cette dimension héraclitéenne est de l’essence même du service public qui doit pouvoir évoluer face aux mutations technologiques et techniques ainsi qu’aux nouvelles demandes sociétales, l’intérêt général qu’il vise et qu’il est sensé satisfaire étant une notion contingente, évolutive et relative. Dans ces conditions, il est malaisé d’instituer l’usager en position de revendiquer un quelconque droit subjectif opposable à la volonté de l’administration de procéder aux modifications induites par les nécessités de service public. Elle est renforcée par le principe qui, comportant que l’usager ne saurait avoir droit au maintien d’un règlement, permet à l’autorité compétente de modifier toutes les fois qu’elle le juge nécessaire des dispositions réglementaires sous réserve notamment de l’égalité de traitement entre les usagers, du principe de redevance pour service rendu et de la non rétroactivité des nouvelles mesures appelées à entrer en vigueur.
Cela étant, dans la pratique, certaines sujétions entretiennent une relation plus ou moins distante avec une telle exigence et c’est dans cet espace, croyons-nous, qu’un nouveau continent juridique s’offre au droit des clauses abusives qui pourrait avantageusement trouver à s’appliquer toutes les fois que les nécessités du service ne seraient pas avérées. Nous croyons même qu’à court ou à moyen terme, cette solution offre une voie moyenne sinon alternative à la refonte ainsi qu’à la réorganisation de nos catégories juridiques de services publics autour de ce qui semble être les services d’intérêt économique général d’un côté et les services sociaux d’intérêt général, ces derniers recouvrant les activités liées à l’exercice de puissance publique, les activités purement sociales, ou encore les prestations d’enseignement public. En unifiant les droits des usagers sous un même principe résidant tout entier dans la reconnaissance ou non d’une activité économique, ce nouveau régime en gommerait les incohérences actuelles, les aspérités confuses tout en permettant d’en rationaliser la mise en œuvre et les limites par l’application d’un ensemble de règles de droit positif communes qui les fondent.
Aussi, de telles dispositions pourraient désormais être appréciées au visa de l’article L.212-1 du code de la consommation qui prévoit que « sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ». Sans remettre en cause les grandes règles et exigences qui gouvernent l’organisation et le fonctionnement du service public, une telle évolution traduirait une avancée notable pour les droits des usagers.
En guise de conclusion, à l’heure où le service public est décrié, où les critiques sur son coût et son efficacité remettent en cause jusqu’à son existence même, en regard notamment d’une initiative privée tout aussi légitime dans sa capacité à enregistrer les demandes sociétales, l’incorporation du droit des clauses abusives au bloc de légalité administrative pourrait apparaître comme solution qui, pleinement congruente d’ailleurs avec une nouvelle théorie du service public dont il est possible de dégager et de repérer un nouvel « épistémé », s’avèrerait vectrice de nouveaux droits pour les usagers et interdirait une fois pour toute de regarder parfois le service public comme l’alibi souterrain de la puissance publique.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 377
[1] Pierre Bourdieu, Contre-feux I, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1998, p. 9.
[2] Éric Massat, Servir et discipliner, Essai sur les relations des usagers aux services publics, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2016.
[3] Mireille Delmas-Marty, « Le rêve de perfection transforme nos États de droit en États policiers », Le Monde, mardi 2 mars 2021, p. 28 ; Paul Cassia, « Le Covid-19 a gagné la guerre que lui a déclarée le président », Le Monde, samedi 20 mars 2021, p. 28.
[4] Pour une critique, Arié Alimi, Le Coup d’état d’urgence, Surveillance, répression et libertés, Paris, Seuil, 2021.
[5] L’art. 186 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté a ainsi créé l’art. L. 131-13 du Code de l’éducation aux termes duquel « L’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ».
[6] CC, décision n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Loi instituant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire, JO, 21 août 2008.
« En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques », Virginie Donier, « Chapitre 1. Le droit au service public, reflet des obligations pesant sur les personnes publiques », La Revue des droits de l’homme, 1, 2012, p. 399 (http://journals.openedition.org/revdh/151 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh. 151).
[8] Voir, par ex., l’appel en faveur de la défense des trains du quotidien par le collectif « #enTrain », Le Monde, 17 juillet 2021.
[9] Voir, par ex., Erwan Le Noan, “Services publics : les Gilets jaune posent la question du rapport qualité-prix”, Trop libre, Fondapol, 8 décembre 2018 (https://www.contrepoints.org/2018/12/08/331955-services-publics-les-gilets-jaunes-posent-la-question-du-rapport-qualite-prix).
[10] Pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Gaston Morin, La révolte des faits contre le Code, Esquisse d’une structure nouvelle des forces collectives, Paris, Bernard Grasset, 1920 ; sur ce point, Carlos Miguel Herrera, « Anti-formalisme et politique dans la doctrine juridique de la IIIe République », Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, 2011/1 (n°29), pp. 145-165 (disponible en ligne sur Cairn).
[11] Camille Morio, L’administré, Essai sur une légende du droit administratif, préface de Nicolas Kada, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 320, 2021.
[12] Pour rappel, l’objet du service, l’origine de ses ressources et les modalités de ses fonctionnement et organisation, CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434 ; concl. Laurent, D., 1956, p. 759. La trilogie des fameux critères n’est pas forcément cumulative (par ex. sur le caractère déterminant du critère de l’objet du service, TC, 21 mars 2005, Mme Alberti Scott c/ commune de Tournefort, Rec., p. 651 ; conc. Duplat, BJCL, 2005, p. 396 ; note Lachaume, RFDA, 2006, p. 119).
[13] Quoique l’apparente simplicité reste sujette à la complexité. Voir Jean-François Lachaume, « La compétence du juge administratif dans le contentieux des relations entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers », Confluences, Mélanges en l’honneur de Jacqueline Morand-Deviller, préface de Roland Drago, contributions réunies par Maryse Deguergue et Laurent Fonbaustier, Montchrestien, 2007, p. 407 et s.
[14] TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Rec., p. 91 ; concl. Mater, D., 1921, 3, p. 1 ; GAJA, 21e éd., n°35. Il convient de rappeler que le juge départiteur n’emploie pas l’expression de SPIC mais d’exploitation de « service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Pour une actualisation d’une lecture critique de cette décision, Mathieu Touzeil-Divina, Dix mythes du droit public, préface de Jacques Caillosse, LGDJ, coll. Forum, 2019, spéc. p. 279 et s.
[15] CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, Rec., p. 272 ; concl. Casas, RFDA, 2006, p. 1048 ; chron. Landais et Lenica, AJDA, 2006, p. 1592 ; note Bazex, DA, août-septembre 2006, p. 21 ; chron. Plessix, JCP G, 2006, I, p. 1754.
[16] CE, Sect., 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, Rec., p. 348, concl. C. Bergeal ; concl. C. Bergeal, CJEG, n°582, décembre 2001, p. 496 ; chron. Guyomar et Collin, AJDA, 2001, p. 853 ; note Guglielmi, AJDA, 2001, p. 893 ; note Eckert, RDP, 2001, p. 1495. Sur cette question, l’étude approfondie de François Béroujon, L’application du droit de la consommation aux gestionnaires de services publics, Éléments de réflexion sur l’évolution du droit des services publics, thèse, Grenoble II, 2005.
[17] CE, 30 décembre 2015, Société des eaux de Marseille, n°387666, Rec., Tables (à propos d’une clause abusive déclarée illégale en raison de l’exonération de toute responsabilité du service des eaux dans le cas où une fuite dans les installations intérieures de l’abonné résulterait d’une faute commise par ce service).
[18] CE, 13 mars 2002, Union fédérale des consommateurs, Rec., p. 94 ; concl. Schwartz, BJCP, mai 2002, p. 230 ; note Guglielmi et Koubi, AJDA, 2002, p. 976 ; note R. S., DA, octobre 2002, p. 30 ; note Deffigier, RFDA, 2003, p. 772.
[19] Clotilde Deffigier, « Protection des consommateurs et égalité des usagers dans le droit des services publics », RFDA, 2003, p. 785.
[20] Jacques Chevallier, « Les droits du consommateur usager de services publics », Droit social, 1975, p. 75 et s.
[21] Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, avec la participation de Sébastien Charles, Paris, Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004.
[22] Jacques Chevallier, « Les fondements idéologiques du droit administratif français », Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, t. 2, CURAPP, Paris, PUF, 1979, p. 3 et s. (en ligne).
[23] En ce sens, Jean-Arnaud Mazères, « Réflexions sur la génération du droit administratif », Mélanges offerts à Max Cluseau, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1985, p. 441 ; André Demichel, Le droit administratif, Essai de réflexion théorique, Paris, LGDJ, 1978. Un récent colloque a tiré de l’oubli toute la pertinence de l’œuvre d’André Demichel, https://www.univ-lehavre.fr/spip.php?article3160 (en cours de publication).
[25] François Béroujon, « L’analyse des effets des actes administratifs : une nouvelle source de flexibilité du droit », RRJ, 2008-2, p. 1023 et s.
[26] Jacques Caillosse, « Droit public – droit privé : sens et portée d’un partage académique », AJDA, 1996, p. 960.
[27] CE, Ass., 22 juin 1951, (1ère esp.), Sieur Daudignac ; (2e esp.), Fédération nationale des photographes-filmeurs, Rec., pp. 362 et 363 ; concl. Gazier, (1ère esp.), D., 1951, II, p. 589 ; GAJA, n° 66.
[28] CE, 28 octobre 1960, Sieur de Laboulaye, n°48293.
[29] CE, 16 décembre 1988, Association des pêcheurs aux filets et engins, Garonne, Isle et Dordogne, n°75544.
[30] CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. Stahl, p. 395 ; chron. Girardot et Raynaud, AJDA, 1997, p. 945 ; note Guézou, AJDA, 1998, p. 247 ; note Gaudemet, RDP, 1998, p. 256 ; GAJA, n° 101.
[31] CE, 30 décembre 2015, Compagnie méditerranéenne des cafés, n°387666.
[32] L’apparition de la tête de mort par cette mise de côté laisse entrevoir un crucifix dans le haut gauche du tableau, symbole d’espérance et de résurrection, Harry Bellet, « Miss Harvey sur les traces des “Ambassadeurs” », Le Monde, mercredi 7 août 2019, p. 21.
[34] Cette définition est directement inspirée de l’article 2.2 de la directive n°2011/83/UE du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs, JOUE, 22 novembre 2011, L 304/64.
[36] Conseil d’État, rapport public 2007, Le contrat, mode d’action public et de production de normes (en ligne).
[37] CE, 5 juillet 2017, Mme A, n° 399977, Rec., Tables, concl. G. Pelissier, BJCP, n°115, p. 355, obs. S. Nicinski, p. 357 ; chron. J. Martin et G. Pelissier, JCP A, 5 février 2018, 2041.
[38] CE, 30 novembre 1923, Couitéas, n°38284, Rec. ; CE, Sect., 14 janv. 1938, Société des produits laitiers La Fleurette, n° 51704, Rec.
[39] CC, n°2015-715 DC, 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
[40] CE, Sect., 22 février 1963, commune de Gavarnie, n°50438, Rec., p. 113 (s’agissant de mesures de police interdisant le passage de piétons sur des voies où des commerçants tiraient l’essentiel de leur chiffre d’affaires de la circulation des piétons) ; CE, 31 mars 1995, Lavaud (indemnisation d’un pharmacien pour perte de clientèle par suite de la fermeture de tours d’habitation), n°137573, Rec.
Les bureaux d’aide juridictionnelle sont « en souffrance »[1], constatait le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel dans un avis du 8 juillet 2020 sur un projet de décret visant à réformer l’aide juridictionnelle[2]. Le Conseil regrettait que ce décret n’ait pas été pensé pour les juridictions administratives, notamment en ce qui concerne le contentieux des étrangers[3]. Il a malgré tout approuvé ce projet, qui est devenu un décret du 28 mars 2020[4]. Ce décret pose la question de l’accès au prétoire pour les requérants, alors même que la rhétorique autour de l’amélioration de l’accès à la justice administrative est au cœur des récentes réformes qu’a connu le contentieux administratif ces dernières années.
Depuis vingt ans, la simplification du droit, la performance, la qualité de la justice administrative innervent le discours de l’Etat. L’accès à la justice administrative est donc un thème sous-jacent à ce discours. En ce sens, la dématérialisation des procédures et une réflexion autour de la rédaction des décisions des juges administratifs ont été engagées. La dématérialisation des procédures a été introduite par Télérecours concernant les liens entre les juridictions et les avocats. Depuis fin novembre 2018, Télérecours citoyens permet à tout requérant de saisir par lui-même le juge administratif pour les matières où il existe une dispense d’avocat. Aussi, la réforme de la rédaction des décisions de justice pour l’ensemble de la justice administrative est mise en œuvre depuis le 1er janvier 2019. Un des objectifs de cette réforme s’inscrivait dans un meilleur accès au droit et par incidence aux juridictions administrative, en rendant les décisions plus aisées à lire.
Dans les lignes qui suivent, l’accès aux juridictions administratives de droit commun sera le thème qui va nous occuper. Nous laisserons de côté les juridictions administratives spécialisées. De plus, le thème de l’accès aux juridictions administratives peut revêtir plusieurs sens. Il peut s’agir de l’accès physique au prétoire, le fait de pouvoir s’y rendre physiquement et d’y être entendu. Il peut s’agir aussi de l’accès par le biais de l’intérêt à agir et des actes contre lesquels les requérants peuvent agir. Enfin, l’accès à la justice administrative peut être entendu comme le fait de détenir un capital procédural suffisant afin de faire entendre sa voix devant le juge administratif[5]. En ce sens, il faut alors savoir manier les nombreuses ressources afin de non seulement saisir le juge administratif, mais aussi de faire aboutir sa requête.
Au regard des différents courants de recherche en sciences juridiques, nous aimerions préciser notre approche. Cette dernière doit à la fois nous amener à une compréhension du droit, mais aussi apporter des éléments d’extériorité afin d’en affiner l’étude. Par exemple, François Ost et Michel Van de Kerchove[6] proposent une position externe modérée. En ce sens, nous tiendrons compte du discours du droit, et nous apporterons des éléments extérieurs afin de ne pas reproduire le discours des institutions, mais bien de chercher à l’expliquer. Ainsi, l’enjeu analytique ici est de ne pas seulement faire référence à la rationalité juridique du point de vue interne. Il faudra analyser qualitativement et quantitativement ce que cela signifie pour les requérants et ce que cela reflète de la relation entre l’Etat et les administrés. C’est aussi un thème peu abordé par la recherche. Il faut tout de même signaler une étude de la Mission de recherche Droit et justice entre 2004 et 2007[7] sur ce thème ou encore un dossier sur le thème dans la Revue Française de Droit Administratif en novembre et décembre 2019 intitulé « Le justiciable face à la justice administrative »[8].
Ces trente dernières années, on constate une forte augmentation du nombre des contentieux administratifs[9]. Le signe que ces contentieux ont fortement augmenté est notamment la création de cours administratives d’appel en 1987 pour y faire face, et la création récente d’une neuvième cour administrative d’appel à Toulouse en 2019[10]. De plus, l’accès aux juridictions administrative fait l’objet d’un certain nombre de principes juridiques. En effet, du point de vue des requérants le principe de légalité implique l’accès à un tribunal et le droit à un recours effectif, notamment issus de l’interprétation de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[11]. C’est pour cela que l’accès aux juridictions administrative est un sujet dynamique, à analyser en parallèle des transformations de l’Etat et de son action. Le contrôle des actes de droit émis par l’Etat est une des composantes et des garanties de l’Etat de droit. Ils sont émis par des organes qui sont l’émanation même des transformations de l’Etat de droit dans l’édiction de normes juridiques, qui incarnent la régulation, telles les autorités administratives indépendantes. D’ailleurs, certains auteurs qualifient cet Etat « d’Etat post-moderne »[12]
Nous passerons rapidement sur les règles juridiques qui conditionnent l’accès au prétoire, car elles ne constituent pas le cœur de notre sujet, et parce que ce sujet est largement traité par la doctrine juridique[13]. D’une part, concernant les règles juridiques, ces dernières années le juge administratif a ouvert le prétoire à des actes qui auparavant étaient insusceptibles de recours. Depuis 2000 par exemple, les dispositions impératives à caractère général des circulaire[14], le contrôle des mesures d’ordre intérieur, notamment les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des prisonniers[15], les tiers aux contrats administratifs justifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif peuvent contester sa validité devant le juge administratif[16]. On peut penser aussi aux actes non décisoires mais faisant grief[17], aux actes ne produisant pas d’effet juridique mais faisant grief [18], ou aux documents de portée générale de l’administration ayant des effets notables[19]. L’ouverture des référés à partir de 2000 va aussi dans ce sens, notamment pour le référé-liberté[20]. D’autre part, la définition de l’intérêt à agir est une condition malléable de l’accès au prétoire. La délimitation de l’intérêt à agir est en tension avec le droit d’exercer un recours effectif. Avoir intérêt à agir c’est avoir qualité à agir, ou encore avoir le « titre juridique qui habilite à saisir le juge » selon René Chapus[21]. La définition de l’intérêt à agir des requérant sert au juge administratif à réguler l’accès au prétoire, tout comme la définition des actes susceptibles de recours.
Cependant, ces règles juridiques ne sont pas les seules conditions d’accès au juge. L’accès aux juridictions administratives est conditionné tant par les règles de droit elles-mêmes que par des facteurs tenant à la maîtrise du capital procédural par les requérants[22]. En ce sens, nous exposerons que l’amélioration de l’accès à la justice administrative imprègne les discours des acteurs étatiques, mais est en tension avec les logiques de performances et d’efficience de la justice ayant conduit aux récentes réformes du contentieux administratif. La détention d’un capital procédural pour les requérants est une condition majeure de l’accès au prétoire, qui reste peu démocratisée en droit administratif (I). De plus, les dernières réformes du droit et de la justice administrative forment un trompe-l’œil qui ne résolvent pas ces problèmes d’accès aux juridictions (II).
I. L’accès au prétoire entre mythe et réalité pour les requérants : une affaire de capital procédural
Le recours pour excès de pouvoir a été érigé en mythe par la littérature juridique (A), ce qui occulte une réalité d’un accès au prétoire conditionné par la détention d’un capital procédural pour les requérants (B).
A. Le mythe du recours pour excès de pouvoir
En droit administratif, dans le cas du recours pour excès de pouvoir, les requérants sont dispensés d’avocat, ce qui faciliterait l’accès au juge. Pourtant, rien n’est moins sûr. Au sein de la littérature juridique, il semble qu’il existe un mythe du recours pour excès de pouvoir. René Chapus le qualifie par exemple de « recours d’utilité publique » dont l’objet est « la sauvegarde de la légalité »[23]. Pour Maurice Hauriou, le requérant « joue le rôle d’un ministère public poursuivant la répression d’une infraction »[24]. Une illustration récente de cette idéalisation du recours pour excès de pouvoir est l’ouverture de la plateforme internet Télérecours citoyens qui permet à tout requérant de saisir le juge administratif d’un recours contentieux dans les matières administratives. Or, selon la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 « une majorité de requérants introduit son recours au tribunal avec ministère d’avocat, bien que cela ne soit pas pour eux une obligation. »[25]. Ainsi, le recours pour excès de pouvoir permettrait d’assurer la légalité de l’action administrative par les citoyens eux-mêmes, par le simple biais d’un recours contre un acte. Il revêtirait donc une forte dimension démocratique. Cependant, la saisine d’un juge et la rédaction d’une demande nécessitent des connaissances juridiques et une pratique aguerrie. Le recours à un avocat semble indispensable, mais il peut être inaccessible financièrement pour de nombreux requérants.
L’aide juridictionnelle paraîtrait être une solution. La loi 10 juillet 1991 prévoit le bénéfice de l’aide juridictionnelle en faveur des justiciables dont les ressources sont inférieures à un certain plafond. Au regard du droit, l’aide juridictionnelle contribuerait à garantir le droit à un recours effectif devant une juridiction[26]. En 2018, il y a eu 4101 demandes d’aide juridictionnelle pour 256 000 affaires enregistrées par les juridictions. Cela veut dire qu’à peine 2% des requérant en 2018 ont fait la demande d’aide juridictionnelle. Pour mieux comprendre l’aide juridictionnelle, un détour sur le site d’un tribunal administratif permet de mieux comprendre la démarche à effectuer. Pour le tribunal administratif de Grenoble le formulaire rappelle : « Vos identifiants fiscaux et d’allocataire de la Caisse d’allocation familiale (CAF) peuvent être utilisés pour vérifier la complétude et l’exactitude de vos déclarations. »[27], ce qui peut constituer pour certains requérants une démarche intrusive et qui les met face à une procédure de vérification à laquelle ne sont pas soumis ceux qui n’ont pas besoin de cette aide. En effet, le formulaire implique que la demande d’aide juridictionnelle s’intéressera aux revenus du requérant, à sa situation professionnelle, au nombre de personnes avec qui il vit et qu’il a à charge, à son numéro d’allocataire de la caisse d’assurance familiale ainsi qu’à ses identifiants fiscaux. De plus, la disponibilité du service semble limitée, le site indique que : « Les appels sont pris par le BAJ uniquement l’après-midi de 14h à 16h ; toutefois, à compter du 23 septembre 2019, en raison d’un flux conséquent de demandes d’aide juridictionnelle, l’accueil téléphonique consacré à l’aide juridictionnelle, […] sera temporairement limité au : vendredi de 14 h à 16h »[28]. L’aide juridictionnelle ne facilite donc pas réellement et massivement l’accès à la justice administrative. En réalité, l’introduction d’un recours devant la juridiction administrative et le fait de remporter le contentieux est plutôt l’affaire de maîtrise d’un capital procédural.
B. Le capital procédural comme facteur déterminant de l’accès au prétoire
Alexis Spire et Katia Weidenfeld étudient le domaine du contentieux fiscal devant les tribunaux administratifs et démontrent les inégalités des requérants devant cette justice. Leurs travaux ont eu lieu dans le cadre de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007. Ils insistent sur l’importance du rôle des intermédiaires du droit pour accéder aux tribunaux. Ils estiment que « Les chances d’accéder au tribunal et d’y obtenir gain de cause ne se réduisent pas à un ensemble de compétences juridiques, mais dépendent plutôt d’un capital procédural que des justiciables détiennent sans avoir nécessairement de connaissances en droit. »[29]. Ce capital procédural consiste en « la capacité du requérant à traduire, ou à faire traduire, son affaire dans le langage du droit qui conditionne ses chances de réussite. »[30]. Les intermédiaires du droit sont aussi essentiels. Ainsi, la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 expose « L’importance des « intermédiaires du droit » dans la formation d’un recours révèle le trompe-l’œil que constitue la justice administrative : le dépôt d’une requête semble à la portée de tous les usagers de l’administration, quels que soient leurs ressources ou leur profil sociologique, mais cette très large ouverture masque de profondes inégalités dans la compréhension de la procédure et les différents usages qui peuvent être faits du tribunal. »[31]. Cette étude suggère que le recours aux tribunaux administratif ne se présente pas spontanément pour les administrés, mais que les intermédiaires juridiques informent et incitent à avoir recours au juge administratif. Il y a donc une double barrière à franchir à l’entrée des tribunaux. En premier lieu, il faut avoir conscience qu’un acte administratif peut être déféré devant une juridiction. En second lieu, il faut pouvoir formuler la requête en termes juridiques. Le recours à des auxiliaires de justice tels, les avocats ou à des intermédiaires, tels des associations, permet de traduire dans le langage contentieux une demande à laquelle l’administré n’aurait peut-être même pas pensé lui-même. Ainsi, des jurisprudences portent des noms récurrents d’associations, par exemple le GISTI[32] qui agit dans le domaine du droit des personnes immigrée en intentant des recours devant les juridictions administratives ou à France Nature Environnement qui agit dans le domaine de la protection de l’environnement. Pour le requérant, le rôle des avocats est prépondérant. Ils traduisent en fait dans le langage juridique les demande des requérants qui les sollicitent. En cela, leur maîtrise du champ juridique et du langage juridique leur confère un rôle central[33]. Pourtant en droit administratif, le recours pour excès de pouvoir est présenté comme un recours idéal car dispensé d’avocat. Or, l’étude de Alexis Spire et Katia Weidenfeld remet en cause cette idée. Elle remet en cause aussi l’idée que le droit n’est qu’une affaire de juristes professionnels formés par des études de droit initiales. En effet les membres de associations qui assurent les permanences juridiques peuvent se saisir de la question contentieuse par le biais d’une formation et de la pratique. Le contentieux administratif contient donc une inégalité de fait entre ceux qui maîtrisent le capital procédural et ceux qui ne le maîtrisent pas.
Aussi, l’augmentation du nombre de recours ne signifie pas forcément que l’accès à la justice améliore les conditions de vie des requérants. Par exemple le fait que le nombre de contentieux en matière de droit des étrangers augmente d’années en années n’indique pas une amélioration de l’accès à la justice pour les étrangers, mais bien une stratégie de judiciarisation de cette problématique par les associations face à la multiplication des actes à leur égard. La synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice portant sur le recours à la justice administrative explique que : « Nombre d’associations (comme la Cimade, la Ligue des droits de l’Homme ou la Fédération des associations de travailleurs immigrés) se sont en effet progressivement spécialisées dansune défense juridique des étrangers en situation irrégulière et cette forme de mobilisation par le droit a beaucoup contribué à augmenter le nombre de recours déposés au tribunal administratif. Il est bientôt devenu impératif pour les membres de ces associations souhaitant s’investir dans les permanences de conseil et de soutien aux migrants, de suivre une formation juridique sur le droit des étrangers. »[34].
Ainsi, l’introduction d’un recours n’est pas aussi simple que le laisse promettre le recours pour excès de pouvoir dans les manuels de droit. Et les difficultés d’accès à la justice administrative n’ont pas été levées par les récentes réformes du contentieux administratif. Ces dernières ont été conduites avec des éléments de langage relatifs à la simplification du droit et à l’amélioration de l’accès à la justice. Ces discours révèlent aussi une rhétorique de la performance et de l’efficience. Nous allons voir ce qu’il en est.
II. Des réformes en trompe-l’œil ne résolvant pas la problématique de l’accès à la justice administrative
L’accès à la justice administrative semble être la préoccupation de plusieurs réformes récentes du contentieux administratif. Or, les notions suivantes ont guidé ces réformes : simplification[35], performance[36], qualité[37] et dématérialisation des procédures. Nous verrons que derrière un discours qui semble se préoccuper de l’accès à la justice se trouve en fait une rhétorique managériale qui s’applique désormais aux magistrats administratifs. Elle se retrouve dans des réformes qui visent à la simplification du droit qui est une des composantes de l’accès aux juridictions administratives (A). La rhétorique de la performance et de l’efficience de l’action administrative a entraîné des conséquences sur les réformes des procédures contentieuses (B).
A. La simplification du droit comme mirage
La question de l’accès au juge pose celle de l’accès au droit. Les acteurs du droit font de la simplification du droit un des axes de l’accès au droit et aux tribunaux. En 1991 le Conseil d’Etat, il estimait que « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite »[38]. En 2006, le thème du rapport annuel produit par le Conseil d’Etat était « Sécurité juridique et complexité du droit »[39]. Il adresse deux critiques à l’évolution récente du droit, la prolifération des normes juridiques et la formulation des lois, trop générales, trop descriptives. Le Conseil d’Etat invite à une simplification du droit.
Ce rapport a engagé une réflexion sur la qualité du droit et sur la façon de produire des lois. Il fait écho aux jurisprudences qui dégagent deux principes, celui d’intelligibilité du droit[40] et celui de sécurité juridique[41]. Ainsi, en 2003 et 2004, le Parlement a habilité le gouvernement à prendre des ordonnances de simplification du droit. En 2011 et en 2015, des lois de simplification du droit a été adoptée, et en juillet 2019 une loi de simplification concernant le droit des sociétés a été votée[42]. En somme, la simplification du droit s’est installée au cœur des préoccupations du législateur. Cette notion de simplification du droit semble recouper à la fois une préoccupation pour la qualité textuelle de la rédaction des dispositions juridiques et la suppression de certains textes qui semble obsolètes. En ce sens, en 2011, le député Jean-Luc Warsmann rend un rapport au Président de la République sur « La simplification du droit au service de la croissance et de l’emploi, »[43]. Il explique que la simplification du droit permettrait de réduire l’incertitude liée à l’application des règles de droit, donc d’améliorer la sécurité juridique ; et de permettre un meilleur accès et une meilleure compréhension des jugements et des lois. Ainsi, la simplification du droit a un lien avec l’accès à la justice administrative pour a moins deux raisons. Premièrement dans le discours des acteurs politiques, la simplification des textes juridiques permettrait un meilleur accès au droit et à la justice. Deuxièmement la rédaction des décisions des juridictions administratives a été revue dans cette optique.
Concernant la simplification des textes juridiques, pour Jacques Chevallier, elle est le corollaire de la simplification de l’action publique. Il explique que « la préoccupation récurrente en France de « simplification du droit », illustrée depuis les années 2000 par l’adoption d’une série de lois successives et relancée depuis 2012, sous couvert du « choc de simplification » lancé en mars 2013 montre bien que l’amélioration de la qualité de l’action publique est censée passer de manière privilégiée par le vecteur juridique »[44]. Pour lui, la simplification revêt trois aspects : alléger[45] , clarifier[46] , assouplir[47]. Dans tous les cas, « les volontés de simplification rencontrent un ensemble de limites, qui renvoient à l’essence même du droit. »[48]. En effet, Jacques Chevallier explique que les textes juridiques sont le résultat d’un rapport de force politique et que le droit reflète la complexité de notre monde. En tout cas, cette logique de la simplification a engendré des conséquences concrètes pour le contentieux administratif.
Concernant la simplification des décisions de justice, en avril 2012, le groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative a rendu un rapport proposant une réforme des décisions du juge administratif[49]. Plusieurs expérimentations ont eu lieu, et depuis le 1er janvier 2019, l’ensemble des juridictions administratives se voient soumises à une nouvelle rédaction des décisions de justice. Les juridictions utiliseront notamment le style direct, abandonnant le traditionnel « Considérant que ». Elles citent aussi maintenant les décisions du Conseil d’Etat sur lesquelles elles s’appuient. Cette nouvelle rédaction vient heurter les principes auxquels se rattachent les magistrats administratifs traditionnellement. Par exemple, la concision des décisions est une caractéristique à laquelle les magistrats sont attachés mais qui est remise en cause par cette réforme. En effet, si la concision démontre la rigueur du raisonnement, elle peut se réaliser au détriment de la motivation des décisions qui paraît parfois sommaire, voire lapidaire. Le rapport estime qu’une rédaction plus fournie des décisions de justice est « nécessaire aux différents destinataires des décisions de justice, qu’il s’agisse des parties pour comprendre la solution donnée à leur litige – et leurs conseils ont à plusieurs reprises rappelé au groupe de travail qu’une meilleure compréhension des décisions de justice était de nature à réduire le nombre de recours –, ou des justiciables en général et des praticiens qui les conseillent et informent en particulier, pour lesquels les décisions de justice participent de l’élaboration d’un droit positif qui doit présenter un certain degré de prévisibilité. »[50]. Ce groupe de travail a envisagé la rédaction des décisions de justice sous le thème de l’amélioration de l’accès à la justice administrative, tout en adoptant une méthodologie ambigüe. Le rapport montre que « Le groupe est bien conscient que, compte tenu de la technicité de la matière juridique, une décision de justice sera toujours d’une lecture difficile et qu’il serait illusoire de viser une parfaite et immédiate compréhension par tous les citoyens de l’ensemble des jugements et arrêts. Il convient cependant de se demander si le mode de rédaction actuel ne constitue pas un obstacle supplémentaire et inutile à l’accès au droit qu’il serait possible de réduire. »[51] . Ainsi, la réflexion a été engagée uniquement en lien avec les magistrats, les avocats et les universitaires, c’est-à-dire avec les juristes initiés. Ils sont appelés par le rapport « les lecteurs des décisions de justice »[52], mais ce terme ne doit pas nous tromper sur ceux qui lisent réellement les décisions. La nouvelle rédaction des décisions de la justice administrative n’a donc jamais visé à être mieux compris par les justiciables, mais bien par le cercle des juristes, entendu comme le cercle des professionnels du droit et notamment du contentieux. Les administrations ou les justiciables ne font pas partie de l’enquête menée par la commission de ce rapport. Alors que cette commission ne les a pas consultés, elle en déduit pourtant qu’ « Il est rapidement apparu que l’objectif d’amélioration de l’intelligibilité des décisions de justice, […] répond à une attente des justiciables[…] »[53]. A la suite de ce rapport, un Vade-mecum sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative est applicable depuis le 1er janvier 2019. Comme l’explique Clotilde Deffigier, ces réformes concernent plutôt la qualité formelle des décisions : « Un premier bilan peut être tire de ces évolutions ; ainsi si la qualité formelle permet une lecture facilitée des décisions de justice, la recherche d’une qualité substantielle ne résout sans doute pas toutes les difficultés de compréhension de la décision par le justiciable. »[54]. Par ailleurs, Fabrice Melleray fait remarquer que cette nouvelle rédaction n’empêche pas les juridictions de faire preuve d’un « raisonnement très ramassé illustrant que la réforme de la rédaction des arrêts du Conseil d’État peut parfaitement se marier avec les canons du classicisme et de la brièveté »[55].
En effet, le vernis de la simplification ne résout pas la question qu’il faut disposer de capital juridique et procédural significatif pour pouvoir comprendre les textes juridiques. Elle ne règle pas la question qui pourrait se poser aux cas de non-recours à la justice administrative. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, le non-recours s’identifie lorsque : « les ressortissants des politiques publiques n’utilisent pas les prestations ou les services auxquels ils ont droit. »[56]. Le non-recours correspond à une situation ou une personne qui a droit à une prestation fournie par un service public n’y a pas recours. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, la question du non-recours pose une question démocratique. Par ailleurs, une étude de psychologie sociale s’intéressant au non-recours à la justice démontre que l’accès au droit est autocensuré pour certains requérants peu dotés en capital juridique. Ces raisons sont multiples. Cette étude démontre qu’il existe une défiance envers les institutions judiciaires, une critique de la justice vue comme trop longue et complexe et une réticence à accéder à la justice perçue comme trop impressionnante[57]. La simplification ne résout donc pas la question de la perte de confiance dans des procédures qui paraissent inaccessible et une justice jugée trop complexe. La loi de programmation de la justice de 2018-2022 explique dans l’exposé des motifs que : « Le Gouvernement souhaite engager une réforme de la justice pour rendre plus effectives les décisions des magistrats, donner plus de sens à leurs missions et rétablir la confiance de nos concitoyens dans notre justice. ». Ce sont pourtant d’autres motivations qui paraissent avoir guidées les dernières réformes de la justice administratives, tournées vers une logique budgétaire.
B. Une rhétorique de l’amélioration de l’accès masquant des réformes tournées vers une logique de performance de l’action publique
Afin de revenir sur ces réformes et sur la question des moyens alloués, il faut exposer quelques chiffres importants. En 2018, le Conseil d’Etat a jugé 9583 affaires. Le délai prévisible de jugement était d’entre 6 et 7 mois. Les cours administratives d’appel ont jugé 32 854 affaires avec un délai prévisible moyen de jugement entre 10 et 11 mois. Elles ont enregistré 33 773 affaires. Les tribunaux administratifs ont jugé 209 618 affaires, avec un délai prévisible moyen de jugement est situé entre 9 mois et 10 mois. Ils en ont enregistré 213 029 affaires. Les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel ont jugé en 2018 entre 4 et 5 % d’affaires en plus qu’en 2017. Le délai prévisible moyen de jugement diminue, mais le nombre d’affaires enregistrées continue lui d’augmenter chaque année entre 2 et 5% par an. Ces chiffres permettent de constater que le contentieux administratif est en constante augmentation et que les délais de jugement se sont fortement réduits.
L’augmentation du contentieux a conduit à de nombreuses réformes pour réduire les délais de jugement. La question des réformes et mesures prévues pour la justice administrative et à lire en parallèle de la problématique relative aux moyens financiers et humains dont disposent les tribunaux administratifs. Lucie Cluzel-Métayer et Agnès Sauviat démontrent que la logique de performance de l’action administrative amenée par la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) de 2001 et la révision générale des politiques (RGP) de 2007 a largement débordé sur le domaine du contentieux administratif[58]. Le budget des juridictions administratives est d’environ 400 millions d’euros[59] pour 2019. En pratique, les magistrats administratifs, dans leurs fonctions contentieuses, sont soumis à des objectifs et des indicateurs de performance associés à ce budget[60]. L’objectif n°1 est réduire les délais de jugement. L’indicateur de performance associé est le délai moyen constaté de jugement des affaires et la proportion d’affaires non encore jugée depuis 2 ans, qui est appelé « affaires en stock ». L’objectif n°2 est de maintenir la qualité des décisions juridictionnelles ; l’indicateur de performance est le taux d’annulation des décisions juridictionnelles. L’objectif n°3 est d’améliorer l’efficience des juridictions. L’indicateur de performance retenu est le nombre d’affaires réglées par magistrat. En 2016 le nombre d’affaires réglées par magistrat était de 91 pour les membres du Conseil d’Etat et de 84 en 2018. Il était de 116 dans les cours administratives d’appel et 120 en 2018, 250 en tribunal administratif et 260 en 2018. Le nombre d’affaires réglées par agent de greffe est calculé aussi. En 2018 170 au Conseil d’Etat ; 130 en cour administratives d’appel et 220 en tribunaux administratifs. Ainsi, les magistrats administratifs et les agents de greffe voient leur travail évalué par des outils qui mesurent leur performance. Cette performance se mesure notamment au nombre d’affaires traitées.
On constate que même si le délai se réduit, les affaires en stock augmentent de manière continue. Afin de réduire les stocks d’affaires, plusieurs réformes ont été mises en œuvre. Elles ont conduit à faire traiter des affaires par un juge unique dérogeant au principe de collégialité. Aussi, la justice administrative a connu une dématérialisation et une suppression de l’appel dans certaines procédures. Pour Gustave Peiser ces réformes peuvent avoir un effet pervers. Il explique : « J’ai appris, puis enseigné, qu’il s’agissait dans les deux cas d’une avancée fondamentale pour l’accès à la justice administrative. Prenons garde que les mesures prises aujourd’hui – juge unique, suppression de la possibilité d’appel, obligation d’avocat – n’aient un effet inverse et ne découragent certains requérants dont les requêtes mériteraient d’être mieux étudiées sans accumuler les obstacles. »[61]. Cette rhétorique de la simplification et de l’amélioration de l’accès à la justice crée un certain malaise, car on peut douter d’un meilleur accès à la justice pour les requérants. Les objectifs de performance semblent être une justification au regard d’un impératif de gestion budgétaire venu de la loi de programmation de la justice pour 2018-2022[62] plutôt qu’une réelle avancée pour les requérants.
C’est ainsi que le traitement des recours par un juge unique, pensé pour accélérer le traitement des recours, a été élargi. Le Conseil Constitutionnel a estimé que le recours au juge unique ne porte pas atteinte au principe d’égalité ni au principe des droits de la défense[63]. Par ailleurs, la suppression de l’appel dans certains contentieux en urbanisme marque la volonté que les projets ne soient pas ralentis par le recours au juge pour les contester. Récemment, la suppression de l’appel pour la Tour triangle et la suppression de voies de recours contre les projets d’urbanisme liés aux Jeux Olympiques de 2020 ont suscité le débat. C’est la loi ELAN de 2018 qui prévoit cette suppression[64] la rendant applicable aux « constructions et opérations d’aménagement dont la liste est fixée par décret, situées à proximité immédiate d’un site nécessaire à la préparation, à l’organisation ou au déroulement » des Jeux « lorsque ces constructions et opérations d’aménagement sont de nature à affecter les conditions de desserte, d’accès, de sécurité ou d’exploitation » de ce site pendant les épreuves olympiques ». Un décret de 2019 fixe cette liste [65]. Il dresse la liste des constructions et opérations concernées par ce régime contentieux particulier, mentionne le projet de la Tour Triangle. La loi ELAN et ce décret permettent des procédures d’urbanisme accélérées et simplifiées, qui visent notamment à réduire les éléments de participation du public sur ce projet alors même qu’il n’a pas de lien avec l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. C’est la Cour administrative d’appel de Paris qui s’est vu attribuer ces contentieux[66]. Elle jugera en premier et dernier ressort, des opérations d’urbanisme, d’aménagement et de maîtrise foncière afférentes aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024. La voie de l’appel est donc supprimée à compter du 1er janvier 2019. De même dans les litiges concernant les recours contre des autorisations d’urbanisme, dans les « zones tendues ». Depuis un décret du 1er octobre 2013, les tribunaux administratifs sont compétents en premier et dernier ressort et dans d’autres cas, ce sont les cours administratives d’appel qui sont compétentes en premier et dernier ressort[67].
La dématérialisation du traitement des dossiers sert aussi parfois à gérer un manque de moyen volontaire, comme c’est le cas des tribunaux administratifs d’outre-mer[68]. La dématérialisation des procédures en outre-mer a été prévue par la loi de 2004 de simplification du droit habilitant le gouvernement à prendre des mesures dans le cadre d’ordonnances[69]. L’article L. 781-1 du code de justice administrative prévoit des dispositions particulières pour ces tribunaux, et notamment des audiences par communication audiovisuelle au cas où aucun magistrat ne soit présent. Des magistrats se trouvent ainsi affectés simultanément dans plusieurs tribunaux[70]. Or, les longues distances entre les sièges de ces juridictions et les difficultés éventuelles de transport rendent les délais de déplacement parfois incompatibles avec les nécessités de la justice. C’est ainsi, en particulier, qu’il peut être difficile, voire impossible, de respecter le délai de quarante-huit heures prévues par l’article L. 521-2 du code de justice administrative en matière de référé-liberté. Il n’existe pas de cour administrative d’appel dans ces territoires, la cour administrative d’appel est soit celle de Bordeaux[71], soit celle de Paris. De plus, les moyens audiovisuels qui permettent de mener les audiences, au cas où aucun magistrat ne soit présent, peuvent être défaillant. Ainsi, le Conseil d’Etat a considéré qu’il n’était pas possible que l’audience ait lieu par téléphone portable. Dans le cadre d’un référé, aucun magistrat ne se trouvait à Saint-Pierre-et-Miquelon, l’audience se passait donc à distance avec un magistrat situé au tribunal administratif de la Martinique. La greffière du tribunal administratif de Saint-Pierre-et-Miquelon a été obligée d’utiliser son propre téléphone portable pour que l’audience ait lieu car le dispositif de visioconférence ne fonctionnait pas. Le Conseil d’Etat a estimé que cette audience ne s’était pas tenue dans des conditions régulières car l’audience doit se faire en visioconférence et non seulement par un seul dispositif audio[72].
Cette situation pose la question des moyens alloués aux juridictions administratives pour les prochaines années. La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[73]comporte des dispositions relatives aux juridictions administratives. Sous le vocable d’« Alléger la charge des juridictions administratives », au Titre III de la loi, plusieurs mesures sont prévues visant à faire revenir dans les tribunaux des magistrats honoraires et à instaurer un statut de juriste assistant. Concernant les magistrats honoraires cette mesure vise à élargir les possibilités de recours aux magistrats honoraires qui existaient déjà. Ils pourront siéger en formation collégiale, en juge unique ou en juge des référés. Concernant les juristes assistants, il est prévu qu’ils soient des contractuels de la fonction publique de catégorie A, titulaires d’un diplôme de doctorat en droit ou sanctionnant une formation juridique au moins égale à cinq années d’études supérieures après le baccalauréat avec deux années d’expérience professionnelle dans le domaine juridique. Ces assistants seraient recrutés pour une durée de trois ans renouvelable une seule fois. Les mesures prévues par cette loi sont mises à mal par un rapport sénatorial[74]. Ce rapport estime que les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs sont les « laissés-pour-compte » de ce budget[75]. Il constate une augmentation continue des contentieux et des moyens insuffisants pour traiter les recours, ce qui entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats. Pour lui, la loi de programmation des finances publiques[76] pour les années 2018 à 2022 « a prévu pour cette période une dotation supplémentaire de 35 emplois pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, soit une augmentation cumulée sur quatre ans de 1 % seulement des effectifs totaux de ces juridictions (2 693 personnes en 2018). Pour 2019, seuls 10 ETPT seront créés à destination de ces juridictions. ». Selon le sénateur « ces créations d’emplois à destination des autres juridictions administratives sont insuffisantes compte tenu de l’augmentation constante de leur activité, observée ces dernières années, liée à la progression des contentieux de masse (contentieux des étrangers, contentieux sociaux, contentieux de la fonction publique…) et à la dévolution de nouvelles compétences par le législateur. »[77] . Le sénateur indique que ce manque de moyens entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats et donc sur le traitement des dossiers. Il s’appuie pour cela sur un baromètre social établi par le Conseil d’Etat en 2017. Le sénateur regrette que « le premier baromètre social établi en 2017 par le Conseil d’État révélait que la charge de travail est ressentie comme excessive par 60 % des magistrats, et comme inconciliable avec la vie privée par 55 % d’entre eux. Par ailleurs, les jours d’arrêts maladie ont augmenté de 11 % chez les magistrats et de 18 % chez les agents de greffe entre 2016 et 2017. »[78]. Lors de son déplacement au tribunal administratif de Dijon, le sénateur qui a rédigé le rapport explique que « les magistrats et personnels administratifs rencontrés par votre rapporteur l’ont alerté sur l’impossibilité pour les juridictions administratives de continuer à faire face à leurs missions sans moyens supplémentaires. ». Par ailleurs, l’Union Syndicale des Magistrats Administratifs démontre que le manque de moyens conduit à une dégradation de la justice rendue. Dans son avis pour le projet de loi de finances pour 2020, elle estime que « seules 34 % des décisions sont désormais rendues dans un cadre collégial. Or, le juge statuant seul assume des décisions humainement difficiles, sur lesquelles le défaut de confrontation des points de vue constitue véritablement une perte de garantie pour le justiciable. Parallèlement, le juge ainsi exposé, et il le sera plus encore avec l’usage des algorithmes de profilage, voit sa légitimité s’effriter. »[79]. Elle explique aussi que paradoxalement toutes les procédures pensées pour simplifier et accélérer la procédure contentieuse entraînent une charge de travail supplémentaire qui ralentit le traitement des dossiers. Elle réclame une augmentation des moyens à hauteur de l’augmentation des contentieux. Ainsi, la rhétorique de l’amélioration de l’accès à la justice administrative masque mal des réformes tournées vers une logique de performance et d’efficience selon des critères budgétaires.
La question de l’accès aux juridictions administratives est indissociable d’un questionnement sur l’Etat de droit et la démocratie. En effet, l’accès aux juridictions administratives est une condition essentielle du principe de légalité qui s’applique à l’Etat de droit. Les réformes de la justice administrative ont vu la rationalité budgétaire apparaître et imposer un discours de performance et d’efficience. Cette rationalité se drape dans un discours centré sur l’amélioration de l’accès à la justice. Mais les réformes et les budgets ne semblent pas adaptés aux besoins des tribunaux pour faire face à l‘augmentation des recours. De plus, la suppression des voies d’appel et le traitement par voie d’ordonnance ne donneront semblent pas insuffler un sentiment de confiance dans une justice administrative, mal connue de la plupart des citoyens. Aussi, l’augmentation de certains contentieux, comme le contentieux des étrangers est la conséquence d’un durcissement des politiques à l’égard de certaines catégories d’administrés et non d’un meilleur accès aux juridictions. Dans ces conditions, la garantie de l’Etat de droit par la juridiction administrative glisse d’une conception substantielle à une conception matérielle, elle paraît renoncer à certains principes démocratiques d’accès au tribunal et de droit à un recours effectif pour se centrer sur la réduction des stocks d’affaires évaluée d’un point de vue comptable.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 376
[2] Projet de décret portant application de la loi n° 91- 647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[4] Décret n° 2020-1717 du 28 décembre 2020 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[5] Alexis Spire, Katia WEIDENFELD, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, n° 79, n°3,2011, pp.689‑713.
[6] Michel Van De Kerchove, François Ost, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987.
[20] Loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, JORF n°151 du 1 juillet 2000 page 9948
[21] René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008, p.467.
[22] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, volume 79, n°3, 2011, pp.689‑713 ; Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Obtenir justice, une affaire de capital ? », Délibérée, volume 7, n°2, 20 juin 2019.
[23] René Chapus, Droit administratif général, Tome 1, 15ème édition, Paris, Montchrestien, 2001 ; René Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008.
[24] Note sous CE 8 décembre 1899, Ville d’Avignon
[29] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural » op. cit. p.692.
[31] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.6.
[32] Par exemple qualifié de « familier de la juridiction administrative » par Bruno Genevois, « Le GISTI : requérant d’habitude ? La vision du Conseil d’État », in Défendre la cause des étrangers en justice, Dalloz, 2009, p.79.
[33] Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, volume 64, n°1, 1986, pp.3‑19.
[34] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.5.
[35] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, pp.205‑214.
[36] Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[44] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, p.206.
[45] « Les politiques de simplification visent en tout premier lieu à endiguer l’inflation normative », Ibid. p.206
[46] « La simplification de l’action publique suppose l’amélioration de la qualité du dispositif juridique par lequel elle transite et qui assure sa concrétisation : il s’agit de veiller à une meilleure formulation des textes », Ibid. P.209
[47] « Manifestant le passage à une « gouvernementalité coopérative » (Serverin-Berthaud, 2000). Le mouvement est indissociable de l’essor de techniques plus souples, relevant de ce que l’on a pu appeler une « direction juridique non autoritaire des conduites » (Amselek, 1982) : les textes indiquent des « objectifs » qu’il serait souhaitable d’atteindre, fixent des « directives » qu’il serait opportun de suivre, formulent des « recommandations » Ibid. p.210
[49] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. Voir https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/groupe-de-travail-sur-la-redaction-des-decisions-de-la-juridiction-administrative-rapport-final
[50] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. P.10
[51] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.11
[52] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[53] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[54] Clotilde Deffigier, « Qualité formelle et qualité substantielle des décisions de justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n° 3, 2016, p.764.
[55] Fabrice Melleray, « Les documents de portée générale de l’administration », RFDA, 2020, p. 801.
[56]Héléna REVIL, Philippe Warin, Non-recours, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p.398.
[57] Arnaud Beal, Nikos Kalampalikis, Nicolas Fieulaine, Valérie Haas, « Expériences de justice et représentations sociales : l’exemple du non-recours aux droits », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, numéro 103(3), 2014, pp.549-573.
[58]Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[59] « Le budget de l’ensemble des juridictions administratives gérées par le Conseil d’État figure, dans le cadre de la loi de finances, au programme 165 de la mission “Conseil et contrôle de l’État”. Dans la loi de finances pour 2018, ce programme bénéficie d’autorisations d’engagement pour un montant de 419 369 485 euros et de crédits de paiement pour un montant de 405 242 970 euros (états législatifs annexés à la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018, état B). Le plafond d’emplois autorisés pour ce programme en 2018 est de 3 953 : 227 membres en activité au Conseil d’État, 1 238 magistrats administratifs, 896 agents de catégorie A, 409 agents de catégorie B et 1 183 agents de catégorie C.
[64] L’article 20 de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi ELAN) a modifié l’article 12 de la loi n° 2018-202 du 26 mars 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 en prévoyant un régime spécifique [visé à l’article L. 300-6-1 du code de l’urbanisme]
[66] Décret n° 2018-1249 du 26 décembre 2018 modifiant le code de justice administrative
[67] C’est-à-dire dans les litiges relatifs aux permis de construire tenant lieu d’autorisation d’exploitation commerciale. Et dans les litiges relatifs aux permis de construire et aux décisions de non-opposition à déclaration préalable concernant les éoliennes terrestres.
[68] Les dispositions, propres aux tribunaux administratifs d’outre-mer, sont issues de l’ordonnance no 2005-657 du 8 juin 2005 et ont été prises sur le fondement de l’habilitation donnée au Gouvernement par le législateur par les dispositions de l’article 57 de la loi no 2004-1343 du 9 décembre 2004. Il existe douze territoires d’outre-mer : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, La Nouvelle-Calédonie, La Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres Australes et Antarctiques Françaises et les îles de Wallis-et-Futuna Environ 3 millions de personnes y habitent. Il y a des tribunaux administratifs à Basse-Terre : Guadeloupe ; Cayenne : Guyane ; Mamoudzou : Mayotte ; Mata-Utu : îles Wallis et Futuna ; Nouméa : Nouvelle-Calédonie ; Papeete : Polynésie française, Clipperton ; Saint-Denis : Réunion, Terres australes et antarctiques françaises ; Saint-Barthélemy : Saint-Barthélemy ; Saint-Martin : Saint-Martin ; Saint-Pierre : Saint-Pierre-et-Miquelon ; Schœlcher : Martinique.
[69] Extrait du projet de loi : « « Aussi est-il souhaitable de permettre aux membres de ces juridictions, lorsqu’il leur est matériellement impossible de rejoindre le lieu de l’audience dans les délais imposés par la loi ou exigés par la nature de l’affaire, de siéger et, pour le commissaire du Gouvernement, de prononcer ses conclusions, dans un autre tribunal dont ils sont membres, ce dernier se trouvant relié, en direct, à la salle d’audience, par un moyen de communication audiovisuelle. » http://www.assemblee-nationale.fr.iepnomade-1.grenet.fr/12/projets/pl1504.asp
[70] Voir les articles R. 223-1 et R. 223-2 du code de justice administrative
[71]Article R. 221-7 du CJA : Bordeaux : ressort des tribunaux administratifs de Bordeaux, Limoges, Pau, Poitiers, Toulouse, Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon ; […] Paris : ressort des tribunaux administratifs de Melun, Paris, Wallis-et-Futuna, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française.
[72] CE 24 oct. 2018, Sté Hélène et fils, no 419417
[74] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[76] Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques
[77]Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[78] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
Mise à jour 2021 : pourquoi une nouvelle chronique…
… lorsque les funérailles d’une notion semblent déjà annoncées ?
Vivent les Transformations du Service Public !
L’indéfinissable service public, suite à de multiples crises, ne serait pas le critère du droit administratif. A l’Université, formellement au moins, la notion de service public – en milieu académique – semble avoir perdu du terrain : de l’influence et de la consistance. On se souvient en ce sens qu’il exista (ce qui n’est plus le cas), en droit public, un sinon plusieurs courants que de nombreux collègues ont qualifié d’Ecole des fins ou d’Ecole du Service Public et auxquels participèrent les grands Léon Duguit, Gaston Jèze, Louis Rolland ou encore André de Laubadere. On se souvient également qu’à Toulouse, le doyen Maurice Hauriou – même si on l’a associé à une Ecole des moyens dite de la Puissance publique – avait aussi su faire du service public la notion cardinale de notre droit administratif.
La chose serait désormais entendue : le service public ne serait pas le critère du droit administratif français même si d’aucuns y crurent mais il y a gardé – c’est indéniable – une place fondamentale ainsi qu’en témoigne le dossier « 50 nuances de droit administratif » au Journal du Droit Administratif ; dossier qui – en 2017 – présentait la notion de service public (devant celle de puissance publique mais souvent associée à elle) comme notion la plus « motrice » du droit administratif.
Autrement dit, malgré les crises répétées (celle des natures multiples du service public : Spic, Spa et d’autres encore ; celle du critère ou plutôt de l’indice organique ; celle de l’établissement public ; celle de l’interventionnisme public ; celles du libéralisme économique ; celles du socialisme municipal et de l’interventionnisme de crise ; celles européennes et / ou de la mondialisation ; celles dites des « doubles visages » et des « visages inversés » ; etc.) le service public et sa notion demeurent au cœur du droit administratif français.
Et, même s’il est toujours délicat (et sûrement risqué) de vouloir définir une notion qui ne peut que s’identifier parce qu’elle repose sur l’intérêt général par définition fluctuant ou l’interdépendance sociale pour reprendre les termes de Duguit, force est de constater que le service public semble bien enraciné dans notre patrimoine juridique national.
Si l’on a repris, ci-dessus, le début de l’éditorial ayant créé en 2017 la présente chronique c’est bien parce qu’à nos yeux le constat n’a toujours pas changé. On renvoie cependant audit éditorial in extenso.
Des transformations du service public. C’est en effet fort des constats énoncés en 2017, que nous avons imaginé puis proposé aux membres du Journal du Droit Administratif la création d’une chronique (à périodicité encore indéterminée) ayant pour double objectif la mise en avant de l’actualité du droit du service public et – à plus long terme – la rédaction collective d’un ouvrage sur les transformations du service public, ouvrage qui se nourrira de la présente chronique[4]. En effet, si le droit du service public n’est pas encore manifestement défunt, il importe de s’en préoccuper et d’analyser ses transformations car il est tout aussi manifeste que celles-ci sont importantes. Le droit du service public contemporain n’est pas ou plus celui des années précédentes. La notion est toujours motrice pour le droit administratif français et pour ses normes et jurisprudences en particulier mais il importe d’en comprendre les mutations.
Pour ce faire, il est donc proposé d’ouvrir et aujourd’hui dd’actualiser, une chronique axée sur les quatre éléments suivants : identification(s) du service public (I), Transformation(s) (II), Régimes juridiques (III) et droits comparés (IV).
La chronique est détaillée ci-dessous et des liens renvoient aux articles pertinents avec leur date de publication (octobre 2017 pour la 1ère chronique ; novembre 2021 pour la deuxième).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 375.
Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les Directeurs, Chers élus, Chers Maîtres, Chers collègues, Chers étudiants, (et chers contributeurs au Journal du Droit Administratif)
La prochaine réunion / assemblée générale du JDA aura lieu le 10 novembre 2021 à 18h00 en salle des thèses (site de l’Arsenal) à l’Université Toulouse 1 Capitole.
Nous pourrons – enfin – nous retrouver en « présentiel » et partager ensemble nos idées et points de vue à propos des dossiers en cours ou à venir ainsi que des chroniques et même des ouvrages publiés par le JDA et son association.Vous pouvez également vous y faire représenter et aussi y participer en simple observateur si vous n’êtes encore jamais venu. Chacun y est en effet le bienvenu.
Nous attirons par ailleurs votre attention sur les candidatures ouvertes aux chroniques en cours : « transformation(s) du service(s) public(s) » (prévue pour fin novembre 2021) et droit(s) de la santé (même date).
Avec l’expression de notre sincère et profond respect,
Pour le JDA, son comité de rédaction, Dr. M. Amilhat,M. A. Pech& Pr. M. Touzeil-Divina
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 374.
par Amelia Crozes ATER en droit public, Université Toulouse 1 Capitole
L’image est connue : une affiche aux couleurs criardes placardée sur le mur d’une commune représentant un chapiteau, un visage au maquillage bigarré, des acrobates, des chevaux cabrés et des fauves rugissants. L’identité du cirque traditionnel, bien qu’elle ne puisse s’y résumer, s’est en partie construite avec et par l’animal.
Il faut dire que le cirque est une institution ancienne. L’origine latine du terme, circus, semble même le relier étymologiquement aux jeux du cirque antiques. Découlant de circulus (le cercle), lui-même dérivé du latin circus, le cirque désignait en effet initialement l’enceinte circulaire où l’on célébrait les jeux publics chez les Romains[1]. Ainsi, si en pratique et comme l’a souligné Ninon Maillard, il serait probablement artificiel de tisser une généalogie entre jeux du cirque romain et cirque contemporain, ceux-ci se retrouvent toutefois au moins sur deux points : la réunion de spectateurs autour d’une arène ou d’une piste, et la possible mise en scène d’animaux domestiques et sauvages[2]. La version moderne du cirque telle qu’elle s’est faite connaitre jusqu’à nos jours serait cependant née aux alentours du 18e siècle avec Philip Astley et a immédiatement intégré l’idée de numéros avec l’animal, notamment le cheval[3]. Ce ne sera qu’au début du 19e siècle que les animaux sauvages seront véritablement intégrés au sein de ces spectacles, le cirque apparaissant alors « comme le lieu où l’impossible devient réalisable, autant par la maîtrise des corps que par le contrôle des bêtes »[4].
D’un point de vue tant historique que contemporain, il semble donc possible d’affirmer que l’intérêt du cirque pour l’utilisation de l’animal est loin d’être anecdotique. Cette idée se retrouve également d’un point de vue juridique, où l’animal est présent au cœur d’une pluralité de réglementations encadrant la pratique circassienne, visant à qualifier certaines activités de l’institution et, principalement, permettant de définir les conditions d’acquisition, de détention et d’utilisation des animaux lors de ses représentations. Cependant, malgré son importance, la présence animale au sein des cirques n’est en rien un élément de qualification juridique de ce dernier (et donc une condition sine qua non à son existence ou à sa reconnaissance en tant que tel). En effet, avant tout, le cirque fait partie de ce que l’on nomme plus largement les « spectacles vivants », c’est-à-dire ceux diffusés par des personnes s’assurant de la présence physique d’au moins un artiste du spectacle rémunéré[5] et répond en ce sens à la réglementation afférente. De manière plus spécifique, le cirque est actuellement défini par l’Annexe V de la Convention collective nationale de février 2012[6] comme « un spectacle vivant constitué par une succession de numéros ou de prouesses faisant appel à [une] ou plusieurs [disciplines] » telles que l’acrobatie, l’art clownesque ou burlesque, mais aussi le travail et la présentation avec les animaux. De la même manière, s’il est le plus traditionnellement perçu comme itinérant (et l’est effectivement majoritairement)[7], il est à noter que ces spectacles peuvent en réalité également se dérouler au sein de structures fixes[8]. Sont alors qualifiés d’itinérants, les « spectacles réalisés dans des lieux différents ou requérants le déplacement des animaux en dehors du lieu où ils sont habituellement hébergés »[9].
Toutefois, bien que l’animal semble constituer l’une des figures emblématiques du cirque, celle-ci s’avère largement contestée. En effet, aujourd’hui, l’animal et plus particulièrement l’animal sauvage, tend à quitter la piste. Il faut dire qu’avec la montée des préoccupations environnementalistes et animalières, la place de ce dernier au sein de ces établissements est particulièrement questionnée. Depuis plusieurs années déjà, la nécessité de la prise en compte du bien-être et de la sensibilité animale semble avoir considérablement imprégné la sphère tant sociétale que juridique. Avec l’augmentation de la réglementation en faveur de la protection des animaux et des espèces sauvages depuis la fin du 19e siècle, la sensibilité est même devenue le critère clé de la définition juridique de l’animal (à tout le moins domestique ou approprié) au sein du code rural[10] et du code civil[11]. Si la critique à l’acquisition par ces spectacles d’animaux d’espèces non domestiques, leurs conditions de transport, de détention et de dressage n’est pas chose nouvelle[12], ces activités suscitent de plus en plus de réactions d’opposition voire d’interdictions des cirques avec animaux sauvages.
Pour répondre à cette évolution sociétale, certains circassiens ont préféré faire le pari d’un cirque « 100% humain » et remplacer leurs animaux par des hologrammes comme le cirque Roncalli en Allemagne ou l’Éco-cirque Bouglione en France, allant même jusqu’à écarter tout animal domestique dans leurs spectacles comme les chevaux. Toutefois, ces décisions étant minoritaires parmi les cirques faisant appel à des animaux, c’est essentiellement du côté des lois nationales que se jouera l’avenir des cirques avec animaux dans les années à venir. À ce titre, une quarantaine d’États a déjà interdit totalement ou partiellement la présence d’animaux ou d’animaux sauvages dans les cirques dont plusieurs appartenant à l’Union européenne tels que la Suède, le Portugal, la Belgique, ou encore la Grèce.
La France n’est par ailleurs pas étrangère à ces revendications, d’aucuns avançant aujourd’hui une incompatibilité absolue entre le cirque et le respect des conditions biologiques des animaux sauvages. C’est ce dont témoigne notamment le sondage mené par la fondation 30 millions d’amis et l’IFOP, rappelant que la Fédération des vétérinaires européens (FVE) s’était prononcée en 2015 contre la détention notamment des mammifères sauvages dans les cirques itinérants, et la forte sensibilité du public à cet enjeu dès lors que « 72 % des Français sont favorables à l’interdiction des animaux sauvages dans les cirques » et que « plus de 400 municipalités françaises s’opposent à la venue sur leur territoire de cirques avec animaux »[13]. En témoigne également et a foriori la proposition de loi visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes dont l’article 12 a pour objectif d’interdire au niveau national la détention d’animaux sauvages par les cirques itinérants, décision d’importance qui concernerait donc les 800 animaux sauvages actuellement détenus par ces établissements[14].
Il faut dire que bien que les autorités administratives aient à leur disposition un certain nombre d’outils pour tenter de garantir la compatibilité de la sensibilité et du bien-être des animaux avec les activités circassiennes (I), ces derniers sont considérés comme profondément limités, justifiant le souhait d’une interdiction locale ou nationale des cirques détenant des animaux sauvages (II).
I. Le rôle traditionnel des autorités administratives dans la prise en compte de la sensibilité de l’animal au sein des cirques
Comme a pu le souligner Christelle Leprince : « Ce mouvement animaliste a inévitablement eu une influence bénéfique dans le cadre du divertissement. Ce n’est pas parce que l’animal est au service d’une économie destinée à divertir l’homme qu’il doit, au nom de la liberté d’entreprendre, être moins bien traité »[15]. En effet, parce qu’ils sont juridiquement reconnus comme des êtres sensibles pour lesquels le propriétaire a l’obligation légale de respecter certaines exigences de bien-être (A), un certain nombre de mesures administratives sont prévues afin de veiller aux conditions d’acquisition, de détention et de participation des animaux aux spectacles de cirque (B).
A. L’animal « de cirque », un être pluriel et sensible
A titre liminaire, il convient de rappeler que l’animal, quel qu’il soit, se voit appliquer le régime juridique des biens. En effet, le droit ne connait que deux grandes catégories : les personnes d’un côté (notamment les hommes, sujets de droit) et les biens de l’autre (le vivant et non vivant appropriables, objets de droit). Les animaux, qui ne pouvaient être qualifiés de personnes, ont donc été rattachés à la catégorie des biens. Il faut dire que l’animal apparait nécessaire à l’homme dans de nombreux aspects de sa vie : compagnon, alimentation, ressource, … Il existe donc en droit de nombreuses catégories juridiques différentes auxquelles se rattachent des règles spécifiques « définies selon la conception que l’homme se fait d’un animal, l’intérêt qu’il lui porte et l’usage auquel il le destine »[16]. Aussi, plus encore qu’appréhender l’animal dans sa possible réalité, le droit a organisé une fiction réificatrice permettant une classification des animaux fonction du lien entretenu avec l’homme[17] (animal approprié ou non, domestique ou non, rare, utile ou nuisible, etc.). Cette pluralité de catégories disparates, éclatées au sein des différents codes, emmène donc avec elle une grande diversité de régimes juridiques.
Dans le cas de l’animal mobilisé pour ces spectacles de cirque, demeurant juridiquement soumis au régime des biens en vertu de l’article 515-14 du code civil et ne pouvant ainsi pas être considéré par le droit comme un artiste[18], il est donc appréhendé de manière d’abord utilitaire. Or, vague, le terme d’animal renvoie en réalité ici à une pluralité d’espèces : chameaux, lions, chevaux, tigres, éléphants, chiens, … Pluriels, les animaux pouvant être amenés à prendre part aux spectacles et activités du cirque peuvent donc être aussi bien domestiques[19] que « non domestiques » c’est-à-dire sauvages[20]. Il est à noter que, les animaux de spectacle, bien qu’étant détenus en captivité, demeurent juridiquement des animaux sauvages c’est-à-dire des animaux qui, « sans être domestiques, vivent cependant soumis à l’homme et dans son entourage »[21]. Par principe, le droit prévoit la liste des espèces non domestiques que peuvent acquérir sous conditions les établissements fixes ou mobiles souhaitant présenter ces dernières au public[22].
Du fait de cette grande diversité, l’entreprise du juriste souhaitant s’intéresser à l’appréhension des animaux de cirque par le droit se heurte à un premier obstacle : « l’animal de cirque » n’existe pas. En effet, aucune catégorie juridique ne répond en propre à une telle appellation dans le droit contemporain. Ainsi, renvoyant à une réalité protéiforme, les termes « d’animal de cirque » englobent donc en pratique des espèces appartenant à des catégories d’animaux diverses, rendant vaine toute tentative de recherche dans le droit positif d’un régime uniformément applicable à ces dernières. Plus modestement peut-on alors envisager de s’intéresser à la prise en compte des animaux du cirque, comme ceux appartenant à des catégories juridiques différenciées mais acquis, détenus et utilisés par les établissements de spectacles circassiens.
Cependant, parce qu’ils sont tous des animaux répondant à la qualification juridique des articles L. 214-1 du code rural et de l’article 515-14 du code civil et parce qu’ils sont soumis au lien d’appropriation exercé par l’homme, ceux-ci bénéficient de règles communes de protection à ce titre, avant même leur prise en compte spécifique dans le cadre strict de leur utilisation par les cirques. En effet, en France, déjà dès le 19e siècle, l’animal ne peut déjà plus être considéré comme un simple bien ou une simple chose : si l’animal est réifié afin de justifier les prérogatives de l’homme à son encontre, celles-ci apparaissent limitées par la nature même de l’animal de telle sorte à ce que celui-ci devait être considéré comme, « le seul bien dont les personnes détentrices ont l’obligation légale d’assurer le bien-être »[23]. Ainsi, avec d’abord la célèbre loi Grammont de 1850[24], qui condamnait les mauvais traitements exercés en public sur les animaux domestiques, puis par le décret de 1959[25], qui l’abroge, sont réprimés l’ensemble des mauvais traitements exercés sur les animaux de compagnie, domestiques et sauvages apprivoisés ou tenus en captivité. A fortiori, la loi du 10 juillet 1976 venue reconnaitre de manière plus explicite la sensibilité des animaux domestiques et assimilés[26], indique que c’est à leur propriétaire d’assurer leur bien-être et de les placer dans « des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de [leurs espèces] »[27]. La loi du 16 février 2015[28] viendra quant à elle parachever cette montée de la reconnaissance du caractère sensible de l’animal en les qualifiant juridiquement « d’êtres vivants doués de sensibilité » à l’article 515-14 du code civil.
À ce titre, l’animal pouvant être amené à être utilisé dans le cadre de spectacles notamment de cirque, voit donc sa sensibilité juridiquement reconnue et constituer en cela un facteur limitant au droit de propriété pouvant s’exercer sur lui, et ce qu’il soit sauvage ou domestique[29]. Si une telle affirmation justifie, en cas de mauvais traitements, l’application des dispositions classiques du droit pénal, cela permet également au préfet d’intervenir au titre de sa police spéciale de protection des animaux. En effet, en vertu de l’article R. 214-17 du code rural, le préfet apparait comme l’autorité compétente pour prendre toute mesure nécessaire en cas de « mauvais traitement, d’absence de soins » ou si des animaux domestiques ou sauvages appropriés ou tenus en captivité « sont trouvés gravement malade pour que leur « souffrance […] soit réduite au minimum ». Cette police de protection des animaux, réaffirmée à l’occasion de plusieurs jurisprudences[30], lui donne ainsi compétence pour vérifier que l’utilisation faite de ces animaux, notamment dans le cas de leur participation à des spectacles, est conforme aux principes énoncés par les articles L. 214-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime.
L’augmentation de la protection juridique de l’animal a donc eu un retentissement certain sur la prise en compte du bien-être de l’animal du cirque puisque c’est bien sur la base et en application de ces dispositions communes aux animaux domestiques et sauvages assimilés que de nombreuses mesures, notamment de droit administratif, sont venues encadrer spécifiquement l’acquisition, le transport et la détention de ces animaux par les établissements circassiens.
B. Les animaux « du cirque », protégés par des mesures administratives spécifiques
Penser à la rencontre du droit administratif et de l’animal, c’est avoir le plus souvent à l’esprit un ensemble de mesures ayant plutôt vocation à s’appliquer contre l’animal (décisions d’euthanasie des animaux dangereux, de destruction des animaux susceptibles d’occasionner des dégâts, etc.). Pourtant, cela a été vu, non seulement est mise en place une police administrative spéciale visant à permettre le contrôle de l’utilisation des animaux domestiques et sauvages en captivité, mais c’est également aux autorités administratives qu’il appartient de mettre en œuvre la réglementation permettant l’encadrement spécifique de l’utilisation de l’animal dans les spectacles vivants fixes ou itinérants, en amont et en aval de leur ouverture et/ou de leur installation.
C’est donc d’abord au titre de l’acquisition et de la possibilité de détention des animaux domestiques ou sauvages par les cirques que va intervenir l’autorité administrative. En effet, si pour l’heure l’animal est encore envisagé juridiquement comme une chose et peut de ce fait être approprié en suivant les règles classiques du droit privé, la situation est un peu plus complexe s’agissant de l’acquisition d’animaux par des établissements envisageant la détention de ceux-ci à but lucratif (et en ce qui concerne la présente contribution, les établissements destinés à la présentation au public de spécimens vivants de la faune locale ou non indigène[31]) et tout particulièrement si ledit animal appartient à une espèce non domestique.
Pour l’acquisition et la détention d’animaux non domestiques, les conditions sont très strictes. D’une part, l’origine des animaux doit pouvoir être prouvée par exemple par la possession d’un document « CITES » dans le cadre des espèces sauvages mentionnées aux annexes de ce règlement[32]. D’autre part, l’établissement doit également être titulaire de plusieurs documents administratifs afin de pouvoir espérer détenir et utiliser ces espèces animales au sein de ses spectacles à savoir un certificat de capacité en vertu des articles L. 413-2 du code de l’environnement ainsi qu’une autorisation d’ouverture[33]. Ce premier document, délivré par le préfet parfois sur saisine de la commission consultative pour la faune sauvage[34] permet en effet d’attester que son titulaire est bien compétent pour assurer l’entretien des animaux, l’aménagement et le fonctionnement de l’établissement qui les accueille, et repose donc pour ce faire sur son expérience professionnelle ou tout autre document permettant d’apprécier ses compétences[35]. Ce certificat, délivré pour une durée indéterminée ou limitée et étant strictement personnel[36], constitue l’une des formalités préalables à l’autorisation d’ouverture que doit détenir tout établissement destiné à la présentation au public d’animaux, bien que les deux puissent être demandés conjointement[37]. Cette autorisation, également délivrée par le préfet[38] mentionne alors entre autres la liste des espèces autorisées, le nombre d’animaux de chaque espèce, mais aussi le type d’activités susceptibles d’être pratiquées ainsi que les prescriptions nécessaires en ce qui concerne la sécurité et la santé publiques, l’identification, le contrôle sanitaire et la satisfaction aux règles de détention d’animaux d’espèces non domestiques.
Dans le cadre particulier des établissements itinérants, pour lesquels il est assurément plus complexe de garantir le bien-être des animaux en raison des conditions de transports, certaines formalités supplémentaires sont exigées. Il est notamment demandé par l’article L. 412-1 du code de l’environnement que l’utilisation des animaux au cours des spectacles itinérants soit soumise à autorisation préfectorale. Celle-ci, comme le rappelle l’arrêté du 18 mars 2011 précité, ne sera toutefois accordée que pour une liste limitative d’espèces[39] et qu’aux seuls établissements bénéficiant de l’autorisation d’ouverture précédemment évoquée[40]. Outre ces formalités administratives liées aux critères nécessaires à l’ouverture de ces établissements itinérants, ces derniers devront également disposer d’un titre régulier d’occupation du domaine public communal[41].
Pour la détention d’animaux domestiques, en revanche, le droit n’avait pas d’exigence particulière avant l’ordonnance de 2015[42] qui est venue renforcer la protection des chiens et des chats notamment dans le cadre de leur utilisation par les cirques. A présent, les établissements circassiens qui souhaiteraient exercer des activités de dressage, d’éducation et de présentation au public de chiens et de chats doivent déclarer leur activité en préfecture mais aussi mettre en place et utiliser des installations conformes et attester qu’au moins une personne en contact direct avec les animaux puisse justifier de compétences particulières (avoir reçu une certification professionnelle ou une formation dans un établissement habilité ou encore être titulaire d’un certificat de capacité[43]).
Ainsi, au titre des conditions de détention et d’utilisation devant être mentionnées par ces documents, l’on retrouve des règles communes à l’ensemble des animaux (interdiction de faire participer à un spectacle un animal dégriffé)[44], spécifiques à certains animaux domestiques (comme les équidés et les camélidés)[45] ou non domestiques (obligation d’identification, d’enregistrement des animaux sauvages)[46], et d’autres ne valant encore que dans le cadre des cirques itinérants[47]. Cette diversité, si elle peut être source de complexité, permet toutefois de prendre en compte de manière plus précise les exigences liées aux impératifs biologiques de chaque espèce. À titre d’exemple, l’arrêté de 2011 fixe certaines conditions spécifiques relatives aux conditions de détention des animaux sauvages au sein des cirques itinérants, concernant notamment leur transport[48] ou espèce par espèce, prévoyant notamment que seuls les spécimens femelles d’éléphants d’Asie peuvent être autorisés ou encore que la détention d’une girafe ou d’un hippopotame amphibie ne peuvent être permis que sous réserve, entre autres conditions, que les établissements itinérants disposent d’installations intérieures et extérieures à caractère fixe dans lesquelles peuvent être hébergées ces espèces entre les périodes itinérantes de représentation.
Pour compléter cette règlementation ayant pour objectif de protéger la sensibilité de l’animal malgré son utilisation dans le cadre de ces spectacles, l’autorité administrative peut enfin être également sollicitée en aval de l’ouverture et de l’installation de l’établissement de spectacle fixe ou mobile. En effet, les établissements présentant des animaux sauvages au public sont soumis à des contrôles conduits sous l’autorité du préfet[49] devant avoir lieu au moins une fois par an. Seront notamment vérifiés lors de ces contrôles la détention effective par les établissements des documents administratifs précités mais aussi le respect des règles de détention des animaux.
Ces diverses mesures ont ainsi été prévues afin de permettre la conciliation effective de la sensibilité et du bien-être des animaux avec l’institution du cirque et du spectacle en général. Pourtant, malgré leur existence, celles-ci sont aujourd’hui jugées profondément insuffisantes et inadaptées, conduisant même les autorités de police administrative à aller jusqu’à l’interdiction pure et simple (temporaire ou définitive) des cirques sur leurs territoires, quitte à risquer l’annulation de leurs arrêtés. Car plus encore que l’existence d’une réglementation de protection de l’animal, c’est la compatibilité même de l’animal, en particulier sauvage, avec les conditions de détention et d’utilisation propres au cirque qui est aujourd’hui décriée.
II. Des interdictions locales à l’interdiction nationale des cirques avec animaux sauvages
La question de l’incompatibilité des conditions de détention et d’itinérance de l’espèce avec ses besoins spécifiques et son bien être est l’une de celles ayant provoqué le plus de discussions et de débats passionnés sur les bancs du Parlement depuis le dépôt de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale[50] le 14 décembre 2020. Il faut dire que cette problématique, largement soulignée par les associations de protection animale et par divers comités scientifiques, a également pu diviser les communes. En ce sens, certaines ont en effet pris position en faveur de la protection des animaux sauvages, faisant le choix d’interdire sur leur territoire l’installation des cirques qui en détiendraient, au détriment parfois de leur champ de compétence (A). Ces interdictions locales sont intéressantes à plusieurs titres, en ce qu’elles ont pu à la fois éclairer sur la réalité des compétences du maire en la matière mais également en mettant en exergue le réel intérêt sociétal pour la protection de l’animal. Un intérêt qui semble aujourd’hui se concrétiser par la récente décision de la commission mixte paritaire d’interdire nationalement la possibilité pour les cirques itinérants de détenir tout animal sauvage (B).
A. Le développement de mesures d’interdictions locales à la légalité toutefois contestée
Si les points faibles de la réglementation encadrant l’utilisation des animaux dans le cadre des cirques ont pu être soulevés, notamment dans le cadre des contrôles dont la fréquence pratique serait en moyenne d’une fois tous les deux ans,[51] c’est principalement l’impossible conciliation entre le bien-être de l’animal et son utilisation, sa détention et son transport par les établissements circassiens qui est aujourd’hui contestée. Ce n’est donc pas uniquement la possibilité pour l’animal d’être victime d’une maltraitance au sens où l’entend le code pénal qui est à l’origine de l’essentiel des critiques formulées, mais bien cette idée d’une incompatibilité absolue entre les besoins physiologiques, mentaux et sociaux des animaux et leur détention et utilisation par des cirques fixes mais surtout itinérants[52]. En effet, comme le souligne en ce sens Frank Schrafstetter : « hormis les actions coercitives du dresseur, il nous semble probable que nombre de cirques soient sincèrement attachés à leurs bêtes. Le problème de détention des espèces sauvages n’est pas forcément lié à une forme de maltraitance qui serait généralisées de la part des professionnels du cirque, mais bien au décalage qui existe entre les besoins physiologiques d’une espèce (besoins sociaux, territoriaux, alimentaires) et les conditions de vie qui sont proposées en captivité »[53]. Ce sont d’ailleurs ces termes qui se retrouvaient dans la proposition de loi sur la maltraitance, puisqu’il était envisagé que la détention de certains animaux d’espèces non domestiques pourrait être interdite par les cirques itinérants au regard du degré « d’incompatibilité de leur détention en itinérance avec leurs impératifs biologiques »[54]. En conséquence, bien que témoignant d’une prise en compte accrue de la sensibilité des animaux du cirque, la réglementation encadrant les conditions de détention, de dressage et de transports des espèces sauvages au sein des cirques apparait en l’état en inadéquation avec les connaissances scientifiques actuelles. À titre d’exemple, concernant les conditions de dressage des animaux, alors que le droit prévoit qu’au « cours du dressage, ne doivent être exigés des animaux que les actions et les mouvements que leur anatomie et leurs aptitudes naturelles leur permettent de réaliser en entrant dans le cadre des possibilités propres à leur espèce », il a pu être rapporté que si « la position en poirier qui est imposée aux éléphants dans nombre de cirques est possible en terme de réalisation », ces dernières « peuvent causer des blessures » aux « éléphants adultes »[55]. De la même manière, plusieurs vétérinaires ont pu constater de longue date le développement de stéréotypies chez les spécimens d’animaux détenus, qui peuvent être définies comme « des indicateurs de mal-être et de souffrance chronique chez les animaux sauvages captifs », « des comportements répétitifs, invariants, identiques, sans but ou fonction apparent ; ils sont anormaux et inexistants à l’état naturel chez l’animal »[56] tels que le balancement d’une patte sur l’autre ou des allers et retours dans les cages.
C’est donc l’ensemble de ces préoccupations qui a pu amener plusieurs communes à formuler ces dernières années un certain nombre d’interdictions locales à l’encontre de l’installation des cirques sur leurs territoires, alors même que ces derniers pouvaient par ailleurs être en conformité avec la réglementation applicable[57]. Il faut dire que, comme cela a été vu précédemment, les cirques ayant recours aux animaux sauvages à l’occasion de leurs spectacles et respectant la réglementation en vigueur doivent pouvoir se produire sur le territoire communal[58]. Toutefois et pour rappel, le maire dispose d’une compétence de police administrative générale qu’il détient en vertu de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales. À ce titre, ce dernier a donc compétence pour prévenir les désordres matériels (trouble à la sécurité, tranquillité ou salubrité publiques) ou immatériels (trouble à la moralité publique[59] ou à la dignité humaine[60]) à l’ordre public. Classiquement, l’autorité de police administrative ne peut toutefois pas porter une atteinte démesurée à l’exercice d’une liberté, sa mesure devant ainsi être à la fois nécessaire, adaptée et proportionnée au trouble allégué[61]. Toutefois, bien que le maire ne dispose ni d’un pouvoir de police spéciale s’agissant des spectacles avec animaux[62], ni s’agissant des mauvais traitements envers les animaux[63] ce dernier peut, « en cas de troubles à l’ordre public […] interdire l’installation d’un cirque avec animaux sur le territoire de sa commune sur le fondement de son pouvoir de police administrative générale »[64].
Or, si c’est bien à ce titre qu’a été adoptée la multiplicité des arrêtés précités, de prime abord, la jurisprudence découlant de la contestation de ces arrêtés semble finalement mettre en relief peu de choses nouvelles en comparaison de la jurisprudence en matière de police administrative. En effet, la majorité des arrêtés ayant été annulés l’ont été en raison de la formulation d’une interdiction générale et absolue portant une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l’industrie des établissements itinérants[65], du fait de l’incompétence du conseil municipal en matière de police administrative[66] ou de l’absence de l’établissement de circonstances locales au soutien du caractère immoral allégué de l’activité[67]. Cependant, l’étude plus critique de cette jurisprudence a pu souligner la mise en exergue de plusieurs problématiques d’intérêt, tant pour le droit administratif que pour l’évolution du droit animalier.
Dans un premier temps, la pluralité d’arrêtés au soutien de la protection animale permet de souligner une augmentation drastique de la prise en compte du bien-être animal par les autorités locales pour dépasser les traditionnelles mesures de prévention des troubles causés par ceux-ci[68], ayant permis à certains auteurs d’aller jusqu’à s’interroger sur la pertinence de la mise en place d’un « ordre public animalier »[69]. À ce titre, la dignité animale a toutefois été écartée par le juge administratif comme composante de l’ordre public, conformément à la position de la rapporteure publique à la Cour administrative d’appel de Bordeaux : « Si la société est sans doute en train d’évoluer sur ce sujet, reste que le respect du bien-être animal, la « dignité de l’animal », sauvage ou non, n’est pas en l’état actuel du droit positif, une composante de l’ordre public à la différence de la dignité de la personne humaine placée au sommet des exigences de notre système juridique »[70]. Dans un second temps, cette diversité a également permis de faire émerger la question de l’articulation des pouvoirs de police spéciale de protection animale détenus par le préfet avec ceux détenus par le maire au titre de sa police générale. En ce sens, il semble que la jurisprudence tende plutôt vers une compétence exclusive du préfet en la matière, empêchant ainsi toute aggravation des mesures préfectorale par le maire[71] notamment en « l’absence de péril grave et imminent »[72].
Aussi, les possibilités d’interdiction des cirques fondée sur les pouvoirs de police générale du maire semblent très limitées, justifiant en ce sens le choix de certaines communes de formuler des vœux, simples mesures de soft law[73] mais « à haute valeur symbolique pour un monde animal sans souffrance »[74]. Car finalement, comme a pu le souligner A. Chauvin suite à sa réflexion sur la motivation de l’arrêté du maire de Pessac, « c’est peut-être le cadre local qui n’est pas adapté à la nature du problème » mais bel et bien une « carence du législateur »[75].
B. Vers une interdiction nationale des animaux sauvages dans les cirques itinérants
Pour pallier l’ensemble de ces problématiques, c’est vers une interdiction nationale de la détention des animaux sauvages par les cirques itinérants que semble se tourner la France aujourd’hui. Le souhait d’une telle interdiction de l’utilisation des animaux au sein des cirques et plus largement de leur retrait de tout type de spectacle n’est pas nouveau. En effet, en 2017 déjà, Ségolène Royal, alors ministre de l’Écologie, avait adopté un arrêté sur les delphinariums, interdisant notamment la reproduction en captivité des cétacés et les échanges et imports de nouveaux mammifères marins. Ce dernier avait cependant été retoqué par le Conseil d’État pour vice de forme et l’interdiction était restée lettre morte[76].
Avec l’article 12 de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance déposée le 14 décembre 2020 ce souhait d’interdiction est redevenu véritablement concret. En effet, ledit article prévoit des dispositions spécifiques relatives aux animaux sauvages détenus en captivité à des fins de divertissement, à savoir notamment les cétacés mais aussi les animaux non domestiques destinés à être présentés au public par des établissements itinérants. Après lecture par l’Assemblée nationale, il était alors envisagé d’interdire la détention, l’acquisition, la reproduction des animaux d’espèces non domestiques, justifiant dès lors l’impossibilité pour les préfets de pouvoir délivrer de certificat de capacité ou d’autorisation d’ouverture aux cirques itinérants ainsi que l’abrogation des autorisations d’ouverture délivrées[77]. La discussion devant le Sénat modifie toutefois ce texte en substance, ne prévoyant plus d’interdiction générale mais de simples interdictions ciblées et distinguant clairement les établissements fixes des établissements mobiles[78]. En effet, la proposition de loi modifiée prévoyait alors toujours une interdiction de détention, de commercialisation, de transport et de reproduction pour les cirques mais seulement de certaines espèces sauvages listées par arrêté du ministère (et pour lesquelles l’activité du cirque pourrait être objectivement considérée comme incompatible avec leur bien-être) et seulement dans le cas des cirques strictement itinérants[79]. Autre nouveauté introduite par le texte : l’application d’un délai spécifique à chaque espèce pour l’entrée en vigueur de ces interdictions mais ne courant que cinq ans après la promulgation de la loi. L’objectif de ce temps étant alors notamment d’accompagner l’évolution des pratiques concernées mais aussi de garantir l’existence d’alternatives viables et permettant d’assurer effectivement le bien-être des animaux (notamment en termes de capacité et de conditions d’accueil).
A l’heure de l’écriture de cette contribution, la Commission mixte paritaire vient de revenir une nouvelle fois sur le texte, retournant selon ses mots à « une rédaction plus proche de celle de l’Assemblée tout en incorporant des améliorations apportées par le Sénat »[80]. En effet, celle-ci introduit un nouvel article L. 413-10 du code de l’environnement prévoyant à nouveau l’interdiction de l’acquisition, commercialisation, reproduction, détention et transport de tout animal d’espèce non domestique dans les établissements de spectacle itinérants. Elle conserve cependant l’idée des délais introduite par le Sénat, prévoyant que pour l’interdiction d’acquisition et de commercialisation, la proposition de loi entrerait en vigueur à l’expiration d’un délai de deux ans ans à compter de la promulgation de la loi, contre sept pour l’interdiction de transport et de détention de ces animaux. Autre innovation par rapport au texte d’origine, la subordination de l’interdiction de tout animal sauvage au sein des cirques itinérants à l’existence de solutions d’accueil pour les animaux « retraités », favorables à la satisfaction de leur bien-être. À défaut, un décret en Conseil d’État précisera les conditions dans lesquelles il sera possible de déroger à l’interdiction (et donc pour les cirques de conserver leurs animaux). À l’instar du Sénat, la Commission prévoit par ailleurs que les criques fixes, de même que les établissements zoologiques à caractère fixe, pourront continuer à présenter des animaux sauvages au sein de leurs spectacles. Si ce point, qui crée une différence claire entre établissements mobiles et fixes avait été particulièrement discuté et critiqué lors des débats à l’Assemblée nationale, il avait été estimé qu’une telle différence, fondée sur un critère objectif – l’itinérance -, permettrait de justifier le souhait de ne pas remettre en cause l’activité pédagogique des établissements zoologiques.
Par conséquent, si la figure du cirque traditionnel s’est en partie construite par l’animal et semble devoir très prochainement devoir réapprendre à se reconstruire sans l’animal, elle ne disparaitra pas pour autant. Parce que la présence de l’animal n’est pas une caractéristique essentielle à la qualification ou à l’existence du cirque, parce que son absence signera l’adaptation d’une institution ancienne aux préoccupations et connaissances actuelles, le cirque traditionnel et ses spectacles artistiques ne disparaitra pas. L’amorce de cette évolution, encore incomplète puisqu’écartant la question de la détention des animaux sauvages au sein des établissements de spectacles fixe, semble toutefois un premier pas important quant à la réflexion sur l’appréhension juridique de la sensibilité de l’animal sauvage, captif ou non, et plus largement de la place à lui accorder dans un monde en mouvement.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 367.
[1] Selon Le Lexis (Larousse) : « Enceinte circulaire, piste sablée destinée aux jeux publics, chez les Romains » ; N. Maillard, « L’animal au cirque. Communion civique et divertissement collectif autour de l’asservissement de la mort animale », RSDA 2/2016, p. 191.
[3] Pour une vision plus détaillée de la naissance du cirque moderne, v. notamment X. Perrot, « La fabrique du divertissement animalier. Cirque et combats, entre dénaturation pour le rire et effusion de sang pour le plaisir », RSDA 2/2016, pp. 209-224.
[5] Loi n°99-198 du 18 mars 1999 portant modification de l’ordonnance no 45-2339 du 13 octobre 1945 relative aux spectacles.
[6] Article 1.1 de l’Annexe V de la Convention collective nationale des entreprises du secteur privé du spectacle vivant du 3 février 2012 relative aux Producteurs ou diffuseurs de spectacles de cirque
[7]Ibid. : « Ces spectacles sont souvent des spectacles itinérants produits sous chapiteau, pour lequel tout ou partie du personnel est logé en structures mobiles ».
[8]Ibid : « Ces spectacles peuvent être diffusés selon différents modes d’exploitation : salle, espace public, structures mobiles… »
[9] Article 1er de l’arrêté du 18 mars 2011 fixant les conditions de détention et d’utilisation des animaux vivants d’espèces non domestiques dans les établissements de spectacle itinérants.
[12] X. Perrot rapporte en ce sens, sur le fondement des travaux de V. Pelosse et P. Serna, que lors de l’un des concours de l’Institut National en 1802 portant sur la question « Jusqu’à quel point les traitements barbares sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire de faire des lois à cet égard ? », plusieurs dissertations auraient demandé l’abolition de ces spectacles animaliers. V. X. Perrot, op. cit., p. 210.
[13] Troisième vague du baromètre annuel « Les français et le bien-être des animaux » mené par la fondation 30 millions d’amis et l’IFOP, janvier 2020 in Rapport de l’Assemblée nationale en date du 20 janvier 2021, p. 12.
[14] Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi, modifiée par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes, enregistré aux présidences du Sénat et de l’Assemblée nationale le 21 octobre 2021.
[15] Christelle Leprince, « Les animaux de spectacle », in F.-X. Roux-Demarre, L’animal et l’homme, Éditions Mare & Martin, 2019, p. 77.
[16] O. Le Bot, Introduction au droit de l’animal, Independently published, 2018, p. 23.
[17] V. en ce sens : L. Boisseau-Sowinski, « Animaux de compagnie, animaux de ferme ; animaux sauvages : variabilité de la protection et hiérarchie des sensibilités », in : R. Bismuth et F. Marchadier, Sensibilité animale. Perspectives juridiques, CNRS éditions, Paris, 2015, p. 148-171.
[18] É. Barby, « Les animaux de spectacle », Legicom, 1995/3 n°9, p. 21.
[19] Cass. Crim. 14 mars 1861, Bull. crim. n°53 : animaux « placé sous la main de l’homme [qui] ne vivent, ne se reproduisent, ne sont nourris et élevés que sous son toit et par ses soins » ; Arrêté du 11 août 2006 fixant la liste des espèces, races ou variétés d’animaux domestiques.
[20] Animaux qui « vivent, se reproduisent et se nourrissent en dehors de toute intervention humaine », n’ayant « subi aucune sélection de la main de l’Homme » et étant « destinés à vivre dans leur milieu naturel ». V. M. Redon, Animal, Répertoire de droit civil, Dalloz, avril 2015, p. 1-2 ; art. R. 411-5 al. 1er du C. env.
[21]Ibid., articles L. 413-1 à L. 413-5 du code de l’environnement.
[22] Arrêté du 30 mars 1999, fixant la liste des espèces animales non domestiques prévue à l’article ; R. 413-6 du code de l’environnement ; arrêté du 18 mars 2011 op. cit.
[23] S. Antoine, Rapport sur le régime juridique de l’animal, Ministère de la justice, 10 mai 2005, p. 27-28.
[24] Loi du 2 juillet 1850 dite Grammont sur les mauvais traitements envers les animaux domestiques, JORF du 20 août 1944 page 299.
[25] Décret n°59-1051 du 7 septembre 1959 réprimant les mauvais traitements exercés envers les animaux.
[26] Il s’agit alors des animaux sauvages en captivité ainsi que de ceux ayant été apprivoisés.
[27] Loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature codifié à l’article L. 214-1 du code rural et de la pêche maritime par l’Ordonnance 2000-914 du 21 septembre 2000.
[28] Art. 2 de la loi n°2015-177 du 16 février 2015.
[29] La reconnaissance juridique de la sensibilité aux animaux res nullius étant encore débattue aujourd’hui, celle-ci semblant pour l’heure s’envisager comme une forme de compensation du lien d’appropriation. V. en ce sens : L. Boisseau-Sowinski, op. cit., p. 163-164.
[30] V. not. CAA Nancy, 15 nov. 2010, n° 09NC01433, TA Lyon, 25 novembre 2011, n°1908161 ; F. Nicoud, « Maltraitance à animaux et pouvoir de police du maire », AJDA, 2011, p. 1446.
[32] Arrêté du 8 octobre 2018 fixant les règles générales de détention d’animaux d’espèces non domestiques ; Arrêté du 30 juin 1998 fixant les modalités d’application sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction et des règlements (CE) n° 338/97 du Conseil européen et (CE) n°939/97 de la Commission européenne, L. 412-1 C. env.
[33] Il est à noter que l’ensemble de ces documents peut être sollicité par toute personne (c’est en pratique notamment le cas des associations) auprès des communes ou auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs pour ce faire.
[38] Du département dans lequel est situé l’établissement ou, pour les cirques itinérants, au préfet dans lequel le demandeur est domicilié.
[39] Article 3 de l’arrêté du 30 juin 1998 fixant les modalités d’application sur le commerce international des espèces, op. cit.
[40] L’arrêté prévoyant toutefois à son article 2 que « Lorsqu’elle prévoit la réalisation de spectacles itinérants, l’autorisation d’ouverture des établissements, délivrée en application de l’article L. 413-3 du code de l’environnement, vaut autorisation préfectorale préalable au titre du présent arrêté, pour les espèces considérées »
[52] Not. Recommandation de la Fédération des vétérinaires d’Europe (FVE) le 6 juin 2015.
[53] F. Schrafstetter, « Tribune contradictoire. Pourquoi les animaux sauvages n’ont rien à faire dans les cirques », RSDA 2/2016, p. 174.
[54] Art. 12 de la Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale tel qu’enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 décembre 2020.
[56] L. Carillon, Contribution à l’étude de l’utilisation des animaux à des fins de spectacle en France : état des lieux des pratiques et de la réglementation, analyse éthique, thèse, Lyon I, 8 juillet 2020, P ; 27.
[57] Ces questions ont largement été commentées par la doctrine. V. notamment en ce sens : A. Moreau, « Encadrement des cirques présentant des animaux vivants : quelle place pour le maire ? Trois questions à Arielle Moreau », AJCT 2020, p. 119 ; M. Falaise, « Protection animale et bien-être animal : une prise en compte croissant par le législateur et le citoyen », AJCT2020, p. 116 ; C. Leprince, op. cit., pp. 84-87 ; J. Kirszenbalt, L’animal en droit public, thèse de droit, Université d’Aix-Marseille, 2018, pp. 556-564.
[58] Circulaire du 7 avril 2017 du ministère de l’intérieur relative aux médiations concernant les installations de cirques avec animaux et fêtes foraines (NOR : INTA1710483J).
[59] CE.,18 déc. 1959, Société « Les Films Lutetia », et syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec. Lebon, p. 693.
[60] Not. CE., 27 oct. 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. Lebon, p. 372.
[61] CE, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413, 17520, Rec. Lebon, p. 541.
[63] Ce pouvoir de police spéciale étant confié au préfet.
[64] Réponse du Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales à la question écrite n°16584 de Mme Christine Herzog, publiée dans le JO Sénat du 13/08/2020, p. 3596.
[66] TA Bastia, 22 octobre 2020, n°1800925 ; TA Nancy, 22 janvier 2019, n°1802270, Association de défense des cirques de famille et a. ; A. Denizot, « Le maire, le conseil municipal et les cirques : de l’art de prendre position sans faire grief ».
[67] TA Lyon, 25 novembre 2020, op. cit., CAA Marseille, 7 juin 2021, n°19MA04275.
[69] V. en ce sens la thèse de J. Kirszenbalt précitée, notamment p. 556 et s.
[70] A. Chauvin, « Le respect de la dignité animale n’est pas une composante de l’ordre public », JCP La semaine juridique – édition administrations et collectivités territoriales, LexisNexis, n°25, 28 juin 2021, p. 2213.
[71] TA Montreuil, 3 octobre 2019, n° 1801566, CAA Marseille, 30 novembre 2020, n°19MA0047.
[72] TA Lyon, 25 novembre 2020, n°1908161 ; TA Lille, 11 décembre 2020, n°183486.
[76] CE, 29 janvier 2018, Société Marineland, Société Safari Africain de Port, St Père et autre, n°412210 et 412256.
[77] Art. 12 de la Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale tel qu’enregistré à la Présidence du Sénat le 20 janvier 2021 (n°3791).
[78] Rapport (AN), enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 janvier 2021.
[79] Le texte prévoyant alors une dérogation pour les établissement fixes effectuant des prestations mobiles.
Depuis que nous sommes enfants et, à ce titre, dépositaires auditifs des comptines fredonnées par nos aînés, la chasse n’a pas le vent en poupe.Elle se trouve, presque instinctivement, associée à la souffrance d’un animal sans défense[1], acculé par un chasseur souhaitant lui ôter la vie. L’image d’une chasse utile et nécessaire répondant à un besoin d’intérêt général[2], pour protéger les Hommes contre les dégâts occasionnés par la faune sauvage, tel que ce fut le cas lors de la traque de la Bête du Gévaudan[3], n’imprègne pas autant les esprits. A l’examen, la représentation de la chasse dans l’inconscient collectif, qui met en scène une « partie faible », l’animal, et une « partie forte », le chasseur, dont la relation est caractérisée par la disproportion des moyens de lutte, trouve un écho législatif certain. En effet, une première proposition de loi visant à interdire la chasse à courre a été déposée à l’Assemblée nationale en 2005, par des membres du groupe UMP. Une deuxième proposition de loi en ce sens a été déposée par les membres du groupe écologiste en 2013, puis une troisième, au Sénat, en novembre 2017. Une quatrième proposition de loi relative à l’interdiction de la chasse à courre a été présentée le 31 janvier 2018 par des parlementaires qui considéraient que « la chasse à courre, à cor et à cri est une pratique nobiliaire, oligarchique et barbare, digne d’un autre âge », de sorte qu’elle doive « être interdite dans notre pays, comme la Grande Révolution de 1789 l’avait déjà fait »[4]. Face à l’échec de ces initiatives, une cinquième proposition de loi relative à la responsabilité environnementale des êtres humains vis-à-vis des animaux et au bien-être de ces derniers a été présentée le 2 juillet 2020. Cette dernière initiative démontre que les défenseurs de la cause animale ont changé de stratégie, à deux égards. D’une part, sur la forme, nous observons un délaissement de la procédure parlementaire classique en faveur de la procédure du referendum d’initiative partagée tel qu’il résulte de l’article 11 de la Constitution. D’autre part, sur le fond, nous observons que la disposition visant à interdire la chasse à courre, le déterrage et d’autres formes de chasses dites traditionnelles, est noyée dans un ensemble plus vaste de dispositions visant à sauvegarder le bien-être animal[5], ce qui permet d’élargir son champ d’application par rapport aux propositions de loi antérieures, puisque celle-ci ne se limite pas à l’interdiction de la chasse à courre[6]. Cette nouvelle stratégie pourrait s’avérer fructueuse puisqu’en août 2020, 82 % des français se disent contre la pratique de la chasse à courre[7]. Néanmoins, l’article 11 alinéa 3 de la Constitution impose que l’initiative référendaire soit organisée par « un cinquième des membres du Parlement » et soit « soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales »[8]. Dès lors, au-delà des sondages et des prises de position médiatique[9], rien ne permet d’affirmer que ce referendum parlementaire avec soutien populaire n’aboutisse[10], d’autant plus que les oppositions sont féroces. La dernière initiative connue relative à la chasse date du 18 mai 2021, avec une proposition de loi relative à l’interdiction des mises sous enclos d’animaux sauvages à des fins de chasse[11]. Si la cadence des propositions de loi visant à interdire certaines pratiques de chasse ou toute pratique de chasse s’accélère ces dernières années, aucune n’est encore parvenue à ses fins. Le développement de ces propositions fondées du sceau de la protection du bien-être animal, fait ressurgir la confrontation classique entre ceux qui entendraient protéger les animaux et la nature, les « animalistes » et ceux qui entendraient les éliminer, les chasseurs. Pourtant, face à la détestation certaine d’une société de plus en plus irriguée par la notion de bien-être animal[12], ces derniers développent un argumentaire structuré sur leur rôle non pas tant dans la protection du bien être animal, pour lequel ils reconnaissent les difficultés[13], voire une inconciliabilité avec la chasse[14], mais bien dans le « maintien des grands équilibres naturels et à la sauvegarde de la biodiversité »[15]. Ce sont d’ailleurs les chasseurs eux-mêmes, « conscients de la nécessité de préserver la faune », qui ont conduit aux premières limitations du droit de chasser aux États-Unis. En effet, en 1844, ils ont créé la première association de chasseurs visant à préserver les ressources de la chasse et mis au point des Codes de bonne conduite afin de restreindre le droit de chasser[16]. A cet égard, la référence à l’équilibre environnemental qui, au fond, vise à ériger la chasse en pratique ayant pour fonction de sauvegarder la biodiversité et les chasseurs en « nouveaux héros » de la biodiversité, correspond, assez bien à l’état actuel du droit positif[17]. Il est en effet reconnu que, concernant la chasse, « la gestion durable du patrimoine faunique et de ses habitats est d’intérêt général. La pratique de la chasse, activité à caractère environnemental, culturel, social et économique, participe à cette gestion et contribue à l’équilibre entre le gibier, les milieux et les activités humaines en assurant un véritable équilibre agro-sylvo-cynégétique »[18]. Par ailleurs, concernant les chasseurs, qui sont considérés comme le pendant naturel de la chasse, il est indiqué que « par leurs actions de gestion et de régulation des espèces dont la chasse est autorisée ainsi que par leurs réalisations en faveur des biotopes », ils « contribuent au maintien, à la restauration et à la gestion équilibrée des écosystèmes en vue de la préservation de la biodiversité. Ils participent de ce fait au développement des activités économiques et écologiques dans les milieux naturels, notamment dans les territoires à caractère rural »[19]. La reconnaissance, dans le droit positif, d’une fonction environnementale d’intérêt général, à la chasse et à sa pratique par les chasseurs, a d’ailleurs conduit le pouvoir règlementaire, par le décret n° 2010-603 du 4 juin 2010 créant une contravention pour obstruction à un acte de chasse[20], à insérer un article R.428-12-1 dans le Code de l’environnement qui dispose qu’ « est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe le fait, par des actes d’obstruction concertés, d’empêcher le déroulement d’un ou plusieurs actes de chasse tels que définis à l’article L. 420-3 »[21]. La chasse et sa pratique sont donc protégées et encouragées[22] parce qu’elles sont considérées, par les pouvoirs publics, comme relevant d’une mission d’intérêt général. Mais récemment, la pandémie de COVID-19 est venue bouleverser un certain nombre de nos habitudes normatives. Le droit s’est adapté. L’application de certains principes jusque-là bien ancrés, a subi des dérogations[23]. La chasse et sa pratique n’ont pas fait exception à ce mouvement d’ampleur, mais temporaire, qui a conduit à l’adoption de mesures d’interdiction de principe de la chasse (I), assorties de dérogations ayant créé la polémique, puisqu’elles ont conduit à l’autoriser dans certains cas précis (II).
I. L’interdiction pandémique de la chasse
En principe, la pratique de la chasse est interdite en période de fermeture, sans que le premier confinement ne vienne bousculer le calendrier (A). Corrélativement, lorsque la chasse est ouverte, sa pratique peut avoir lieu. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle est interdite, comme l’illustre notamment la gestion de la crise sanitaire de 2020 (B).
A. L’interdiction naturelle en période de fermeture de chasse
En France, la chasse ne se pratique pas de manière libre. En effet, elle fait l’objet, selon le type de chasse, d’un encadrement temporel, qui dépend tant du type de gibier chassé (critère matériel) que du lieu d’exercice de la chasse (critère géographique).
D’une part, intéressons-nous à l’encadrement temporel de la chasse à tir. Par principe, le Code de l’environnement pose « les périodes d’ouverture générale »[24] de la chasse à tir, selon les départements. Par exemple, en Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Poitou-Charentes, Limousin, Aquitaine, Midi-Pyrénées, Franche-Comté, Auvergne, Rhône-Alpes[25], la date d’ouverture générale la plus précoce est fixée au deuxième dimanche de septembre, alors que la date de clôture la plus tardive est fixée au dernier jour de février[26]. Ces dates peuvent, « par exception », faire l’objet de modifications, adoptées par le préfet, en fonction d’un calendrier fixé selon des espèces concernées. La chasse au chevreuil peut s’ouvrir, au plus tôt, le premier juin et se clôturer, au plus tard, le dernier jour de février[27]. La chasse au sanglier peut être ouverte du premier juin au 31 mars, étant entendu qu’entre le premier juin et le 14 août, elle ne peut être pratiquée qu’en battue, à l’affût ou à l’approche, après autorisation préfectorale délivrée au détenteur du droit de chasse et dans les conditions fixées par l’arrêté du préfet. L’ouverture de la chasse à la marmotte doit coïncider avec la date d’ouverture générale, tandis que sa fermeture peut avoir lieu, au plus tard, le 11 novembre[28].
D’autre part, intéressons-nous à l’encadrement temporel d’autres types de chasse. La chasse à courre, à cor et à cri est ouverte du 15 septembre au 31 mars. Les dates de chasse aux oiseaux sont fixées par arrêté du ministre chargé de la chasse[29]. Le clôture de la vénerie sous terre, qui « consiste à capturer par déterrage l’animal acculé dans son terrier par les chiens qui y ont été introduits »[30], doit intervenir le 15 janvier. Néanmoins, concernant la vénerie du blaireau, le préfet peut, sur proposition du directeur départemental de l’agriculture et de la forêt et après avis de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage et de la fédération des chasseurs, l’autoriser pour une période complémentaire à partir du 15 mai[31].
Un rapide détour par le droit comparé nous enseigne que l’encadrement temporel de la chasse hors période de crise sanitaire, n’est pas le propre du droit administratif français. Prenons l’exemple de la législation du Royaume-Uni pour s’en convaincre. Plusieurs normes fixent les périodes de chasse, selon les espèces. Il s’agit notamment du Game Act 1831, du Deer Act 1991 et du Wildlife and Countryside Act 1981. Si l’on met de côté les règles applicables à l’Irlande du Nord[32], l’ouverture de la période de chasse du gibier d’eau est fixée entre le 12 août et le 1er octobre, et la date de fermeture entre le 10 décembre et le 20 février, selon les espèces. Les cervidés peuvent être chassés entre le 1er août et le 30 avril pour les cerfs et daims mâles, entre le 1er avril et le 30 octobre pour les chevreuils mâles et entre le 1er novembre et le dernier jour de février pour les femelles. Toutefois, il convient de préciser que les cerfs qui sont présents sur des terres cultivées, des pâturages ou des bois clôturés, peuvent être chassés, par les occupants de ces terrains, même lorsque la chasse est fermée, s’ils ont de bonnes raisons de croire que ces animaux ont causé des dommages à leurs récoltes ou à leurs biens. La chasse aux lièvres et aux lapins présente la particularité de ne jamais fermer, ainsi que la chasse aux espèces considérées comme nuisibles, tels que le renard. Il doit être précisé, que, contrairement à la France, la chasse le dimanche est interdite pour les lièvres, les faisans, les perdrix, les tétras, les petits coqs de bruyère et le gibier de lande ou de bruyère[33].
Ce panorama des périodes d’ouverture et de clôture de la chasse nous permet de comprendre, qu’en France, le premier confinement pandémique du 17 mars 2020 au 11 mai 2020 n’a pas soulevé de difficulté particulière relative à la chasse, puisque, à cette période, la pratique de la chasse est généralement interdite. Le ministère de la transition écologique et solidaire a d’ailleurs évacué la question en affirmant que, pendant cette période, « nous sommes actuellement en période de fermeture de la chasse. Cette question ne se pose donc pas actuellement. Toute action de chasse a de toute façon été interdite pendant le confinement »[34], à l’exception des « actions de régulation pour motifs de sécurité publique, sanitaires et pour dégâts de gibier graves et avérés, dans les cultures notamment »[35]. Cet état du droit applicable a été confirmé par le prédisent de la fédération nationale de la chasse, Willy Schraen, qui a rédigé une lettre ouverte aux chasseurs le 16 mars 2020 indiquant que la classe collective serait interdite mais que la chasse individuelle de certaines espèces pourrait avoir lieu si elles poursuivaient un « enjeu sanitaire ». En effet, le président de la Fédération Nationale des Chasseurs fait directement référence à la chasse aux cervidés « pour limiter les dégâts sur les semis de printemps, ou l’approche du sanglier là où c’est nécessaire, pour les mêmes raisons »[36].
B. L’interdiction exceptionnelle en période d’ouverture de chasse
Si, en période d’ouverture, la chasse est en principe autorisée, il n’en reste pas moins que certaines circonstances peuvent justifier une interdiction, qui reste tout à fait exceptionnelle.
Notre étude nous a conduit à distinguer deux séries de raisons pour lesquelles, en période d’ouverture, le chasseur peut se voir refuser le droit de chasser, l’une relevant de l’impératif de protection du gibier, l’autre de l’impératif de protection du chasseur.
S’agissant de la première série de raison justifiée par la protection du gibier, le droit applicable distingue plusieurs situations.
D’une part, afin de favoriser la protection et le repeuplement du gibier, le préfet peut prévoir, dans l’arrêté annuel encadrant les périodes de chasse à tir en vertu de l’article R. 424-6, trois types de mesures. D’abord, il peut décider d’interdire l’exercice de la chasse de certaines espèces ou d’une catégorie de spécimen de ces espèces en vue de la reconstitution des populations[37]. Ensuite, il peut décider de limiter temporellement le nombre des jours de chasse[38]. Enfin, il a la possibilité de fixer les heures de chasse du gibier sédentaire et des oiseaux de passage[39]. Par exemple, en 2004, la survie de lagopède alpin était menacée sur le massif pyrénéen à cause des problèmes liés aux modifications environnementales engendrées par la fréquentation accrue de la montagne et par le changement climatique. Le préfet a alors décidé d’adopter une mesure d’interdiction de chasse de l’espèce afin d’encourager son repeuplement. Le Tribunal administratif de Toulouse, dont le jugement a été confirmé par la Cour administrative d’appel de Bordeaux[40], a jugé que la circonstance que la chasse ne soit pas à l’origine de cette menace est sans influence sur l’appréciation à laquelle le préfet doit se livrer et la nécessité de mesures à prendre pour assurer la survie de l’espèce et sa reproduction dans la zone géographique concernée[41].
D’autre part, le préfet, aux termes du même arrêté, dispose de plusieurs pouvoirs, qui dépendent de la nature d’un évènement météorologique. En cas de temps de neige, la chasse est purement et simplement interdite. Une dérogation est cependant prévue puisque, dans l’arrêté annuel en question, le préfet peut autoriser la chasse au gibier d’eau en zone de chasse maritime, sur les fleuves, rivières, canaux, réservoirs, lacs, étangs et dans les marais non asséchés étant entendu que le tir au-dessus de la nappe d’eau est le seul autorisé. L’autorité administrative déconcentrée peut aussi autoriser l’application du plan de chasse légal, la chasse à courre et la vénerie sous terre, la chasse du sanglier, du lapin, du renard et du pigeon ramier et la chasse des animaux dont la liste est établie, département par département par le ministre chargé de la chasse[42]. Ainsi, en 2021-2022, la chasse par temps de neige est autorisée dans le Lot-et-Garonne[43] pour l’ensemble des cas visés par le Code de l’environnement, mais aussi pour la chasse du ragondin et du rat musqué[44]. Dans le département de l’Ariège, en 2020-2021, les chasses suivantes sont autorisées en temps de neige : la chasse au gibier d’eau sur les fleuves, rivières, canaux, réservoirs, lacs, étangs et dans les marais non asséchés, la chasse du grand gibier soumis à plan de chasse (cerf, chevreuil, mouflon, isard, daim), la chasse du renard, la chasse du sanglier les mercredis, samedis, dimanches et jours fériés, en battues de six personnes et plus, avec chiens, la chasse du sanglier dans la réserve du Mont Valier, en battue, ou à l’affût, ou à l’approche, la chasse au pigeon ramier ou à la palombe à l’affût, l’arme devant être neutralisée, c’est-à-dire démontée ou déchargée et placée sous étui ou housse à chaque déplacement[45]. En cas d’évènement météorologique imprévu tel qu’une calamité, un incendie, une inondation, une période de gel prolongée, qui est susceptible de provoquer ou de favoriser la destruction du gibier, le préfet a la possibilité, sur tout ou partie du département, de suspendre l’exercice de la chasse soit de manière générale, soit en limitant cette mesure à certaines espèces. Le Code de l’environnement a précisé que ladite suspension s’étend sur une période renouvelable de dix jours maximum et renouvelable. Dans ce cas, l’arrêté du préfet doit fixer les dates et heures auxquelles entre en vigueur et prend fin la période de suspension[46]. La circulaire du 8 mars 2013 relative aux actions à conduite liées à un contexte de gel prolongé constate que « la survenue de périodes de gel prolongé sur plusieurs jours a pour conséquence un affaiblissement des oiseaux de certaines espèces dû à leur difficulté de nourrissage sur les plans d’eau ou les zones humides gelés alors que le maintien de la température corporelle est d’autant plus consommateur d’énergie ». Dès lors, elle prévoit la concertation préalable à l’arrêté préfectoral annuel de police de la chasse, puis la consultation préalable à l’éventuelle décision de suspension de la chasse, étant entendu que cette dernière mesure doit être « proportionnée aux risques de pertes dans les populations d’oiseaux concernées ». En pratique, les conditions climatiques qui ont une influence importante sur la situation des oiseaux sont les températures minimales très froides inférieures à – 5° C, selon les données de Météo-France et gel continu sans dégel diurne, pendant 2 jours consécutifs et avec des prévisions météorologiques de prolongation de la situation sur 5 jours[47]. La jurisprudence refuse d’annuler ce type d’arrêté préfectoral précisant que « le préfet dispose, pour des motifs de protection de la ressource cynégétique, du pouvoir de suspendre l’exercice de la chasse de certaines espèces de gibier pour une période de dix jours maximum en cas de gel prolongé » [48]. Par exemple, en raison du déclenchement de la procédure nationale « gel prolongé » par l’ONCFS à compter du 20 janvier 2017, la chasse a été suspendue sur l’ensemble du département de Loire-Atlantique à compter du 27 janvier à 16h, jusqu’au 31 janvier à minuit pour la bécasse des bois, la bécassine des marais, la bécassine sourde, le vanneau huppé, le pluvier doré, le merle noir, les grives draine, litorne, mauvis et musicienne[49].
S’agissant de la seconde série de raisons justifiée par la protection du chasseur, il convient de mentionner, en particulier, l’impératif de protection de la santé du chasseur lié à la pandémie de COVID-19. En effet, en période de crise sanitaire, si nous mettons le cas du premier confinement de côté, étant en dehors de la période générale d’ouverture de la chasse, nous relevons que de nombreuses activités étaient interdites. Ainsi, les rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public[50] mettant en présence de manière simultanée plus de six personnes étaient interdits à l’exception des rassemblements, réunions ou activités à caractère professionnel, des services de transport de voyageurs, des établissements recevant du public dans lesquels l’accueil du public n’est pas interdit et des cérémonies funéraires organisées hors des établissements la limite de 30 personnes[51]. Par ailleurs, tout déplacement de personne hors de son lieu de résidence était interdit à l’exception des déplacements pour certains motifs, « en évitant tout regroupement de personnes »[52]. Dès lors, par l’application de ces dispositions, la pratique de la chasse était interdite. Néanmoins, comme cela avait été mentionné pour le premier confinement, au milieu de l’ensemble de ces dérogations applicables à l’interdiction de déplacement pendant le deuxième confinement, se posait la question de savoir si la pratique de la chasse pouvait bénéficier de l’une des dérogations à l’interdiction générale de déplacement. L’observation du droit positif nous apprend que la pratique de la chasse a été autorisé, à certaines conditions[53], ce qui n’a pas manqué de faire naître des contestations tant de la part des protecteurs des animaux que des promoteurs de la chasse[54] (II).
II. L’autorisation polémique de la chasse
Si le premier confinement n’a pas bousculé outre mesure les conditions de la pratique de la chasse, le deuxième confinement a conduit le pouvoir réglementaire à autoriser exceptionnellement et sous condition, la pratique de la chasse en période de restriction à la liberté d’aller et de venir (A). Les normes réglementaires adoptées mettent en évidence une gestion différenciée de l’encadrement de la pratique de la chasse qui nous semble particulièrement féconde dans un contexte général de réflexion sur l’avenir de la chasse en France (B).
A. L’autorisation conditionnée de la chasse
L’autorisation de la chasse pendant le deuxième confinement était subordonnée à la satisfaction d’un besoin d’intérêt général. Les premiers mots de la lettre du 31 octobre 2020 donnent le ton. Il est indiqué que, malgré la « nouvelle période de confinement » qui s’applique à compter du 30 octobre 2020, « certaines activités d’intérêt général doivent être maintenues ». En effet, le confinement intervenant en « pleine période de chasse », il convient de « maintenir une régulation de la faune sauvage » afin « d’éviter une explosion des couts liés aux dégâts causés par les gros gibiers ». Dès lors, l’objectif de 500 000 sangliers « prélevés d’ici la fin de l’année 2020 » est posé, ce qui « suppose une mobilisation active des chasseurs », ainsi que de la régulation de toutes les « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts, en maintenant ou mettant en place les actions de chasse nécessaires ». Selon la ministre et la secrétaire d’État, le lien entre l’intérêt général et la chasse est caractérisé par le fait que cette dernière permet de « réduire les dégâts aux cultures, aux forets aux biens », de sorte qu’elle peut être pratiquée pendant le confinement, puisque justifiée par le motif « participation à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative »[55]. Les préfets ont donc adopté des arrêtés autorisant l’exercice de la chasse dans le cadre d’une mission d’intérêt général. Par exemple, l’arrêté de la préfète de l’Orne du 5 novembre 2020 prévoit de manière très détaillée les activités de chasse considérées comme remplissant une mission d’intérêt général. Pour le grand gibier (sangliers et cervidés), il s’agit des actions de régulation en battue de chasse comprenant les opérations préparatoires et consécutives aux battues, et les actions à l’affût de façon individuelle. Le nombre de chasseurs doit être limité au strict minimum. Concernant les sangliers, l’objectif de prélèvements est fixé à 4 500 animaux. S’agissant des cervidés, les minima et maxima fixés dans les plans de chasse individuels pour la campagne 2020-2021 restent applicables[56]. Enfin, pour les autres espèces susceptibles d’occasionner des dégâts, sont considérés comme des missions d’intérêt général, dans l’Orne, le piégeage, pratiqué de façon individuelle, la chasse à tir à l’affût du renard, du corbeau freux, de la corneille noire, du ragondin et du rat musqué, également pratiquée de façon individuelle et la chasse à tir du renard à l’occasion de battues[57]. Sur la forme, il est précisé que les personnes participant aux missions d’intérêt général devront être munies de l’attestation de déplacement prévue par le décret n°2020-1310 du 29 octobre 2020 modifié, avec la case « Participation à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative » cochée, ainsi que de la copie de l’arrêté[58]. En pratique, le juge administratif opère un contrôle strict sur ces arrêtés en exigeant du préfet de département qu’il démontre que les espèces visées aux termes de l’arrêté d’autorisation dérogatoire de la pratique de la chasse sur le fondement de l’intérêt général (régulation du gibier), sont véritablement susceptibles de « provoquer des dégâts aux productions agricoles et forestières ou de s’y multiplier dans des proportions nécessitant une régulation de ces deux espèces de grand gibier »[59]. Un arrêté du préfet de la Lozère a alors été suspendu en ce qu’il a autorisé la chasse au mouflon sans prévoir de quota, de sorte qu’il n’apporte « aucune précision factuelle quant à un intérêt général qui s’opposerait » à la demande de suspension sollicitée[60].
La polémique liée à l’autorisation exceptionnelle et conditionnée de la chasse pendant le deuxième confinement est générale. En effet, nous pouvons affirmer que la mesure n’a pleinement contenté aucun des acteurs de la biodiversité. D’un côté, les protecteurs des animaux ont critiqué le principe même d’une ouverture de la chasse, sur le fondement d’une rupture d’égalité envers les autres usagers de la nature (scientifique, randonneur, cavalier, VTTiste)[61]. Par exemple, la Ligue de Protection des Oiseaux a publié un tweet le 31 octobre 2020 considérant que : « Les français ne peuvent plus profiter de la nature seuls ou en famille. Sauf les chasseurs 😠 !!! Chaque préfet va pouvoir déroger. La circulaire est prête. Merci @EmmanuelMacron ! »[62]. L’Association pour la protection des animaux sauvages rapporte que, pour ne pas avoir respecté la limite d’un kilomètre fixée au début du deuxième confinement, « 11 promeneurs ont écopé d’une amende de 135 euros en forêt du Gavre (Loire-Atlantique). Même sentence pour des ramasseurs de champignons, dans l’Aveyron. Dans le Puy-de-Dôme aussi, des gendarmes patrouillent les volcans pour verbaliser quelques dangereux confinés évadés… »[63]. De l’autre côté, les promoteurs de la chasse critiquaient l’étroitesse du champ d’application matériel des dérogations à l’interdiction de se déplacer pour chasser[64]. Willy Schraen, président de la Fédération Nationales des Chasseurs regrettait ainsi « que pour l’instant les chasseurs de gibier d’eau n’aient pas été reconnu dans leur pratique essentielle de sentinelles sanitaires »[65]. Juridiquement, cette polémique met en avant la difficulté de s’entendre sur le contenu de la notion d’intérêt général, qui ne saurait être donné « une fois pour toute »[66], alors même qu’elle constitue une source du droit administratif[67] et donc l’un des éléments de sa définition[68]. C’est dire si le droit administratif est bien né d’un « miracle »[69]. En France, l’intérêt général suit une logique volontariste et rousseauiste selon laquelle il n’est pas constitué par « la somme arithmétique des intérêts particuliers »[70], mais vise, au contraire, à les dépasser ou à les transcender, lui permettant d’acquérir « cette spécificité » propre à le placer en tant qu’ « unique justification de toute activité publique »[71]. La justification de la dérogation à l’interdiction de la pratique de la chasse par le critère de l’intérêt général nous conduit à affirmer que le droit administratif et spécifiquement ici, le droit de l’environnement, est placé au service de la pratique de la chasse, précisément parce que cette dernière remplit une mission d’intérêt général. Nous considérons que l’autorisation de la seule chasse poursuivant une mission d’intérêt général devrait conduire à faire naître un service public de la chasse. Il pourrait être mis en œuvre « à la genevoise »[72], par des agents de l’État[73], dépendant de l’Office Français de la Biodiversité nouvellement créé[74], qui deviendraient les seuls titulaires d’un droit de chasser ou plus exactement, débiteurs d’une obligation de réguler et non plus de « simples » contrôleurs du bon déroulé de la chasse[75], dans le cadre d’une pratique proportionnée, strictement nécessaire et désintéressée, constitutive d’une véritable « police de l’environnement ». Après-tout, si la chasse relève d’une question de biodiversité[76] et d’un service public, n’est-ce pas souhaitable et légitime que l’État, par l’intermédiaire de ses agents se charge directement[77], au-delà de son contrôle, de son exercice-même ?
B. L’autorisation différenciée de la chasse
La lettre du 31 octobre 2020 formule une distinction intéressante entre l’exercice de la chasse dans le cadre d’une mission d’intérêt général et l’exercice de la chasse hors du cadre d’une mission d’intérêt général. Il en découle une différence de régime juridique applicable.
D’une part, le régime juridique de l’exercice de la chasse dans le cadre d’une mission d’intérêt général durant le deuxième confinement, est soumis à une autorisation conditionnée, comme nous l’avons étudié précédemment. Par ailleurs, la lettre du 31 octobre 2020 rappelle la procédure devant être suivie par les préfets de chaque département. Le système prévu doit être activé est deux temps. Dans un premier temps, il s’agit de convoquer, à brève échéance, la Commission départementale de la chasse et de la faune sauvage (CDFS) aux fins de consultation afin de « partager les enjeux de régulation à la fois pour le gibier chassable » et « pour les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ». Dans un second temps, « dans un délai rapproché » suivant la réunion avec la Commission, les préfets de département doivent saisir, par écrit le président de la fédération départementale de chasse pour fixer les objectifs de prélèvement pour les sangliers et les cervidés et les conditions sanitaires destinées à prévenir le risque de propagation de la COVID-19 lors de l’exercice dérogatoire de la chasse[78]. A ce propos, par une ordonnance en référé en date du 3 décembre 2020, le tribunal administratif de Toulouse a considéré que l’exécution de l’arrêté du 6 novembre 2020 de la préfète du Tarn relatif à la mise en œuvre de dérogations aux mesures de confinement pour des missions de régulation de la faune sauvage et de destruction d’espèces animales susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD) aux productions agricoles et forestières, doit être suspendue. Ce faisant, l’ordonnance précise les mots de la ministre relatifs à l’exercice du pouvoir de consultation des membres de la Commission départementale. Le juge des référés se fonde que l’article R.133-8 du Code des relations entre le public et l’Administration qui dispose que « sauf urgence, les membres de la commission reçoivent cinq jours avant la date de la réunion une convocation comportant l’ordre du jour et, le cas échéant, les documents nécessaires à l’examen des affaires qui y sont inscrites ». Or, en l’espèce, aux fins d’adopter son arrêté du 6 novembre 2020, la préfète du Tarn a consulté les membres de la Commission électroniquement par un courriel du 3 novembre 2020 à 17h40 en y joignant le projet d’arrêté. Cependant, le juge des référés relève que, si le contexte sanitaire autorisait l’organisation d’une consultation dématérialisée, par visioconférence ou, à défaut, par voie électronique, « il ne résulte pas de l’instruction que les dégâts occasionnés par les espèces visées par l’arrêté contesté étaient tels qu’il convenait de les prévenir le plus rapidement possible sans pouvoir respecter le délai minimum de 5 jours » prévu par les dispositions du Code des relations entre le public et l’administration. Dès lors, la requérante est « fondée à soutenir que la consultation de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage était irrégulière faute pour ses membres d’avoir disposé d’un délai minimum de 5 jours pour se prononcer en toute connaissance de cause sur l’examen du projet soumis à leur appréciation ». Or, cette irrégularité « ayant été de nature à influencer le sens ou tout au moins le contenu de la décision, le moyen tiré du vice de procédure est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté contesté »[79]. Le Tribunal a donc décidé de suspendre provisoirement son exécution. Le juge administratif de l’urgence a ainsi contribué à préciser le régime juridique procédural applicable à la pratique de la chasse dans le cadre d’une mission d’intérêt général.
D’autre part, le régime juridique de l’exercice de la chasse hors du cadre d’une mission d’intérêt général durant le deuxième confinement est au cœur d’une ambiguïté. Selon le ministère, ce type de pratique de la chasse qui correspond « aux chasses de loisirs sans impact sur la régulation nécessaire du gibier, et en particulier la vénerie », demeure interdit, tout comme « la pratique d’égrainage du gibier » puisque, pendant cette période, il n’existe pas de forte sensibilité vis-à-vis des cultures. Les préfets ont donc adopté des arrêtés en ce sens[80]. Ainsi, l’arrêté du préfet de la Dordogne du 3 novembre 2020, précise que, dans le cadre des plans de chasse, la chasse au sanglier, chevreuil, cerf élaphe, daim, renard, blaireau, est autorisée si elle est réalisée en battue, devant soi ou à poste fixe. Néanmoins, « toute autre activité de chasse dite de loisir, sans impact sur la régulation nécessaire du gibier, est interdite »[81]. Cependant, cette interdiction, mise en œuvre par certains préfets a fait l’objet d’une suspension provisoire par le juge des référés. En l’espèce, par arrêté du 6 novembre 2020 de la préfète des Landes a prononcé une interdiction totale de la chasse de loisir sur l’ensemble du territoire départemental durant la période d’ouverture générale. Or, elle n’a pas justifié la nécessité de cette interdiction « par des circonstances sanitaires locales » alors même que le décret du 29 octobre 2020 « a autorisé les déplacements d’une heure par jour liés à l’activité physique individuelle des personnes, dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile ». Ce faisant, le Tribunal administratif de Pau a considéré que « la préfète des Landes a porté une atteinte grave à la liberté d’aller et venir, composante de la liberté personnelle des chasseurs, qui justifie que soit suspendue, en urgence, l’exécution de l’arrêté du 6 novembre 2020 en tant qu’il interdit la chasse de loisir »[82]. Le tribunal administratif suspend l’arrêté du 6 novembre 2020 en ce qu’il interdit purement et simplement la chasse de loisir, de sorte que ce type de chasse devient autorisé sur l’ensemble du département des Landes, dans les conditions posées par l’arrêté annuel de la préfète des Landes du 25 mai 2020 et sous réserve du respect des prescriptions du 6° de l’article 4 du décret du 29 octobre 2020 ainsi que des mesures d’hygiène décrites à l’annexe 1.
Par la suite, l’adoption du décret du 27 novembre 2020, qui vient assouplir les règles dérogatoires du décret du 29 octobre 2020 et les arrêtés préfectoraux adoptés en suivant, viennent clarifier le régime juridique applicable aux chasses ne répondant pas à un besoin d’intérêt général. Ce décret prévoit notamment que les déplacements, sans changement du lieu de résidence, dans la limite de trois heures quotidiennes et dans un rayon maximal de vingt kilomètres autour du domicile, liés à une activité physique ou loisirs individuels, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, à une promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile et aux besoins des animaux de compagnie sont possibles[83]. Dès lors, l’exécutif a précisé sa lettre du 31 octobre par une lettre en date du 27 novembre 2020 ayant pour objet la mise en œuvre de certaines dérogations au confinement relatives à l’exercice de la pêche, de la chasse et de destruction d’espèces animales susceptibles d’occasionner des dégâts à partir du 28 novembre 2020. La ministre précise que la pratique individuelle de la chasse (y compris l’agrainage dissuasif) entre dans le champ d’application de la dérogation des vingt kilomètres de sorte que la chasse de loisir redevient possible, dans le cadre de cette limite spatiale. La chasse d’intérêt général visant à la régulation peut, quant à elle, s’exercer dans les mêmes conditions que sous l’empire du décret du 29 octobre et de la lettre du 31 octobre 2020, si le préfet, conformément aux précisions de la jurisprudence administrative, justifie de façon précise les espèces concernées. Il est précisé qu’un bilan des opérations de régulation menées pendant le confinement doit être établi et présenté lors d’une réunion de la Commission départementale, avant d’être transmis à la Direction de l’Eau et de la Biodiversité, pour information[84]. Ainsi, au fil des confinements, la différence de régime juridique entre la pratique de la chasse d’intérêt général et celle de la chasse de loisir s’est amenui. La différence majeure réside dans la limite « géographico temporelle » de la pratique. En effet, la chasse d’intérêt général, cantonnée à certaines espèces provoquant des dégâts, ne connaît ni limite spéciale ni limite temporelle, alors que la chasse de loisir a été limitée à un périmètre d’un kilomètre dans la limite d’une heure par jour (ou bien souvent interdite, comme nous l’avons étudié précédemment) puis à vingt kilomètres, dans la limite de trois heures par jours[85], par une limite spatiale de dix kilomètres[86] et enfin par un périmètre temporel induit par les mesures de couvre-feu[87].
Au total, la distinction posée entre la chasse relevant d’une mission d’intérêt général et la chasse ne relevant pas d’une mission d’intérêt général, autrement nommée chasse de loisir, nous semble porteuse d’un intérêt certain pour l’avenir de la règlementation de la chasse en France. En effet, depuis plusieurs années, le débat médiatique et juridique porte surtout sur l’interdiction de la chasse à courre[88] ou la vénerie sous terre, qui se caractérise par le caractère brutal de la pratique et par son absence d’impact sur la régulation strictement nécessaire de la faune sauvage. Ainsi, distinguer la chasse strictement nécessaire, d’intérêt général et la chasse d’agrément ou de loisir, qui s’exerce hors du cadre de l’intérêt général, pourrait permettre, à l’avenir de maintenir les premières, tout en interdisant, de manière permanente, les secondes. Sans prohiber toute pratique de la chasse, un tel système aurait l’avantage de la limiter au strict nécessaire, commandé par l’intérêt général, à la fois en termes d’objectif de prélèvement, quant à la nature des espèces prélevables et à leur nombre, qu’en termes de conditions de prélèvement, quant aux pratiques utilisées pour abattre les animaux sauvages[89].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 372.
[1] Pour une illustration et une description des conditions de vie des chiens de chasse, V. BARNÉRIAS J., « Chiens travailleurs : enrôlés de force ou auxiliaires respectés ? », Revue Semestrielle de Droit animalier, 1-2/2019, pp. 286 et s.
[2] Sur cette notion, nous renvoyons à la thèse de Didier Truchet (Les fonctions de l’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’État, Paris, LGDJ, collection Bibliothèque de droit public, tome 125, 1977) ainsi qu’aux Mélanges qui lui sont consacrés (L’intérêt général. Mélanges en l’honneur de Didier Truchet, Paris, Dalloz, 2015).
[3] MORICEAU J-M., La Bête du Gévaudan. Mythe et réalités, Paris, Tallandier, 2021.
[4] Assemblée Nationale, proposition de loi n°618 du 31janvier 2018 relative à l’interdiction de la chasse à courre, exposé des motifs.
[5] Elle vise à interdire l’élevage en cage à partir du 1er janvier 2025, la construction de tout nouvel élevage n’offrant pas un accès au plein air aux animaux adapté à leurs besoins et, à compter du 1er janvier 2040, les élevages ne présentant pas la garantie d’un tel accès au plein air, interdire l’élevage des animaux dans le but d’obtenir de la fourrure ainsi que la commercialisation de la fourrure à partir du 1er janvier 2025, la chasse à courre, la chasse sous terre et les pratiques de chasse équivalentes, interdire les spectacles d’animaux sauvages sous 5 ans et les expériences sur animaux lorsqu’il existe une méthode de recherche alternative.
[6] En effet, l’article 5 de ladite proposition entend modifier l’article L-424-4 du Code de l’environnement afin d’interdire la chasse à courre et les pratiques de chasse équivalentes ainsi que les chasses dites traductionnelles.
[7] Sondage IFOP pour la Fondation Brigitte Bardot, Les Français et la condition animale, août 2020, p. 24.
[9] Notamment du journaliste d’investigation Hugo Clément, de l’ancien ministre Nicolas Hulot, de Yann Artus-Bertrand, de Lambert Wilson, d’Alexandra Sublet, de Juliette Binoche, de Pierre Niney, de Stéphane Bern, de Julien Courbet, de Sonia Rolland, de Nicolas Sirkis, de Martin Weill, de Caroline Vigneaux ou de Panayotis Pascot. V. le site internet referendumpourlesanimaux.fr
[10] Au 22 octobre 2021, seuls 151 parlementaires soutiennent la mesure.
[11] Assemblée Nationale, proposition de loi n°4171 du 18 mai 2021 relative à l’interdiction des mises sous enclos d’animaux sauvages à des fins de chasse.
[12] Sur l’actualité juridique en la matière, V. BUISINE O., « Droit de l’animal », Droit rural, n°496, octobre 2021, étude 19.
[13] LAGRANDE P., « Chasse et condition animale : le point de vue d’un chasseur », Revue Semestrielle de Droit Animalier, 1/2015, p. 244.
[14] En l’occurrence, il s’agit de l’impossibilité de concilier chasse et droits de l’animal. Ibid., p. 247.
[16] FIORENTINO A., « La chasse en droit britannique et américain : approche historique et droit positif », Revue Semestrielle de Droit Animalier, 1/2015, pp. 410-411.
[18] Article L.420-1 alinéa 1er du Code de l’environnement tel qu’il résulte de l’article 1er de la loi n° 2012-325 du 7 mars 2012 portant diverses dispositions d’ordre cynégétique, JORF n°0058 du 8 mars 2012.
[20] Décret n° 2010-603 du 4 juin 2010 créant une contravention pour obstruction à un acte de chasse, JORF n°0129 du 6 juin 2010.
[21] Article R.428-12-1 au Code de l’environnement.
[22] Pour un exemple de mesure incitative, notons qu’à partir de saison de chasse 2019-2020, le coût du permis de chasser national passe de 400 à 200 euros afin de favoriser la mobilisation des chasseurs dans la régulation du grand gibier et leur mobilité sur le territoire national.
[23] PASTOR J-M., « La France « en guerre » contre le coronavirus », AJDA, 2020, p. 596.
[27] Etant entendu que selon l’article R 424-8 du Code de l’environnement, « avant la date d’ouverture générale, ces espèces ne peuvent être chassées qu’à l’approche ou à l’affût, après autorisation préfectorale délivrée au détenteur du droit de chasse ».
[30] Article 3 alinéa 1er de l’arrêté du 18 mars 1982 relatif à l’exercice de la vénerie (JORF du 25 mai 1982), tel que modifié par l’arrêté du 1er avril 2019 modifiant l’arrêté du 18 mars 1982 relatif à l’exercice de la vénerie (JORF n°0100 du 28 avril 2019).
[32] FIORENTINO A., « La chasse en droit britannique et américain : approche historique et droit positif », op. cit., p. 412.
[33] Document de travail du Sénat, La chasse, Service des affaires européennes, Division des Etudes de législation comparée, 1er mars 2000. Disponible en ligne.
[34] Ministère de la transition écologique et solidaire, Coronavirus COVID-19 : Questions-réponses dans le domaine de la chasse, 2020. Disponible en ligne.
[36] Lettre ouverte Willy Schraen aux chasseurs, 16 mars 2020. Disponible en ligne.
[37] Pour une illustration en jurisprudence, V. not. CAA Bordeaux, 18 octobre 2012, Fédération départementale des chasseurs de l’Ariège, n° 10BX01881 : « il résulte des dispositions rappelées ci-dessus de l’article R. 424-1 du code de l’environnement que le préfet est compétent pour prendre, dans l’arrêté fixant la période d’ouverture de la chasse, les mesures nécessaires à la protection et au repeuplement du gibier ; que le moyen tiré de la compétence exclusive du ministre chargé de la chasse pour prendre de telles mesures doit être écarté ».
[38] Pour une illustration en jurisprudence, V. not. CCA Lyon, 21 juillet 2011, Association de défense des chasseurs de l’Ain, n° 10LY01284 : « le préfet peut, sans modifier la période de chasse aux oiseaux de passage et au gibier d’eau que le ministre chargé de la chasse est seul compétent pour fixer annuellement, et pour des motifs de protection de la ressource cynégétique, limiter le nombre de jours par semaine au cours desquels la chasse de ces espèces sera pratiquée ».
[43] Article 6 de l’arrêté préfectoral n°47-2021-07-09-00008 du 9 juillet 2021 relatif à l’ouverture et à la clôture de la chasse dans le département de Lot-et-Garonne pour la campagne 2021-2022.
[44] « Chasse : il ne fait pas bon sortir par temps de neige lorsqu’on est un ragondin ou un rat musqué », Droit rural n° 5, Mai 2005, comm. 204.
[45] Article 9 de l’arrêté préfectoral du 08 juin 2020 relatif à l’ouverture et à la clôture de la chasse pour la campagne 2020-2021 dans le département de l’Ariège.
[47] Circulaire du 08/03/13 relative aux actions à conduire liées à un contexte de gel prolongé, DEVL1303396C.
[48] Pour une illustration concernant un arrêté préfectoral du préfet de Vendée, V. CAA Nantes, 25 nov. 2016, Préfet de Vendée, no 15NT00737 : RD rur. 2017. Chron. 1, par Redon, p. 12.
[49] Article 1er de l’arrêté préfectoral du 26 janvier 2017 portant sur la suspension de l’exercice de la chasse à la bécasse des bois, aux limicoles, aux anatidés et aux turdidés.
[50] Autres que ceux mentionnés au II, à savoir les manifestations sur la voie publique mentionnées à l’article L 211-1 du Code de la sécurité intérieure.
[51] Article 3 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, SSAZ2029612D.
[52] Article 4, I, Ibid. Ainsi, étaient autorisés, dans un premier temps, les déplacements à destination ou en provenance du lieu d’exercice ou de recherche d’une activité professionnelle et déplacements professionnels ne pouvant être différés, des établissements ou services d’accueil de mineurs, d’enseignement ou de formation pour, du lieu d’organisation d’un examen ou d’un concours. Dans un deuxième temps, les déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle, des achats de première nécessité, des retraits de commandes et des livraisons à domicile. Dans un troisième temps les déplacements pour effectuer des consultations, examens et soins ne pouvant être assurés à distance et pour l’achat de médicaments. Dans un quatrième temps les déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance aux personnes vulnérables et précaires, pour la garde d’enfants, ainsi que pour les déménagements. Dans un cinquième temps, les déplacements des personnes en situation de handicap et leur accompagnant. Dans un sixième temps, les déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie. Dans un septième temps, les déplacements pour répondre à une convocation judiciaire ou administrative ou pour se rendre dans un service public ou chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance. Dans un huitième temps, les déplacements aux fins de participation à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative.
[53] Y compris dans d’autres États. Pour un panorama des législations nationales en Europe au 24 novembre 2020, V. l’article publié par Hunters Of Europe. Face : « Update : COVID-19 Restrictions on Hunting ». Disponible en ligne.
[54] « Chasse et confinement : la polémique enfle », La Dépêche du midi, 14 novembre 2020.
[55] Lettre de la ministre de la transition écologique et de la secrétaire d’État chargée de la biodiversité aux préfets des départements, 31 octobre 2020. Disponible en ligne.
[56] Article 1er de l’arrêté n° 2350-20-00153 du 05 novembre 2020 de la préfète de l’Orne fixant les missions d’intérêt général de régulation de la faune sauvage pendant la période de confinement prévue par le décret n°2020-1310 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire
[59] TA Toulouse, ord., 3 décembre 2020, Association pour la Protection des Animaux Sauvages, n°2005857, point 6.
[60] TA Nîmes, ord., 23 novembre 2020, Ligue pour la protection des oiseaux, association pour la protection des animaux sauvages, n°2003476, point 3.
[61] « Chasse et confinement : la polémique enfle », La Dépêche du midi, 14 novembre 2020.
[62] Tweet de la LPO publié le 31 octobre 2020 sur son compte tweeter.
[63] « Chasse et confinement : la carte de France des dérogations », ASPAS : Association pour la protection des animaux sauvages, 10 novembre 2020. Disponible en ligne sur le site internet de l’ASPAS.
[64] « La chasse autorisée en temps de confinement, une pomme de discorde », Le Monde, 16 novembre 2020.
[65] Communiqué de presse du président de la Fédération Nationales des Chasseurs publié le 30 octobre 2020 sur sa page facebook.
[66] CHRETIEN P., CHIFFLOT N., TOURBE M., Droit administratif, Paris, Sirey, 17èmé édition, 2020-2021, p. 706. Dans le même sens, V. WALINE J., Droit administratif, Paris, Dalloz, 28ème édition, 2020, p. 3. Jean Waline considère en effet que l’intérêt général correspond à « un ensemble de nécessités humaines » et « varie avec les époques, les formes sociales, les données psychologiques, les techniques ».
[67] TRUCHET D., « L’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’État : retour aux sources et équilibre », EDCE, n°50, 1999, p. 362.
[68] GONOD P., MELLERAY F., YOLKA P., Traité de droit administratif, Paris, Dalloz, tome 1, 2011, p. 104.
[69] WEIL P. POUYAUD D., Le droit administratif, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? », 24ème édition, 2013, p. 1 : « Nous sommes aujourd’hui accoutumés à voir l’État soumis au contrôle juridictionnel, au point que nous oublions que l’existence même d’un droit administratif relève, en quelque sorte, du miracle ».
[70] Conseil d’État, Rapport public 1999. Jurisprudence et avis de 1998. L’intérêt général, n°50, EDCE, 1999, p. 245.
[71] CHRETIEN P., CHIFFLOT N., TOURBE M., Droit administratif, op. cit., pp. 6-7.
[72] Gestion des espèces pouvant être chassées selon la Loi fédérale sur la chasse et la protection des mammifères et oiseaux sauvages. Organisation, coût et bilan, Genève 2014-2017, Département du territoire, Direction générale de l’agriculture et de la nature, République et canton de Genève, 24 août 2018. Disponible en ligne.
[73] L’hypothèse est prise très au sérieux dans le livre blanc de la Fondation François Sommer, Pour la chasse et la nature, « Retisser le lien entre la chasse et la société. 8 chantiers pour 2040 », juin 2021, p. 32. Disponible en ligne : « Ce changement de culture implique aussi de concilier de manière harmonieuse chasse-loisir et chasse-régulation. Dans le cas contraire, l’alternative pourrait reposer sur d’autres acteurs, en renforçant le rôle des professionnels en forêt publique ou en augmentant le nombre de lieutenants de louveterie qui se verraient attribuer beaucoup plus de missions en secteurs difficiles (zones non chassées, zones périurbaines). Il n’est pas impossible que ce type de solutions soit partiellement développé ici ou là avant 2040 ».
[74] Rattachés à l’établissement public administratif qu’est l’Office Français de la Biodiversité né de la loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 portant création de l’Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations des chasseurs et renforçant la police de l’environnement, JORF n°0172 du 26 juillet 2019. Précisions que le décret du 23 décembre 2019, pris en application de cette loi a été l’objet du premier avis consultatif transmis par le Conseil d’État à la Cour Européenne des Droits de l’Homme en vertu du protocole 16 à cette même convention, signé le 2 octobre 2013 à Strasbourg, ratifié par la France le 12 avril 2018 et entré en vigueur en France le 1er août 2018. V. CE, 15 avril 2021, Fédération Forestiers privés de France (Fransylva), n° 439036 : AJDA, 2021, p. 831 ; RFDA, 2021, p. 721.
[75] En délivrant les permis de chasse et en contrôlant la pratique de la chasse, V. notamment l’article L. 131-9.-I. du Code de l’environnement tel qu’il résulte de cette loi.
[76] Article L.420-1 du Code de l’environnement tel qu’il résulte de l’article 1er de la loi n° 2012-325 du 7 mars 2012 portant diverses dispositions d’ordre cynégétique, JORF n°0058 du 8 mars 2012.
[77] Actuellement, les chasseurs membres de Fédérations Départementales et Régionales des Chasseurs, regroupées au sein de la Fédération Nationale des Chasseurs. V. article L.421-5 et suivants du Code de l’environnement.
[78] Lettre de la ministre de la transition écologique et de la secrétaire d’État chargée de la biodiversité aux préfets des départements, 31 octobre 2020. Disponible en ligne.
[79] TA Toulouse, ord., 3 décembre 2020, Association pour la Protection des Animaux Sauvages, n°2005857, point 5.
[80] Par exemple, sans exhaustivité, en Saône-et-Loire le 05 novembre 2020, dans l’Allier, le Lot-et-Garonne, les Deux-Sèvres, la Drôme, la Nièvre, l’Oise, le Finistère et l’Ille-et-Vilaine, le 6 novembre 2020.
[81] Arrêté DTT/SEER/EMN/20-4026 du préfet de la Dordogne du 03 novembre 2020 permettant la pratique dérogatoire de la chasse sous certaines conditions pendant la période de confinement.
[82] TA PAU, ord., 24 novembre 2020, Fédération départementale des chasseurs des landes, n°2002221, point 5.
[83] Article 1er, 6° du décret n° 2020-1454 du 27 novembre 2020 modifiant le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF n°0288 du 28 novembre 2020.
[84] Lettre de la ministre de la transition écologique et de la secrétaire d’État chargée de la biodiversité aux préfets des départements, 27 novembre 2020. Disponible en ligne.
[85] Pour une application, V. l’arrêté du préfet de la Creuse du 1er novembre 2020 ; l’arrêté du préfet de Saône-et-Loire du 28 novembre 2020.
[86] Article 1er du décret n° 2021-296 du 19 mars 2021 modifiant le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF n°0068 du 20 mars 2021.
[87] Par exemple, V. la lettre de la préfète de l’Indre-et-Loire au président de la Fédération Départementale des chasseurs de ce département en date du 5 février 2021.
[88] Déjà interdite en Ecosse (Protection of Wild Mammals (Scotland) Act 2002) et en Angleterre et au Pays de Galle, (Hunting Act 2004).
[89] Et ainsi poursuivre le mouvement de leur encadrement. V. l’exemple récent de la chasse à la glue jugée contraire au droit de l’Union européenne (CJUE, 17 mars 2021, One Voice, affaire C-900/19, EU:C:2021:211). Pour une application en France, V. CE, 28 juin 2021, Fédération Nationales des Chasseurs e.a., n° 443849.
Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).
Le droit en est croassant, son actualité est rugissante. L’animal est au cœur du droit administratif.
D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en 1853.
D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H., « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors, la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet, la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.
voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.
Renvoyant aux (in)certitudes de l’homme dans ses rapports avec ce qui n’est pas humain, l’errance animale donne à voir un droit administratif en manque de cohérence lorsqu’il la saisit.
Il faut dire que le sujet n’est pas simple à appréhender. D’une part, au-delà de son nom, il a une très forte imprégnation anthropocentrique dans la mesure où il s’agit d’un concept construit par l’homme au regard de lui-même et de ses intérêts : l’errance animale désigne un état de l’animal dans les sociétés humaines. D’autre part, « l’errance animale » peut paraître comme une curiosité vis-à-vis de l’ordre naturel du monde car « errer », qui renvoie à l’action d’aller sans but clair, de se mouvoir sans direction précise[1], est un comportement on ne peut plus normal pour l’animal dans la nature : allant et venant au gré de ses besoins et des circonstances, il est par définition libre. De ce fait, l’errance animale, qui est résolument une construction sociale appréhendant une situation hélas bien réelle, renvoie moins à l’animal « sauvage » qu’à l’animal se trouvant dans les sociétés humaines.
Il est regrettable que le sujet ne soit pas défini en droit positif, notamment en droit administratif, alors même qu’il ne lui est pas inconnu. En effet, le code rural et de la pêche maritime, pour l’essentiel, s’intéresse aux animaux qui errent dans les sociétés humaines lato sensu sans détenteur ou maître apparent (v. spéc. ses art. L. 211-20 et s.). Il est question des espèces et animaux domestiques– notion dont la teneur est précisée par l’arrêté du 11 août 2006 fixant la liste des espèces, races ou variétés d’animaux domestiques[2] – ainsi que des animaux ou espèces sauvages, id est qui n’ont pas été sous le contrôle de l’homme, que ces derniers soient entièrement libres ou apprivoisés ou tenus en captivités : en somme, le concept peut s’appliquer à tous les animaux sans distinction. Il existe cependant une différence entre « l’errance » simple et « l’état de divagation » (v. par ex. c. rur. et de la pêche maritime, L. 211-24) : là où la première est une qualification générale et englobante, le second renvoie davantage à la situation des animaux ayant a priori un maître (c’est-à-dire les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivités) mais qui ne se trouvent pas sous la surveillance effective de ce dernier (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-23)[3]. Ceci permet de comprendre l’interdiction « de laisser divaguer les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-19-1), qui a des destinataires précis (les « maîtres »), là où une interdiction de laisser errer les animaux serait plus incantatoire – à moins qu’elle ne s’adresse aux pouvoirs publics eux-mêmes (v. infra). Quoi qu’il en soit, il ne sera pas ici distingué entre ces deux situations, formellement distinctes, l’errance animale pouvant globalement embrasser toutes les hypothèses, notamment celles dans lesquelles un animal vagabonde sans détenteur ou maître apparent[4].
Ce sujet est d’importance pour plusieurs raisons. D’abord, d’un point de vue quantitatif, plusieurs centaines de milliers d’animaux errent en France aujourd’hui ; aussi, si en dépit de cette estimation l’appréhension de la problématique est relativement discrète au niveau national[5] – l’essentiel des actions étant menées au niveau local –, certains territoires sont plus affectés que d’autres, comme celui de La Réunion où 73 000 chiens errants ont été recensés pour l’année 2018[6], dont 43000 sans propriétaire. Ensuite, d’un point de vue plus « qualitatif », ces animaux sont à l’origine de bon nombre de problèmes, de nature et d’intensité différentes : sécurité publique (risque d’attaques, accidents de la route, etc.), salubrité publique (transmission de maladies, etc.), atteinte aux activités économiques (tourisme, atteinte aux biens et aux élevages, etc.), atteinte à l’environnement (prédation d’espèces, etc.), etc. Enfin, le sujet est d’une importance philosophique et juridique significative en ce qu’il interroge sur la place qu’il convient d’accorder à l’animal dans la société et sur la responsabilité de l’homme à cet égard : en effet, au-delà des conséquences pour l’homme et ses intérêts (notamment), c’est bien pour ces « êtres vivants doués de sensibilité » (c. civ., art. 515-14 ; c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 214-1) que la situation est la plus délétère, ainsi que le montre par exemple l’obligation règlementaire d’euthanasier sans délai les animaux errants ou en état de divagation lorsqu’ils sont en état de « misère physiologique » dans les départements et régions d’outre-mer (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 271-9).
Ce phénomène aux causes multiples – l’animal étant un « bien de consommation », il se retrouve souvent « libre » en raison des agissements des propriétaires (permissivité, négligence, abandon, etc.), ce qui alimente le cycle de l’errance animale, déjà traversé par des dynamiques propres (de reproduction d’animaux, par exemple) – n’est pas inconnu au droit administratif. Or, il s’avère que ce dernier ne s’intéresse que très partiellement de la problématique, au point de se demander s’il l’appréhende réellement.
En effet, du point de vue des pouvoirs publics, la question de l’errance animale est saisie au travers de deux approches : négative, au vu des troubles à l’ordre public qu’elle peut engendrer (I), et positive, lorsqu’il s’agit de résorber le phénomène en lui-même (II).
I. L’appréhension négative de l’errance animale
L’errance animale est de lege lata essentiellement saisie parce qu’elle est possiblement source de troubles à l’ordre public ; cela explique les diverses mesures existantes en la matière, dont certaines sont spécifiquement relatives à la divagation animale.
En effet, le législateur a instauré une interdiction générale, issue de l’ordonnance n° 2006-1224 du 5 octobre 2006 prise pour l’application du II de l’article 71 de la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d’orientation agricole[7], et inscrite aujourd’hui à l’article L. 211-19-1 du code rural et de la pêche maritime, aux termes de laquelle : « il est interdit de laisser divaguer les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité ». Il s’agit là de responsabiliser les maîtres afin d’agir à la source sur l’errance animale. De la même façon, les maires disposent d’un pouvoir de police spéciale pour prendre « toutes dispositions propres à empêcher la divagation des chiens et chats » (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-22), qui sont des animaux auquel le droit actuel accorde une importance particulière.
Cela ne signifie pas pour autant que l’attention du législateur se focalise exclusivement sur ces derniers : les maires peuvent agir plus largement en mobilisant leurs pouvoirs de police générale (CGCT, art. L. 2212-2) car ils doivent « assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », ce qui implique notamment « d’obvier ou de remédier aux évènements fâcheux qui pourraient être occasionnés par la divagation des animaux malfaisants ou féroces »[8]. Partant, dès le moment où l’errance animale est susceptible de troubler l’ordre public, l’intervention du maire, voire du représentant de l’État dans le département (CGCT, art. L. 2215-1) se justifie. Pareillement, dans les départements et régions d’outre-mer, « lorsque des chiens ou des chats non identifiés, trouvés errants ou en état de divagation, sont susceptibles de provoquer des accidents ou de présenter un danger pour les personnes ou les animaux, le maire ou, à défaut, le préfet, ordonne leur capture immédiate et leur conduite à la fourrière ou dans des lieux adaptés, désignés par le préfet pour les recevoir » (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 271-9). En revanche, si l’errance pourrait être considérée per se comme une situation de maltraitance animale, le maire ne saurait agir sur ce seul motif car « les mauvais traitements envers les animaux ne relèvent ni du bon ordre ni de la sécurité ou de la salubrité publiques »[9].
De façon assez classique, la responsabilité de la commune peut être engagée quand l’autorité de police n’a pas agi[10] ou, du moins, pas suffisamment, notamment lorsqu’elle n’a pas accompli les démarches pour assurer le respect effectif des mesures adoptées sur le territoire communal[11]. Pour cela, elle doit avoir été en mesure d’intervenir au vu des circonstances[12]. Dès lors, le maire peut aller jusqu’à ordonner l’euthanasie des animaux concernés si nécessaire[13] et même prescrire leur abatage immédiat en cas de danger[14]. Dans tous les cas, l’autorité de police doit respecter l’exigence de proportionnalité qui s’impose à elle : elle ne peut obliger les détenteurs de chiens circulant dans certaines zones déterminées de prendre toute disposition pour permettre l’identification génétique de ces animaux, surtout lorsqu’est envisagé le fichage des propriétaires[15].
Côté administré, le non-respect des obligations est sanctionné par une amende prévue pour les contraventions de 1ère classe (c. pén., art. R. 610-5), qui peut s’élever au plus à 38 euros (c. pén., art. 131-13), ce qui est assez peu dissuasif. Cependant, dans le cas où l’animal en question est susceptible de présenter un danger pour les personnes, l’amende prévue est celle des contraventions de 2e classe (c. pén., art. R. 622-2), soit 150 euros au plus (c. pén., art. 131-13, précité).
De façon plus spécifique, et toujours en lien avec l’ordre public, l’errance animale peut être une question de salubrité publique et entraîner l’intervention de plusieurs autorités étatiques, nationales (CSP, art. L. 1311-1) ou locales (CSP, art. L. 1311-2). En témoignent plusieurs règlements sanitaires départementaux, comme celui de Haute-Garonne[16], qui, reproduisant le règlement sanitaire départemental type[17], prévoient la chose suivante : « Il est interdit de jeter ou de déposer des graines ou nourriture en tous lieux publics pour y attirer les animaux errants, sauvages ou redevenus tels, notamment les chats ou les pigeons ; la même interdiction est applicable aux voies privées, cours ou autres parties d’un immeuble lorsque cette pratique risque de constituer une gêne pour le voisinage ou d’attirer les rongeurs. Toutes mesures doivent être prises si la pullulation de ces animaux est susceptible de causer une nuisance ou un risque de contamination de l’homme par une maladie transmissible » (art. 120)[18].
Enfin, d’une approche plus environnementale, parce que l’errance animale peut être délétère pour l’environnement, les directeurs de parcs nationaux exercent dans le cœur des parcs les compétences attribuées au maire, ce qui comprend non seulement « la police de destruction des animaux non domestiques prévue aux articles L. 427-4 et L. 427-7 [du code de l’environnement] » mais aussi, de façon plus essentielle, « la police des chiens et chats errants prévue à l’article L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime » (c. env., art. L. 331-10).
Il ressort de tous ces éléments que l’errance animale n’est pas, sur ces fondements, un problème en soi. Même si le maire peut, sur la base de l’article L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime, adopter des mesures pour limiter l’errance des chiens et des chats, l’essentiel de ces pouvoirs ne concerne que la protection de l’ordre public. La doctrine administrative en atteste en imposant au maire, sur la base de ces articles L. 2212-2 du CGCT et L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime, « la prévention des troubles causés par des animaux errants dans sa commune »[19]. La jurisprudence elle-même avait déjà, dans un fameux arrêt, relevé le but de service public de ces missions[20]. Dès lors, puisque dans une certaine mesure « le droit administratif ne s’intéresse à l’animal qu’à travers les activités humaines »[21], il est plus simple actuellement de lutter contre l’errance animale en se référant à l’ordre public qu’en la dénonçant pour elle-même. La protection des animaux et de leur bien-être, dans le cadre de l’errance animale, ne peut alors se faire de façon satisfaisante qu’à la condition de les considérer comme un risque pour l’ordre public, ce qui implique non de les voir comme des victimes, mais comme des « suspects ». Cela dit, encore faut-il les mesures adoptées soient favorables à leur sort.
II. L’appréhension positive de l’errance animale
L’appréhension « positive » de l’errance animale renvoie à la façon dont le phénomène est résorbé et, en d’autres termes, sur l’action a posteriori des autorités publiques, lorsque les animaux se trouvent déjà en situation d’errements.
Les maires disposent essentiellement d’un « pouvoir de capture » consistant à permettre la capture des animaux errants et leur reconduite dans un « lieu de dépôt » qu’il aura désigné, qu’il s’agisse d’une fourrière ou non ; cela vaut notamment pour les animaux errants qui sont trouvés pacageant dans certains lieux (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-20), pour les animaux d’espèces sauvages apprivoisés ou tenus en captivités trouvés errants et qui sont saisis sur le territoire de la commune (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-21) ainsi que pour les chiens et chats (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-22).
La mise en œuvre de ce pouvoir de capture peut se faire par différents biais : soit par les agents de la police municipale, ces derniers étant chargés d’assurer l’exécution des arrêtés de police du maire (CSI, art. L. 511-1[22]) ; soit, en cas de danger, par les agents des services d’incendie et de secours, chargés de la protection des personnes, des biens et de l’environnement (CGCT, art. L. 1424-2[23]) ; soit, après sollicitation du préfet, par les agents de la police nationale ou de la gendarmerie nationale (v. respectivement CSI, art. L. 411-1 et art. L. 421-1 et s.) ; soit par des entités privées chargées des activités de fourrière municipale[24] ; soit, enfin, par les propriétaires, locataires, fermiers ou métayers dans les propriétés dont ils ont l’usage (c. rur., art. L. 211-21).
Plusieurs obligations s’imposent alors à la commune. D’abord, elles doivent avoir à disposition une fourrière communale ou, le cas échéant, une fourrière établie sur le territoire d’une autre commune, avec l’accord de cette commune (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-24), ce qui peut se faire par l’intermédiaire d’une intercommunalité[25]. Le juge administratif y voit un « service public communal obligatoire »[26] dont l’externalisation est possible[27]. Ensuite, la population doit être informée « des modalités selon lesquelles les animaux mentionnés aux articles L. 211-21 et L. 211-22, trouvés errants ou en état de divagation sur le territoire de la commune, sont pris en charge » (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 211-12). Ainsi, dès le moment où aucun lieu de dépôt n’est identifié par le maire, les mesures qu’il adopte peuvent être regardées « comme dénuées de véritable caractère exécutoire et [n’avoir], par suite, aucun effet sur la persistance de la divagation de ces animaux » [28], ce qui peut engager la responsabilité de la commune. Ces obligations ne sont donc pas à prendre à la légère, d’autant que l’installation de ces structures est facilitée du point de vue du droit de l’urbanisme : même si elles sont des installations classées pour la protection de l’environnement soumises à déclaration ou enregistrement selon le nombre d’animaux qu’elles contiennent, elles peuvent être considérées comme étant liées à l’agriculture et à l’élevage, ce qui autorise leur implantation dans les zones N et A des plans locaux d’urbanisme[29].
Une fois les animaux errants capturés, toute une procédure s’enclenche (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-25 et L. 211-26). L’identification de l’animal et du propriétaire, qui devra s’acquitter des frais engagés pour récupérer son animal (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-24 et L. 211-26), est importante : si cela n’est pas possible, l’animal est considéré comme abandonné et devient la propriété du gestionnaire qui peut soit le garder en fourrière, soit le céder à titre gratuit à des fondations ou à des associations de protection des animaux disposant d’un refuge, qui sont seules habilitées à proposer les animaux à l’adoption à un nouveau propriétaire, soit le faire euthanasier. Il est à noter que les maîtres ne sauraient demander la restitution de l’animal si, en l’absence de démarche d’identification, ce dernier a été retrouvé et réapproprié par quelqu’un d’autre[30].
Cela dit, ces obligations et ces procédures imposées par le législateur sont tardives : elles n’interviennent qu’une fois l’animal capturé. Pour le dire autrement, elle est totalement indépendante du recueil de ces animaux qui n’est aucunement imposé aux pouvoirs publics, hormis les cas où la protection de l’ordre public l’exige. Si le circuit de prise en charge de l’animal est bien établi – et quelles que soient les critiques qui pourraient lui être adressées –, c’est précisément l’intégration dans ce circuit qui est problématique. L’appréhension positive de l’errance animale – pour elle-même, donc – est conséquemment extrêmement pauvre au niveau juridique.
Il convient toutefois de signaler qu’une spécificité existe à l’article L. 211-27 du code rural et de la pêche maritime, aussi connu sous le nom de dispositif « chats libres » : dans les département indemnes de rage ou, sur dérogation, dans certaines communes se trouvant sur un département infecté, le maire peut faire procéder, de son initiative ou sur demande d’une association de protection des animaux, à la capture de chats « non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification [au nom de la commune ou de ladite association, qui deviennent de fait responsables de ces animaux] préalablement à leur relâcher dans ses mêmes lieux »[31]. Ce système présente plusieurs avantages : il permet de ne pas encombrer les fourrières puis les refuges, d’assurer un suivi sanitaire des animaux tout en assurant leur protection et aussi d’éviter la recolonisation des sites par de nouveaux félins) [32]. Néanmoins, cette disposition interpelle. Outre le fait qu’il est compliqué de savoir quels sont les animaux réellement non identifiés avant leur capture – même si la pratique associative peut aider à surmonter cette (petite) difficulté – il peut être curieux que la collectivité communale assume seule la responsabilité – notamment financière[33] – de ces animaux errants, même si cela assure une prise en charge minimale de ces animaux. En effet, leur prolifération résultant la plupart des cas d’(in)actions de propriétaires indélicats, un tel dispositif revient à faire peser sur la collectivité les conséquences d’acte d’autrui, même s’il est possible de s’interroger sur la possibilité de solutions alternatives. Surtout, le fait qu’est prévu le relâcher des chats dans ces lieux est très discutable : même stérilisés, ces animaux, parce qu’ils sont des prédateurs, constituent volens nolens un danger pour l’environnement[34]. De fait, une telle disposition place les communes dans une position inconfortable : agissant pour la cause animale (notamment), elles doivent adopter un comportement possiblement délétère pour l’environnement. Là, parce que la considération animale heurte de plein fouet la considération environnementale, il est permis de s’interroger sur la compatibilité de cette disposition avec les dispositions constitutionnelles – et législatives – de protection de l’environnement, notamment celles résultant des articles 2 et 3 de la Charte de l’environnement.
En tout état de cause, il peut être surprenant qu’il n’y ait pas de plan national d’action contre l’errance animale, en dépit des revendications des associations de protection des animaux. Quelques plans locaux existent, comme le plan de lutte contre l’errance animale adopté le 3 février 2017 par le préfet de La Réunion. La Convention-cadre relative au plan de lutte contre l’errance animale sur le territoire de La Réunion qui le formalise lie l’État et plusieurs intercommunalités – donc, des collectivités locales – ainsi que le Groupe d’Étude Vétérinaire sur l’Errance des Carnivores à La Réunion, et a, en substance, un objet simple : les collectivités agissent, l’État soutient (finance). Mais, là encore, les acteurs de la société civile ne sont pas pleinement satisfaits.
En fait, l’imperfection de ce cadre juridique s’explique par la volonté de ne faire intervenir les pouvoirs publics que dans un deuxième temps, après la responsabilisation des acteurs privés[35]. La priorité est ostensiblement d’agir sur « les causes du phénomène, c’est-à-dire sur les abandons et les reproductions incontrôlées »[36]. Il en résulte que l’errance animale n’est pas appréhendée sous toutes ses facettes et que bon nombre de voies ne sont pas explorées par les pouvoirs publics, qui avancent à tâtons et ne veulent pas se saisir pleinement du sujet. En définitive, l’homme ne paraît pas encore être le meilleur ami de l’animal…
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 370.
[1] Dictionnaire Larousse (disponible en ligne : www.larousse.fr), entrée « errer ».
[3] Pour quelques exemples d’application de la qualification au bétail, v. CE, 10 avril 1996, n° 128674 ; CE, 25 juillet 2007, Ministre d’État, ministre de l’intérieur et de l’aménagement, n° 293882.
[4] Il est à noter que certains considèrent que le code « n’établit pas de distinction entre l’état d’errance et l’état de divagation », puisqu’« un animal errant, n’ayant pas de propriétaire ou de maître apparent, est forcément en état de divagation » (M. Bahouala, « Les pouvoirs de police du maire en matière d’animaux errants et d’animaux dangereux », AJCT, mars 2020, p. 121-121, spéc. p. 121-122). Si le propos n’est pas nécessairement faux, il est discutable au vu de la lettre du code qui opère une distinction formelle – et non forcément matérielle – ; en revanche, il peut être vrai selon la lecture retenue de « l’état de divagation », selon qu’elle retienne le sens commun ou le sens « textuel » de l’expression.
[6] V. la très intéressante étude s’intéressant à l’île : EPLEFPA-CFPPA de Saint-Paul, L’errance des carnivores domestiques à La Réunion, 2017-2018, 2018, p. 96. Sur le sujet, v. aussi Rép. Min. n° 04971, JO S, 17 mai 2018, p. 2319 ; Rép. Min. n° 21807, JO AN, 5 novembre 2019, p. 9791.
[11] V. arrêt Ministre d’État, ministre de l’intérieur et de l’aménagement, précité.
[12] Absence de responsabilité de la commune lorsque le maire n’a pas été averti de la présence de chiens errants dans la ville et n’a donc pas commis de faute : CE, 16 octobre 1987, n° 58465.
[13] CAA Bordeaux, 20 mars 2010, Min. de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales, n° 09BX00439 : AJDA 2010. 2100, note Vié. V. aussi c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-11 et L. 211-20, L. 211-21.
[14] À propos de la lutte contre la rage, et sur le fondement de l’ancien article 232-4 du code rural (actuel art. L. 223-13) : CE, Ass., 7 octobre 1977, n° 05064.
[16] Adopté par arrêté du 23 février 1979, complété en dernier lieu le 24 mai 2006.
[17] Circulaire du 9 août 1978 relative à la révision du règlement sanitaire départemental type, JORF du 15 septembre 1978, n° complémentaire (art. 120).
[18] Cette disposition n’est pas particulièrement originale dans la mesure où elle est issue de la circulaire du 9 août 1978 relative à la révision du règlement sanitaire départemental type, JORF du 15 septembre 1978, n° complémentaire (art. 120).
[19] Rép. Min. n° 56681, JO AN, 17 mai 2005, p. 5133.
[21] H. Pauliat, « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, n° 131, 2009/4, p. 57-72, spéc. p. 72.
[22] V. aussi l’arrêté du 17 septembre 2004 fixant les conditions techniques d’utilisation des projecteurs hypodermiques par les agents de police municipale pour la capture des animaux dangereux ou errants, JORF n° 223 du 24 septembre 2004, texte n° 18.
[23] V. aussi l’art. 46 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile, JORF n° 190 du 17 août 2004, texte n° 3.
[24] Rép. Min. n° 56681, op. cit. ; Rép. Min. n° 52929, JO AN, 19 mars 2001, p. 1702.
[25] Rép. Min. n° 02617, JO S, 25 juin 2009, p. 1608.
[26] CE, 13 juillet 2012, Commune d’Aix-en-Provence, n° 358512.
[31] Il est à noter que la proposition de loi n° 3661 visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale, actuellement en discussion, entend accroitre la stérilisation des chats errants en la rendant automatique (art. 4) ; Rapport sur la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale (n° 3661 rectifié), AN, n° 3791, 20 janvier 2021, p. 25-26.
[32] Sur ce point, v. la Rép. Min. n° 15954, JO AN, 19 mars 2019, p. 2593 ou encore la Rép. Min. n° 20690, JO AN, 15 octobre 2019, p. 8730.
[33] Rép. Min. n° 14375, JO S, 13 août 2020, p. 3593.
[34] V. sous l’angle juridique F. Lemaire, « La protection des animaux à La Réunion. L’exemple du choix cornélien entre les chats et les pétrels », RSDA, n° 2, 2016, p. 249-275.
[35] Sur ces points, les Rép. Min. n° 15954 et n° 20690 précitées.
[36] Rép. Min. n° 13241, JO S, 30 janvier 2020, p. 541.
Les animaux sont omniprésents dans nos vies. Cela dure depuis si longtemps qu’il est difficile de faire la part de ce qui relève de nos relations dans le double processus d’hominisation (rôle de la chasse et de la domestication) et d’humanisation (recherche d’un propre de l’homme et extension de la bienfaisance humanitaire à toutes les entités vulnérables et souffrantes)[1]. Les animaux domestiques rendent de multiples services et sont au cœur d’activités humaines variées[2]. Les animaux de compagnie sont plus nombreux que jamais[3]. Si les animaux sauvages semblent moins présents dans les milieux urbains, certains y survivent néanmoins, ainsi que nous le redécouvrons parfois avec plaisir ou avec effroi[4]. « Utiles » ou « nuisibles », « de compagnie », « de consommation » ou « d’expérimentation », les animaux sont objets de commerce juridique et d’activités lucratives en même temps que sujets d’attention et bénéficiaires de protection. Rien d’étonnant alors à constater que des dispositions juridiques évoquant les animaux se trouvent dans toutes les branches du droit. Au 1er septembre 2021, la plateforme Légifrance recense 2197 articles utilisant le terme « animal » répartis dans 47 codes, allant du code des impôts au code de la recherche en passant par le code des collectivités territoriales, le code de la route, le code du sport, le code des transports, le code de la santé publique, le code de la consommation et bien sûr le code de l’environnement, le code rural et de la pêche maritime, le code pénal et le code civil. Lorsque l’on ajoute le droit de l’Union européenne (primaire et dérivé) et le droit international conventionnel (principalement issu du Conseil de l’Europe), on mesure le nombre de pièces constituant le puzzle d’un « droit animalier »[5]. Si certaines dispositions sont plus importantes que d’autres pour conceptualiser la place de l’animal dans l’ordre juridique français, même les plus techniques ou les plus anecdotiques ont une incidence sur le régime juridique applicable à un animal donné dans une situation donnée. Comment, dès lors, concevoir un statut juridique cohérent ? Une telle cohérence est-elle possible et, en cas de réponse positive, est-elle utile voire nécessaire ?
A titre de question préalable, il paraît nécessaire de s’interroger sur deux termes de notre sujet : « statut » et « animal ». Le premier est souvent utilisé pour parler des règles applicables aux animaux sans autre précision. Pourtant, la définition prête à discussion. On retient, en effet, qu’il s’agit d’un « ensemble de règles établies par la loi », avec une distinction entre, d’une part, l’« ensemble cohérent des règles applicables à une catégorie de personnes ou d’agents ou à une institution et qui en déterminent, pour l’essentiel, la condition et le régime juridique » et, d’autre part, l’« ensemble de normes juridiques relatives à une matière (sens issu de l’Ancien Droit où il désignait toute règle de droit envisagée quant à son domaine d’application) »[6]. Cette double acception conduit à s’interroger sur celle qui serait applicable à notre cas d’étude. Conçoit-on d’appliquer aux animaux une approche juridique réservée antérieurement aux personnes (aux agents et aux institutions), ou vise-t-on plutôt à rationaliser un corpus de textes sans autre finalité que celle de rendre le droit positif plus intelligible ? Peut-on retenir la seconde démarche, tout en y adjoignant l’idée de cohérence ? On s’interrogerait alors sur la possibilité de découvrir suffisamment de points communs et de convergence pour dégager un cadre cohérent à la multitude de règles pouvant s’appliquer. Le terme « statut » serait ainsi utilisé comme un mot proche de celui de « régime », mais avec une application plus large et plus pérenne, en même temps qu’une idée d’articulation harmonieuse des règles concernées. L’idée est séduisante, mais elle suppose, nous le verrons, de dévoiler préalablement les finalités d’un tel projet.
Quant au terme « animal », longtemps absent des vocabulaires juridiques[7], il est désormais entré dans les lexiques[8]. Il s’agit là d’un indice d’intérêt de la matière juridique pour une question longtemps considérée comme marginale. Il peut être tentant d’utiliser ce point de départ pour la réflexion sur le projet de construction d’un statut juridique. On y trouve l’animal défini par référence à l’article 515-14 c. civ. et L. 214-1 c. rur., c’est-à-dire par son caractère d’« être sensible » ou d’« être vivant doué de sensibilité ». En considérant que le code civil (ici appuyé par le code rural) serait toujours la « constitution civile »[9] des français et que ses dispositions auraient un champ d’application plus large que le seul droit civil ou même que le droit privé (ce qui pourra ne pas convaincre les spécialistes de droit public, de droit européen ou de droit international), peut-on considérer que la caractérisation des animaux comme « être sensibles » peut servir de fil directeur pour un ensemble cohérent ?
L’étude des éléments réunis en doctrine et en droit positif donne effectivement le sentiment que l’élaboration d’un statut (cohérent) pour l’animal passe par le repérage de dispositions protectrices de la sensibilité animale assurant un maillage entre les différentes branches du droit (I). Il serait toutefois naïf de passer sous silence les résistances à un tel projet, qui tiennent aux finalités propres à chaque corpus et au débat sur l’opportunité de privilégier la cohérence plutôt que la coexistence (II).
I. Eléments pour l’élaboration d’un statut
Les règles juridiques relatives aux animaux font désormais l’objet de nombreux travaux et il est intéressant de rechercher les motivations des auteurs ayant tenté de les restituer dans un ensemble unique et cohérent (A). Les finalités de l’entreprise étant élucidées, il devient, en effet, possible d’étudier les moyens au service de la construction d’un statut juridique (B).
A. Les fins poursuivies par la recherche de cohérence
La recherche de cohérence pourrait irriguer toute recherche en droit et sur le droit. Les règles de droit servent à déterminer ce qui devrait advenir[10]. Les catégories juridiques servent à ranger, à ordonner les choses et les pensées[11]. La loi doit être prévisible et offrir une certaine sécurité juridique[12]. Les contrats sont interprétés à l’aune d’un principe de cohérence[13]. Le droit en Occident peut ainsi être décrit comme une vaste entreprise d’ordonnancement visant à sécuriser les relations entre personnes juridiques et au sein d’une organisation collective instituée sous la forme de l’Etat (ou d’une institution inter-étatique ou supra-étatique). « Ordre juridique », « système juridique », « pyramide des normes »… le vocabulaire des juristes, théoriciens et praticiens confondus, est riche de mots évoquant l’appel à la cohérence. Quant aux auteurs de doctrine, leur rôle de « faiseur de systèmes » est bien connu[14]. Les travaux sur les règles juridiques relatives aux animaux n’échappent pas à la tendance.
Des ouvrages de « droit animalier »[15] ou de « droit de l’animal »[16] et un « code de l’animal »[17] ont été publiés. De tels travaux constituent-il une preuve que la mise en cohérence d’un ensemble de règles visant les animaux en droit français est déjà achevée ? A la lecture, ils démontrent plutôt un travail doctrinal, une tentative de faire système, là où le droit positif offre une image confuse et disparate. A la question : « qu’est-ce qui motive cette entreprise ? », la réponse de Florence Burgat est éclairante : « Probablement d’abord le souci de rassembler ce qui était dispersé », mais « le titre lui-même, Code de l’animal, met au jour une figure enfouie dans un livre portant sur les biens, réunit les membres disjoints d’une entité dont le statut, le devenir et le traitement sont épars, restaure l’unité et la singularité des êtres vivants doués de sensibilité »[18]. L’objectif de ces ouvrages, code doctrinal ou simili manuel, est ainsi de « promouvoir et clarifier un droit qui foisonne et qui n’est pas véritablement un facteur de sécurité juridique »[19].
Toutefois, le projet ne se limite pas à une présentation plus intelligible de solutions éparses. Comme le fait pressentir la réponse de Florence Burgat, les travaux ont pour point commun de dégager une ligne de force, insufflant une dynamique autant qu’ils restituent un état des éléments. A l’analyse, « l’idée directrice est de protéger l’animal à travers un régime juridique approprié »[20]. De fait, la question principalement traitée est celle de la protection accordée, par-delà la multiplicité des activités humaines impliquant ou exploitant des animaux. Katherine Mercier et Anne-Claire Lomellini-Dereclenne écrivent ainsi que : « Le droit de l’animal […] part de la protection de la propriété et tend vers une protection collective de l’animal appartenant à une espèce protégée, ou encore individuelle en tant qu’être sensible » et proposent « une vision globale de l’ensemble des textes régissant la protection de l’animal en tant qu’être sensible »[21].
Dans cette perspective, les contours d’un statut juridique de l’animal se distinguent plus aisément. Il s’agit, de ce point de vue, de montrer que ce qu’il y a de plus spécifique et de plus transversal en droit concernant les animaux réside dans l’édiction de règles protectrices. L’argument est assez convaincant. D’une part, on peut admettre que certaines dispositions mentionnant les animaux n’ont pas vocation à jouer un rôle dans l’élaboration d’un statut. Ainsi, par exemple, les dispositions sur les aides à l’exercice et à l’installation des vétérinaires contenues dans le code des collectivités territoriales ne sont guère informatives sur le traitement juridique des animaux, même si les animaux d’élevage en bénéficient puisqu’ils pourront plus aisément être suivis et pris en charge par un vétérinaire exerçant à proximité. De même, on pourra admettre que les règles du Code de la santé publique relatives aux résidus de médicaments dans les produits issus d’animaux[22], quoiqu’elles rappellent en creux le besoin de soigner les animaux, sont trop périphériques pour réfléchir à un socle commun. D’autre part, les règles visant à protéger l’intégrité physique (et parfois psychique) des animaux paraissent effectivement spécifiques et figurent dans de nombreuses branches du droit. En première impression, on peut donc considérer qu’elles constituent un élément important au service de la découverte d’un statut juridique.
B. Les moyens au service d’un ensemble cohérent
Le projet de découverte d’un statut passe, d’une part, par la recherche de régularités, d’autre part, par le constat de techniques législatives visant à articuler les règles entre elles.
S’agissant de mettre au jour des régularités dans la masse des solutions juridiques, il faut bien constater que le souci de protéger les animaux en raison de leur sensibilité constitue effectivement une préoccupation transversale. Les règles protectrices courent au long des différents codes nationaux et prennent appui sur des règles européennes. Pour ce qui est des sources nationales, le code rural affirme qu’il « est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité »[23]. Le code pénal réprime les principaux comportements attentatoires à la vie ou à la sensibilité des animaux domestiques, apprivoisés ou détenus (atteintes volontaires et involontaires à la vie, mauvais traitements sans nécessité, actes de cruauté[24]) sans considération pour l’éventuel droit de propriété de la personne. Le code de procédure pénale permet aux associations de protection animale de déclencher les poursuites en exerçant les droits reconnus à la partie civile pour les infractions prévues par le code pénal et par les articles L. 215-11 et L. 215-13 du code rural. Le code civil affirme désormais que ce n’est que « sous réserve des lois qui les protègent » que les animaux sont « soumis au régime des biens »[25]. Le code rural affirme depuis 1976 que le propriétaire doit une certaine protection à ses animaux[26]. Le souci de protection se déploie aussi dans les différents corpus légaux encadrant les activités économiques et sociales. Le code de la commande publique mentionne ainsi le bien-être animal parmi les choix de critères d’attribution[27]. Le code rural connaît, par exemple, des dispositions protectrices différentes pour l’élevage des animaux de rente, des animaux de compagnie ou des animaux destinés à la recherche scientifique. Dans le cadre de la garantie de sécurité et de conformité des produits, le code de la consommation prévoit que l’exploitant propriétaire ou détenteur de l’animal peut se voir contraindre d’assumer les conséquences financières des contrôles effectués pour vérifier le respect des règles protectrices en matière de santé ou de bien-être animal[28]. Les textes français sont ici, dans une large mesure, issus de la transposition de directives européennes ou de la mise en adéquation avec un règlement européen. La législation européenne ayant pour objet la protection ou le « bien-être animal » est en effet foisonnante, tant pour ce qui concerne l’élevage[29], l’abattage[30] ou le transport[31], que pour ce qui concerne la mise sur le marché des produits[32].
Les animaux qui ne sont ni domestiques, ni apprivoisés ni tenus en captivité bénéficient également d’une certaine protection. Celle-ci passe par l’interdiction de techniques douloureuses de chasse ou de pêche. Par exemple, les pièges à mâchoires sont interdits dans l’Union européenne[33] et les jurisprudences européenne et administrative ont abouti à proscrire les pièges à la glue[34]. La protection des animaux découle aussi de leur appartenance à une espèce protégée ou de leur habitat dans un milieu protégé. Le code de l’environnement prévoit ainsi que « lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation […] d’espèces animales non domestiques […] et de leurs habitats, sont interdits : La destruction ou l’enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat »[35]. Ces prévisions font écho aux prévisions du droit international[36] et du droit de l’UE[37]. Elles ont une incidence dans différentes branches du droit. Le code général de la propriété des personnes publiques réserve par exemple la possibilité de constater l’existence de droits d’usage collectif en matière de pêche ou de chasse en Guyane au respect des lois relatives à la protection de la nature et des espèces animales[38]. De même, le code général des collectivités territoriales autorise le préfet à restreindre la circulation dans certaines communes pour la protection des espèces animales[39].
En sus de ces dispositions substantielles, une certaine cohérence est recherchée entre les règles relatives aux animaux par le biais de techniques légistiques. Les renvois d’un code à l’autre sont assez fréquents et cette technique est particulièrement employée pour les solutions protectrices. Ainsi, le code de la recherche[40] renvoie aux prévisions du code pénal[41] pour ce qui concerne l’expérimentation animale. Parfois, les renvois permettent également d’articuler les dispositions nationales et les règles européennes, à l’image du code des transports[42] renvoyant au code rural[43] pour ce qui concerne le transport d’animaux, ce dernier renvoyant lui-même au règlement européen applicable[44]. Le droit européen primaire connaît désormais une disposition phare en l’article 13 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), prévoyant que « lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur et de la recherche et du développement technologique et de l’Espace, la Communauté et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ». Ainsi que le note Vincent Bouhier, le « bien-être animal » a donc le potentiel d’un objectif transversal en droit européen[45].
Au niveau national et au plan européen, le législateur semble soucieux de diffuser l’objectif de protection des animaux de manière transverse. Ce faisant, il crée, avec certaines décisions jurisprudentielles, les conditions propices à l’apparition d’un statut juridique (protecteur) pour l’animal. Néanmoins, des difficultés persistent. Premièrement, la diffusion ne génère pas nécessairement l’unité. Deuxièmement, la préoccupation protectrice ne fait pas disparaître les différentes logiques et valeurs à l’œuvre dans les règles juridiques appliquées aux animaux. Ainsi, l’article 13 TFUE ne constitue pas un fondement juridique pour une compétence autonome de l’UE en la matière et limite son champ d’action aux domaines énumérés, avec une déclinaison secteur par secteur et la possibilité que d’autres impératifs (religieux, culturels, mais aussi économiques) s’imposent. Si la volonté de protéger l’intégrité des animaux « sensibles » est à l’origine de régularités et de dispositifs d’articulation entre les différentes branches du droit, elle ne parvient pas occulter la variété des approches et des régimes qui perdurent en droit.
II. Résistances contre l’élaboration d’un statut
Parler de « statut juridique de l’animal » peut effectivement recouvrir plusieurs démarches. Il peut s’agir de dégager une figure juridique par la recherche d’un socle commun spécifique par-delà l’inévitable diversité des solutions. Il s’agit, toutefois, aussi pour certains auteurs de valoriser l’appréhension individuelle de « l’animal » (au singulier), en lien avec l’affirmation que le droit s’orienterait tendanciellement vers la reconnaissance d’un sujet de droits animal[46], voire d’une personne juridique animale[47]. C’est ainsi que le droit de « l’animal » ou le « droit animalier » est parfois présenté comme devant s’émanciper du droit de l’environnement et de son traitement collectif des animaux[48]. Cette dernière position pourra ne pas convaincre, tant elle semble confondre le projet de découvrir une figure et celui de décider de ce que devrait être cette figure. De plus et surtout, si les règles protectrices offrent indéniablement la matière première d’un projet de mise en cohérence des règles relatives aux animaux, l’état du droit positif permet-il de conclure qu’un statut juridique de l’animal devrait être construit dans cette seule perspective ? La variété des finalités poursuivies au sein de chaque corpus de règles amène à douter de cette option (A). L’idée même d’une construction nécessairement cohérente est d’ailleurs parfois discutée (B).
A. La variété des finalités
Force est de constater que le droit positif distingue encore les animaux en fonction des activités humaines dans lesquelles ils sont impliqués ou utilisés. Pour protéger un « être vivant sensible », le droit exige le respect de règles et la mise en place de mesures en lien avec un contexte socio-économique. De plus, il distingue aussi en fonction des espèces animales[49]. Même les ouvrages qui se donnent pour objet de décrire le « droit de l’animal » ou le « droit animalier » distinguent ensuite rapidement ce qui était pourtant présenté comme unifiable. La plupart évoque les « régimes juridiques applicables aux animaux » avec, d’un côté, « le régime juridique de l’animal approprié » ou des « animaux domestiques et assimilés », et, de l’autre côté, « le régime juridique de l’animal sauvage ». La distinction entre les règles applicables aux animaux libres et celles relatives aux animaux pris dans une activité humaine semble résister. Il faut ensuite descendre dans le raffinement de l’encadrement de chaque activité et de chaque corpus normatif. On en vient ainsi à préciser les règles applicables à l’élevage des primates pour l’expérimentation animale, à l’élevage de poulets de chair ou à la vente d’animaux de compagnie par exemple.
De fait, il paraît impossible de réduire le droit relatif aux animaux à la question de la protection de leur sensibilité. Nombre de règles poursuivent d’autres finalités, cumulativement, alternativement ou en opposition avec la protection.
Certaines règles susceptibles de protéger l’animal ont aussi un autre but. Outre la protection de la biodiversité, très présente en droit de l’environnement, il en va ainsi des objectifs de protection des intérêts économiques, de la santé publique ou de la moralité. On citera pour exemples la prohibition du dopage pour les animaux de compétition dans le code du sport[50], le contrôle de la mise sur le marché des médicaments vétérinaires dans le code de la santé publique[51] ou la prohibition des sévices sexuels sur animaux dans le code pénal[52]. Derrière une apparente proximité, la ligne directrice de la protection de la sensibilité animale peine aussi à rendre compte des solutions visant à préserver l’affection ou l’attachement symbolique. En matière civile, la jurisprudence applicable à la réparation du dommage moral lors de la perte d’un animal de compagnie, inaugurée par le célèbre arrêt Lunus[53], vient immédiatement à l’esprit. Elle a été complétée par une décision en matière de vente affirmant que le propriétaire ne peut se voir imposer le remplacement dès lors que « le chien en cause était un être vivant, unique et irremplaçable, et un animal de compagnie destiné à recevoir l’affection de son maître »[54]. Le code de l’action sociale et des familles, prévoit de son côté que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence », lequel « prend en compte, de la manière la plus adaptée possible, les besoins de la personne accueillie, notamment lorsque celle-ci est accompagnée par un animal de compagnie »[55]. Ce n’est pas la sensibilité animale qui est ici protégée, mais bien les émotions et les perceptions du propriétaire. Certaines solutions ne sont pas directement liées à un attachement individuel, mais découlent d’une relation particulière d’un groupe humain à un écosystème. La disposition du code général de la propriété des personnes publiques permettant au préfet de constater « au profit des communautés d’habitants qui tirent traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » l’existence sur les terrains domaniaux de la Guyane de droits d’usage collectifs pour la pratique de la chasse, et de la pêche[56] pourrait être interprétée en ce sens.
D’autres règles visent franchement des fins opposées à la protection. Il s’agit alors de limiter, voire d’anéantir, le potentiel nocif de certains animaux : leur capacité de blesser les hommes, de troubler la paix publique, de détruire les biens ou de transmettre des maladies. Sur le plan des risques de blessure, le code pénal sanctionne « le fait, par le gardien d’un animal susceptible de présenter un danger pour les personnes, d’exciter ou de ne pas retenir cet animal lorsqu’il attaque ou poursuit un passant »[57]. Les pouvoirs de police du maire intègrent la possibilité de contrôler les conditions de garde des « chiens dangereux » et de demander le placement en dépôt puis la mise à mort de tout animal « susceptible de présenter un danger pour les personnes ou les animaux domestiques »[58]. Certains chiens, dits « d’attaque », ne peuvent être achetés, cédés ou importés en raison des risques qu’ils représentent[59]. Le code de l’environnement offre la possibilité, sous certaines conditions, à « tout propriétaire ou fermier » de « repousser ou détruire […] les bêtes fauves qui porteraient dommages à ses propriétés »[60]. Le code de la route impose, quant à lui, que « l’animal isolé ou en groupe » ait un conducteur[61]. En matière de risques sanitaires, le code rural organise les responsabilités de l’Etat pour les « dangers sanitaires » en prévoyant que l’autorité administrative peut prendre « toutes mesures de prévention, de surveillance ou de lutte relatives aux dangers sanitaires de première catégorie », ce qui correspond notamment aux zoonoses, c’est-à-dire aux maladies transmissibles des espèces animales à l’espèce humaine (et réciproquement). C’est alors le régime le plus rigoureux qui leur est appliqué, imposant possiblement aux propriétaires ou détenteurs d’animaux de faire abattre ces derniers[62]. Le droit international va dans le même sens[63].
Sur le terrain économique, enfin, l’animal apparaît dans de nombreuses règles en tant que bien et valeur marchande. En droit national, l’application du régime des biens est explicite. On pourra citer aussi, à titre d’exemple, le code général des impôts dont les dispositions relatives à la taxe sur la plus-value ou au remboursement forfaitaire évoquent « le prix de cession des animaux vivants de boucherie et de charcuterie »[64] et les « opérations d’achat, d’importation, d’acquisition intracommunautaire, de vente, de commission ou de courtage portant sur les animaux vivants de boucherie et de charcuterie » qui imposent de « tenir une comptabilité matières retraçant au jour le jour les mouvements de ces animaux »[65]. En droit de l’Union européenne, notamment dans le cadre de la Politique agricole commune et de la politique du marché intérieur, les animaux sont des marchandises agricoles[66] et le droit international du commerce ne dit pas autre chose[67].
Ce rapide tour d’horizon montre que d’autres régularités que la protection de la sensibilité se dégagent de la lecture des textes. Il montre surtout que le foisonnement réglementaire est difficilement systématisable en un tout cohérent. Les animaux sont omniprésents dans nos vies et partout dans notre droit et ce dernier en restitue une figure caléidoscopique. A rebours de certaines analyses civilistes dessinant une architecture claire, avec l’article 515-14 c. civ. pour socle, l’étude des différentes branches du droit révèle une situation complexe. A propos du droit administratif, Hélène Pauliat notait que « l’animal intervient un peu partout dans les différentes activités de l’administration. Une étude exhaustive est donc impossible » et que si « l’animal contribue effectivement à l’appréhension des deux notions clés du droit administratif − le service public et la puissance publique », il « n’a pas encore de réel statut »[68]. Un propos similaire pourrait probablement être tenu dans la plupart des autres domaines.
B. La tentation de la coexistence
Faut-il, dès lors, combattre cette situation et travailler à la construction d’un statut (au sens d’ensemble cohérent) ? L’idée que l’ordonnancement juridique appellerait nécessairement la cohérence est elle-même sujette à discussion. Rémy Libchaber écrit ainsi qu’il « faut faire son deuil d’une présentation par trop rationnelle du système juridique »[69]. Selon lui, « les juristes tentent d’opposer [au] chaos [du droit] une volonté organisatrice, qui fait violence à sa nature propre en prétendant discipliner son essentielle confusion. Il faut louer cette tentative sisyphéenne, sans être dupe de ses limites : le désordre du droit est inévitable – mais constitutif de la notion »[70].
Le droit offre quelques exemples montrant que la coexistence de corpus légaux est un mode de fonctionnement connu et qu’il n’est pas nécessairement perçu comme problématique. En droit administratif[71], le principe de l’indépendance des législations est aujourd’hui débattu, certains auteurs considérant qu’il s’agit d’une « règle désuette », tandis que d’autres affirment son caractère de nécessité[72]. En droit européen, les textes de droit dérivé continuent à produire des définitions et à contenir des considérants interprétatifs valables pour leur seule mise en application, lesquels sont ensuite mobilisés par le juge européen qui livre des solutions valables pour un contentieux précis. S’il est donc vrai que l’évolution textuelle et jurisprudentielle va plutôt dans le sens du dialogue des juges et de la cohérence des législations, est-il nécessaire de concevoir un statut général unifiant les règles relatives aux animaux dans un ensemble totalement harmonieux ? La consultation des lexiques juridiques montre que même le terme « statut » peut être décliné en fonction des branches du droit : pour l’agent de la fonction publique, pour telle juridiction, pour telle procédure constitutionnelle, ou pour une personne ou un bien dont le sort dépend de la détermination des règles applicables au regard du Droit international privé[73].
L’option de la coexistence des normes aurait le mérite de lever quelques incertitudes problématiques. A titre d’exemple, considérer que l’article 515-14 c. civ. offre une définition générale de l’animal en droit conduit à évincer de la catégorie des « animaux » un certain nombre d’être vivants appartenant au règne animal selon les sciences naturelles. Pour ces dernières, en effet, est un animal tout être vivant multicellulaire se nourrissant de substance organique. Or, si les vertébrés sont équipés de processus et d’organes réagissant aux blessures, aux privations, aux maladies et aux interactions délétères avec leurs congénères et avec les humains, tous les animaux de la biologie n’ont pas cette caractéristique. Certains ne présentent pas de réaction apparente en cas d’atteinte à leur intégrité physique (par exemple, les éponges), d’autres présentent des réactions dont on ne sait pas mesurer les implications en termes de douleur physique (les insectes, par exemple), tandis que d’autres enfin expriment une douleur physique sans qu’il soit aisé de déterminer si elle s’accompagne d’une angoisse générant de la souffrance (les poissons par exemple). Or, il apparaît aisément que certaines de ces entités naturelles qui seraient ainsi exclues de la catégorie « animal » présentent pourtant des caractéristiques biologiques susceptibles de justifier l’adoption de normes juridiques spécifiques. L’huître ou la moule peut contracter une maladie susceptible de générer un danger pour la santé publique. Les insectes peuvent pulluler et détruire les biens, privés ou publics. Les poissons représentent une ressource économique, peuvent participer du patrimoine naturel du pays et certains d’entre eux peuvent susciter un attachement chez leur propriétaire. Tous ces points ne sont-ils pas liés à des spécificités animales et ne justifient-ils pas l’adoption de règles juridiques ?
A la réflexion, l’élaboration d’un statut juridique cohérent pour l’animal se révèle une entreprise aussi complexe que difficile à justifier tant que la finalité poursuivie par un tel projet n’est pas véritablement élucidée. Le constat de l’existence de régularités et la recherche de solutions transversales apporte une intelligibilité bienvenue. Plus largement, la diffusion de règles protectrices au sein des différentes branches du droit apparaît aussi indéniable qu’opportune. Néanmoins, il paraît prématuré de présenter ces règles comme les seules lignes directrices d’un statut. L’heure serait plutôt venue d’interroger avec curiosité les différentes branches du droit et les solutions variées applicables aux animaux pour mieux comprendre leurs finalités et percevoir à travers elles la complexité du monde animal et de nos interactions avec lui.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 373.
[1] Sur l’hominisation et l’humanisation, M. Delmas-Marty, « Hominisation, humanisation : le rôle du droit », La lettre du collège de France, n° 32, octobre 2011, p. 25.
[2] R. Jussiau, L. Montméas et J.-C. Parot (avec la participation de M. Méaille), L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire, Educagri Éditions, 1999.
[3] Enquête Kantar/FACCO 2018 : 50,1 % des foyers français possèdent au moins un animal et 43 % au moins un chien ou un chat, soit 14,2 millions de chats, 7,6 millions de chiens, 32 millions de poissons, 3,7 millions de rongeurs. Sur cette passion française : J.-P. Digard, L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion, Fayard, 1990 ; Les français et leurs animaux, Fayard, 1998.
[4] V. Maris, La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Seuil, 2018.
[5] J.-P. Marguénaud, F. Burgat et J. Leroy, Le droit animalier, PUF, 2016 ; M. Falaise, Droit animalier, Bréal/Lexifac, 2e éd. 2020.
[6] G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 12e ed., 2018, verbo « Statut ».
[7] V. par exemple F. De Fontette, Vocabulaire juridique, PUF, 1994 ; R. Cabrillac (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Litec, 2002 ; G. Cornu (dir.)/Association Henri Capitant, Vocabulaire Juridique, PUF, collection « Quadrige », 2004.
[8] G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 12e ed., 2018 ; S. Guinchard et T. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Dalloz 2020.
[9] J. Carbonnier, « Le Code civil », in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Gallimard, collection « Quarto », 1997, p. 1345, réédité in Le Code civil 1804-2004, Livre du bicentenaire, Dalloz-Litec, 2004, p. 17 : « En moins de deux siècles, le pays a vu avec flegme déferler plus de dix constitutions politiques. […] Sa véritable constitution, c’est le Code civil -véritable non pas au sens formel, mais au sens matériel, pour emprunter aux publicistes une distinction usuelle ».
[10] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ 5e éd., 2019 p. 24 et s.
[11] F. Terré, « Volonté et qualification », Archives de philosophie du droit, 1957, t. 3, p. 100.
[12] CJCE, 13 juill. 1961, Meroni c/ Haute Autorité de la CECA et 9 juill. 1969, SA Portelange c/ SA Smith Corona Marchant international et autres ; CEDH, 13 juin 1979, Marcks c/ Belgique et 29 nov. 1991, Vermeire c/ Belgique ; C. cons. Déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, Rec. p. 136. A.-L. Valembois, « La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français », Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17, mars 2005 ; P. Beauvais, « Le droit à la prévisibilité en matière pénale dans la jurisprudence des cours européennes », Archives de politique criminelle, vol. 29, no. 1, 2007, p. 3.
[29] V. notamment Directive 98/58/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant la protection des animaux dans les élevages ; Directive 1999/74/CE du Conseil du 19 juillet 1999 établissant les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses ; Directive 2007/43/CE du Conseil du 28 juin 2007 fixant des règles minimales relatives à la protection des poulets destinés à la production de viande ; Directive 2008/119/CE du Conseil du 18 décembre 2008 établissant les normes minimales relatives à la protection des veaux ; Directive 2008/120/CE du Conseil du 18 décembre 2008 établissant les normes minimales relatives à la protection des porcs.
[30][30] Règlement n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport ; Règlement n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.
[31] Règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport.
[32] Règlement n° 589/2008 de la Commission du 23 juin 2008 modifié portant modalités d’application du règlement (CE) n° 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne les normes de commercialisation applicables aux œufs ; Règlement n° 1308/2013 du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n°922/72, (CEE) n°234/79, (CE) n°1037/2001 et (CE) n°1234/2007 du Conseil – Annexe VII, partie VI .
[33] Règlement (CEE) n° 3254/91 du Conseil, du 4 novembre 1991, interdisant l’utilisation du piège à mâchoires dans la Communauté et l’introduction dans la Communauté de fourrures et de produits manufacturés de certaines espèces animales sauvages originaires de pays qui utilisent pour leur capture le piège à mâchoires ou des méthodes non conformes aux normes internationales de piégeage sans cruauté.
[34] CJUE, 17 mars 2021, C-900/19, One Voice et Ligue pour la protection des oiseaux ; CE, 28 juin 2021, Association One Voice et Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 425519 e.a. ; Association One Voice et Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 434365 e.a. ; Fédération nationale des chasseurs et Fédération régionale des chasseurs de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, n° 443849.
[36] V. not. Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) du 3 mars 1973 ; Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, du 19 septembre 1979 ; Convention de Bonn sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage du 23 juin 1979 ;
[37] Directive 79/409/CEE du 2 avril 1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages ;Directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages ; Règlement (CE) n° 1007/2009 du 16 septembre 2009 (modifié en 2015) sur le commerce des produits dérivés de phoque.
[38] Art. R. 5143-2 code général de la propriété des personnes publiques
[39] Article L. 2215-3 code général des collectivités territoriales
[43] Art. L. 214-12, L. 214-19, L. 214-20 et L. 215-13 c. rur.
[44] Règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 sur la protection des animaux pendant le transport.
[45] V. Bouhier, « Le difficile développement des compétences de l’UE dans le domaine du bien-être des animaux », RSDA 1/2013, pp. 353 ; Dossiers Bien-être animal et Effectivité du droit et bien-être animal, Revue de l’Union européenne n° 452 et 453, septembre et octobre 2021.
[46] La démarche n’est pas nouvelle : P. Blagny, L’animal considéré comme être physiologiquement sensible en droit pénal français, Thèse Dijon 1967 ; F. Burgat, La protection de l’animal, PUF, collection « Que sais-je ? », 1997 ; M.-B. Desvallon, « Le statut juridique de l’animal en France », in Droit et animaux : Rencontres de la société de législation comparée. Dialogue franco-italien 21 et 22 septembre 2018, Société de législation comparée, collection colloques vol. 39, 2019, p. 9.
[47] J.-P. Marguénaud, L’animal en droit privé, PUF, 1992.
[48] J.-P. Marguénaud, « Introduction », in J.-P. Marguénaud, F. Burgat et J. Leroy, Le droit animalier, précité, p. 7.
[49] S. Desmoulin-Canselier, « De « l’espèce » aux « primates non humains » : origines, interprétations et implications des classifications gradualistes en droit », in E. De Mari et D. Taurisson-Mouret (dir.), Ranger l’animal – L’impact de la norme en milieu contraint (II), Victoire editions, 2014, p. 34.
[53] Civ. 16 janv. 1962, D. 1962. Jur. 200, note R. Rodière.
[54] Civ. 1ère, 9 décembre 2015, pourvoi n° 14-25.910, S. Desmoulin-Canselier, « De la sensibilité à l’unicité : une nouvelle étape dans l’élaboration d’un statut sui generis pour l’animal ? », Rec. Dalloz 2016 p. 360.
[55] Art. L. 345-2-2, alinéa 1 et 3, code de l’action sociale et des familles.
[56] Art. R. 5143-1 code général de la propriété des personnes publiques
[63] Chapitres 1 et 2, Code sanitaire pour les animaux terrestres de l’OIE.
[64] Annexe 2, Article 267 bis Code général des impôts
[65] Article 267 quater, Code général des impôts (annexe 2)
[66] C. Del Cont, « L’animal d’élevage dans le droit de l’Union européenne : produit agricole et être sensible ou la difficile conciliation de l’objectif de bien-être animal et des objectifs économiques », Revue de l’Union européenne n° 453, octobre 2021.
[67] Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce(GATT), 1947 ; Accord de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce, 1994
[68] H. Pauliat, « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 n° 131, p. 57.
[69] R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ 2013, p. 421.
[71] V. not. CE 11 octobre 1963, Ministre de la construction, n° 60-018 ou CE 9 février 1977, Dame P. et autres, n° 00037 ; CE 20 mai 1966, Dhiser, n° 57411 ; CE 18 novembre 1983, Burgy, n° 37859 ; CE 25 février 2015, Communauté d’agglomération de Mantes-en-Yvelines, n° 367335.
[72] M.-F. Delhoste, L’indépendance des législations : un principe jurisprudentiel controversé à contrecourant de l’évolution législative : étude dans le cadre des polices administratives spéciales, Thèse, Université Toulouse 1, 1999.
[73] S. Guinchard et T. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Dalloz 2020.
Un certain nombre de religions imposent de respecter des prescriptions alimentaires, afin que le croyant pense sans cesse à son Dieu, notamment à des périodes particulières. Chez les Juifs, seule la nourriture casher est acceptée, et la Bible énonce alors la liste des animaux purs et impurs : les animaux à corne[1] fendue, au pied fourchu et qui ruminent peuvent être mangés ; de même seuls les animaux à nageoires et écailles, et certains oiseaux sont énumérés[2]. De même, la bête ne doit pas être mélangée au lait, en vertu de la prescription : « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère »[3].
Dans le catholicisme la consommation de viande est interdite le vendredi et pendant le Carême, période qui dure quarante jours avant Pâques.
Les musulmans interdisent le porc considéré comme impur, ainsi que l’alcool ; la nourriture doit donc être halâl.
Les bouddhistes, les hindouistes, les sikhs, sont quant à eux souvent végétariens, car croyant en la réincarnation de toute vie.
De plus, dans le judaïsme et l’islam[4], l’abattage des animaux doit suivre un rituel particulier, par une personne agréée, à l’aide d’un couteau extrêmement aiguisé, et exécuté le plus rapidement possible afin de ne pas faire souffrir la bête.
Dans cette première religion, on parle de Shehita, en vertu de la règle selon laquelle: « Garde-toi de manger le sang, car le sang, c’est la vie ; et tu ne mangeras pas la vie avec la chair. Tu ne le mangeras pas : tu le répandras sur la terre comme de l’eau »[5]. Dans la seconde, on parle de Dhabiha, et les animaux peuvent être abattus par « les gens du Livre »[6].
La religion chrétienne en revanche a abandonné les interdits alimentaires avec le Concile de Jérusalem en 49[7].
L’abattage rituel est assurément une pratique extrêmement ancienne, et on la retrouve également sous l’Antiquité. Cependant, abattage rituel et sacrifice doivent être distingués : l’abattage consiste à tuer un animal pour la consommation ; le sacrifice en revanche consiste en une offrande à Dieu ou à un dieu.
Dans tous les cas, tuer l’animal fait partie intégrante d’un rite, il s’accompagne de prières, et seuls des sacrificateurs habilités peuvent le pratiquer, puisqu’il s’agit d’honorer les dieux, mais aussi de « faire acte de commensalité » avec eux[8], ce qui permet d’obtenir leur pardon en cas d’offense[9], ou d’avoir leurs grâces[10]. Ainsi, les haruspices voient dans les entrailles « des informations quipeuvent intéresser l’action humaine »[11].
Si les cultes grec et romain ont disparu, l’abattage rituel demeure une prescription religieuse importante dans le judaïsme et dans l’islam, ce qui a pu conduire à un certain nombre de stigmatisations.
Par exemple, à la fin du XIXème siècle, apparaissent en France des fantasmes antisémites au sujet de viandes fournies par des bouchers juifs. Ainsi, le marquis de Morès, aventurier peu scrupuleux, à l’occasion éleveur un certain temps en Amérique du Nord, proche de Drumont et des boulangistes, se lie avec les bouchers des abattoirs de la Villette, qui entrent en conflit avec les bouchers juifs. Leurs pratiques sont en effet condamnées comme étant « une preuve supplémentaire de l’ »exotisme » et du caractère inassimilable du peuple juif »[12]. Le 9 mars 1892, le quotidien Gil Blas publie une « circulaire » adressée au directeur de la rédaction par le marquis de Morès, dans laquelle il révèle une « enquête personnelle sur la façon dont nos troupes sont fournies de viande »[13], et accuse les juifs d’acheter des bêtes malades et impropres pour ensuite en approvisionner l’armée. L’enquête judiciaire qui s’ensuit démontre que toutes les viandes étaient consommables, mais l’œuvre du marquis a marqué les esprits, et comme le note G. Kauffmann, « elle va préparer le terrain au déploiement de la propagande antisémite pendant l’affaire Dreyfus ».
Les abattages rituels ont toujours permis de nourrir un certain nombre de délires paranoïaques, comme par exemple celui de moutons égorgés « dans des arrière-boutiques ou dans des escaliers d’immeuble »[14]…
Pour autant, cette pratique soulève un certain nombre d’interrogations sur le plan juridique : comment et au nom de quoi peut-elle être protégée, mais aussi encadrée ? En réalité, l’abattage rituel confronte bon nombre de règles et de droits fondamentaux : s’il s’agit d’une composante de la liberté de religion, alors elle peut, et doit même par moments, être garantie par les pouvoirs publics (I). Mais comme toute liberté lorsqu’elle s’extériorise, elle ne saurait être absolue, et elle peut nécessairement faire l’objet d’un certain nombre de restrictions. Certaines seront justifiées, classiquement, par l’ordre public, d’autres le seront au nom du bien-être animal, et il s’agira alors d’étudier comment la liberté de religion peut se trouver limitée par ces considérations (II).
I. L’abattage rituel, composante de la liberté de religion.
La pratique de l’abattage rituel constitue une dimension de la liberté de religion, un rite, même une prescription que doivent respecter certains croyants. L’enjeu consiste alors à déterminer comment elle peut se concilier avec d’autres règles. La première est celle de l’étourdissement préalable des animaux avant de les tuer. Si cette dernière devient de plus en plus importante, il importe alors de se demander les raisons pour lesquelles l’abattage rituel pourrait y contrevenir (A).
Ensuite, si la pratique est une manifestation de la liberté de religion, alors elle se trouve nécessairement confrontée aux principes de laïcité et de Séparation des Eglises et de l’Etat. En effet, dans quelle mesure revient-il aux autorités publiques d’encadrer, voire de prendre en charge cette pratique, les rites, ou encore les sacrificateurs (B) ?
A. La confrontation à l’étourdissement préalable
La règle de l’étourdissement préalable commence à s’implanter en Europe dès la fin du XIXème – début du XXème siècle, et les raisons sont diverses. Parfois, la motivation peut être celle de meilleures conditions sanitaires et de consommation, parfois, il peut être question d’empêcher un culte d’exercer un rite.
Ainsi, suite à une initiative populaire du 20 août 1893, la Suisse adopte un texte qui dispose qu’il est « expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement »[15]. Si l’idée est de prendre en compte la condition animale à travers l’étourdissement préalable, le vote se fait également dans un contexte d’antisémitisme marqué[16]. Par la suite, la loi bavaroise du 16 janvier 1930 pose la règle de l’étourdissement préalable, et ne prévoit pas de dérogation, ce qui interdit la Shehita. Puis la loi allemande du 21 avril 1933 la prohibe sur tout le territoire[17].
Parallèlement, sous la France de Vichy, l’abattage rituel juif n’est pas directement visé dans un premier temps[18]. Il est interdit fin 1942 par circulaire du préfet de police, M. Bussière[19], puisqu’est exigé que tout animal soit rendu insensible et inerte avant d’être égorgé. Le journal Le Matin estime ainsi que le texte « confirme implicitement l’interdiction qui fut faite par une précédente ordonnance de procéder à tout abattage selon le rite juif ».
On le voit, à travers ces premiers textes, interdire l’abattage rituel vise purement et simplement, à travers l’étourdissement préalable, à entraver l’exercice d’un culte, donc un rite, ce qui constitue une atteinte à la liberté de religion.
Par la suite, plusieurs textes en France imposeront la règle de l’étourdissement après immobilisation des animaux, afin d’assurer de meilleures conditions d’abattage. Le premier est le décret du 16 avril 1964[20], pour les animaux de boucherie et de charcuterie, avant leur saignée. Mais une exception est immédiatement prévue, notamment en cas d’égorgement rituel[21]. Par la suite, un décret de 1970[22] étend la règle pour les volailles et rongeurs domestiques, tout en maintenant la dérogation en cas d’égorgement rituel. Il est en effet précisé que ce dernier « ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés par le ministère de l’agriculture, sur proposition du ministre de l’intérieur ».
Le décret du 1er octobre 1980[23] reconnaît toujours l’abattage rituel comme exception à la règle de l’étourdissement préalable, mais il est indiqué qu’il ne peut se faire en dehors d’un abattoir.
Enfin, le décret du 1er octobre 1997[24] relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort définit l’abattage comme « le fait de mettre à mort un animal par saignée », mais ne précise pas ce qu’il faut entendre par abattage rituel. Quoi qu’il en soit, l’étourdissement demeure bien la règle, et les exceptions sont l’extrême urgence ou l’abattage rituel[25].
Le droit de l’Union européenne et le droit du Conseil de l’Europe vont également se saisir de la question de l’étourdissement préalable, à travers notamment une directive de 1974[26], la convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages de 1978[27], une autre directive en 1993[28] ou encore un règlement de 2009[29].
Dès lors, le cœur du problème est le suivant : l’abattage rituel constitue-t-il un élément de la liberté de religion, justifiant une exception à l’étourdissement préalable ? La première difficulté réside dans la détermination des contours de cette liberté. La Cour européenne des droits de l’Homme, notamment dans l’arrêt Kokkinakis de 1993[30], avait précisé qu’elle comporte plusieurs facettes : il s’agit tout d’abord d’un droit général, qui ne connaît pas de limites : celui d’avoir ou non une conviction religieuse, ou même d’en changer. Mais la liberté de religion est aussi un droit spécifique, reposant sur la possibilité de manifester sa religion, qui est soumis éventuellement à des limites. Plus précisément, la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, absolu, mais elle implique nécessairement une dimension collective, et donc, entre autres, le droit de manifester sa religion de façon collective ou plus personnelle. Il en résulte notamment le droit de la pratiquer par un culte, à travers des rites, des pratiques, sans quoi elle risquerait de demeurer lettre morte.
Pour ce qui est de l’abattage rituel, celui-ci relève bien de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et de l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux : il s’agit d’une composante de la liberté de religion.
Dès lors, les deux Cours européennes adoptent la même position : la Cour européenne des droits de l’Homme, dans l’arrêt Cha’are Shalom Ve-Tsedek[31] s’était penchée sur la question d’une réglementation des abattages rituels en France. Les juges de Strasbourg estimèrent qu’en instituant une exception au principe de l’étourdissement préalable des animaux destiné à l’abattage (régime dérogatoire réservé aux seuls sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés – dont ne faisait pas partie la plaignante -), le droit interne avait concrétisé un engagement positif de l’Etat, visant à assurer le respect effectif de la liberté de religion. Dès lors, bien que l’abattage rituel doive être considéré comme relevant du droit de manifester sa religion, par l’accomplissement de rites, la méthode d’abattage n’en fait, quant à elle, pas partie, et la liberté religieuse ne saurait englober le droit à procéder personnellement à l’abattage rituel et à la certification qui en résulte.
La Cour de justice de l’Union européenne consacrera dans les mêmes termes que l’abattage rituel est protégé et justifié par « l’engagement positif du législateur de l’Union de permettre la pratique de l’abattage d’animaux sans étourdissement préalable, afin d’assurer le respect effectif de la liberté de religion »[32].
On le voit, tant en droit interne qu’européen, l’abattage rituel peut faire échec à la règle d’étourdissement préalable, dans la mesure où il garantit une dimension de la liberté de religion.
Cependant, cette dernière n’est pas absolue, et les juges européens ont également admis que ni l’article 9 de la CEDH ni l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux ne protègent n’importe quel acte, pour l’unique raison qu’il est motivé ou inspiré par une religion ou une conviction. Dès lors, en tant que composante de la liberté de religion, l’abattage rituel soulève nécessairement des questions lorsqu’il est confronté cette fois aux principes de Séparation des Eglises et de l’Etat.
B. La confrontation à la Séparation
Le principe de laïcité garantit les libertés de conscience et de religion, et implique également la Séparation des Eglises et de l’Etat, telle qu’elle est définie par la loi du 9 décembre 1905[33]. La Séparation consiste, conformément à l’article 2 de cette loi, à ce que la République ne reconnaisse, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Dès lors l’Etat, pas plus qu’un juge d’ailleurs[34], ne sauraient en aucun cas porter une appréciation sur le contenu d’une croyance, sa véracité, ou juger si le rite est bien respecté[35].
Or la question de l’abattage rituel soulève nécessairement des interrogations à ce sujet, et celle d’une éventuelle immixtion de l’Etat dans les affaires religieuses.
Tout d’abord, l’abattage implique que seuls certains sacrificateurs soient habilités à cette pratique. Ainsi, le décret de 1980 précisait déjà que l’abattage ne peut être effectué qu’en abattoir, par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux, et agréés par l’Etat ; si aucun organisme n’a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l’abattoir, peut accorder des autorisations individuelles. C’est d’ailleurs ce que confirmera un décret de 1997[36] transposant une directive européenne de 1993[37].
En vérité, le problème est ancien, et la question s’était déjà posée dans une affaire en 1914. En l’espèce, le maire d’Alger avait informé un requérant que seuls les sacrificateurs désignés par l’association cultuelle israélite dévolutaire des biens de l’ancien Consistoire étaient autorisés à abattre les bêtes dans l’abattoir de la commune, et habilités à certifier la viande casher. Le Conseil d’Etat estima que s’il revenait au maire de prendre les mesures pour permettre aux schoets[38] d’accomplir leurs missions selon les règles religieuses dans l’enceinte de l’abattoir, en revanche, il ne pouvait, sans méconnaître le caractère public de l’équipement, et sans porter atteinte aux principes de la liberté de culte garantie par la loi de 1905, et de la liberté du commerce et de l’industrie, interdire l’accès à toute personne autre que schoet[39].
Dès lors, l’Etat peut encadrer les sacrificateurs : tel est bien d’ailleurs le sens de l’article R. 214‑75 du Code rural qui dispose que « l’abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l’intérieur, par le ministre chargé de l’agriculture ». Seuls des représentants des cultes peuvent effectuer les exécutions rituelles, mais aussi les certifications et les contrôles.
En France, pour les juifs, l’organisme reconnu est l’Association consistoriale israélite de Paris, émanation du Consistoire et du Grand Rabbinat ; le Beth Din (tribunal) délivre le label KBPD (Kasher Beth Din de Paris)[40]. En effet, seule l’Association a reçu l’agrément : le Conseil d’Etat avait d’ailleurs jugé que l’association cultuelle Cha’are Shalom Ve‑Tsedek ne présentait pas le caractère d’organisme religieux au sens de l’article 10 du décret de 1980, et donc ne pouvait y prétendre[41]. Afin de justifier le refus, le ministre de l’Intérieur se fondait sur l’article 19 de la loi de 1905, qui impose aux associations cultuelles d’avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La Cour européenne, on l’a vu, avait alors jugé que la règlementation française sur l’abattage rituel ne violait pas la Convention.
Pour les musulmans, il s’agit de la Grande mosquée de Paris[42], de la mosquée de Lyon et de la mosquée d’Evry[43].
Or, il est bien question d’agréer, donc de reconnaître certains organismes religieux comme étant seuls compétents pour procéder à l’abattage rituel, et s’assurer que celui-ci se fait conformément aux prescriptions religieuses. Dès lors, on peut se demander si cela n’irait pas à l’encontre de l’article 2 de la loi de 1905.
Mais en réalité, la notion de reconnaissance n’est pas celle qu’entendait le Concordat conclu entre Napoléon et Pie VII admettant des cultes reconnus. Depuis 1905, les établissements du culte sont supprimés, les cultes ne sont plus un service public, ils n’ont plus de statut officiel, et il ne s’agit plus pour l’Etat de s’immiscer dans la croyance ou dans le rite. Seuls les organismes habilités le feront.
Le fait est, d’ailleurs qu’a pu se poser la question de savoir si était légale la décision de renouveler ou non une habilitation à procéder à l’abattage rituel. Ainsi, dans une affaire de 2018, le Président de la cacherout de l’Association consistoriale israélite de Paris avait révoqué l’autorisation de sacrificateur rituel du requérant.
Le Conseil d’Etat a rappelé que celle-ci ne repose que sur des critères religieux : dès lors il ne s’agit pas d’un acte administratif, les organismes religieux n’étant pas chargés d’une mission de service public[44]. Ici, le Conseil d’Etat estime que rien n’indiquait que les pouvoirs publics, notamment à travers l’article du Code rural, aient entendu reconnaître que l’habilitation relève d’une telle mission. Les décisions d’habilitation des organismes religieux ne relèvent donc pas du contrôle du juge temporel.
Par conséquent, le principe de Séparation se trouve sauvegardé. Pourtant, il n’y est fait aucune référence dans la décision, pas même à la loi de 1905, depuis laquelle les cultes ne sont plus un service public…
Mais au-delà de l’habilitation des sacrificateurs, une autre difficulté se présente, puisque les abattages rituels ne peuvent se faire que dans des abattoirs agréés. Revient-il alors à l’autorité publique de les mettre en place ?
Telle était notamment la question soulevée en 2011 dans l’affaire Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole[45]. Etait en jeu la délibération prise par la communauté urbaine arrêtant à 380 000 € l’enveloppe budgétaire destinée à l’aménagement de locaux désaffectés en vue d’y aménager un abattoir temporaire agréé d’ovins, essentiellement dans le but de le faire fonctionner au moment de l’Aïd-el-Kébir. Les deux juridictions du fond saisies de l’affaire, le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel, censurèrent cette délibération au motif qu’elle était constitutive d’une aide à un culte.
Devant le Conseil d’Etat, le rapporteur public estima qu’il s’agissait d’un objet mixte, c’est-à-dire partiellement cultuel. Le raisonnement était le même que dans l’affaire de la basilique de Fourvière au sujet de la construction d’un ascenseur pour y accéder[46] : ce n’est pas parce qu’un équipement est partiellement utilisé pour des activités cultuelles qu’il devient affecté au culte, et donc que le financement devient une aide au culte[47]. Mais ici l’abattoir était finalement indispensable pour l’exercice du culte : sans lui pas d’abattage rituel pour la fête religieuse. La question portait en réalité une fois de plus sur l’existence ou non d’un intérêt public local, mais dissimulé sous de l’ordre public et plus précisément de la salubrité et de la santé publiques. Il ne convenait pas de se demander s’il y avait un intérêt public local à ce que soit installé un abattoir permettant d’effectuer les abattages rituels (comment évaluer alors les besoins de la population locale musulmane ? On imagine mal l’autorité publique sonder les citoyens ou leur demander s’ils ont ce besoin-là), mais plutôt de se placer sur le terrain de l’ordre public.
Le Conseil d’Etat cassa l’arrêt de la cour administrative d’appel pour erreur de droit. Selon le schéma classique retenu dans l’ensemble des décisions de juillet 2011, il jugea que la loi du 9 décembre 1905 ne faisait pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale construise, acquière un équipement ou autorise l’utilisation d’un équipement existant, afin de permettre l’exercice de pratiques à caractère rituel relevant du libre exercice des cultes. Mais cette faculté ne peut être légalement mise en œuvre que si sont respectées trois conditions : il faut qu’existe un intérêt public local, tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité et de la santé publiques, et il faut que le droit d’utiliser l’équipement soit concédé dans des conditions, notamment tarifaires, qui respectent – troisième condition – les principes de neutralité à l’égard des cultes et d’égalité entre eux qui excluent toute libéralité et, par suite, toute aide à un culte.
Deux de ces conditions sont habituelles : il s’agit de celles tenant au respect de la neutralité à l’égard des cultes et d’égalité entre eux, principes qui sont deux manifestations concrètes de la laïcité, ainsi qu’à l’exigence d’un tarif excluant toute libéralité, ce qui est un écho direct à la loi du 9 décembre 1905. Celle tenant à l’intérêt public local mérite, en revanche, quelques précisions. Il est clair que le Conseil d’Etat n’a pas entendu juger que la participation d’une collectivité publique à l’aménagement d’un abattoir pour des pratiques rituelles était toujours légale : cela dépend de l’état de l’offre (à quelle distance trouve-t-on des abattoirs utilisables et avec quelles capacités ?) et de la demande (quel est le nombre d’abattages rituels dans le territoire concerné ?). En fonction de ces éléments, l’intérêt local consistant à garantir l’ordre public sera avéré ou non.
Mais pèse-t-il alors sur les collectivités une obligation de procéder aux aménagements nécessaires ? Dans cette décision, il fut décidé que le financement de l’équipement n’était pas une aide au culte dès lors qu’il répondait à un intérêt public local. Mais ce dernier étant celui des fidèles se teinte manifestement de connotation religieuse.
Assurément, l’abattage rituel est une composante du libre exercice des cultes, il est une des manifestations des croyances. Par ailleurs, il est clair aussi que l’ordre public peut être invoqué pour limiter cette extériorisation des croyances, comme le fait de procéder à des abattoirs en dehors de ceux prévus. Mais cela doit-il conduire la personne publique à le prendre en charge et à le financer ?
A ce titre, M. Touzeil-Divina se demandait : « Doit-on ouvrir les portes de l’abattoir à des usagers qui se déclareraient hindous et souhaiteraient, au nom de la déesse Karly sacrifier quelques boucs ou encore, à la romaine, à des adeptes vintage de Jupiter désirant égorger une chèvre en offrande ? De plus, en été, un athée pourra-t-il disposer à son gré du lieu pour préparer un méchoui ? »[48].
En tout état de cause, le principe de non financement se trouve écarté et surtout cède face à l’intérêt public local, notion pourtant totalement étrangère à la loi de 1905 et aux exceptions audit principe, pourtant clairement énoncées aux articles 13 et 19. Il n’existe sans doute en revanche pas d’obligation positive des pouvoirs publics de mettre en place des abattoirs ou de quelconques aménagements afin de permettre l’exercice du culte.
Toujours est-il que cette position du Conseil d’Etat fut confirmée par la Cour administrative de Nantes suite au renvoi de la juridiction suprême[49], et ce dispositif est conforme au droit de l’Union. Les dérogations sont encadrées, puisqu’il ne suffit pas d’être un abattoir agréé pour pouvoir effectuer des abattages rituels : en effet ces derniers nécessitent un régime d’autorisation, délivrée par le préfet, et selon des conditions matérielles, techniques, de formation du personnel, et de respect de procédures administratives.
Cependant, la question se pose enfin de savoir si ces abattoirs agréés sont en nombre suffisant, notamment pour absorber la demande en période de fêtes religieuses. C’est pourquoi une circulaire de 2018 préconisait de « saturer » les capacités d’abattages des abattoirs pérennes avant d’envisager la mise à disposition d’abattoirs temporaires[50]. De plus, ces derniers sont soumis à un agrément, obtenu après une période d’essai de trois mois minimum, ce qui permet de vérifier que toutes les conditions relatives aux abattoirs pérennes soient remplies.
En somme, cette circulaire répond partiellement à l’interrogation suscitée par l’arrêt Le-Mans-Métropole de 2011, qui consistait à déterminer quand l’autorité publique devait mettre en place de tels abattoirs, et comment évaluer l’intérêt public local.
On le voit, l’abatage rituel laisse certaines interrogations en suspens ; s’il s’agit d’une garantie de la liberté de religion, qui justifie l’exception à la règle d’étourdissement préalable, il apparaît cependant que sa mise en œuvre peut conduire également à des entorses à la Séparation. Concrètement, il est possible de se demander si à travers la jurisprudence du Conseil d’Etat, il ne revient pas à l’autorité publique de construire ou de mettre à disposition des équipements cultuels, dès lors que les fidèles n’en disposeraient pas. Corrélativement, cela impliquerait alors que l’exercice d’un culte soit financé par des fonds publics, ce qui mettrait radicalement à mal les principes de la Séparation.
Au-delà des garanties, il convient de s’interroger sur les encadrements et limitations possibles à l’abattage rituel, lesquels semblent de plus en plus nombreux, quitte à porter atteinte à la liberté de religion.
II. L’abattage rituel, objet de limitations.
Comme toute liberté, celle de religion peut faire l’objet de restrictions lors de son extériorisation, et tel est bien le cas de l’abattage rituel. Si les considérations humaines, et notamment l’ordre public sont des restrictions classiques (A), d’autres émergent de plus en plus, cette fois au nom du bien-être animal (B).
A. Des restrictions au nom de considérations humaines
Afin de s’assurer que l’abattage rituel serait conforme aux règles d’ordre public, et notamment d’hygiène et de santé publiques, il a été nécessaire que les pouvoirs publics s’en saisissent, et l’encadrent. Ainsi, dès le début du XXème siècle, le législateur est intervenu, par exemple avec la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et les falsifications des denrées alimentaires et des produit agricoles[51], qui permit notamment de condamner des bouchers ayant vendu de la fausse viande casher[52].
Mais c’est également le juge qui une fois encore veille à la conciliation des règles d’ordre public avec le libre exercice des cultes.
Si peu de décisions sont relatives à l’abattage rituel, il est toutefois possible de souligner une affaire tranchée par le Conseil d’Etat en 1936. En l’occurrence, le maire de Valenciennes avait refusé d’autoriser l’abattage des animaux selon les rites juifs, et imposé que tout abattage se ferait au moyen d’un pistolet automatique[53]. Les juges estimèrent que s’il revenait au maire de prendre les mesures nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des abattoirs, dans l’intérêt de l’ordre public, il lui appartenait toutefois de concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect des libertés publiques. Or il ne pouvait y porter atteinte que dans la mesure « nécessaire au maintien de l’ordre », ce qui n’était pas le cas.
Cette jurisprudence nous semble aujourd’hui très classique, et elle trouve encore des applications de nos jours.
Ainsi, dans une affaire de 2004, le préfet de l’Essonne avait interdit le déchargement et la mise en vente des ovins et caprins vivants dans tout le département, sauf ceux à destination des abattoirs et élevages déclarés, pendant la période de la fête de l’Aïd-el-Kébir afin d’éviter les abattages clandestins. Une entreprise qui avait élevé une centaine de bêtes pour les livrer à des particuliers demanda l’annulation de l’arrêté. Le problème était que si elles étaient livrées afin d’être sacrifiées rituellement par des particuliers, cette procédure était illégale ; si les particuliers sollicitaient ensuite une autorisation de la Direction des services vétérinaires pour acheminer les animaux hors du département et les faire abattre en abattoirs agrées, cela était tout à fait possible. L’arrêté fut jugé légal, dans un but de salubrité publique, car l’Administration ne disposait « d’aucun autre moyen » de s’assurer que les animaux seraient mis à mort dans des conditions réglementaires. En revanche, cela ne devait pas excéder la durée nécessaire à la poursuite de cet objectif[54].
Le principe de l’abattage rituel doit donc être mis en balance avec les autres libertés et l’ordre public. Ainsi, en 2013, le Conseil d’Etat confirma la position selon laquelle la dérogation à l’obligation d’étourdissement des animaux, donc l’abattage rituel, concilie les objectifs de police sanitaire et la garantie du libre exercice des cultes[55]. En l’occurrence, fut rejeté le recours contre la décision implicite du Premier ministre d’abroger l’exception à l’étourdissement des animaux, préalablement à leur abattage ou mise à mort, prévue à l’article R. 214-70 §1 alinéa 1er du Code rural et de la pêche maritime, et qui permet de déroger à la règle si l’étourdissement n’est pas compatible avec la pratique de l’abatage rituel. Dans cette décision, les juges estimèrent qu’il revient bien au Premier ministre, au titre de ses pouvoirs de police générale, de s’assurer que l’abattage des animaux soit effectué dans des « conditions conformes à l’ordre public, à la salubrité et au respect des libertés publiques ». Pour précisions d’ailleurs, le juge rappelle que si le principe de laïcité impose l’égalité des citoyens et le respect des croyances, mais aussi la garantie du libre exercice des cultes[56], ici, la dérogation permettait précisément de concilier les objectifs de police sanitaire, l’égalité des croyances ainsi que leur respect. Pour le Conseil d’Etat d’ailleurs, le terme de « pratique de l’abattage rituel » est suffisamment précis, la dérogation reposant sur « un système d’habilitation préalable sous le contrôle du juge administratif ». Dès lors, ni le principe de laïcité, ni le principe d’égalité ne sont violés par cette pratique.
Enfin, en aval également, l’abatage rituel soulève la question de la labellisation des produits, et notamment celle de savoir s’ils peuvent comporter la mention « agriculture biologique ». Ainsi, l’association française OABA avait demandé à la France de cesser la publicité et la commercialisation de steaks hachés hallal étiquetés « bio ». Suite au refus des autorités, l’affaire fut portée devant la CJUE[57] : il s’agissait alors de déterminer si l’abattage rituel répondait ou non aux objectifs de bien-être animal et de réduction de leur souffrance qu’impose le label « bio ». La CJUE estima que les différentes réglementations européennes font état d’une certaine volonté d’assurer un certain niveau du bien-être animal, devant être assuré même lors de l’abattage. Si l’abattage rituel est donc permis à titre dérogatoire par l’UE, celui-ci ne permet pas de garantir l’absence de douleur, de détresse ou de souffrance chez l’animal, comme le permet l’abattage avec étourdissement préalable. Seule cette dernière méthode assure une perte de conscience et de sensibilité entraînant une moindre souffrance. Cependant, si la pratique consistant à inciser la gorge avec un couteau extrêmement aiguisé peut être de nature à limiter, autant que possible, les souffrances, elle ne les réduit pas pour autant au minimum. Dès lors, pour la Cour, il n’existe pas d’équivalence entre abattage rituel et abattage avec étourdissement préalable. Or l’objectif de l’Union en matière d’étiquetage biologique consiste à « préserver et justifier la confiance des consommateurs dans les produits étiquetés en tant que produits biologiques » ; celle-ci passe par la garantie que le label ait été obtenu en respectant les règles en la matière, notamment l’objectif du bien-être animal. Tel n’est pas le cas de l’abattage rituel, on ne peut donc être labelisé halal et bio[58], ici encore dans un souci de protection du consommateur.
Il convient donc aux autorités de s’assurer que l’abattage rituel respecte un certain nombre de règles sanitaires, qu’il n’existe pas d’abattoirs sauvages, comme cela a été vu avec la jurisprudence du Conseil d’Etat de 2011. Plus précisément, l’intérêt public local consistait à ce que tous les cultes puissent être exercés dans le respect des règles d’ordre public, mais aussi de la neutralité. E. Forey se demandait donc s’il ne s’agissait pas ici « de sauver les apparences ? »[59].
Quoi qu’il en soit, on conçoit totalement que des considérations humaines soient prises en compte afin de porter des limitations à la liberté fondamentale qu’est la liberté de religion, et à travers elle l’abattage rituel. L’ordre public le permet, dès lors qu’il est justifié, et que la mesure restrictive est nécessaire et proportionnée. En revanche, des interrogations demeurent lorsque des considérations animales entrent en jeu.
B. Au nom de considérations animales
Une liberté fondamentale peut assurément être mise en balance avec une autre, ou avec un intérêt général, comme l’ordre public. Mais le bien-être animal peut-il faire partie de ces considérations, et être élevé sinon au rang de liberté fondamentale, au moins à celui de préoccupation d’intérêt général[60] ?
A l’origine de la construction européenne, ni la liberté de religion, ni la question du bien-être animal du reste, ne sont envisagées. L’animal n’est considéré que comme une « marchandise vouée à circuler librement dans le marché commun et une composante de la politique agricole commune »[61]. Pourtant le droit interne mais aussi celui de l’UE semblent se saisir de plus en plus de ces questions épineuses et a priori difficilement conciliables.
La contradiction semble d’ailleurs renforcée par la loi du 16 février 2015 qui qualifie les animaux d’« êtres vivants doués de sensibilité »[62]. Transposant le droit de l’Union européenne, la législation interne réglemente les conditions d’abattage afin d’éviter toute souffrance inutile aux animaux. Ainsi, « l’immobilisation des animaux est obligatoire préalablement à leur étourdissement et à leur mise à mort. La suspension des animaux est interdite avant leur étourdissement ou leur mise à mort »[63].
De même que la religion est de plus en plus prise en compte par le droit de l’Union européenne[64], de même l’animal fait l’objet d’une attention croissante.
Ce dernier fut d’abord pris en considération dans sa dimension économique, puis le règlement de 2009 disposa que « le bien-être des animaux est une valeur communautaire ». Cependant, l’article 13 du TFUE précise que sont respectées « les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ». Le bien-être animal ne fait donc pas partie des principes ou valeurs de l’Union, au sens de l’article 2 du TUE. Tout au plus le règlement de 2009 en fait un objectif. Cependant cela ne signifie pas que l’Union ne se saisisse pas de la question, notamment sous l’angle de la protection des animaux. Dès lors, l’abattage rituel peut soulever des difficultés à cet égard, dans la mesure où les Etats membres peuvent maintenir une dérogation à l’étourdissement préalable. Faut-il alors concilier liberté de religion, droit fondamental, et objectif de protection de l’animal ?
Pour le droit de l’UE, la réponse fut d’abord négative, tel était d’ailleurs le sens des conclusions de l’avocat général Wahl du 30 novembre 2017 dans l’affaire, Liga van Moskeen : en l’occurrence, était contestée une disposition de la législation flamande imposant de procéder à l’abattage rituel des animaux dans des abattoirs agréés. Les requérants y voyaient une ingérence dans leur liberté religieuse. L’avocat général au contraire conclut au rejet de la requête car selon lui l’ingérence n’était même pas constituée : si tel avait été le cas, elle n’aurait pas répondu aux conditions de légitimité et de nécessité.
Pour autant, la Cour de justice semble avoir fait évoluer sa position à ce sujet, dans l’affaire Centraal Israëlitisch Consistorie van België du 17 décembre 2020[65], toujours au sujet des mesures relatives à l’exception d’étourdissement préalable. Cette fois, un décret mettait un terme, toujours pour la région flamande, à la dérogation, en imposant que « si les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, l’étourdissement est réversible et la mort de l’animal n’est pas provoquée par l’étourdissement ». En somme, ainsi que le précisait A. Rigaux, la technique employée était celle de l’électronarcose, réversible : si l’animal n’est pas égorgé, il reprend connaissance et ne ressentira aucun effet négatif. S’il l’est, après avoir donc été étourdi, il mourra de l’hémorragie, ce qui semblait se conformer aux exigences rituelles juives et musulmanes. Il s’agissait donc à première vue de concilier protection du bien-être et liberté de religion.
Les requérants soutenaient au contraire que le décret violait le règlement européen et portait atteinte à leur liberté de religion, l’animal étant tout de même étourdi.
Pour la Cour, la limitation alléguée était bien prévue par la loi, et limitée à seulement un des aspects de la liberté de religion, c’est-à-dire uniquement la dimension rituelle de l’abattage, qui ne se trouvait pas interdit en lui-même. Dès lors, elle poursuivait bien un objectif d’intérêt général, la protection du bien-être animal. L’atteinte était par conséquent justifiée et proportionnée au but poursuivi. Le décret ne dépassait donc pas le cadre de la marge d’appréciation dont bénéficient les Etats membres, et surtout, l’équilibre entre le bien-être animal et la liberté de religion se trouvait assuré.
Pourtant, cette décision semble bien mettre à mal la dérogation à l’étourdissement préalable. Certes ce dernier était déjà le principe, mais la dérogation s’efface. Telle était d’ailleurs la position de l’avocat général Hogan dans cette affaire. Ici, il n’était pas question de porter une appréciation sur le contenu d’une croyance, ce que ne saurait faire une juridiction, cependant c’est un pan entier de la liberté de religion qui se trouve amputé. Cette dernière ne concerne en effet pas que le for intérieur, qui ne saurait souffrir aucune limite, elle comporte également une dimension collective, et implique nécessairement une extériorisation (qui peut évidemment faire l’objet de restrictions). Or ici la restriction apportée ne reviendrait-elle pas à empêcher tout abattage rituel ? On pourra certes objecter qu’en soi il reste possible, après un étourdissement. Mais ce dernier procédé annihile finalement la dimension rituelle : s’il y a étourdissement, même réversible, alors il n’y a pas abattage rituel. Il ne suffit pas que celui-ci soit effectué par un sacrificateur. Or la Cour semble mettre de côté cet élément. Surtout, on peine à comprendre comment une liberté fondamentale puisse être conciliée avec le bien-être animal, qui, bien qu’objectif de l’Union, n’est pas un tel droit fondamental.
On peut d’ailleurs souligner, des propres termes de P. Devienne, docteur vétérinaire, que même l’étourdissement réversible peut connaître des ratés, et notamment des « reprises de conscience avant que la saignée ne soit terminée »[66].
Quoi qu’il en soit, si l’étourdissement préalable garantit sans doute une souffrance moindre pour l’animal, il ne s’agit pas ici de prétendre être ni scientifique, ni vétérinaire, ni nutritionniste. D’un point de vue uniquement juridique, il est possible de s’interroger sur la prise en compte du bien-être animal pour justifier une restriction à une liberté fondamentale, déjà amplement encadrée.
On l’a vu, l’abattage rituel doit être a priori garanti par les Etats, en tant qu’il constitue un rite. S’il est possible d’y apporter de justes restrictions, l’interdire revient à priver les croyants d’une part de leur liberté de religion. Or de longue date, toutes sortes de justifications ont pu être avancées à ce sujet, et l’histoire montre que l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 371.
[4] Avec minuscule, l’islam désigne la religion fondée sur le Coran ; avec majuscule ul s’agit de l’ensemble des peuplent qui professent cette religion.
[6] Ce qui inclut les chrétiens et les juifs, monothéistes dont la religion se fonde sur un livre révélé : La Bible, tous testaments confondus. Coran, Sourate 5, Al-Maidah. Voir D. Boubakeur, « Rapport de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris à propos du sacrifice islamique des animaux destinés à la consommation halal et sur les méthodes internationales récemment admises par les pays musulmans », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 169-173.
[7] N. Maillard, « Manger ou ne pas manger le cheval (sacrifié) ? Telle est la question pour le chrétien. Mode d’abattage et consommation de viande chevaline dans l’occident chrétien », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 291-301.
[8] X. Perrot, « Le geste, la parole et le partage. Abattage rituel et droit à Rome », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 275-289.
[9] On pense notamment au sacrifice d’Iphigénie en raison de l’offense de son père Agamemnon, à Artémis.
[10] On en voit l’exemple chez les juifs avec Jephté (Juges, 11), qui fit vœu de sacrifier la première personne qui viendra à sa rencontre, s’il vainquait les Ammonites : ce fut sa fille unique et il l’immola.
[11] J. Leclant (dir.), Dictionnaire de l’Antiquité, P.U.F., coll. Quadrige, 2005, entrée « Divination (Rome) ». Les augures quant à eux observaient et interprétaient les auspices, c’est-à-dire les oiseaux, les coups de tonnerre, l’appétit des poulets…
[12] G. Kauffmann, « L’affaire de la « viande à soldats ». Une campagne antisémite en 1892 », Archives juives, 2014/1, pp. 28-36.
[14] J.-B. D’Onorio, « Les sectes en droit public français », J.C.P.G., 1988, 3336. B. Bardot avait également adressé une lettre le 19 mars 2019 au préfet de la Réunion dans laquelle elle dénonçait des « décapitations de chèvres et de boucs lors de fêtes indiennes tamoules » ; elle poursuivait ainsi : « Les autochtones ont gardé leurs gènes de sauvages (…) tout ça a des réminiscences de cannibalisme des siècles passés. (…) J’ai honte de cette île, de la sauvagerie qui y règne encore. ». Elle qualifiait enfin les Réunionnais de « population dégénérée encore imprégnée des coutumes ancestrales, des traditions barbares qui sont leurs souches », Le Monde, 8 octobre 2021. Une amende de 25 000 euros sera requise contre elle pour injures publiques à caractère racial et religieux.
[15] Voir E. Hardouin-Fugier, « L’abattage en Europe, du XIXème au XXIème siècle », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 253-274.
[16] Voir F. Külling : « Abattage rituel », in : Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 11 janvier 2012, [en ligne] : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011380/2012-01-11/
[17] Voir A. Arluke et C. R. Sanders, « Le travail sur la frontière entre les humains et les animaux dans l’Allemagne nazie », Politix, dossier spécial « La question animale », 2003, pp. 17-49.
[18] Plusieurs commerces juifs sont toutefois contraints de fermer, comme la fabrique de pains azymes Rosinski, ou des boucheries rituelles. Les restaurants doivent afficher dans les établissements et sur les façades « restaurant juif, entrée interdite aux non juifs ». Voir notamment J. Laloum, « Une aryanisation paradoxale : les commerces d’alimentation dans le Marais », in A. Aglan, M. Margairaz et P. Verheyde (dir.), La caisse des dépôts et consignations, la Seconde Guerre mondiale et le XXème siècle », Albin Michel, 2003, pp. 369-394.
[20] Décret n°64-334 du 16 avril 1964, relatif à la protection de certains animaux domestiques et aux conditions d’abattage, J.O., 18 avril 1964, p. 3485 ; suivi de l’arrêté relatif aux procédés pour l’étourdissement des animaux au moment de l’abattage et à l’agrément des types d’appareils utilisés à cette fin, J.O., 18 avril 1964, p. 3486.
[21] Les autres raisons peuvent être pour motifs de police, ou d’extrême urgence.
[22] Décret n°70-886 du 23 septembre 1970, complétant les dispositions du décret n°64-334 du 16 avril 1964 relatif à la protection de certains animaux domestiques et aux conditions d’abattage, J.O., 2 octobre 1970, p. 9178.
[23] Décret n°80-791 du 1er octobre 1980, pris pour l’application de l’article 287 du Code rural, J.O., 5 octobre 1980, p. 2326.
[24] Décret n°97-903 du 1er octobre 1997, relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., 4 octobre 1997. Il est d’ailleurs rappelé que conformément à ce décret, le sacrifice d’un mouton le jour de l’Aïd-el-Kébir constitue un « abattage rituel » soumis au principe de l’interdiction d’abattage en dehors d’un abattoir, et qui ne peut être assimilé à une « mise à mort d’animaux lors de manifestations culturelles traditionnelles », exclue du champ d’application du décret. Dès lors, un maire ne pouvait mettre à disposition un site dérogatoire d’abattages quand bien même cette décision serait motivée par le risque de voir se développer des abattages clandestins : C.A.A., Paris, 9 mai 2001, Commune de Corbeil-Essonnes, R.F.D.A., 2001, p. 1359.
[25] D’autres textes suivront : décret n°2011-2006 du 28 décembre 2011, fixant les conditions d’autorisation des établissements d’abattage à déroger à l’obligation d’étourdissement des animaux ; Arrêté du 28 décembre 2011, relatif aux conditions d’autorisation des établissements d’abattage à déroger à l’obligation d’étourdissement des animaux.
[26] Directive 74/577/CEE du Conseil du 18 novembre 1974, relative à l’étourdissement des animaux avant leur abattage, J.O.C.E., L 316 du 26 novembre 1974 (abrogée).
[27] Ces deux textes seront d’ailleurs visés expressément par le décret de 1980.
[28] Directive 93/119/CE du Conseil du 22 décembre 1993, sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., L. 340, 31 décembre 1993, p. 21–34.
[29] Règlement (CE) n° 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009, sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.
[30] Cour E.D.H., 25 mai 1993, Kokkinakis c./ Grèce, Req. n°14307/88 ; Série A, n°260-A ; R.U.D.H., 1993, p. 223, chron. M. Levinet ; A.J.D.A., 1994, p. 31, chron. J.-F. Flauss ; R.T.D.H., 1994, p. 144, note F. Rigaux ; R.F.D.A., 1995, p. 573, note H. Surrel.
[31] Cour E.D.H., 27 juin 2000, Cha’are Shalom Ve-Tsedek c./ France, Req. n°27417/95, R.T.D.H., 2001, p. 185, note. J.-F. Flauss.
[32] C.J.U.E., Gr. Ch., 29 mai 2018, Liga van Moskeeën en Islamitische Organisatie Pronvincie Antwerpen VZW, C-426/16, R.T.D.E., 2019, p. 395, chron. F. Benoît-Rohmer ; A.J.D.A., 2018, p. 1603, chron. P. Bonneville, e. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; Europe, n°7, juillet 2018, comm. 255, note D. Simon.
[33] Voir notamment C. Benelbaz, Le principe de laïcité en droit public français, Thèse, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2011, 591 p. ; ou encore « La liberté de religion, la laïcité et les collectivités territoriales françaises », in C. Le Bris (dir.), Les droits de l’homme à l’épreuve du local,Tome 2, Mare Martin, coll. de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, 2020, pp. 53-86
[34] Et c’est bien ce que considèrent également les juges européens.
[36] Décret n°97-903 du 1er octobre 1997 relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O, n°231, 4 octobre 1997, p. 14422. Il est d’ailleurs rappelé que conformément à ce décret, le sacrifice d’un mouton le jour de l’Aïd-el-Kébir constitue un « abattage rituel » soumis au principe de l’interdiction d’abattage en dehors d’un abattoir, et qui ne peut être assimilé à une « mise à mort d’animaux lors de manifestations culturelles traditionnelles », exclue du champ d’application du décret. Dès lors, un maire ne pouvait mettre à disposition un site dérogatoire d’abattages quand bien même cette décision serait motivée par le risque de voir se développer des abattages clandestins : C.A.A., Paris, 9 mai 2001, Commune de Corbeil-Essonnes, R.F.D.A., 2001, p. 1359.
[37] Directive 93/119/CE du Conseil du 22 décembre 1993, sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., L. 340, 31 décembre 1993, p. 21–34.
[39] C.E., 6 février 1914, Mimoun Amar ; Rec., p. 151.
[40] Arrêté du 1er juillet 1982, portant agrément d’un organisme religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 25 juillet 1982, p. 7039, pour la Commission rabbinique intercommunautaire, rattachée au Consistoire.
[41] C.E., 25 novembre 1994, Cha’are Shalom Ve-Tsedek, Rec., p. 509, A.J.D.A., 1995, p. 476, note P.‑J. Quillien.
[42] Arrêté du 15 décembre 1994, relatif à l’agrément d’un organisme religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 24 décembre 1994.
[43] Arrêtés du 27 juin 1996, relatifs à l’agrément d’organismes religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 29 juin 1996.
[44] C.E., 19 décembre 2018, M.A., n°419773, A.J.D.A., 2019, p. 9. En effet, le juge reprend les critères du service public, tels qu’ils sont notamment issus de l’arrêt APREI de 2007 : une personne privée qui assure une mission d’intérêt général, sous le contrôle de l’Administration, et dotée de prérogatives de puissance publique, est chargée de l’exécution d’un service public. Cependant, on sait que même en l’absence de telles prérogatives, cette même personne peut être considérée comme gérant un service public, si son activité poursuit un but d’intérêt général.
[45] CE., Ass., 19 juillet 2011, n°309161, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, R.F.D.A., 2011, p. 967, concl. E. Geffray.
[46] C.E., Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône et M. P., R.F.D.A., 2011, p. 967, concl. E. Geffray.
[47] Sur ces points, voir C. Benelbaz, « La distinction entre cultuel et culturel », in H. Mouannès (dir.), La territorialité de la laïcité, Actes du colloque organisé le 28 mars 2018 à l’Université Toulouse 1 Capitole, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, coll. Actes de colloque de l’IFR, 2018, pp. 83-126.
[48] M. Touzeil-Divina, « Laïcité latitudinaire », D., 2011, pp. 2375-2378.
[49] C.A.A., Nantes, 20 décembre 2012, Communauté urbaine du Mans, J.C.P.A., 2013, Act. 55.
[50] Circulaire n°INTK1812775J du 14 juin 2018, concernant la célébration de la fête religieuse musulmane de l’Aïd-el-Kébir.
[51] Loi du 1er août 1905, sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et les falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles, J.O., 5 août 1905, p. 4813.
[52] J. Laloum, « Le consistoire de Paris et les commerces de bouche : l’enjeu de l’abattage rituel (années 1930-1950), Archives juives, 2014/1, pp. 57-78.
[53] C.E., 27 mars 1936, Association cultuelle israélite de Valenciennes, Rec., p. 383.
[54] T.A., Versailles, 30 décembre 2004, Société de la Brosse, A.J.D.A., 2005, p. 679, concl. P. Léglise. Dans le même sens : T.A., Cergy-Pontoise, 27 janvier 2005, J.C.P.A., 2005, 1134, concl. R. Fournalès.
[55] C.E., 5 juillet 2013, Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’abattoirs (OABA), n°361441, AJ.D.A., 2013, p. 1415.
[56] Voir la Décision n°2012-297 QPC du 21 février 2013, APPEL, selon laquelle le principe de laïcité « impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ». Mais il « implique » que la République ne salarie aucun culte.
[57] Suite à un renvoi de la C.A.A. de Versailles.
[58] C.J.U.E., Gr. Ch., 26 février 2019, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, C-497/17, J.C.P.G., 4 mars 2019, 249, zoom D. Berlin ; D., 2019, p. 805, note F. Marchadier ; R.A.E.-L.E.A., 2019/1, p. 173, note O. Clerc ; Cahiers de droit européen, 2020, p. 107, note A. Peters ; Europe, avril 2019, comm. 158, note A. Rigaux.
[59] E. Forey, « L’interdiction de financer les cultes dans la jurisprudence administrative », Société, droit et religion, 2013/1, pp. 87-111.
[60] M. Afroukh, « Abattage rituel et liberté religieuse », in L. Boisseau-Sowinski (dir.), L’abattage sans étourdissement. Actes du colloque organisé par l’OM.I.J., Université de Limoges, 10 mai 2019, R.S.D.A., 2/2018, pp. 423-436.
[61] F. Marchadier, « La protection du bien-être de l’animal par l’Union européenne », R.T.D.E., 2018, pp. 251-271 ; O. Dubos et J.-P. Marguénaud, « La protection internationale et européenne des animaux », Pouvoirs, 2009/4, pp. 113-126 ; C. Vial, « La protection du bien-être animal par la Cour de justice de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2021, p. 461.
[64] Voir J. Dutheil de la Rochère, « L’Union européenne et le phénomène religieux », in Mélanges en l’honneur de Camille Jauffret-Spinosi, Dalloz, 2013, pp. 293-303 ; G. Gonzalez, « La liberté de religion à l’épreuve de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne », R.T.D.E., 122/20 pp. 103-120 ; C. Benelbaz, « Le fait religieux dans l’Union européenne », in Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau, Cinquante ans de contentieux publics, Mare et Martin, coll. Liber Amicorum, 2018, pp. 107-120 ; voir également le Dossier n°10 « Heurts et malheurs de l’identité religieuse », Revue du droit des religions, 2020.
[65] C.J.U.E., Gr. Ch., 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België, C-336/19, Europe, février 2021, comm. 43, note A. Rigaux ; Droit rural, mars 2021, comm. 66, note M. Cintrat ; J.C.P.G., 15 février 2021, 199, note G. Gonzalez ; R.D.L.F., 2021, chron. 8, note M. Oguey.
[66] P. Devienne, « Tribune contradictoire, la souffrance animale dans l’abattage rituel : entre science et droit », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 189-198.
Oiseau granivore de la famille des colombidés, le pigeon a longuement été un animal domestique, notamment en raison de son vol rapide, et sa capacité à être dressé en vue de porter des messages. Son sens de l’orientation et sa résistance aux éléments en ont fait durant de longues années un allié indispensable de l’homme en matière de communication. Symbole de paix lorsqu’il est opposé au faucon, ou lorsqu’il désigne un pigeon blanc, la colombe a été représentée comme un animal bienveillant, tant dans la Grèce et la Rome Antique[1], que dans l’ancien et le nouveau testament ou encore dans le coran. Animal porteur d’espoir, Noé fit partir de son arche une colombe afin de savoir si les eaux avaient baissé à la surface de la terre. Porteur d’information du temps du roi Salomon jusqu’à nos jours[2], cet oiseau a transmis grands nombres de messages à travers l’histoire, en temps de paix comme en temps de guerre[3], et sur des distances pouvant aller jusqu’à un millier de kilomètre. Symbole de richesse également, notamment au moyen âge où les pigeons étaient élevés pour leur viande, et étaient protégés, les paysans ne pouvant les tuer, même s’ils dévoraient les graines semées dans les champs. Au sein des pigeonniers, le nombre de nids devait être proportionnel à la surface des terres exploités pour le compte du seigneur, et certains peu scrupuleux n’hésitèrent pas à rajouter des nids supplémentaires en vue du mariage de leur enfant… ce qui donnera l’expression qui demeure de nos jours : « se faire pigeonner ».
Jean de La Fontaine dédie à cet animal deux fables[4] aux seins desquelles il apparait comme messager de paix, fonction symbolique toujours reprise de nos jours lors d’événements à caractère pacifique. Le pigeon étant évidemment un animal, juridiquement nul ne saurait douter qu’il soit un être vivant doué de sensibilité[5].
Probablement une des espèces les plus visible en ville, le pigeon a pourtant aujourd’hui mauvaise réputation, associé aux nuisances sonores (roucoulements), visuelles et olfactives, et ce à tel point que la plupart de nos concitoyens semblent ignorer que pigeon et colombe sont en réalité le même animal. Associé à l’invasion ou une menace sanitaire, le pigeon est devenu au fil des ans un animal indésirable de nos villes, en particulier le pigeon biset, de sa dénomination latine Columba livia, aussi appelé pigeon des villes. C’est cette espèce qui nous intéresse ici, puisque c’est elle que l’on retrouve à près de 90% dans nos communes[6], à tel point d’ailleurs qu’au fil des années, le biset est devenu omnivore, se nourrissant quasi-exclusivement des restes de nourritures qui se trouvent dans nos rues.
Le point de départ de ce qui pourrait être qualifié de « virage » dans la conception de l’animal semble se situer au début des années 1950, avec la catégorisation comme « animal errant » et qui est porteur de maladie ; le Professeur Pierre Lépine publie une étude au sein du bulletin de l’académie de médecine[7] selon laquelle il démontre que près de 70% des pigeons parisiens sont porteurs d’une maladie (en particulier l’ornithose, une infection bactérienne). Cette étude sera largement reprise dans les médias de l’époque, le Parisien allant même jusqu’à parler d’envahissement de la ville[8]. La toxoplasmose, la trichomonase, les salmonelles et la chlamydiose aviaire[9], sont également des maladies zoonoses que l’on associe à ces oiseaux, et bien que les cas de transmissions restent rares, elles n’en demeurent pas moins exister.
En nombre légèrement croissant ces dernières années[10], notamment en raison du nombre assez faible de prédateur naturel, le pigeon est devenu nuisible dès lors qu’il a cessé de remplir ses fonctions : l’acidité des excréments attaque ainsi les bâtiments, édifices et le mobilier urbain, tout comme les nids, plumes et cadavres peuvent également représenter un facteur d’insalubrité ou/et de désagréments (bouchage de canalisations par exemple, qui favorise l’apparition d’autres désagréments, comme l’implantation des moustiques tigres, l’une des espèces les plus invasive au monde). Il semble par ailleurs que le pigeon soit un animal indésirable au statut juridique incertain (I), pourtant sujet de mesures de police administrative (II).
I. Le pigeon, un animal indésirable au statut juridique incertain ; quid des conséquences ?
Si le statut juridique du pigeon peut être parfois incertain (A), la responsabilité du fait de ces êtres doués de sensibilité peut poser questions (B), plusieurs régimes pouvant être invoqués.
A. Le pigeon, un animal au statut juridique parfois incertain
Tantôt animal sauvage (1), tantôt animal domestique (2), l’espèce voit son statut juridique assez incertain, tout comme tant d’autres animaux.
1. Le pigeon sauvage, un animal sans maître
Le statut juridique du pigeon sauvage semble enclavé entre une espèce domestique et une espèce chassable, mais n’appartenant ni à l’une ni à l’autre, se trouve ainsi dans un vide juridique qui fait de lui un res nullius. Selon le règlement sanitaire départemental, il est non seulement interdit d’attirer systématiquement ou de façon habituelle des animaux dans l’intérieur des habitations, leurs dépendances et abords[11], mais également interdit « de jeter ou de déposer des graines ou nourriture en tous lieux publics pour y attirer les animaux errants, sauvages ou redevenus tels, notamment les chats ou les pigeons »[12]. Ainsi, seuls les Maires semblent compétents pour réguler les populations présentes sur leurs communes. Pour autant, « les pigeons vivant en liberté sur le territoire d’une commune ne constituent pas la propriété de cette collectivité »[13]. Exit donc l’appropriation qu’aurait pu prévoir l’article 713 du code civil, ce qui semble par ailleurs logique, puisque ces biens meubles ne rentrent dans aucune des appropriations que prévoit le code général de la propriété des personnes publiques[14]. Cette même solution semble s’appliquer pour l’ensemble des animaux sauvages vivants.
Le fait que le pigeon sauvage ne soit ni un animal domestique, ni apprivoisé, ni tenu en captivité, exonère la répression pénale statuant sur la protection des animaux, tant à l’égard des actes de cruautés[15], de mauvais traitements[16], que des atteintes à la vie ou l’intégrité de l’animal[17].
Pour autant, cela n’interdit nullement au Maire d’une commue d’user de procédé contraceptif pour lutter contre la prolifération de l’espèce[18].
2. Le pigeon-voyageur, un animal domestique
L’élevage ou l’utilisation des pigeons voyageurs relève d’une réglementation propre qui semble stricte : « toute personne qui possède des pigeons voyageurs en colombier, qui en fait le commerce ou en reçoit à titre permanent ou transitoire, a l’obligation d’adhérer à une association colombophile »[19], et se voit attribuer une licence colombophile par la fédération colombophile française[20]. Les pigeons voyageurs né en France[21] doivent être immatriculés et un certificat d’immatriculation est remis au propriétaire.
B. La responsabilité des dommages causés par les pigeons
1. La responsabilité du fait des pigeons sauvage : res nullius
Bien que faisant partie de la catégorie des gibiers, le pigeon n’est pas concerné par la procédure d’indemnisation des dégâts causé par le gibier ou les grands gibiers[22], qui ne concerne que les sangliers et les autres espèces de grand gibier (qui comprend chevreuil, cerf élaphe, cerf sika, daim, chamois, isard[23]). Ainsi, les dégâts causés par les pigeons sauvages ne sont pas indemnisables, sauf exceptions[24].
Si la chasse aux pigeons est autorisée, l’implantation de ceux-ci est davantage concentrée dans les zones urbaines, ce qui rend ainsi leur chasse impossible, et totalement inadapté les pouvoirs de police traditionnel du maire, consistant en des battues administratives[25]
Le maire d’une commune qui déciderait d’implanter un pigeonnier pour réguler la population de pigeon devient propriétaire non seulement du pigeonnier mais également de ses habitants, ceux-ci devenant juridiquement immeuble par destination ; il devra alors répondre des éventuels dommages causés par eux. Restera pour le défendeur la lourde tache de prouver que les dommages seront issus des pigeons du pigeonnier municipal et non d’autres oiseaux…
2. La responsabilité du fait du pigeon domestique : un objet de garde
Traditionnellement, la responsabilité repose sur l’existence d’un dommage, causé par son propre fait, mais également par celui qui est causé par les choses que l’on a sous sa garde[26], et ce même égaré ou échappé[27].
Plus spécifiquement, le code rural[28] les assimiles à des volailles, et permet ainsi aux fermiers voisins de demander réparation en cas de dommages causé par ceux-ci. Les voisins pouvant aller jusqu’à tuer les volailles, mais seulement sur le lieu, au moment du dégât, et sans pouvoir se les approprier. Ils sont ainsi assimilés à des objets de garde au sens de l’article 1243 du Code civil, obligeant les propriétaires à réparer les dommages qu’ils causent[29], mais encore faut-il les identifier…
3. Les dommages causés aux avions lors du décollage : une responsabilité pour défaut d’entretien normal des ouvrages publics
Bien que pouvant apparaître comme capillotractée, il convient de s’intéresser au cas spécifique de la responsabilité pour faute présumée de l’Etat, du fait du défaut d’entretien normal des ouvrages publics que constituent les pistes aéronautiques. Un quelconque dommage qui surviendrait de la collision entre un avion et un (ou des) pigeons (ou tout autre oiseau) relèverait du régime de responsabilité des travaux publics[30], à condition qu’il soit sur la piste et non dans un couloir aérien, celui-ci ne constituant pas un ouvrage public[31]. L’obligation est de moyen et non de résultat, le juge étant très méticuleux s’agissant de l’analyse[32], l’Etat n’arrivant d’ailleurs pas toujours à prouver l’entretien normal, et tout défaut de surveillance dans les missions de prévention du péril aviaire est de nature à engager sa responsabilité[33].
II. Le pigeon, sujet de mesures de police administrative : la lutte contre la présence invasive du pigeon sur le domaine public
Faute d’être une espèce inscrite au niveau national sur la liste des animaux nuisibles par le ministre chargé de la chasse[34], le Préfet de Département[35] ne peut classer les espèces de pigeons[36] dans la liste des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts, c’est-à-dire de le considérer comme un animal nuisible.
Pourtant, l’animal demeure un indésirable de nos villes, la terminologie étant davantage sociologique que juridique, le biset étant assimilé à un « rat[37] volant » en association avec son image : porteur des maladies, vivant dans la saleté et la souillure. La prolifération du pigeon en zone urbaine a entrainé de facto une réaction des collectivités locales, qui tentent de les éradiquer.
De façon traditionnelle, le Maire est l’autorité compétente pour prendre et faire respecter les mesures nécessaires au maintien du « bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques »[38] auquel s’ajoute le respect de la dignité de la personne humaine[39] et la défense de la moralité publique[40]. Il convient de s’intéresser aux fondements de la lutte contre cet animal indésirable (A), avant de s’intéresser aux méthodes de lutte dont disposent les élus (B).
A. Les fondements de la lutte contre l’oiseau indésirable
Dans le cadre de son pouvoir de police administrative, le maire mène des opérations en vue de juguler la croissance des pigeons sur sa commune, dès lors que c’est nécessaire. Deux types de reproches peuvent être fait à l’occupant peu soigneux des édifices publics : l’atteinte à la salubrité publique, par le biais des déjections mais également – nous l’avons vu – par le biais de la nécessité de lutter contre les maladies infectieuses que peuvent porter ces populations d’oiseaux ; et l’atteinte à la tranquillité publique par l’existence des roucoulements intempestifs. Par extension, l’atteinte à l’esthétisme public ou à la bonne réputation de la ville pourrait être également invoqué, tout particulièrement pour les communes fortement touristiques, par la dégradation des édifices et plus encore des monuments historiques.
B. Les méthodes de lutte contre la prolifération des pigeons
L’animal étant indésirable dans les communes, ces dernières ont mis en œuvre plusieurs techniques de lutte pour éviter la prolifération des pigeons.
Les captures à visée euthanasique
L’objectif de la capture est de réduire le nombre de pigeons à un endroit donnée de façon rapide, dès lors que leur présence est gênante. Généralement effectué en 3 temps, nourrissage pour les attirer, captures à l’aide de filets ou cages-trappes, puis euthanasie par gazage ou injection. Non seulement ces méthodes sont jugées comme « d’un autre âge » par les associations de défenses des animaux, mais elles sont également efficaces que sur du court terme ; à moyen terme, une compensation démographique semble s’effectuer avec les populations voisines.
2. La stérilisation chimique
Une des méthodes qui semble les plus prisés par les communes, bien que cela soit difficilement vérifiable en l’état actuel des choses, la stérilisation chimique repose sur la distribution de graines de maïs enrobées d’hormones (médicament vétérinaire du nom d’ornisteril), mais une unique molécule est disponible à ce jour, et qui nécessite d’être distribué en continue, le processus étant réversible le cas échéant. La stérilisation chimique représente donc également un coût important pour les communes, puisque nécessitant l’achat de graines à l’année, et que les résultats nécessitent pour être très significatifs plusieurs années (diminution de quasiment 50% en 6 ans)[41]. Ces efforts pouvant être mis à mal par les badauds nourrissant les pigeons, entrainant une baisse de la consommation des graines contraceptives et donc de moins bons résultats.
3. L’utilisation de moyens répulsifs
Les sociétés spécialisées et les associations de protections animales proposent et recommandent un certain nombre de dispositifs empêchant les pigeons de se poser, comme par exemple des câbles tendus sur les corniches ou des pics métalliques, qui empêchent l’oiseau de se poser. A cela s’ajoute des obstructeurs de tuiles pour éviter la nidification, et des répulsifs sous forme de granulés ou de sprays, mais qui nécessitent d’être renouvelé régulièrement, et entrainent un coût prohibitif pour les communes. Des moyens électromagnétiques (ou à ultrason) existent aussi depuis 1997 mais le coût élevé et le rayon d’action limité confine ce moyen de lutte aux communes dotées de moyens financiers conséquents[42], et avec l’apparition ces dernières années de nombreuses associations de personnes électrosensibles[43], l’implantation de ce type d’appareil risque de devenir plus problématique. Enfin, le principe même du répulsif étant de déplacer le problème ailleurs, il n’est généralement pas satisfaisant.
Plusieurs communes (Berlin, Prague, Varsovie) ont renforcé la présence de prédateurs naturels des pigeons, notamment en installant des nichoirs sur des bâtiments très élevés pour permettre au faucon pèlerin de s’installer. Si un couple consomme entre 100 et 200 pigeons par an, cela ne limite que très faiblement la population de biset présente sur la commune ; de plus, le faucon pèlerin ne se nourrit pas exclusivement de pigeon, ce qui peut laisser présager la diminution d’autres espèces.
5. Les pigeonniers publics comme outil de régulation
Les autres moyens de lutte étant parfois inefficaces, certaines communes, comme la ville de Toulouse[45], ont décidé de réinstaurer l’utilisation des pigeonniers publics, mais à visée contraceptive. Le principe est de fixer des couples de pigeons sous forme d’une colonie en un lieu unique, et de réduire drastiquement la population via la technique dite du « claquage » des œufs, qui consiste à les secouer pour éviter la fécondation. Les œufs sont laissés en place quelques semaines, dans l’objectif que le couple continue de couver sans se rendre compte qu’il n’y aura pas d’oisillon et ne déserte pas le nid. L’initiative relativement récente (fin 2019) devrait permettre d’en tirer toutes les conclusions, mais le mode de vie du pigeon semble montrer que ce sont des animaux qui défèquent essentiellement là où ils dorment et sur leur lieu de nidification, ce qui permet déjà de réguler les déjections. Par ailleurs, la constitution d’une colonie permet également de limiter les nuisances sonores (roucoulements) par la concentration en un lieu unique, généralement situé loin des habitations. Plus durable, le coût financier à long terme semble relativement raisonnable, surtout comparé aux autres méthodes qui ne sont efficaces qu’à court ou moyen terme[46].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 365.
[1] La colombe était l’oiseau de Vénus, voir en ce sens Lamart., Méditations,1820, p.212
[2] Voir en ce sens Florence Calvet, Jean-Paul Demonchaux, Régis Lamand et Gilles Bornert, « Une brève histoire de la colombophilie », Revue historique des armées, n°248, 2007, pp 93-105
[3] Un film d’animation s’inspire d’ailleurs d’un pigeon voyageur français décoré de la Croix de guerre 1914-1918 pendant la Première Guerre mondiale. Voir en ce sens « Vaillant, pigeon de combat ! » réalisé par Gary Chapman, 2005, Studios Vanguard
[4] « Les Deux Pigeons » et « Les Vautours et les Pigeons », J. de La Fontaine 1678, Livre VII,
[5] Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures
[6] Données issues de la ligue pour la protection des oiseaux, [en ligne] www.lpo.fr
[7] P. Lépine, « L’infection des pigeons parisiens par le virus de l’ornithose », avec V. Sauter, Bulletin de l’académie de médecine, 1951
[8]Le Parisien, 12 décembre 1964 : « Paris est envahi, on parle de 100 000 à 400 000 pigeons, voire un million »
[9] Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, Bulletin Epidémiologique n°22, septembre 2006
[10] Office Nationale de la Chasse et de la Faune Sauvage, Chiffres entre 1996 et 2014, « Pigeon colombin, Pigeon ramier et Tourterelle turque – Effectifs nicheurs » [en ligne] disponible sur oncfs.gouv.fr
[29] Cour de Cassation, Chambre civile 2, du 24 mai 1991, 90-12.912, Publié au bulletin
[30] Conseil d’Etat, 6 /10 SSR, du 28 juin 1989, n°75335, mentionné aux tables du recueil Lebon
[31] Conseil d’État – 10/ 4 SSR, du 22 mars 1989, n° 89360
[32] Cour administrative d’appel de de Marseille – 6ème chambre – formation à 3, 23 juin 2008 / n° 05MA00761
[33] Cour administrative d’appel de de Paris – 3ème chambre, 7 mai 2008 / n° 05PA04098 « Considérant que l’accident litigieux a été causé par la présence de vanneaux huppés sur la piste 25 de l’aéroport lors du décollage de l’avion, alors que ce site n’avait pas été visité par le service de prévention du péril aviaire depuis 16 heures au moins et que les moyens fixes d’effarouchement étaient hors d’usage ; que les fautes commises par l’Etat dans sa mission de lutte contre le péril aviaire sur les aérodromes doivent donc être regardées, alors même qu’elles n’ont entraîné que la perte d’une chance sérieuse d’éviter l’accident, comme à l’origine de celui-ci ; que l’Etat doit donc être déclaré entièrement responsable des conséquences dommageables de cet accident ».
[36] Arrêté du 3 avril 2012 pris pour l’application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement et fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des animaux d’espèces susceptibles d’être classées nuisibles par arrêté du préfet
[37] Le rat n’est pas non plus inscrit sur la liste des animaux nuisibles
[38] Code général des collectivités territoriales, Article L2221-2
[39] Conseil d’État, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n° 136727
[40] Conseil d’Etat, Section, du 18 décembre 1959, n°36385 et n°36428, Société « Les films Lutétia »
[41] Martin Dobeic1, Štefan Pintarič, Ksenija Vlahović, and Alenka Dovč, Feral pigeon (Columba livia) population management in Ljubljana, Université de Ljubljana VETERINARSKI arhiv 81, 285-298, 2011
[42] Matthieu BROUSSOIS, Etude d’un dispositif électromagnétique de lutte contre les pigeons, Thèse de doctorat Vétérinaire, Faculté de Médecine de Créteil, 2005
[43] Que l’Organisation Mondiale de la Santé qualifie « d’intolérance environnementale idiopathique aux champs électromagnétiques », voir en ce sens OMS, Champs électromagnétiques et santé publique : hypersensibilité électromagnétique, décembre 2005 [en ligne] disponible sur www.who.int
[44] Gestion coordonnée de la population de pigeons de dans les différentes communes Bruxelloises, Institut Bruxellois pour la Gestion de l’Environnement, juin 2017 [en ligne] disponible sur www.environnement.brussels
[45] Voir en ce sens, Le pigeonnier du jardin Bergougnan, Mairie de Toulouse, toulouse.fr
[46] Myriem Lahidely, La gazette des communes, « Contre les pigeons, l’habitat contraceptif fait son nid », novembre 2013
Drôle d’endroit qu’un journal ancestral de droit administratif pour évoquer les insectes même si quelques-uns, tels vrillettes, poissons d’argent (lépismes) ou cafards ne l’auraient pas dédaigné avant que les pages n’en soient plus que virtuelles. Monde étrange et étranger aussi, dans le règne animal, le plus éloigné de nous, physiologiquement et intellectuellement[1], qui pour les zoologistes et dans leur lignée les juristes, pose d’épineux problèmes de définition et de qualification.
Alors qu’en ce début de XIXe, comme le raconte Jean-Marc Drouin dans sa « Philosophie de l’insecte »[2], la biologie commence à séparer au sein de la grande famille des invertébrés, les insectes des crustacés, Lamarck établit une distinction entre les insectes[3] et les arachnides[4] (elle-même sans portée toutefois pour le Droit qui, nous y reviendrons, ne les saisit jamais en tant que tels mais par leurs incidences sur la vie humaine). Désormais, la définition est établie : l’insecte est un animal à squelette externe (exo squelette), avec une tête, un thorax et un abdomen, trois paires de pattes, une paire d’antennes et deux paires d’ailes (qui peuvent être atrophiées ou avoir disparu)[5].
L’appartenance au monde animal est scientifiquement établie. Pour autant, et au vu de l’immensité du règne animal, doit-on considérer que les diverses dispositions du droit animalier leur sont applicables ?
Un animal, qualification minimale
La question du statut juridique de l’animal est connue et a fait l’objet de maintes analyses et débats serrés[6], sans que soient levées les ambiguïtés autour du ou plutôt des statuts juridiques appliqués aux animaux, tous construits à partir de leur rapport à l’homme. Depuis longtemps, l’animal est saisi par le droit, classé, protégé ou poursuivi, en fonction des services qu’il rend ou sévices qu’il fait subir aux hommes, leurs animaux ou leurs cultures. L’insecte, à cet égard, est susceptible d’entrer, à un titre ou un autre, dans chacune des catégories et sous catégories établies par le droit à partir de la qualification initiale de « chose » et plus particulièrement de « bien » attribuée traditionnellement aux animaux. Ces classifications sont construites sur deux critères : d’une part « la faculté d’appropriation de l’animal », sa proximité à l’homme, et d’autre part la fonction qu’il remplit à son service[7]. La combinaison de ces deux approches ouvre en droit deux catégories avec des régimes différents, celle des animaux domestiques (animaux de production, de compagnie, de laboratoire et animaux tenus en captivité) et celle des animaux sauvages, biens sans maître pour le Code civil, qui se subdivisent en espèces « protégées » ou « chassables » qu’elles soient gibiers ou nuisibles. Ces classifications déterminent en grande partie le régime de protection dont les espèces animales bénéficient, sur une échelle qui va de l’extrême préservation à l’élimination encadrée des animaux susceptibles de causer des dommages. De tous les animaux, les insectes sont certainement, aux côtés sans doute des coquillages et des vers de terre, les moins protégés par le Droit, hors les exploitations que l’on peut en tirer. Il leur manque en effet une dimension devenue cruciale dans le traitement des animaux et la protection reconnue par le Droit, la sensibilité.
On se rappelle que c’est à l’occasion de l’adoption de la loi relative à la modernisation et à la simplification du droit dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, que fut inséré dans le code civil, en tête du livre II consacré aux biens un article 515-14 aux termes duquel : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », avancée notable, quoique tempérée par la référence réitérée de leur soumission au régime des biens. Cette reconnaissance n’était pas en soi inédite puisque, avant même le Code civil, le Code rural dès septembre 2000, sur d’autres considérations, avait reconnu à l’animal un statut protecteur dans un chapitre dédié ouvert par l’article L. 214-1: « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce »[8]. Quant au Code pénal, il consacrait également un chapitre unique à reconnaître et sanctionner une protection pour l’animal[9]. La modification du Code civil s’imposait donc aussi aux fins d’harmonisation des dispositions juridiques, y compris avec le droit européen[10]. Ainsi, « la sensibilité de l’animal, entendue comme la capacité de celui-ci à la sensation et à la perception, tant physiologique que psychologique », voire à la « sentience »[11], semble être devenue le dénominateur commun, ou du moins une préoccupation commune des différentes branches du droit positif »[12] et l’axe articulant les niveaux de protection. Ces aspects rappelés, l’on s’interroge sur leur applicabilité aux insectes.
L’insecte, animal sensible ?
Certains auteurs soulignent que la définition prévue à l’article 515-14 du Code civil ne saurait s’appliquer à tous les animaux, mais seulement à une infime minorité d’animaux supérieurs, susceptibles d’être concernés par une appropriation, et plus particulièrement aux animaux domestiques[13]. Or, à envisager ces derniers, certaines espèces d’insectes, cas rares mais exemplaires, sont utilisées, élevées et exploitées par l’homme, depuis la nuit des temps, au premier rang desquels les insectes pollinisateurs, l’abeille domestique en étant la plus merveilleuse illustration. On pourrait simplement objecter que le texte longtemps n’a pas visé les abeilles mais les ruches, par un effet de métonymie faisant disparaître l’insecte derrière l’essaim, lui-même matérialisé par son habitacle[14]. Actuellement, parmi les nouveaux animaux de compagnie figurent, aux côtés des serpents et des araignées, différents insectes, de la blatte souffleuse au grillon en passant par les maquechs, scarabées qui font office tout à la fois d’animaux de compagnie et de bijoux vivants[15].
Quoiqu’il en soit, les insectes sont, comme nous l’enseignent les sciences -et tant que le droit comme l’éthique y alignent leur approche[16]-, dépourvus de sensibilité au sens établi du terme et échappent de ce fait à la protection instituée par les textes, qui ne concernent que les vertébrés et les céphalopodes.
En revanche, dans la mesure où ils présentent intérêt ou nuisance, ils entrent dans le Droit via leurs incidences sur la vie et les nécessités humaines. A ce titre, ils sont visés, explicitement ou non, par divers codes, le code rural et de la pêche maritime, le code de la santé publique ou encore le code de l’environnement. Ils y sont saisis, comme phénomènes collectifs, au travers de multiples règlementations et pouvoirs de police administrative, mobilisés au soutien soit de la lutte contre les « malfaisants » (I) soit de la protection des « utiles » et des alliés (II).
I. L’organisation des luttes
Notre vécu avec les insectes est depuis toujours frappé d’une équivoque, qui imprègne notre imaginaire, de la cigale de La Fontaine ou Maia l’abeille à Arachne[17]ou au « monstrueux insecte » de la Métamorphose. Mouvement d’attraction et plus souvent de répulsion que focalisent les « nuisibles », catégorie vaste et indistincte, qualificatif dont on a finalement supprimé la référence dans les codes même s’il demeure dans le langage quotidien pour désigner toutes bestioles volantes ou rampantes qui infectent et affectent nos jours et nos nuits. Cette qualification en effet, qui reste très usitée dans les domaines de l’agriculture, de la sylviculture, comme du jardinage ou de l’hygiène, n’a en elle-même guère de sens. Nul n’est nuisible en lui-même, chaque animal jouant un rôle dans l’écosystème et dans sa niche écologique. En revanche, par nature ou du fait d’un déséquilibre, certaines espèces peuvent avoir des effets gênants ou délétères pour la santé publique ou certaines activités humaines, affectant animaux ou végétaux. Ce caractère n’est donc signifiant que mis en relation avec l’homme et c’est à ce titre que ces espèces ou individus sont saisis par le droit. De ce vaste ensemble des « nuisibles », les insectes sont le groupe le plus important et le plus difficile à contrer qu’ils soient destructeurs (des criquets aux termites en passant par les doryphores) ou vecteurs de maladies (de la punaise à la tique en passant par les puces).
A. Destructeurs
Ravageurs et parasites, souvent les deux, ces insectes, si leur place dans la biodiversité ne peut être mise en doute, n’en ont jamais eu dans les sociétés humaines, sauf comme fléaux, à l’instar des sauterelles de l’Exode, huitième plaie d’Egypte[18]…
1. Des ravageurs
Le concept d’insecte ravageur s’oppose à celui d’insecte auxiliaire, utile voire indispensable à la production agricole comme le sont les pollinisateurs. C’est clairement une notion anthropocentrique, centrée sur l’utilité à l’homme, qui ne fait aucune part à la contribution de ces insectes phytophages à l’environnement dans lequel ils se reproduisent spontanément, en fonction de la dynamique de leurs plantes-hôtes. Quoiqu’il en soit, on désigne sous cette appellation les espèces s’attaquant aux cultures agricoles et aux jardins, ainsi qu’aux denrées entreposées. Les dégâts peuvent être causés par les insectes adultes (imagos) ou leurs larves. L’INRA distingue à cet égard les insectes piqueurs-suceurs exophages (pucerons ou aphides, cochenilles, tigres, aleurodes, cicadelles, psylles et punaises), les insectes défoliateurs ou phyllophages (broyeurs, brouteurs, déchiqueteurs, décapeurs comme les processionnaires, les charançons, criquets et sauterelles) et les insectes endophytes, qui vivent à l’intérieur du végétal dont ils se nourrissent (eux-mêmes se répartissent entre galligènes tels les pucerons, mineurs, foreurs, et xylophages parmi lesquels capricornes, cossus, termites, …).
La lutte contre ces ravageurs occupe depuis les temps archaïques tous les agriculteurs, d’abord par des procédés biologiques, biopesticides[19] ou recours d’autres espèces (les coccinelles contre les pucerons ou les araignées rouges). Les avancées de la chimie au XXème siècle ont permis le développement massif des produits phytopharmaceutiques et phytosanitaires. La production, la commercialisation et l’usage de ces produits sont strictement encadrés par un règlement européen, n°1107/2009 du 21octobre 2009[20], ainsi que par le code rural et de la pêche maritime (L.253-1 et s.).
Aujourd’hui, cette lutte contre les nuisibles doit se concilier avec la protection de l’environnement. Dans ce but, a rappelé le Conseil d’Etat dans l’une des affaires mettant en cause le glyphosate, « le législateur a organisé une police spéciale de la mise sur le marché, de la détention et de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, confiée à l’Etat et dont l’objet est, conformément au droit de l’Union européenne, d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement tout en améliorant la production agricole et de créer un cadre juridique commun pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, alors que les effets de long terme de ces produits sur la santé restent, en l’état des connaissances scientifiques, incertains »[21]. Il est ainsi prévu que « sans préjudice des missions confiées à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et des dispositions de l’article L. 211-1 du code de l’environnement, l’autorité administrative peut, dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, prendre toute mesure d’interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l’utilisation et la détention de (ces) produits » (L.253-7). L’utilisation même de ces produits, par les services publics, les entreprises ou les particuliers est rigoureusement encadrée et limitée, comme nous le verrons à propos des néonicotinoïdes.
2. Des parasites
Outre les dégâts aux végétaux, une place particulière dans la règlementation est faite à la prévention des dommages causés aux habitats qui vise les insectes xylophages -termites, capricornes, fourmis charpentières, vrillettes…
Le Code de la construction et de l’habitation intègre à cette fin des dispositions imposant que « les bâtiments (soient) conçus et construits de façon à assurer la résistance de leur structure à l’action des termites et d’autres insectes à larves xylophages présents localement ». Sont aussi prévues diverses mesures de protection selon lesquelles « doivent être mis en oeuvre, pour les éléments participant à la solidité des structures, soit des bois naturellement résistant aux insectes ou des bois ou matériaux dérivés dont la durabilité a été renforcée, soit des dispositifs permettant le traitement ou le remplacement des éléments en bois ou matériaux dérivés » (Art. R. 112-2).
S’agissant plus particulièrement de l’infestation par les termites, les zones contaminées sont définies par un arrêté préfectoral. Dans ces zones, le maire peut obliger les propriétaires ou syndics de copropriété à faire réaliser un diagnostic termites. En dehors de ces zones, tout occupant qui remarque la présence de termites dans son logement doit en faire la déclaration en mairie. En cas de vente de tout ou partie d’un immeuble bâti situé dans les zones ainsi délimitées, le vendeur doit fournir un état relatif à la présence de termites pour pouvoir s’exonérer de la garantie des vices cachés[22].
Doté d’un pouvoir d’injonction lui permettant comme en matière de lutte contre le plomb ou l’amiante d’imposer la recherche de termites comme les travaux de prévention et d’éradication nécessaires, le maire est tenu d’en faire usage, en application des obligations d’agir qui sont classiquement les siennes en matière d’exercice de police administrative générale et spéciale.
A cet égard, le maintien et la garantie de la salubrité et de l’hygiène publique, éléments de l’ordre public, même s’ils n’en sont pas les plus souvent mobilisés, sous-tendent nombre de responsabilités des autorités publiques. Le juge a eu ainsi l’occasion de prononcer à ce titre quelques condamnations pour carence fautive[23], et ce, en présence d’insectes, non plus ravageurs mais porteurs possibles de maladies.
B. Vecteurs
L’image en est ancienne de ces « vermines et parasites » diffuseurs de maladies dites « vectorielles ». On inclura dans notre tableau (alors même qu’elle appartient à la famille des arachnides), la tique, aux côtés des moustiques, des poux, puces, punaises, tous susceptibles de transmettre des virus (chikungunya, fièvre jaune, dengue, etc.), des bactéries (maladie de Lyme, peste, etc.), ou des parasites (paludisme, maladie du sommeil, leishmanioses, filarioses, etc.). Si la santé de l’homme fait l’objet d’une attention particulière depuis que la science a permis d’identifier les vecteurs et processus de contamination, la santé animale a toujours été surveillée : d’abord pour des raisons économiques afin de préserver les animaux domestiques[24], et désormais, très attentivement, pour des raisons sanitaires, les épizooties se muant de plus en plus fréquemment, du fait de la transformation des milieux, en zoonoses. La surveillance de la transmission à l’homme associée à la lutte contre ces insectes obéit à deux préoccupations parfois corrélées : d’une part contrer les nuisances comme la suspicion sur la salubrité des lieux qu’ils provoquent (cas des blattes, cafards, mouches, puces ou punaises de lits) et d’autre part prévenir les pathologies qu’ils transmettent ou que leur présence induit. Cette intervention est, dans le cas des plus menaçants d’entre eux, requise et encadrée, responsabilité des pouvoirs publics qu’il s’agisse de la salubrité des locaux ou des milieux.
1. Des lieux
La loi met d’abord à la charge des propriétaires privés la responsabilité de la désinsectisation des logements et autre local, en particulier dans le cas de mise en location. La loi n°2018-1021 dite ELAN du 23 novembre 2018 est venue compléter à ce sujet la notion de « logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé »[25] en y ajoutant une condition essentielle, celui-ci doit être « exempt de toute infestation d’espèces nuisibles et parasites ».
Cette obligation s’impose aussi aux établissements publics et aux collectivités publiques pour leurs locaux et bâtiments qui en dépendent et toute carence est de nature à être considérée comme fautive. La mise en cause du centre pénitentiaire des Baumettes est à cet égard un cas d’école, traité en urgence par le Conseil d’Etat à la suite d’une intervention du Contrôleur général des lieux de privation de liberté[26] au constat alors fait que les locaux y sont « infestés d’animaux nuisibles ; que les rats y prolifèrent et y circulent, en particulier la nuit ; (que) de nombreux insectes, tels des cafards, cloportes et moucherons, colonisent les espaces communs ainsi que certaines cellules, y compris les réfrigérateurs des détenus ; (…) qu’une telle situation, que l’administration pénitentiaire ne conteste pas, affecte la dignité des détenus et est de nature à engendrer un risque sanitaire pour l’ensemble des personnes fréquentant l’établissement, constituant par là même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale »[27].
2. Des milieux
Responsabilité des collectivités territoriales, cette mission a pris une importance particulière avec la multiplication des maladies vectorielles, singulièrement les arboviroses[28]. La lutte contre les moustiques offre à cet égard une illustration de l’articulation nécessaire de divers niveaux de compétences. Obligation internationale de la France dans le cadre du Règlement sanitaire international de l’OMS, et placée dès les années 60 dans la sphère d’action du département[29], la prévention des maladies vectorielles à moustiques est désormais intégrée dans le plan « Priorité Prévention » porté par le Gouvernement. Elle est devenue avec la montée des changements climatiques et environnementaux, la globalisation des échanges et la multiplication de cas de foyers sur le territoire, une mission de l’Etat, associant les collectivités locales et les ARS, comme le résume l’instruction de la DGS du 12 décembre 2019 relative à la prévention des arboviroses : « L’organisation des missions de prévention des maladies vectorielles à moustiques doit donc être repensée pour la consolider au niveau national, tout en laissant aux territoires la possibilité de s’adapter en fonction de leurs dynamiques et de leurs enjeux »[30]. Ainsi, un arrêté du 23 juillet 2019 appelé à fixer, en application de l’article L.3114-5 du code de la santé publique, la liste des départements « où est constatée l’existence de conditions entraînant le développement ou un risque de développement de maladies humaines transmises par l’intermédiaire de moustiques et constituant une menace pour la santé de la population » a classé l’ensemble des départements comme à risque de développement d’arboviroses. Dans cette perspective, le décret n°2019-258 du 29 mars 2019 relatif à la prévention des maladies vectorielles refond les dispositions du code de la santé publique sur la lutte anti-vectorielle, en détaillant les objectifs de la lutte contre les maladies transmises par les insectes et les mesures susceptibles d’être prises pour faire obstacle à ce risque (R.3114-9 code de la santé publique). Il intègre également dans ce dispositif global de gestion des arboviroses et des milieux palustres, les ARS, chargées de la surveillance entomologique des nouvelles espèces vectrices et des missions d’intervention autour des cas humains. Ce texte renforce aussi le rôle du préfet[31] et conforte celui des maires qui disposaient déjà en ce domaine d’un arsenal solide de pouvoirs de police administrative générale et spéciale[32]. Les conseils départementaux, en charge de la démoustication, sont confirmés dans leur compétence, complétant un dispositif en polyphonie dont la fragmentation est propice aux éventuels conflits entre autorités de polices[33].
Enfin, et c’est sans doute la dimension la moins connue, la lutte passe aussi par une meilleure connaissance des espèces vectrices de maladies. A ce titre, l’entomologie médicale et vétérinaire, formation offerte aux professionnels de santé, est appelée à intégrer l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics.
Il s’agit dans le même mouvement de mieux appréhender ce monde encore largement inexploré et de contribuer en retour aux politiques destinées, à l’inverse des précédentes, à préserver ceux des insectes utiles ou « alliés » à l’homme.
II. La protection des alliances
Les insectes utiles à l’homme, quand ce n’est pas essentiels à sa survie, sont pléthore et tous dans leur globalité participent d’un équilibre que l’on sait déjà fortement compromis par l’altération de la faune entomologique, plus de 30 % des espèces d’insectes étant menacées d’extinction. L’alliance de l’insecte et de l’homme est celle, selon les cas, d’un rapport d’exploitation, d’usage ou de consommation, les insectes pouvant être auxiliaires précieux (A) ou ressource au double mérite d’être, pour les hommes, inépuisable et insensible (B).
A. L’insecte auxiliaire
Si l’image évoque le miel, la cire, la soie, ou la poudre de carmin de la cochenille, nous y intégrerons, par licence argumentative, celle de la multitude dont le fourmillement tient le monde en équilibre, et dont on sait les risques de disparition aux incidences annoncées comme cataclysmiques. Aussi, avant même d’évoquer ceux qui nous servent, faut-il faire une place à ceux qui nous obligent du fait de leur place dans l’écosystème et qui sont d’ores et déjà menacés au point d’en être dotés par exception, d’un statut protecteur.
1. Le statut protecteur d’« espèces protégées » pour certains
Soutenu par un corpus dense de régimes juridiques au niveau international, européen et interne[34], l’arrêté du 23 avril 2007 fixe la liste des 64 espèces d’insectes protégés sur l’ensemble du territoire ainsi que les modalités de leur protection par des mesures d’interdiction ou d’autorisation administrative préalable. Sont en particulier ainsi interdits pour certains d’entre eux d’une part « la destruction ou l’enlèvement des oeufs, des larves et des nymphes, la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel » et d’autre part « la destruction, l’altération ou la dégradation des sites de reproduction et des aires de repos des animaux ». La détention, le transport, la naturalisation, la vente ou l’achat, l’utilisation commerciale ou non, l’échange, font également l’objet de dispositions restrictives sous contrôle des autorités publiques.
Les objectifs sont tout à la fois de protéger les individus vivants, leur habitat et les spécimens victimes des collectionneurs. On reste perplexe toutefois face à un texte utile mais datant de presque 15 ans au regard des menaces croissantes sur la biodiversité et les données livrées par plusieurs enquêtes sur le déclin rapide des populations d’insectes.
2. La protection des « utiles »
S’il est un insecte qui concentre tous les questionnements et inquiétudes au sujet de la biodiversité et des équilibres écologiques et agricoles à venir, c’est certainement l’abeille et au-delà tous les pollinisateurs. Car les menaces lui sont multiples, qui ont conduit à mettre en place divers mécanismes de protection juridique afin d’en faire disparaître les facteurs, dans la limite toutefois des contraintes économiques et du respect des écosystèmes…
Si les contentieux mettant en cause les produits phytosanitaires ont focalisé la plupart des débats et controverses, le sujet, moins polémique, des menaces que représentent d’autres espèces pour la survie des insectes « utiles » exige une expertise serrée et une réponse pondérée à la mesure de la fragilité des écosystèmes. Certains cas de concurrences délétères semblent aujourd’hui suffisamment documentés pour que le code de la santé comme le code de l’environnement puissent les régler au travers du régime de lutte contre les espèces nuisibles. L’exemple le plus emblématique est celui de la prolifération depuis 2004 du frelon asiatique, Vespa velutina nigrithorax, qui décime les ruches, les abeilles constituant l’essentiel de son régime alimentaire. Il est devenu en quelques années, aux côtés de l’acarien varroa destructor, un danger majeur pour l’apiculture et plus généralement l’agriculture et notre sécurité alimentaire, fortement dépendantes de la pollinisation. Il représente aussi un danger pour la santé publique dès lors que sa piqûre peut être mortelle.
Sans qu’il soit pertinent de créer en la matière un pouvoir de police spéciale[35], les maires ont à leur disposition leur pouvoir de police administrative générale de l’article L. 2212-2 du CGCT, dont ils doivent user en en cas de menace grave et imminente pour la sécurité publique. S’agissant très particulièrement des guêpes et frelons, les collectivités territoriales ont l’obligation non seulement d’informer les populations mais aussi de supprimer les habitats dans les espaces et bâtiments publics dont elles ont la charge, au risque d’engager leur responsabilité[36]. Au-delà, le frelon asiatique relève de deux cadres règlementaires différents. Les premières dispositions spécifiques ont été prises en application du décret du 23 mars 2012[37] qui ont permis le classement du frelon asiatique en danger sanitaire de deuxième catégorie pour l’abeille domestique Apis mellifera sur tout le territoire français[38]. Ce classement est toutefois aujourd’hui considéré comme insuffisant car s’il confie à la filière apicole « l’élaboration et le déploiement d’une stratégie nationale de prévention, de surveillance et lutte », l’État pouvant apporter son appui sur le plan réglementaire notamment en imposant certaines actions de lutte aux apiculteurs[39], les actions d’élimination restent financièrement à la charge des apiculteurs[40]. De surcroît, son classement sur la liste des d’espèce exotiques envahissantes[41] donne d’autres moyens d’action puisque selon l’article L.411-8 du code de l’environnement, dès que la présence dans le milieu naturel d’une de ces espèces est constatée, « l’autorité administrative peut procéder ou faire procéder à la capture, au prélèvement, à la garde ou à la destruction des spécimens de cette espèce», ce qui permet en particulier aux préfets d’engager des opérations de destruction des nids de frelons asiatiques quels que soient les lieux où ils seront identifiés. Actuellement, la lutte contre cet insecte est ainsi doublement assurée mais sans que le frelon soit pour l’instant classé comme espèce nuisible « menace pour la santé humaine » (L.1338-1 CSP), arsenal juridique présenté tantôt comme adéquat tantôt comme mal calibré[42].
Quoiqu’il en soit, dans le cadre juridique existant, le classement en nuisible de catégorie 1 doit donner à la filière apicole les moyens d’agir et notamment de détruire les nids avec l’assurance d’un financement enfin couvert par l’Etat, mais ceci accompagné des réflexions qui s’imposent autour de la recherche d’alternatives « aux traitements pesticides s’appuyant sur les prédateurs naturels autochtones des dites espèces invasives exotiques »[43].
Car tel est l’enjeu sous-jacent, la nécessité de préserver des équilibres écologiques fragiles, que focalise le corpus juridique autour des produits phytosanitaires, néonicotinïdes et autres pesticides. Le sujet est bien connu dont nous ne retracerons que les grands traits. Dans le cadre défini par les obligations européennes, la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a posé le principe de l’interdiction des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes, en réponse aux inquiétudes formulées dès les années 1990 quant aux effets de ces substances sur l’environnement, notamment sur la survie des insectes pollinisateurs et sur la santé humaine. Mais pour faire face à une grave épidémie de jaunisse de la betterave alors que la filière se trouvait dans une situation d’impasse technique faute de substitut efficace, la loi du 14 décembre 2020 tout en rappelant l’interdiction générale, a accordé, dans un cadre drastique et sous surveillance serrée, une dérogation temporaire pour les betteraves sucrières, le temps que d’autres solutions soient trouvées pour protéger ces cultures massivement menacées par des pucerons[44]. La possibilité de s’écarter un temps du principe est en effet permise par le droit européen[45] et le dispositif en sera validé par le Conseil constitutionnel du fait de sa temporalité réduite (120 jours)[46] puis le Conseil d’Etat par un rejet des requêtes en référé contre l’arrêté du 5 février 2021 en précisant les modalités[47]. Le contentieux, si ce n’est le débat, a été récemment clos par le juge administratif[48]qui rappelle dans le cours de son analyse les conclusions de nombreux rapports et études scientifiques, au constat desquelles « les néonicotinoïdes présentent des effets néfastes sur la santé des abeilles, tant pour la toxicité aiguë que pour les effets dits sublétaux, c’est-à-dire de long terme, et de sévères effets négatifs sur les espèces non-cibles qui fournissent des services écosystémiques incluant la pollinisation, ainsi que des effets négatifs sur les invertébrés aquatiques et, par le jeu de la chaîne alimentaire, sur les oiseaux ». La vie des abeilles malgré la survie des pucerons…
L’affaire semble entendue, en attente de solutions de biocontrôle ou des avancées de mutagénèse (elle-même sous surveillance). Car si la confrontation entre les exigences de souveraineté alimentaire et de préservation de filières agricoles et l’interdiction des néonicotinopides a contraint les instances européennes et nationales à dénier tout caractère absolu au principe de non régression, le droit, en retenant en la matière le principe de précaution et la marge d’action dont disposent à ce titre les Etats, a bien posé les bases de la disparition programmée des pesticides[49].
B. L’insecte ressource
1. De l’asticot au cataplasme : les balbutiements de l’entomopharmacie/copée
C’est à deux titres que les insectes sont utilisés, parfois depuis très longtemps, à titre thérapeutique, et saisis par le droit comme tels : comme sources possibles de médicaments et plus récemment et plus étonnamment comme « animaux de laboratoire » et sujets d’essais précliniques.
Ecoutons ici les paroles de Jean Rostand sa brochure illustrée publiée en 1936 Insectes : « La médecine est redevable à l’Insecte de quelques drogues. On a mis à profit les propriétés vésicantes de la cantharidine, substance âcre et toxique qui se trouve dans le corps d’un Coléoptère. La mode est aujourd’hui aux venins, et voici qu’à la suite des homéopathes on use du venin d’Abeilles contre les rhumatismes et autres affections rhumatoïdes, lumbago et sciatique. Ce venin, comme celui des serpents, exerce une action apaisante sur les nerfs ». Les usages médicinaux des insectes remontent aux origines de la médecine et l’on trouve dans certains ouvrages spécialisés la liste, évidemment moins fournie que celles des végétaux, de ceux dont les hommes ont pu tirer des médicaments : le cerf-volant présenté alors comme « l’insecte parfait » pour traiter l’hydropisie, la goutte et les coliques néphrétiques, les perce-oreilles utiles pour lutter contre la surdité, les grillons qui « fournissaient à l’ancienne médecine un remède propre à fortifier les vues faibles en exprimant dans les yeux la substance liquide qu’ils contiennent et la faisant tomber goutte à goutte », les fourmis dissoutes, bouillies, distillées, aux multiples vertus thérapeutiques, mais aussi mouches, poux, tiques, chenilles brûlées et fumées, … Enumération[50] que ne renieraient par les apothicaires du Moyen-Age et qui renvoie plus à la médecine magique qu’à l’evidence based medicine. Ils n’ont pas pour autant disparu des recherches et d’ores et déjà environ « 3 000 espèces ont fait l’objet d’études pharmacologiques, chimiques ou ethnopharmacologiques, “réservoir inexploré” de molécules médicaments »[51].
Aujourd’hui les médicaments sont principalement issus de la chimie et les substances animales ne sont que peu utilisées. Elles le sont néanmoins, selon la définition que donne du médicament le Code de la santé publique, reprise des dispositions européennes, selon laquelle la première dimension en est sa nature constitutive, « substance ou composition », avant sa présentation ou ses fonctions (L.5111-1 du code de la santé publique). La directive 2001/83 définit la « substance » comme « toute matière quelle qu’en soit l’origine, entre autres « animale, telle que : les micro-organismes, animaux entiers, parties d’organes, sécrétions animales, toxines, substances obtenues par extraction, produits dérivés du sang ». Les insectes, comme les vertébrés et en particulier les serpents, y ont assurément leur place, même si celle-ci reste largement inexplorée, pressentie sans doute comme trop coûteuse[52].
Au-delà de l’entomologie médicale précédemment évoquée, des études récentes ont relancé l’intérêt, pour l’entomopharmacie et certains industriels s’intéressent désormais à la micro niche des insectes-médicaments. Partant du constat de l’extrême résistance des insectes à leur environnement et singulièrement aux microorganismes, avec lesquels ils cohabitent depuis plus de 500 millions d’années, une équipe du CNRS, à l’origine de la société Entomed, a pu développer au début des années 2000 des recherches sur leur système immunitaire pour trouver des réponses efficaces aux infections. Par ailleurs, diverses études sur le comportement face à l’alcool des drosophiles mâles, en rapport avec leur taux de neuropeptide F (neurotransmetteur cérébral également présent chez l’homme) ont livré des résultats susceptibles d’ouvrir la voie à de nouveaux traitements contre l’alcoolisme et autres dépendances et sur cette base ont été lancés des essais cliniques sur les troubles de l’anxiété[53]. La larvothérapie, asticothérapie ou luciliathérapie (du nom de la mouche utilisée) a été approuvée par la Food and Drug Administration en 2004 pour le débridement des plaies et elle est utilisée dans certains centres hospitaliers sous une stricte réglementation[54]. Si les promesses sont réelles, peu encore ont débouché sur des médicaments[55] voire simplement des essais cliniques et la voie est fragile.
Il est une autre perspective en médecine qu’offre l’utilisation d’insectes, encore balbutiante : la recherche biomédicale et de l’expérimentation. Le recours aux modèles animaux est drastiquement encadrée par le droit européen et national qui garantit la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques[56], nous n’y reviendrons pas. Cette protection, régie par les « 3R »[57] et dominée par le souci du bien-être animal, a évolué et intègre désormais, au-delà des vertébrés historiquement concernés, certains types d’invertébrés, précisément « les céphalopodes vivants »[58], protégés « car leur aptitude à éprouver de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse et un dommage durable est scientifiquement démontrée »[59]. En revanche, écho à nos remarques introductives, les insectes, considérés comme dépourvus de sensibilité en sont exclus, ce qui en fait des alternatives intéressantes pour les expérimentations. Car même si les méthodes in vitro (sur cellule) ou in silico (réalisant des simulations bio-informatiques basées sur la modélisation mathématique des données biologiques) tendent à se développer, elles ne permettent pas, seules, de comprendre et de reproduire les interactions multiples au sein d’un organisme vivant. Les modèles animaux restent donc essentiels pour décrypter le vivant mais sous réserve d’utiliser des modèles animaux moins sensibles, comme le sont les invertébrés. La mouche drosophile s’impose ici comme la référence première pour ses immenses contributions à la recherche fondamentale.
Demeure l’obstacle majeur de l’éloignement génétique entre l’homme et les arthropodes, sans négliger notre répugnance assez commune à leur encontre, distance et entomophobie qui aujourd’hui tendent à expliquer notre faible appétence pour les insectes.
2. Du ver de farine à la barre protéinée: le cadre juridique de l’entomophagie enfin stabilisé
La nourriture est d’abord culture, et s’il est un type d’aliment qui en témoigne, ce sont bien les insectes. Largement consommés en Asie Pacifique, Afrique et Amérique Latine, où ils sont mets recherché ou commun pour 2 milliards de personnes, ils ne figurent que très exceptionnellement aux menus des occidentaux. Or, ils présentent de multiples intérêts nutritionnels du fait de leur forte teneur en matières grasses, protéines, vitamines, fibres et minéraux, ce qui en fait des aliments pouvant nourrir massivement -et à moindre coût du fait de leur vitesse de reproduction-, hommes et animaux, et une source de protéines de substitution précieuse pour la transition vers un système alimentaire plus durable.
L’idée a fait son chemin et des entreprises ont commencé au sein de l’UE à investir le créneau d’abord par la création d’élevages servant à nourrir des animaux d’élevage, notamment des poissons, puis par la création de filières pour la consommation humaine (insectes comestibles et produits à base d’insectes comme des farines). Le déploiement du marché est cependant freiné par la difficile acceptation sociale des insectes qu’affectent peu les effets de mode. Il l’a été aussi longtemps par l’imprécision du cadre juridique de l’entomophagie, peu propice au développement d’une activité industrielle.
Longtemps la question a été de savoir dans quelle mesure les insectes ou parties d’insectes pouvaient être juridiquement qualifiés d’« aliments nouveaux » relevant à ce titre du règlement européen 258/97 sur les nouveaux aliments (règlement « Novel Food ») et donc soumis à une autorisation communautaire avant sa mise sur le marché. En effet, ce texte, et surtout la définition qu’il donnait de son objet[60], avaient fait l’objet, s’agissant des insectes, d’interprétations divergentes selon les États membres. Certains Etats de l’UE, comme le Royaume-Uni, considéraient que les insectes entiers en particulier échappaient au règlement sur les nouveaux aliments, alors que d’autres comme l’Espagne ou la Suède qualifiaient systématiquement les insectes, quelle que soit leur forme, de « nouvel aliment », nécessitant une autorisation préalable à leur mise sur le marché. Les autorités belges avaient toléré sur le territoire national la commercialisation de dix espèces d’insectes entiers[61], tandis qu’en Allemagne, la décision était laissée à l’appréciation de chaque länder.
En parallèle, profitant du flou du règlement sur l’exigence d’une autorisation, quelques sociétés ont choisi de commercialiser librement les produits alimentaires composés d’insectes entiers. C’est ainsi que la SAS Entoma s’est lancé dès octobre 2012 dans la transformation et la commercialisation sous la marque Jimini’s de trois espèces d’insectes comestibles (le criquet migrateur africain, le ver de farine et le grillon). C’est lors d’un salon gastronomique réputé où elle présentait ses produits que s’est cristallisé le contentieux autour de l’interprétation du règlement du 27 janvier 1997 et son applicabilité aux insectes entiers[62].
Le régime juridique de la consommation humaine des grillons et autres ténébrions n’a été clarifiée qu’à l’occasion de l’actualisation des règles européennes relatives aux nouveaux aliments. Prenant acte des évolutions dans les modes de consommation, le règlement européen (UE) 2015/2283, d’application depuis le 1er janvier 2018, précise son champ d’application[63] : tous les produits à base d’insectes (pas seulement les parties d’insectes ou les extraits, mais aussi les insectes entiers et leurs préparations) sont couverts par la réglementation « novel food », s’ils n’ont pas fait l’objet d’une consommation significative dans l’Union européenne avant le 15 mai 1997. A voir ainsi son statut réglé et harmonisé sur l‘ensemble du territoire de l’UE, la mise sur le marché d’insectes n’y est toutefois pratique légale qu’à l’issue d’une procédure européenne centralisée, aux étapes précises[64], au terme de laquelle le produit est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments[65], ce qu’aucun insecte n’était parvenu à obtenir. Finalement le 4 mai 2021, les 27 Etats membres ont approuvé une proposition de la Commission autorisant l’utilisation de vers de farine jaunes séchés (ou larves du ténébrion meunier) en tant que nouveaux aliments. D’autres demandes sont en cours d’examen[66]. La procédure est certes contraignante mais offre un avantage concurrentiel non négligeable, à savoir l’exclusivité de la mise sur le marché du nouvel aliment autorisé pendant une durée de cinq ans[67]. C’est ainsi que par le règlement 2021/882 du 1er juin 2021, le nouvel aliment « larves séchées de Tenebrio molitor », a été est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments (inscrites dans le tableau 1 de l’annexe du règlement UE n° 2017/2470) et que la société SAS EAP Group a été pour cinq ans seule autorisée à en assurer la mise sur le marché, entières ou en poudre ou en tant qu’ingrédients dans les produits protéiques, les biscuits, les plats de légumes et les produits à base de pâtes[68]. Tel sera sans doute la clé du succès (?) de la consommation d’insectes : l’effacement de identification.
L’insecte n’existe pas en droit, il n’est qu’objet de qualifications successives, le droit administratif l’illustre dans ses champs, avec une forte empreinte de règlementation et de contraintes. Au-delà des enseignements tirés, le juriste avouera aussi avoir cédé à une certaine fascination, mâtinée de défiance, l’une et l’autre communément partagées.
Laissons donc ici les derniers mots au grand biologiste et entomologiste que fut Jean Rostand :
« Nul ne peut ignorer l’Insecte. Il se rappelle à qui serait tenté de le négliger. Il s’insinue partout. Il tient le jardin, la rue, la maison. Contre lui, on doit se défendre, car il en veut à nos aliments, à nos vêtements, à nos fleurs, à notre peau. Si l’Insecte ne représente guère au profane que menace ou incommodité, il exerce sur le naturaliste, et même sur le simple curieux des choses naturelles, une séduction particulière » (Insectes, Flammarion 1936).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 363.
[1] Cette remarque commence à être nuancée par des études récentes tendant à rapprocher le comportement des insectes et les nôtres : Institut du cerveau, « L’émergence de l’individualité comportementale dans le cerveau de la mouche : un principe général pour l’origine neuro-développementale d’un aspect de la personnalité ? », 20 mars 2020, en ligne (Source : GA. Linneweber et a. « A neurodevelopmental origin of behavioral individuality in the Drosophila visual system », Science. March 2020).
[3] Du substantif latin insectum, dérivant de insecare, couper, en raison des étranglements du corps.
[4] Classe qui comprend les araignées, les faucheux, les acariens et les scorpions.
[5] Les insectes forment la classe des hexapodes, faisant elle-même partie de l’embranchement des Arthropodes (« pieds articulés ») et du sous-embranchement des Mandibulates. Du fait de leur exosquelette, leur croissance ne peut se réaliser que par paliers ou mues. La cuticule qui forme cet exo-squelette est imperméable, de telle sorte que l’oxygène de l’air ne peut la traverser. Le système respiratoire est donc formé de stigmates et de trachées pour acheminer l’oxygène jusqu’aux cellules. Le système circulatoire ne contient pas de globules rouges et un vaisseau dorsal fait office de cœur. Le système nerveux n’est pas centralisé par un cerveau mais constitué d’un ensemble de ganglions plus ou moins autonomes.
[6]J.-P. Marguenaud, L’animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992, 580 p. ; J.-P.Marguenaud, F. Burgat, J.Leroy, Le droit animalier, Presses Universitaires de France, 2016, Paris, 261 p. ; S.ANTOINE, Le droit animalier, LégisFrance, 1ère édition, 2007, 380 p. ; M.-P. Camproux-Duffrene, « A la recherche d’un statut juridique de l’animal »,[in] La protection de la nature : 30 ans après la loi du 10 juillet 1976, PUS 2007, Coll. Droit de l’environnement, p. 93 ; « Animal. La protection juridique de l’animal », Guide des humanités environnementales, Ed. PU du Septentrion, 2015 ; «Plaidoyer civiliste pour une meilleure protection de la biodiversité. La reconnaissance d’un statut juridique protecteur de l’espèce animale », Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2008/1, Volume 60, pages 1-27 ; S. Desmoulin, « De la sensibilité à l’unicité : une nouvelle étape dans l’élaboration d’un statut sui generis pour l’animal ? », Recueil Dalloz 2016, p. 360.
[7] J.-P.Marguenaud, F.Burgat et J.Leroy, préc., p.183.
[8] La suite renforçait la protection : « Il est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (art. L. 214-3) ; « Tout homme a le droit de détenir des animaux dans les conditions définies à l’article L. 214-1 et de les utiliser dans les conditions prévues à l’article L. 214-3, sous réserve des droits des tiers et des exigences de la sécurité et de l’hygiène publique et des dispositions de la loi (….) relative à la protection de la nature » (art. L. 214-2)
[9] Ainsi, les articles 521-1 et 521-2 sanctionnent les sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux.
[10] Le droit européen ayant été l’un des précurseurs en la matière, au travers d’abord de l’idée de « welfare », puis plus généralement de « sensibilité ». Le concept de « welfare » (soit « bien-être » en anglais) consiste à prendre en compte la capacité à souffrir de l’animal ainsi que ses besoins, variables d’une espèce à l’autre. La déclaration relative à la protection des animaux (n°24) annexée au Traité sur l’Union européenne, étant l’une des premières à avoir mentionné ce terme : « La Conférence invite le Parlement européen, le Conseil et la Commission,ainsi que les États membres, à tenir pleinement compte, lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre de la législationcommunautaire dans les domaines de la politique agricole commune, des transports, du marché intérieur et de larecherche, des exigences en matière de bien-être des animaux ». L’article 13 du TFUE (version consolidée au 26 octobre 2012, JORF C 326/47) dispose : « lorsqu’ils formulent et mettent en oeuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologiqueet de l’espace, l’UE et les Etats Membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres, en matière notamment des rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ».
[11] Selon le Larousse, « pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie ». C.Regard et C.Rot (dir.), Les animaux liés à un fonds, Lexisnexis 2020, p.46-47.
[12] R.Bismuth et F.Marchadier, « La sensibilité de (et vis-à-vis de) l’animal , grille de lecture du droit animalier », in (Dir.) Sensibilité animale. Perspectives juridiques, CNRS Ed.2015, p21.
[13] Entre autres, K.Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, LGDJ, 2017.
[14]Ancien article 524 du code civil : « Les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Ainsi, sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : les animaux attachés à la culture ; (…)les pigeons des colombiers ; les lapins des garennes ; les ruches à miel ; les poissons des eaux non visées à l’article 402 du code rural et des plans d’eau visés aux articles 432 et 433 du même code ;… »
[15] Du métal et des pierres sont collés sur ses élytres, qui l’empêchent de voler. L’ensemble est relié à une chaînette assortie d’une épingle à nourrice, aux fins de l’accrocher comme une broche. Le scarabée, alourdi par ce poids, finit par dépérir.
[16] J.-M.Drouin : « la question éthique du caractère licite du traitement imposé à un Insecte dépend étroitement de la réponse à une question scientifique de physiologie : cette dépendance ouvre une brèche dans l’autonomie pourtant nécessaire de la morale et de la science », préc.p.179.
[17] Le monstre de la triologie de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux.
[18] « Elles couvrirent la surface de toute la terre, et la terre fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toute l’herbe de la terre et tout le fruit des arbres, tout ce que la grêle avait laissé ; et il ne resta aucune verdure aux arbres ni à l’herbe des champs, dans tout le pays d’Égypte. […] », Exode 10:13-14,19.
[19] Type extraits de plantes préparés pour protéger les cultures (par ex. depuis 4000 ans le Neem tiré du margousier)
[20] Règlement (CE) concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil, qui les définit ainsi « Substances actives ou préparations contenant une ou plusieurs substances actives qui sont présentées sous la forme dans laquelle elles sont livrées à l’utilisateur et qui sont destinées » notamment à « protéger les végétaux ou les produits végétaux contre tous les organismes nuisibles ou à prévenir leur action ».
[22] Cet état relatif à la présence de termites, également appelé diagnostic termites, donne des informations sur la présence ou non d’insectes xylophages avec une durée de validité de 6 mois. Il est annexé à la promesse ou à l’acte de vente. Quant aux organismes et personnes qui peuvent l’établir, ils doivent être titulaires d’une certification délivrée par un organisme accrédité par le Comité français d’accréditation (COFRAC) et sont tenus d’une obligation de résultat. Cf loi n°99-471 du 8 juin 1999 tendant à protéger les acquéreurs et propriétaires d’immeubles contre les termites et autres insectes xylophages ; loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 relative à l’engagement national pour le logement ; Ordonnance n° 2005-655 du 8 juin 2005 relative au logement et à la construction. Articles L.112-17, L.133-1 à L.133-6, L.271-4, R.112-2 à R.112-4, R.133-1 à R.133-8 et R.271-1 à R.271-5 du code de la construction et de l’habitation.
[23] Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 09/11/2018, n°411626 : requête formée par une association de défense de riverains d’une rue piétonnière du 18ème arrondissement dénonçant l’encombrement permanent des trottoirs et de la chaussée par les étalages sans autorisation, l’existence d’un marché clandestin et de vendeurs à la sauvette, et, enfin, la saleté et les troubles importants résultant de cette situation. Le Conseil d’Etat a reconnu la carence fautive de la Ville de Paris et du Préfet de police.
[24] CAA Lyon, 26 novembre 2009, n° 07LY01121 (cas d’épidémie de fièvre aphteuse: absence de faute).
[25] Tel que défini par l’article 6 de la Loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986.
[26] Recommandations du 12 novembre 2012 prises en application de la procédure d’urgence (article 9 de la loi du 30 octobre 2007) et relatives au centre pénitentiaire des Baumettes.
[27]Conseil d’Etat, 22 décembre 2012, n° 364584. S. Slama, « Constat d’insalubrité des Baumettes: de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge des référés-liberté » Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 27 décembre 2012 ; G. Koubi, « Pour un service public pénitentiaire garant du droit des détenus de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, n°4, 21 janvier 2013, p. 2017 ; O.Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes: remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », La Semaine juridique Ed.générale, n°4, 21 janvier 2013, p. 87 ; E. Péchillon, « Contrôle des conditions de détention : l’arme du référé face au manque de réactivité de l’administration pénitentiaire », AJ Pénal, n°4, avril 2013
[28] Maladies virales dues à des arbovirus transmis obligatoirement par un vecteur arthropode (moustique, moucheron piqueur, tique)
[29] Loi n° 64-1246 du 16 décembre 1964 relative à la lutte contre les moustiques.
[31] Est prévue la mise en place par le préfet, dans le cadre du dispositif Orsec, d’un « dispositif spécifique de gestion des épidémies de maladie à transmission vectorielle, en cas de risque sanitaire avéré » (R.3114-12 code de la santé publique).
[32] Article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) dote le maire d’un pouvoir de police lui permettant de prévenir au titre du maintien de l’hygiène et de la salubrité publique « les maladies épidémiques et contagieuses ». Par ailleurs, certaines dispositions de police spéciale lui permettent également d’intervenir sur les situations propices au développement de moustiques : police des cimetières (article L.2213-8 du CGCT), des déchets (article L.541-3 du code de l’environnement), des eaux stagnantes (articles L.2213-29 et suivants du CGCT). Autre fondement possible, en application des articles L.1311-1 et L.1311-2 du code de la santé publique, il lui incombe de faire respecter les dispositions du Règlement sanitaire départemental (RSD) établi par le préfet
[33] Cf M.Lévrier, Rapport n°278 fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire, Sénat, 29 janvier 2020.
[34] L.411-1 et s. et R.411 et s. du code de l’environnement
[35] Cf sur ce point, V.Segouin, rapport sur la proposition de loi tendant à renforcer les pouvoirs de police du maire dans la lutte contre l’introduction et la propagation des espèces toxiques envahissantes, 2 mai 2019, p.7.
[36] Une commune a été condamnée par le juge administratif pour n’avoir pas signalé la présence d’un nid de guêpes près d’un chemin de randonnées alors que plusieurs personnes avaient déjà été piquées (CAA Nantes, 20 novembre 2003, Commune de Guitté, n°02NT01491)
[37] Décret n° 2012-402 du 23 mars 2012 relatif aux espèces d’animaux classés nuisibles.
[38] Arrêté du 26 décembre 2012 ; article L. 201-1 du CRPM.
[40] Au regard des dispositions de l’article L.201-8 du CRPM, ces opérations, réalisées par les Organismes à Vocation Sanitaire désignés par le préfet de département, sont à la charge des apiculteurs. Note de service DGAL/SDSPA/N2013-8082 du 10 mai 2013.
[41] L’arrêté du 14 février 2018 reprend dans le contexte juridique français, la liste des espèces exotiques envahissantes adoptée par l’Union européenne le 13 juillet 2016 (règlement 2016/1141), conformément aux dispositions du règlement (UE) n° 1143/2014 du 22 octobre 2014 relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes
[42] Ass.Nat. Question n° 21932 de D. Fasquelle, « Classement du frelon asiatique en espèce nuisible », https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-21932QE.htm
[43] F.Brun et a., Proposition de loi nº 4011 relative à la lutte contre le frelon asiatique, Ass.nat. 23 mars 2021
[44] Loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières (modification de l’article L253-8 du Code rural et de la pêche maritime) et décrets d’application : décret n° 2020-1601 du 16 décembre 2020 (liste des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d’action identiques à ceux de ces substances interdites en application de l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime) ; décret n° 2020-1600 du 16 décembre 2020 complète et précise les dispositions législatives quant à la composition, à l’organisation et au fonctionnement du conseil de surveillance prévu à l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime..
[45]Article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques : il interdit l’utilisation des néonicotinoïdes mais prévoit des dérogations temporaires lorsqu’il existe de graves risques pour l’agriculture et en l’absence d’autre solution.
[47] CE, ord., 15 mars 2021, 450194-450199 et arrêté du 5 février 2021 autorisant provisoirement l’emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam
[48] CE, 12 juillet 2021, n° 424617, à publier au rec., concl. L.Cytermann : rejet des les recours formés par l’Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP), soutenue par quatre grandes organisations de producteurs agricoles (blé, maïs, betteraves et fruits) qui tentaient d’obtenir l’annulation du décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques
[49] Cf CJUE 6 mai 2021, Bayer CropScience AG et Bayer AG contre Commission européenne, C‑499/18 P.
[50] Pour en avoir une vision assez précise, Cf Ch.Goureau, Les insectes utiles à l’homme, 1872, p.7 et s., ouvrage que nous avons ici utilisé et cité.
[51] R.Lupoli, L’Insecte médicinal, Ancyrosoma, janvier 2010.
[52] En témoigne l’échec d’Entomed, la première société dans la recherche et le développement de médicaments innovants issus d’insectes, qui dans les années 2000 malgré la découverte et le développement de nouvelles molécules parvenues au stade préclinique, s’est heurtée à leurs coûts élevés de production.
[53] Le venin de scorpion (qui sans être un insecte, peut toutefois contribuer au propos) est aussi analysé pour la mise au point de nouvelles thérapeutiques et selon trois études récentes s’avère efficace dans des domaines aussi divers que l’oncologie, la rhumatologie ou la prévention du syndrome d’alcoolisation fœtale, Cf Le Quotidien du médecin, « CAR-T cells, rhumatologie, syndrome d’alcoolisation fœtale. Le venin de scorpion, une manne d’inspiration pour les chercheurs », 27 mars 2020.
[54] Ainsi du pansement Pansement Biobag® : les larves sont enfermées dans un pansement sous forme de sachet. Il s’agit d’un médicament sous ATU (Autorisation temporaire d’utilisation) à éliminer en DASRI.
[55] Même dans ce cas, encore faut-il, pour en obtenir le remboursement, en démonter la supériorité par rapport au traitement de référence : Cf HAS, Avis Commission de la transparence, au sujet des spécialités SERILIA larves médicinales : « avis défavorable au remboursement pour le débridement des plaies chroniques ou cicatrisant mal lorsqu’un traitement instrumental/chirurgical n’est pas souhaité », 21 avril 2021.
[56]Articles R214-87 à R214-137 CRPM (transposition de la directive européenne 2010/63 du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques par le décret n° 2013-118 et cinq arrêtés, du 1er février 2013, et le décret n° 2020-274).
[57] Principes directeurs pour l’utilisation éthique d’animaux dans les procédures expérimentales, dégagés en 1959 par deux biologistes anglais, William Russel et Rex Burch dans leur ouvrage The Principles of Humane Experimental Technique : Réduire, Remplacer et Raffiner (au sens d’« améliorer » les procédures pour réduire la souffrance des animaux).
[58] R.214-87 du code rural et de la pêche maritime
[60] Règlement (ce) n° 258/97 du parlement européen et du conseil du 27 janvier 1997 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires Il définissait comme « nouveau », dans son article 1er.2, e), tout aliment ou ingrédient alimentaire « pour lesquels la consommation humaine est jusqu’ici restée négligeable dans la Communauté » et qui relève de l’une des catégories énumérées par le texte, notamment les « ingrédients alimentaires isolés à partir d’animaux »
[61] Service public fédéral. Santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement,« Questions-réponses sur l’application de la réglementation ‘novel food’ aux insectes destinés à l’alimentation humaine et son évolution dans les prochaines années », janvier 2016
[62] CE 28 juin 2019, SAS Entoma, n°420651, concl. L.Cytermann.
[63] Extraits du règlement (UE) 2015/2283 : « (8) Le champ d’application du présent règlement devrait, en principe, demeurer identique à celui du règlement (CE) n° 258/97. Toutefois, étant donné l’évolution scientifique et technologique depuis 1997, il y a lieu de revoir, de préciser et de mettre à jour les catégories d’aliments qui constituent de nouveaux aliments. Ces catégories devraient inclure les insectes entiers et leurs parties. (…)
Article 3 – Définitions : 2. En outre, on entend par: a) «nouvel aliment», toute denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l’Union avant le 15 mai 1997, indépendamment de la date d’adhésion à l’Union des États membres, et qui relève au moins d’une des catégories suivantes: (…) v) les denrées alimentaires qui se composent d’animaux ou de leurs parties, ou qui sont isolées ou produites à partir d’animaux ou de leurs parties, à l’exception des animaux obtenus par des pratiques de reproduction traditionnelles qui ont été utilisées pour la production de denrées alimentaires dans l’Union avant le 15 mai 1997, et pour autant que les denrées alimentaires provenant de ces animaux aient un historique d’utilisation sûre en tant que denrées alimentaires au sein de l’Union ».
[64]Validation du dossier de demande d’autorisation par la Commission européenne, évaluation scientifique du dossier par l’EFSA, adoption par la Commission d’un règlement d’autorisation, en concertation avec les autorités des Etats membres
[65] Règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission du 20 décembre 2017 établissant la liste de l’Union des nouveaux aliments conformément au règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil relatif aux nouveaux aliments (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE)
[66] Concernant le grillon domestique-Acheta domesticus, le grillon domestique tropical-Gryllodes sigillatus, le criquet migrateur-Locusta migratoria, et des produits à base de larves de petits ténébrions (alphitobius diaperinus).
[68] RÈGLEMENT D’EXÉCUTION (UE) 2021/882 DE LA COMMISSION du 1er juin 2021autorisant la mise sur le marché de larves séchées de Tenebrio molitor en tant que nouvel aliment en application du règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil et modifiant le règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission. L’étiquetage doit être conforme aux exigences prévues par le règlement de 2015, et en l’espèce mentionner que le produit peut provoquer des réactions allergiques chez les consommateurs souffrant d’allergies connues aux crustacés ou aux acariens, rapprochement illustratif de tout ce qui peut nous attirer ou révulser dans la consommation d’insectes…
Le pangolin est loin de l’allure attrayante du chaton ou du chiot que nous nous plaisons à admirer et qui, dans des temps pas si reculés, faisaient frémir tous les parents se rendant dans une animalerie avec leurs enfants, de peur de devoir succomber au charme ravageur de ces animaux.
Le pangolin n’a pas de petit minois dont on voudrait s’approcher, il n’a pas non plus de pelage chatoyant que l’on pourrait caresser des heures durant, ni le ronronnement qui berce les rêveurs, il n’a pas non plus ce petit nom, plus ou moins recherché, que nous aimons donner à nos animaux de compagnie. Pire encore, à notre connaissance, aucun Pangolin n’a sa chaîne YouTube, aucun n’a accompagné un héros de bande dessiné, ou n’a été un des protagonistes d’un roman même oublié par les critiques. Rien de rien !
Le Pangolin semble traverser le temps dans l’indifférence la plus totale.
Les constatations qui précèdent sont d’autant plus étonnantes que les débats, portant sur la cause animale, propulsent quasiment toutes les espèces qui composent notre planète au-devant de la scène. En atteste, d’ailleurs, le présent dossier publié au JDA.
Mais alors qu’a le Pangolin pour susciter un tel désintérêt de la part des humains ?
La première hypothèse que nous pourrions énoncer doit revêtir les traits d’une posture courbée, d’une longue queue et d’une petite tête qui font du pangolin un individu pas franchement racoleur pour les photographes, ni pour le grand public. A la différence de nombre d’autres espèces, la nature ne semble pas avoir doté le pangolin d’attributs lui permettant de faire la une des magazines tendances, ou d’inciter la publication d’études scientifiques à son endroit. Il nous semble, sans être spécialiste de la mode animale, que son allure n’a clairement pas plaidé en faveur de sa médiatisation. Dans une société où l’apparence est reine, le pangolin a tout bonnement été victime d’un délit de faciès.
Oui, mais, que le pangolin ne défile pas « vivant » sur des podiums, ne justifie nullement le désintérêt qui l’entoure. Il est scientifiquement prouvé que le physique ne fait pas tout ! Cela valant autant chez l’humain que chez l’animal. Pour preuve souvenons-nous du petit primate dénommé le « aye-aye » ; du « blobfish » ce poisson des abysses ; ou encore du « rat-taupe ». Tous sont très laids, mais tous sont parfaitement connus du grand public grâce, notamment, à la large diffusion de leurs images sur les réseaux sociaux. Faute de pouvoir considérer que la beauté des courbes fait le succès d’un animal, reste à explorer une autre alternative pour comprendre ce qui éloigne tant le pangolin de nos vies.
Ainsi, la seconde hypothèse que nous voudrions soumettre à nos lecteurs est celle de la chance. Oui la chance ! Car en plus de ne pas être de toute beauté, le pangolin n’est pas un chanceux. Tel est en tout cas la thèse que nous soutenons. Nous en voulons pour preuve que même son cousin le Tatou, avec lequel il partage de nombreuses caractéristiques physiques, a eu son heure de gloire médiatique et est tombé dans la postérité collective grâce au célèbre épisode de la série Friends qui a vu Ross, un de ses personnages principaux, prendre les contours de cet animal faute de n’avoir pu revêtir la tenue du père noël.
Disgracieux et malchanceux, il n’en fallait pas davantage pour que le pangolin soit l’oublié du genre humain. Dans ce cadre, et à son corps défendant, la doctrine « administrativiste » ne pouvait que passer à côté d’une étude sur ce sujet.
Après ce long propos liminaire, il nous revient donc le privilège de suivre la piste du pangolin en droit administratif. Disons-le d’emblée, la route a tout d’une voie sans issue. Le chercheur affûté remarquera immédiatement que l’occurrence « pangolin » n’a pas les faveurs des moteurs de recherches juridiques, que la jurisprudence administrative comme judiciaire ignore tout bonnement l’existence de l’animal, et que le pouvoir règlementaire lui a gracieusement octroyé deux arrêtés faiblement éclairants pour notre étude. Quant au législateur et au Conseil constitutionnel, inutile de préciser qu’ils ne se sont jamais penchés sur cette problématique. Bien que la relation entre le pangolin et le droit administratif semble, à ce stade, très ténue, que les sources primaires relatives à la relation qu’entretient l’animal au droit soient faméliques, l’année 2020 laisse entrevoir une petite lumière, nous laissant caresser l’espoir de voir un souffle de droit devant ce paysage de désolation.
Il y a quelques mois à l’occasion d’une chronique au titre évocateur : « Entre la chauve-souris et le pangolin ? » [1], la Professeure A. Van Lang, faisait rentrer l’animal au Recueil Dalloz. Concomitamment, le Professeur Didier Truchet, dans un article consacré à la crise sanitaire, notait « Il y a six mois, aucun administrativiste français ne connaissait probablement le pangolin »[2]. Le propos rappelait de facto que, désormais, aucun administrativiste ne pouvait plus ignorer l’existence de la bête.
Ce changement, aussi soudain que curieux, devait répondre à un contexte franchement favorable à la médiatisation du mammifère. Le pangolin, qui a œuvré par sa discrétion pendant tant d’années, étant devenu pour certains l’initiateur, pour ne pas dire l’instigateur, d’un nouveau modèle de gestion de crise sanitaire (I.). Par un système de réciprocité, que les Hommes connaissent et maitrisent à la perfection, le pangolin ne s’affirme pas uniquement comme un constructeur. Il est aussi au centre d’un mouvement destructeur, de sorte que non content d’avoir initié une révolution juridique en promouvant « l’état d’urgence sanitaire », l’animal se retrouve également « en état d’urgence sanitaire » (II.).
I. Le pangolin instigateur de l’état d’urgence sanitaire
L’intérêt subit pour le pangolin en droit administratif pourrait paraître étonnant. Aucun arrêt du Conseil d’État à signaler au Lebon, aucune thèse consacrée à la question, pas même un petit jugement en vue d’initier la nouvelle passion des juristes pour le mammifère. L’évocation de l’animal dans la doctrine administrative s’inscrit dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Accusé d’avoir provoqué les premières contaminations, le pangolin est par la force des choses le symbole du droit de l’urgence sanitaire (A.). A lui seul, il aura mis à mal des décennies de jurisprudences et autres textes normatifs qui semblaient pourtant vouer à un avenir long et radieux (B.).
A. Le droit administratif victime du pangolin
Au milieu du flot incessant d’informations -et de contradictions scientifiques- portées à notre connaissance ces derniers mois, une annonce a fait l’effet d’une bombe. Selon plusieurs experts le pangolin serait à l’origine de la pandémie qui a frappé notre planète. Certains spécialistes de l’épidémie de Covid-19, souvent intronisés comme tels par les médias, ont mis un point d’honneur à exposer avec clarté la transmission du virus de l’animal à l’Homme. « Au stade actuel de nos connaissances, ce virus est hébergé par des chauve-souris qui sont porteuses saines de la maladie. Il serait devenu contagieux pour l’homme à l’issue d’un passage chez le pangolin. Les pangolins auraient infecté les premiers humains en Chine qui manipulaient ces animaux sur les marchés locaux où ils étaient commercialisés morts » [3].
Le petit mammifère, mal connu, serait en réalité un meurtrier en série qui a rappelé, à l’humanité, avec brutalité que « le monde viral hébergé par les animaux est en effet sans limite »[4]. Une telle constatation tout autant dramatique qu’elle soit, reste bien éloignée du droit administratif et du droit en général.
Le juriste le sait bien, il n’y a point d’effet juridique sans cause et le Pangolin en est manifestement une. Pour comprendre ce syllogisme, que certains jugeront aléatoire, il convient de s’éloigner des contrées merveilleuses du droit administratif pour s’intéresser à d’autres analyses largement transposables à notre sujet. L’« effet pangolin » sur le droit[5] a été, pour la première fois, évoqué en doctrine par les pénalistes qui ont vu dans le pangolin un détonateur des mesures d’exceptions imposées par l’épidémie et applicables à la procédure pénale. Le Pangolin aurait donc « un effet » avéré sur le droit. Tout osée qu’elle est, l’analyse n’est pas dépourvue de sens. En considérant que le mammifère est la cause de l’épidémie, il est logique qu’il soit de facto celui qui a effectivement initié l’ensemble des mécanismes juridiques qui ont accompagné la crise sanitaire que nous traversons.
A l’origine d’analyses juridiques inédites tant sur le fond que sur la forme, le pangolin ne s’est pas contenté de favoriser des réflexions doctrinales, il a provoqué un grand chambardement du droit administratif allant même jusqu’à mettre en danger l’édifice lentement construit par des années de jurisprudence.
L’on pensait raisonnablement le droit administratif solide, imperturbable, capable d’affronter toutes les situations exceptionnelles, le mammifère nous a prouvé le contraire.
En 1929, Maurice Hauriou expliquait avec une grande assurance que « ce n’est pas d’hier que le Conseil d’État a posé le principe que les pouvoirs de police de l’Administration varient avec les circonstances »[6] . Le Doyen profitait de l’occasion pour souligner que le droit administratif applicable en matière de circonstances exceptionnelles est suffisamment souple et intense pour répondre efficacement à tous les périls. Le postulat quasiment implacable et rarement mis en cause, au fil du temps, devait connaitre une illustration dès les premiers jours de l’épidémie.
Devant l’ampleur du phénomène provoqué par la Covid, un décret en date du 16 mars – se fondant notamment sur la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles- venait réglementer les déplacements, fermer les lieux publics et établissements d’enseignements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus[7]. Les commentateurs pouvaient alors se féliciter de voir -plus de cent après la naissance de l’arrêt Dames Dol et Laurent- les principes fixés par la haute juridiction administrative être toujours aussi utiles à l’intérêt général[8]. Une telle satisfaction, qui pouvait à elle seule justifier les heures passées à étudier et à enseigner le GAJA, devait rapidement laisser place au désenchantement.
Le Pangolin, non content d’avoir poussé le gouvernement français à utiliser une de ces meilleures armes -issue de la tradition jurisprudentielle française-, allait tout bonnement faire passer le remarquable arrêt de 1919 pour une vielle rengaine dépassée. L’augmentation frénétique du nombre de cas de Covid et la violence de l’épidémie poussaient l’État français à mettre de côté la grande théorie administrativiste des circonstances exceptionnelles au profit d’une nouvelle arme juridique, jugée bien plus efficace, bien que contestable[9], celle de l’état d’urgence sanitaire. Le Pangolin devenait celui ayant conduit à l’adoption de la loi du 23 mars 2020 dont d’aucuns ne sauraient méconnaitre ou ignorer les effets sur le droit positif. Effets qui ont été abondamment commentés.
Le Pangolin, dans un contexte inattendu, réussissait même à contredire quelques grands maîtres du droit administratif. Une des plus illustres explications sur les pouvoirs de police proposée par Maurice Hauriou, au début du XXème siècle, faisait ainsi les frais du pangolin. Le Professeur toulousain, fier de la suprématie et de l’adaptabilité du droit administratif, avait énoncé que « chez nous, l’urgence autorise le pouvoir administratif à intervenir d’office et nous usons très peu des lois de circonstance. » Il concluait qu’« il n’y a pas, en somme, grand intérêt pratique à cette différence de régime, car la loi de circonstance ne présente pas beaucoup plus de garanties »[10]. Le propos et toutes les conséquences qui en découlent devaient voler en éclat du seul fait du pangolin.
En diffusant à l’Homme un virus le Pangolin a non seulement provoqué l’adoption d’une loi bien singulière -qui a servi d’assise a une panoplie de mesures règlementaires et de jurisprudences- mais pire encore, il a poussé à l’obsolescence des principes fondateurs du droit administratif que l’on croyait inaliénables et sacrés. « L’ironie de la situation apparaît éclatante : une crise mondiale »[11], et peut-être le déclassement de ce que nous connaissions du droit administratif, provoqués par un pangolin dont personne ne connaissait jusqu’à récemment l’existence.
B. Le droit administratif réinventé grâce au pangolin
A l’image de l’adage populaire, et pour ne pas rester sur une note négative, nous pourrions retenir qu’à tout malheur quelque chose est bon. Car si le Pangolin n’a clairement pas contribué à mettre en évidence l’intemporalité du droit administratif, il a provoqué une véritable remise en cause de la matière.
Le droit administratif accusé par nombre d’étudiants et de praticiens d’être poussiéreux, inintéressant, technique, rébarbatif…, suscitant fréquemment désintérêt et réprobation, a bénéficié d’une médiatisation soudaine grâce au pangolin. Alors que des générations d’enseignants ont cherché, en vain, à passionner les étudiants sur des sujets aussi essentiels que la police administrative, les actes réglementaires, les contrats publics…. le pangolin a réussi l’exploit de mettre au premier plan l’intégralité de ces sujets (et bien d’autres). Mieux encore, ces derniers ont largement été débattus, ils sont sortis du cadre confiné des amphithéâtres et des prétoires pour s’ouvrir au grand public. Autrement dit, par certains aspects, le droit administratif a connu son heure de gloire.
Durant les mois qui viennent de s’écouler aucune émission de télévision, aucun article de presse, aucun français, n’aura ignoré l’acte règlementaire autorisant ou interdisant l’usage de l’hydrochloroquine, la jurisprudence du Conseil d’État sur le port du masque, ou encore les textes règlementaires autorisant, ou interdisant, les déplacements.
L’évocation de tous ces éléments a fait rentrer le droit administratif au panthéon des préoccupations quotidiennes des Français. Quand bien même ceux-ci n’auraient pas eu conscience d’être journalièrement aux prises avec la matière, le droit administratif s’est subrepticement invité dans tous les foyers. De sorte que chacun a, l’espace d’un moment, composé cette doctrine d’un genre nouveau, critiquant -avec ce que nous qualifions de sagesse populaire- les mesures de restriction des libertés publiques, les atteintes à la libre circulation, ou les mesures interférant sur la liberté du commerce et de l’industrie….
Qu’on se le dise, le pangolin a dépoussiéré dans sa forme le droit administratif. Il a permis une nouvelle expression de la matière. Le petit mammifère a contribué à mettre en défaut l’idée selon laquelle « nous vivons dans un pays où la méthode et la plupart des concepts scientifiques, même d’ancienneté séculaire, demeurent incompris de l’écrasante majorité de la population »[12].
D’un point de vue factuel, nombre d’associations, de citoyens, qui ne connaissaient rien au droit s’en sont saisi pour contester les décisions de l’Administration. Loin des théories institutionnelles classiques, les derniers mois ont vu naître de nouveaux acteurs des décisions publiques. Les comités scientifiques, les initiatives citoyennes, les revendications des acteurs économiques et des fonctionnaires, ont plus que jamais impacté les pratiques et décisions de l’Administration. Là est l’œuvre majeure du pangolin, qui mériterait qu’un ouvrage soit consacré à son impact sur la science administrative.
Tous ces éléments absolument passionnants sur la pratique du droit et sa perception ne pèsent pas grand-chose devant la notoriété qu’ont pu connaitre les spécialistes de droit. Science souvent oubliée ou ignorée, les juristes ont eu leur heure de gloire. Phénomène nouveau, les administrativistes ont été invités sur les plateaux de télévisions, dans des émissions radio, signes s’il en était besoin de l’utilité pour le grand public de comprendre et d’appréhender la discipline qui, pendant des mois, s’est dévoilée à eux.
Au niveau du contenu du droit administratif, l’évolution a là encore été remarquable. Dans le prolongement de ce que nous évoquions précédemment, nous pouvons relever que rares auront été les périodes pendant lesquelles le droit aura été autant sollicité. A peu d’occasions le système juridique n’aura été contraint d’être aussi inventif (pour le meilleur mais aussi pour le pire).
Le pangolin aura été le détonateur du changement. Il a profondément impacté le rôle et la fonction de l’Administration, révélant un droit administratif capable de s’adapter aux circonstances. Le droit administratif a été à la fois l’une des belles victimes, mais aussi l’une des grandes victoires du pangolin.
II. Le pangolin en état d’urgence sanitaire
Soufflant un vent nouveau sur le monde juridique, le cas du pangolin n’a finalement pas intéressé grand monde au-delà des effets qu’il a provoqués. Le juriste, autocentré sur les événements, en a oublié de s’intéresser au mammifère, à sa vie, plus globalement aux causes qui ont provoqué son interaction avec le droit administratif. Devenu symbole de l’épidémie, l’animal n’a cessé d’être vilipendé, montré du doigt. Pourtant, derrière l’œuvre du Pangolin se cache une existence méconnue. Martyr de la civilisation, victime des préjugés et des pratiques humaines, le pangolin mériterait une protection plus affirmée de la part du droit administratif (A.). Le petit animal pourrait servir de fondement pour réinventer le rapport entre l’Homme et l’animal (B.).
A. Le pangolin victime du droit administratif
Les lecteurs avisés du remarquable ouvrage d’Henriette Walter et de Pierre Avenas, « L’étonnante, Histoire des noms des mammifères »[13], sont, de longue date, informés des périls qui frappent le pangolin. Les menaces qui touchent l’espèce semblent inhérentes à sa condition. De son allure fébrile au choix de son nom[14], à son mode de vie et aux intérêts commerciaux qu’ils suscitent, tous les ingrédients sont réunis pour faire du pangolin une espèce menacée.
Et notre petit animal a toutes les raisons, en ce moment, de se mettre en boule contre la gent humaine qui entraine sa disparition, et en fait une des principales victimes du braconnage qui en veut à sa chair et ses écailles (aux supposées vertus médicinales).
A ce stade de nos explications le droit administratif parait bien étranger à cet état des lieux alarmant. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre de ce paragraphe, aucune jurisprudence, aucun texte, aucune déclaration, n’ont poussé à la destruction ou à la capture des pangolins.
Cependant, nous estimons que cet état de fait ne signifie pas pour autant que le droit administratif soit innocent devant les périls rencontrés par l’espèce. Car autant que les actions blâmables, l’inaction peut elle aussi être coupable. A défaut de porter directement atteinte au Pangolin, le droit administratif français s’illustre par son silence face à la mise à mort de l’animal qui, au reste, figure parmi les espèces en voie d’extinction.
Courtisé pour sa chair en Afrique, recherché pour ses écailles en Asie, le petit mammifère est bien éloigné de l’image délétère et dangereuse que l’actualité nous a dépeinte. Il est, pour reprendre la célèbre formule du Professeur René Chapus, davantage « victime que monstre ». A cet égard, si le droit administratif s’inscrit bien dans la tendance protectrice de l’espèce, telle que prônée par les organisations internationales, le droit interne ne brille pas par ses initiatives en ce domaine. Il semble se contenter du minimum. Les esprits les plus optimistes objecteront que le pangolin ne vit pas en France, qu’il y a déjà fort à faire avec la protection des abeilles, des thons et de tout un tas de petites ou grandes bestioles -dont la préservation laisse également à désirer- et que dans ce cadre l’État français et, a fortiori le droit administratif, n’ont rien à voir avec le génocide animal qui se déroule à plusieurs milliers de kilomètres de notre territoire.
A contrario, les esprits les plus chagrins – catégorie à laquelle nous appartenons- ne pourront que regretter l’absence de signal fort, des autorités nationales, sur ce sujet. Ne pas protéger le pangolin est autant révélateur d’une inaction coupable qu’il symbolise le choix de privilégier d’autres intérêts, notamment économiques, au détriment de problématiques environnementales pourtant nécessaires à la survie de notre espèce.
Nous l’aurons bien compris le pangolin est en réalité une victime collatérale des faiblesses et lacunes de notre droit en matière de protection animale, de nos choix, et de nos priorités. Envisager le droit revient aussi à considérer les choix politiques qu’il met en œuvre et, sur ce point, le cas du pangolin est significatif des limites de nos politiques publiques environnementales et sanitaires. De tels propos alarmistes ont été largement relayés par certaines instances notamment européennes. Il y a peu l’Union plaidait pour un renforcement des mécanismes de sanctions commerciales, en cas de violation aux règles de la Convention internationale sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES)[15]. Pour les instances européennes, une telle exigence « revêt une importance particulière pour la lutte contre le braconnage et le trafic touchant les éléphants, les rhinocéros, les grands félins d’Asie, le bois de rose et les pangolins »[16] et nous pourrions, égoïstement, rajouter pour notre propre bien-être et santé.
Malgré d’importantes avancées, la préservation des espèces en droit interne reste grandement perfectible. Curiosité de l’histoire c’est un animal appartenant à une espèce menacée par l’Homme qui est reconnu coupable, de manière expéditive, d’avoir porté atteinte à la survie de l’humanité[17].
B. Le pangolin sera protégé par le droit administratif
Les lacunes du droit en général et du droit administratif en particulier, le déni et l’inconstance du législateur devant la situation des espèces menacés auront coûté chers à la planète, en même temps qu’elles nous auront questionné sur notre société, notre rapport au monde et à notre environnement. « Outre la souffrance dont a été responsable la pandémie liée au SARS-CoV-2, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la manière de repenser la vie suite à la rencontre entre l’espèce animale, le pangolin, et l’espèce humaine »[18].
Prenons l’occasion qui nous est offerte pour réfléchir sereinement à notre relation à notre environnement. Démontrons aux autres sciences que le droit est un passage obligé pour envisager un nouveau monde, que notre champ disciplinaire est un acteur du changement et qu’il faut composer avec. Nous ne pouvons que souscrire à l’idée selon laquelle « pour éviter que ne se reproduise une telle catastrophe sanitaire, il paraît indispensable de développer une pensée scientifique capable de répondre aux enjeux nouveaux, en tissant des liens entre toutes les disciplines. »[19].
Rappelons-nous que le pangolin n’est qu’un emblème, un révélateur de notre incapacité à appréhender objectivement et avec lucidité le monde qui est le nôtre. Il démontre à lui seul notre défaillance à anticiper collectivement les enjeux de demain.
L’histoire du pangolin est d’abord celle d’un non-sens écologique fruit d’un cocktail explosif. Elle est le résultat de la pauvreté et de la précarité de populations africaines et asiatiques qui chassent l’animal dans l’espoir de gagner un ou deux dollars. Elle est enfin, le conte malheureux d’une internationalisation du trafic d’espèces protégées que les États, faute d’actions suffisantes, laissent se perpétuer dans un silence meurtrier. L’histoire du pangolin et du Covid doit nous ramener « à la modestie et l’humilité »[20] . Elle doit nous faire prendre conscience qu’en matière environnementale, le déni et le laisser-faire sont coûteux pour notre santé.
Devant un constat aussi accablant que peut faire le droit administratif ? A notre sens, peu et beaucoup à la fois. Peu d’abord, car indépendamment de nos critiques, le droit administratif est soumis à des forces extérieures contre lesquelles il lui est difficile de lutter. Comment lui reprocher son inaction alors que lui-même est contraint par des textes internationaux, des pratiques commerciales, et des enjeux politiques contre lesquels il est démuni. L’exemple du glyphosate et plus largement des pesticides en aura été un autre illustrateur. Le retour à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques tueurs d’abeilles aura été un cas à la fois symbolique et navrant de l’impuissance du de la protection de l’environnement devant des objectifs économiques et politiques.
Enfin, nous estimons que le droit administratif peut faire beaucoup. Car le droit administratif n’est pas une discipline commune. Il a cette force, cette capacité d’adaptation, d’évolution, il a ce pouvoir d’accompagner les changements de notre société et les évolutions qui l’entourent. Le passé récent l’a largement démontré.
Nous pouvons décemment considérer et espérer que le cas du pangolin sera l’occasion de réinventer l’avenir, de réinterroger et de créer avec les outils forgés par et pour le droit administratif, les fondements d’une nouvelle approche de la « santé environnementale ». Les avancées sur ce point sont nombreuses et constantes. Grâce à un arsenal juridique dense et fourni les juridictions[21] ont contribué à affirmer l’importance du principe de précaution, imposant des droits et obligations d’un genre nouveau. Ces innovations majeures, bien qu’importantes, restent insuffisantes. Elles doivent être complétées et renforcés. Tel est en tout cas le vœu que nous pouvons faire.
Et le Pangolin dans tout ça ?
Le petit mammifère aura eu, à cause du Covid, son heure de gloire. Il aura bénéficié à quelques égards de la crainte qu’il a suscitée. La Chine, qui pour des raisons culturelles compte parmi les pays les moins enclins à protéger les espèces animales, aura, par la force des choses, modifié au moins temporairement ses positions. Le Gouvernement a tout bonnement « interdit ce qui est un des piliers des traditions de son peuple, la consommation d’animaux sauvages, à la fois pour manger et pour entretenir sa forme sexuelle. »[22]. Et à en croire les premières analyses, le bilan sur la faune se ferait déjà ressentir. Preuve, s’il en était besoin, que des actions juridiques concrètes peuvent corriger les défaillances de l’existant. L’Homme peut, devant et grâce aux périls pour sa vie, modifier ses pratiques et réinventer, même artificiellement, sa relation au monde qui l’entoure.
Ceci étant, et au moment de conclure, il convient d’apporter à nos valeureux lecteurs un éclairage nouveau sur le sujet. Le pangolin dont l’image de marque a été grandement atteinte ne semble plus, selon les dernières instigations, être un vecteur de risque sanitaire. Après un rapport de l’OMS sur les causes de l’épidémie, apparait qu’« aucune preuve n’a été apportée qui vienne confirmer l’hypothèse d’une transmission du virus entre l’homme et l’animal, et le pangolin semble avoir été innocenté ! »[23]. Curieuse affaire que celle du monstrueux pangolin devenu victime.
Et si finalement cette modeste contribution n’avait pas lieu d’être. Le pangolin, pas davantage que la chauve-souris, la grenouille ou la limace, n’a été à l’origine de la remise en cause du droit administratif. La fiction humaine, dont nous nous sommes saisis, aura, une fois n’est pas coutume, pris l’ascendant sur un ensemble d’autres considérations. La fable du Pangolin, de l’humain et du droit, nous aura rappelé que les victimes et les bourreaux ne sont pas toujours là où l’on croit qu’ils sont.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 364.
[1] A. Van Lang, « Entre la chauve-souris et le pangolin ? », D., 2020, p.1044
[2] D. Truchet « Avant l’état d’urgence sanitaire : premières questions, premières réponses », RFDA, 2020, p.597
[3] B. Vallat, « Santé animale et santé humaine, même combat », Paysans & société, vol. 382, n° 4, 2020, pp. 18
[4] D. Sicard, « Aux sources de la Covid-19 », Revue Défense Nationale, vol. 833, n°8, 2020, pp. 37
[5] A. Maron, « Procédure pénale – L’effet pangolin », Droit pénal n° 5, Mai 2020, repère 5
[6] CE, 28 févr. 1919, Dol et Laurent : Sirey 1918-19, IIP part., p. 33. – Note s.s. M. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1 : 1929, p. 66).
[7] Décret n°2020-260, 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus du covid-19 : JO 17 mars 2020
[8] N. Symchowicz, « Urgence sanitaire et police administrative : point d’étape » Dalloz actualité, 31 mars 2020 ; J. Andriantsimbazovina, « Les régimes de crises à l’épreuve des circonstances sanitaires exceptionnelles », RDLF, 2020, chron. n° 20 ; E. Tawil, « Lutte contre le covid-19 : les nouvelles mesures de police administrative restrictives de libertés adoptées par le gouvernement » Gaz. Pal., 24 mars 2020, n° 12, p. 10
[9] A. Levade, « État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception », JCPG, 2020, p.369 , P. Cassia, « L’état d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique », Mediapart, 23 mars 2020
[10] CE, 21 janv. 1921, Synd. des agents généraux des compagnies d’assurances du territoire de Belfort : Sirey 1921, IIP part., p. 33. La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1, comm. ss Hauriou M., p. 189
[11] J.-F. Gayraud, « D’une crise l’autre », Politique étrangère, vol., n° 3, 2020, p. 99
[12] S. Huet, « Sciences, expertises, politiques et Covid-19 », contribution au livre collectif Dessine-moi un Pangolin, édition Au diable vauvert. Blog Sylvestre Huet
[13] H. Walter, P. Avenas, Histoire des noms des mammifères, Robert Laffont, 2003
[14] Le mot nous vient en effet du malais, pang- goling signifiant « celui qui s’en- roule ».
[15] Le 8 juillet 2015, l’Union européenne devenait la 181ème Partie
[16] Annexe de la Proposition de décision du Conseil relative à la position à prendre, au nom de l’Union, lors de la dix-huitième session de la Conférence des parties à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CdP 18), COM(2019) 146, 21 mars 2019
[17] S. Gambardella, « Chronique de droit européen de la biodiversité 2019-2020 », Revue juridique de l’environnement, vol. 45, n°4, 2020, pp. 789-799.
[18] M. Didic, « La « normalité » revisitée : rencontre avec le pangolin », Revue de neuropsychologie, vol. 12, n° 2, 2020, p. 223
[19] A. Van Lang « Entre la chauve-souris et le pangolin », op.cit.
[20] J. F, Mattéi, « préface », in A. Lami (dir.), La pandémie de Covid les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire, Larcier, 202, 1p.9
Au fil des arrêts les plus célèbres du droit administratif, les vipères côtoient les chiens errants, qui eux-mêmes voisinent avec les oiseaux migrateurs[1], sans que l’on n’y rencontre fréquemment de requins. Cette invisibilité peut s’expliquer par une double raison.
D’une part, même si plusieurs dizaines d’espèces différentes vivent près des côtes françaises métropolitaines, les interactions avec l’homme s’avèrent peu nombreuses. Les requins qui peuplent l’Atlantique ou la Méditerranée sont, en effet, inoffensifs et préfèrent, le plus souvent, demeurer dans les eaux profondes[2]. Il peut parfois arriver qu’ils s’échouent sur le rivage, comme ce fut le cas d’un requin bleu près de Capbreton en août 2020, mais le phénomène reste exceptionnel. La situation est revanche différente Outre-mer, au large de la Nouvelle-Calédonie, en mer des Caraïbes[3] et, bien entendu, à la Réunion, où les attaques se concentrent dans l’ouest de l’île comme on aura l’occasion de le voir.
D’autre part, les requins, qui constituent un super-ordre de la sous-classe des poissons élasmobranches au sein des poissons cartilagineux, ne bénéficient que d’une protection juridique très incomplète, et ce alors même que, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), au moins 11 espèces de requins et de raies (qui appartiennent à la même sous-classe) sont menacées dans les eaux de France métropolitaine[4]. Ainsi, aucun d’entre eux ne fait partie des espèces protégées au sens de l’article L.411-1 du code de l’environnement. En droit international, contrairement aux grands cétacés avec lesquels on les confond souvent[5], ils ne disposent pas d’un instrument de protection spécifique. Au cours des quinze dernières années, la liste des espèces de requins et de raies inscrites à l’annexe II de la Convention internationale sur le commerce des espèces menacées de faune et de flore sauvages (CITES, ou Convention de Washington) a cependant été élargie, non sans vives discussions[6]. Mais le texte ne vise toujours pas les requins bouledogues et requins tigres, qui sont ceux impliqués dans les attaques de requins au large de la Réunion. Il en va de même s’agissant de la Convention de Bonn (1979) sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage. Contrairement à ce qu’une dépêche AFP avait annoncé à tort en novembre 2014, ces deux espèces de requins ne figurent pas dans les annexes de celle-ci. Quant au droit de l’Union européenne, il s’est essentiellement employé à interdire le shark finning, c’est-à-dire la pratique consistant à couper les nageoires de requins, utilisées dans certaines soupes asiatiques ou par la médecine traditionnelle, et à rejeter en mer le reste du corps, le plus souvent vivant[7], sans d’ailleurs que l’on puisse garantir la pleine effectivité de ces mesures[8].
Cette situation illustre parfaitement la logique darwinienne sur laquelle repose la sélection des espèces à protéger. Outre les intérêts scientifiques et les nécessités de préservation du patrimoine naturel, les considérations économiques et financières entrent aussi en ligne de compte…au même titre que le « capital sympathie » de ces différentes espèces[9]. Or le requin ne dispose pas, loin de là, d’une image aussi favorable que le panda, le koala ou encore le bébé phoque. Dans l’imaginaire collectif, nourri par des décennies de films, séries ou bandes-dessinées, il se distingue plus comme un dangereux prédateur que comme un animal menacé d’extinction. Devenu un défenseur de la protection des océans, Peter Benchley, l’auteur du roman Jaws, adapté par Spielberg, a d’ailleurs regretté la description erronée des requins dans cette œuvre de jeunesse qui a sans doute largement desservi leur cause[10]. Cette représentation persistante explique aussi la manière dont ces derniers sont envisagés par le droit administratif
Il n’existe ainsi aucun plan national d’actions (PNA) pour le rétablissement ou pour la conservation des requins[11] et, bien entendu, aucune organisation institutionnelle spécifique (préfet coordonnateur, mission interministérielle…) telle que prévue pour certaines espèces protégées. Leur appréhension par le droit administratif passe donc principalement par la voie contentieuse et ce sont les enseignements de la jurisprudence qui permettront d’en esquisser les contours. De la vingtaine d’arrêts recensés se dégage, par ailleurs, la confirmation que le requin y est essentiellement traité comme une menace pour l’homme, comme le montre l’expression « risque requin » désormais consacrée[12].
Toutes les affaires examinées par le juge administratif portent sur une petite partie du territoire ultramarin de la Réunion, et plus précisément la partie ouest de l’île. Dans un contexte d’augmentation du nombre d’attaques de requins au niveau mondial depuis les années 2000, la Réunion concentre, en effet, environ 6% de celles mortelles, ce qui en fait un des territoires les plus concernés avec les États-Unis, l’Australie et l’Afrique du Sud[13]. Ces attaques, qui impliquent deux espèces de requins macrophages (requins bouledogues et requins tigres), se produisent, le plus souvent, dans le périmètre de la Réserve naturelle maritime (RNM) de la Réunion, créée en février 2007[14], qui occupe environ la moitié de la côte ouest. Or cette dernière regroupe également les principaux spots de glisse et les zones de baignade. De fait, les surfeurs et les body-boardeurs apparaissent surreprésentés parmi les victimes. Ces éléments permettent de comprendre la multiplicité des enjeux en présence : conservation du milieu naturel, préservation de l’ordre public, maintien d’une activité touristique aux retombées économiques importantes et pratique de sports côtiers dans des lieux renommés. Les oppositions ne se limitent d’ailleurs pas à la sphère juridique comme le montre l’implication de certains surfeurs en politique lors des élections municipales de 2014. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant de retrouver systématiquement les mêmes acteurs dans le prétoire : État et collectivités locales, particulièrement la commune de Saint-Leu, associations défendant la cause environnementale et pratiquants des sports de glisse.
Leurs vives confrontations, depuis une dizaine d’années, a donné naissance à une jurisprudence dont les principales lignes directrices procèdent de l’assimilation des requins à un risque vital pour l’homme. Dans une telle situation, les autorités publiques ont l’obligation positive d’agir (I), sous peine de voir engagée leur responsabilité en cas de manquement (II).
I. L’obligation d’agir face au « risque requin »
Les contentieux successifs illustrent parfaitement les inflexions récentes de la jurisprudence en matière de police administrative et d’office du juge des référés. Ainsi, les obligations positives qui pèsent sur les autorités publiques en cas de danger caractérisé pour la vie des personnes (A) peuvent justifier, si elles ne sont pas correctement accomplies, le prononcé d’injonctions par le juge du référé-liberté (B).
A. Le requin, catalyseur de mesures de police administrative
A l’interrogation de savoir si l’autorité de police est libre d’agir, le professeur Truchet répondait, en 1999, « à question classique, réponse classique, confirmée par une jurisprudence peu abondante, mais constante et bien connue : l’administration doit parer aux menaces pour l’ordre public dont elle a connaissance »[15]. Vingt ans plus tard, si la conclusion n’a pas changé, les termes du sujet semblent avoir sensiblement évolué. D’une part, la jurisprudence a été considérablement enrichie dès lors que, sur le terrain indemnitaire, la responsabilité de l’administration est, de plus en plus souvent, recherchée pour sa carence, réelle ou supposée, à mettre en œuvre certaines polices spéciales, par exemple dans le domaine de la pharmacovigilance (Mediator) ou de la matériovigilance (prothèses PIP)[16]. D’autre part, le juge administratif a repris à son compte la technique des obligations positives, forgées par la Cour européenne des droits de l’homme, en considérant que « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut (…) prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence »[17]. Menaçant directement la vie des personnes, les attaques de requins nécessitent ainsi une réaction rapide des détenteurs du pouvoir de police.
En la matière, comme souvent, les regards se sont d’abord tournés vers les maires. Outre le pouvoir de police administrative générale prévu à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales[18], ces derniers exercent, en effet, la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés, en mer jusqu’à une limite fixée à 300 mètres à compter de la limite des eaux[19]. Certains d’entre eux ont ainsi pu prendre des arrêtés interdisant ces dernières[20]. Mais l’exercice de pouvoir de police du maire se heurte ici à une double limite. En premier lieu, seul le représentant de l’État dans le département est compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d’application excède le territoire d’une commune[21]. En second lieu, l’existence d’un espace naturel protégé (la RNM) empêche les communes de faire appel au public pour réaliser des prélèvements préventifs de requins. Un arrêté en ce sens de la commune de Saint-Leu a ainsi été suspendu par le tribunal administratif de Saint-Denis, ce que le Conseil d’État a confirmé par la suite[22]. Les dispositions de l’arrêté du 21 février 2007 précité interdisent, en effet, en principe, de pratiquer la pêche au sein des zones de protection renforcée et des zones de protection intégrale de la réserve. Si des dérogations sont envisagées, par exemple pour limiter les espèces surabondantes ou éliminer les espèces envahissantes, elles ne peuvent être décidées que par le préfet, d’où l’incompétence de l’autorité municipale.
Les attaques de requins ont ainsi débouché sur une crise institutionnelle opposant certaines communes, à commencer par celle de Saint-Leu, au représentant de l’État, dans un contexte déjà tendu à la suite de la création de la RNM jugée insuffisamment concertée[23]. Plusieurs initiatives ont pourtant été prises rapidement par le préfet de la Réunion : interdiction temporaire de certaines activités nautiques dans les eaux maritimes bordant le littoral, lancement du dispositif vigie-requins visant à mesurer les conditions environnementales favorables aux activités de surf et à mettre en place des équipes de surveillance et d’intervention sur et sous l’eau lorsque ces activités étaient autorisées, création d’un comité réunionnais de réduction du risque requins[24]… Mais l’arrêté du 13 août 2012 comportait également une mesure autorisant le marquage et le prélèvement de deux espèces de requins (requins bouledogues et requins tigres), à des fins scientifiques afin d’évaluer le risque de ciguatéra[25]. Officiellement, selon les services de la préfecture, il s’agissait de disposer d’informations supplémentaires pour savoir si l’interdiction de commercialisation des espèces de poissons concernés, privant la pêche de tout débouché commercial, devait être maintenue, ou s’il était possible d’envisager de les réintroduire dans l’alimentation des réunionnais. Officieusement, il est tentant d’y voir une légitimation de façade pour justifier le prélèvement des requins à l’origine des attaques depuis 2011[26]. Sans se prononcer sur le détournement de pouvoir, le juge administratif, saisi par plusieurs associations de défense de l’environnement, a néanmoins suspendu la disposition en estimant disproportionnée l’autorisation de prélèvement dans les zones de protection renforcée de la RNM par rapport aux buts poursuivis par le préfet[27]. C’est donc le droit applicable à la réserve, et lui seul[28], qui est venu au secours des requins, tout en exacerbant les tensions entourant la création de cette dernière.
Dans ces conditions, outre une procédure visant à obtenir l’annulation du refus implicite opposé par le premier ministre à sa demande d’abrogation du décret du 21 février 2007, qui ne nous intéresse pas directement ici[29], la commune de Saint-Leu, connue des surfeurs pour sa déferlante à gauche, n’a pas hésité à mobiliser ce que la doctrine a, par la suite, proposé de qualifier de « référé liberté pour autrui »[30]. Elle a ainsi saisi le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, d’une demande tendant à enjoindre au préfet de La Réunion d’autoriser la pêche de requins-bouledogues adultes, y compris dans le périmètre de la RNM, de prendre sans délai toute mesure utile afin d’encourager le prélèvement de requins de cette espèce et de déterminer, dans une décision ultérieure, les mesures complémentaires pouvant être rapidement mises en œuvre pour réduire le risque d’attaques de ces requins, telle l’installation de filets et de dispositifs de pêche adaptés. Le contentieux qui en a résulté a apporté d’utiles précisions sur l’office du juge du référé-liberté lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale.
B. Le requin, révélateur de l’office du juge du référé-liberté
La diversité des mesures que le juge du référé-liberté peut ordonner, sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, est considérable, afin de sauvegarder une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale[31]. Comme rappelé précédemment, depuis la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine, il peut également être saisi, au nom du droit au respect de la vie, en cas de carence grave de l’autorité de police et prescrire, dans ce cadre, toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de celle-ci[32]. En outre, l’intervention du juge est envisagée de manière séquencée puisque qu’il peut, le cas échéant, après avoir ordonné des mesures d’urgence, « décider de déterminer dans une décision ultérieure prise à brève échéance les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent être très rapidement mises en œuvre ». Dans l’affaire en question relative aux travaux entrepris sur la dalle des Halles au-dessus d’un magasin de prêt à porter d’une célèbre chaîne suédoise, le Conseil d’État avait considéré que les circonstances ne faisaient pas apparaitre de danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes.
Cette jurisprudence a connu un premier usage très médiatisé lorsque le juge des référés, saisi par la section française de l’Observatoire international des prisons, a ordonné à l’administration pénitentiaire de procéder, dans un délai de dix jours, à la détermination des mesures nécessaires à l’éradication des animaux nuisibles présents dans les locaux du centre pénitentiaire des Baumettes[33]. Mais, en l’espèce, la carence de l’autorité publique exposait les personnes détenues à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant davantage qu’elle ne créait un danger imminent pour leur vie. L’intervention du juge administratif, sur saisine de la commune de Saint-Leu, constitue ainsi la première mise en œuvre pratique de la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine sur le fondement du droit à la vie. Recensant les différentes attaques survenues depuis 2011, dont la dernière concernait une adolescente se baignant à proximité du rivage, le Conseil d’État estime, en effet, que l’existence d’un tel risque mortel « révèle un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, qui excède ceux qui peuvent être normalement encourus lors de la pratique d’une activité sportive ou de loisirs par une personne avertie du risque pris »[34]. Cette situation, qualifiée d’exceptionnelle, impose donc aux autorités publiques de déterminer d’urgence les mesures de leur compétence de nature à réduire ce danger, le juge du référé-liberté pouvant prescrire des mesures de sauvegarde en cas de carence. A cet égard, l’ordonnance du 13 août 2013 comporte trois enseignements importants.
En premier lieu, le Conseil d’État indique que les mesures en question doivent porter effet dans un délai très bref. Cette exigence d’immédiateté se conçoit parfaitement dès lors que le juge du référé-liberté demeure un juge de l’urgence. Elle peut ainsi être rapprochée du délai de 48 heures qui lui est, en principe, imparti pour statuer. Comme l’écrit le professeur Le Bot, « en fixant au juge un délai de jugement aussi bref, la loi recherche un résultat instantané »[35]. A ce titre, les mesures de prélèvements de requins ou d’installation de dispositifs limitant leur incursion dans certaines zones réclamées par la commune de Saint-Leu ne sont pas susceptibles de produire des effets favorables rapidement. Elles ne peuvent donc pas être prescrites par le juge du référé-liberté, ce que le Conseil d’État a, de nouveau, confirmé plus récemment[36].
En deuxième lieu, la carence des autorités de police compétentes et l’atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie en résultant sont appréciées après un examen détaillé des mesures envisageables et de celles déjà mises en œuvre ou annoncées. Dans l’affaire Ville de Paris, le rapporteur public avait mis en garde le Conseil d’État sur ce point : « votre crédibilité est aussi en jeu : il faut enjoindre ce qui peut être raisonnablement fait par l’administration, en évitant le trop-plein contentieux et la délivrance de prestations irréalistes »[37]. Se référant à des études comparatives internationales, l’ordonnance du 13 août 2013 détaille ainsi les actions susceptibles de réduire, en tout ou partie, les risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des baigneurs ou des pratiquants de sports nautiques. Elle insiste également sur les décisions intervenues dans l’intervalle. Le préfet de la Réunion avait, en effet, pris un arrêté, le 26 juillet 2013, interdisant temporairement la baignade et certaines activités nautiques, sauf dans le lagon et certaines zones aménagées et surveillées. Mais le juge ne se limite pas à considérer les mesures d’ores et déjà formalisées ou entrées en vigueur. Il accepte aussi de prendre en compte les engagements exprimés par les autorités publiques. L’ordonnance se réfère ainsi à l’annonce, faite par voie de presse, de prélèvements à intervenir et à la promesse d’un plan comportant diverses autres mesures et études en vue de diminuer les risques d’attaques de requins.
Ce n’est donc qu’après s’être livré à cet examen complet que le Conseil d’État conclut que, compte tenu de l’exigence d’effet immédiat rappelée plus haut, seules les mesures d’interdiction de baignade et d’activités nautiques sont de nature à produire des effets à court terme. Cela suppose néanmoins que ces interdictions soient respectées, ce qui implique une large diffusion de l’information, à destination non seulement de la population permanente mais aussi des personnes ne résidant pas habituellement dans l’île, et donc une signalisation adaptée. Par conséquent, il enjoint à l’autorité préfectorale, dans un délai de dix jours, de s’assurer que les interdictions de baignade et d’activités nautiques et les risques encourus par leur non-respect font l’objet d’une information suffisante. Il précise, par ailleurs, que celle-ci doit être réalisée « d’une part, sur les lieux où ces interdictions s’appliquent et, d’autre part, par les voies de communication les plus appropriées, à destination de l’ensemble des populations concernées dans le département ».
En troisième lieu, l’ordonnance du 13 août 2013 indique que, s’il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative, « il ne peut se borner à fixer un objectif général sans préciser les domaines dans lesquels des mesures pouvant porter effet dans un bref délai doivent être prises ». L’injonction doit donc être précise, ce qui n’était pas le cas de celle prononcée par le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis qui portait, de manière générale et, somme toute, assez vague, sur « la détermination des mesures nécessaires pour prévenir le risque d’attaques de requins-bouledogues adultes, (…) sans exclure des actions de pêche ou de prélèvement d’individus de cette espèce »[38].
La jurisprudence Commune de Saint-Leu a donc apporté des précisions essentielles sur l’office du juge du référé-liberté. Les trois aspects évoqués ont, en effet, connu une importante postérité. L’exigence d’immédiateté a, tout d’abord, été systématiquement rappelée par la suite et vient singulièrement limiter ce qu’il est possible de demander au juge des référés sur le fondement de l’article L.521-2. Ainsi, sollicité à plusieurs reprises en matière de surpopulation carcérale et de vétusté et d’insalubrité des établissements pénitentiaires, le Conseil d’État a écarté, faute de produire un effet à bref délai, les demandes tendant à la réalisation de travaux de réfection[39] et, plus largement, toutes les demandes relatives à des « mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique »[40]. De même, à propos de la « jungle de Calais », il a estimé que les seules mesures réalisables dans un bref délai portent sur la création de points d’eau supplémentaires, la mise en place d’un dispositif de collecte des ordures, le nettoyage du site et la création d’accès aux services d’urgence[41].
S’agissant de l’appréciation de la carence des autorités publiques et de l’illégalité manifeste de l’atteinte au droit à la vie, le raisonnement déployé dans l’ordonnance du 13 août 2013 a été confirmé et précisé à l’occasion des recours suivants. Comme indiqué précédemment, le souci de réalisme guide le juge administratif depuis l’origine. L’ordonnance en question tenait ainsi compte des mesures déjà adoptées par l’autorité administrative compétente, et même de celles simplement annoncées mais non mises en œuvre à la date du jugement. En d’autres termes, « la notion de mesures recouvre non seulement les actes déjà accomplis mais aussi les engagements qui, ayant été pris par l’administration, devraient à l’avenir porter leurs fruits »[42]. Mais, le Conseil d’État ne faisait pas expressément référence aux moyens dont cette autorité dispose comme critère d’appréciation. Cette mention figure expressément dans l’ordonnance rendue à propos de la maison d’arrêt de Nîmes[43] et revient désormais de manière systématique.
Ces deux éléments – conception souple des mesures entreprises et prise en considération des moyens dont dispose l’administration – ont été rappelés à l’envi à l’occasion de la cascade de référés-libertés formés dans le cadre de la crise sanitaire, depuis mars 2020. On se souvient, en effet, que l’une des premières ordonnances rendues écartait la demande de confinement total strict de la population notamment faute de pouvoir assurer un ravitaillement à domicile, compte tenu des moyens disponibles. Ces derniers justifiaient également que soit rejetée celle tendant à enjoindre au premier ministre de prendre les mesures réglementaires propres à assurer un large dépistage des personnels médicaux[44]. Le Conseil d’État ne s’est pas départi de cette grille d’appréciation lors de l’examen des nombreux autres recours dont il a ensuite été saisi[45]. Quant à la confiance accordée aux annonces des autorités publiques, elle a souvent reposée sur les engagements exprimés oralement au cours des débats, comme le reconnaît le président Stirn qui y voit une « démarche constructive »[46]. Mais, pour conclure sur ce point, il importe de souligner que c’est précisément parce que l’office du juge du référé-liberté est limité qu’il ne permet pas, par exemple, de mettre fin à des conditions de détention contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui a entraîné la condamnation de la France pour manquement à l’article 13 de ce texte[47].
Enfin, l’exigence de précision conduit le juge administratif à se situer sur une ligne de crête, pour reprendre une formule chère au président Lasserre[48]. L’ordonnance du 13 août 2013 s’efforçait, en effet, de tracer une voie médiane entre une injonction à portée générale, telle que celle prononcée en première instance, et la nécessité de ne pas se substituer à l’administration. A y regarder de plus près, il semble néanmoins que, comme l’observe Julia Schmitz, « les ordonnances prises par le juge du référé-liberté fixent un mode d’emploi de plus en plus précis à destination de l’administration, lui imposant les fins et les moyens, les moments et les manières de décider »[49]. La formule selon laquelle « il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative » apparaît donc plus cosmétique que réellement opératoire.
En définitive, le contentieux entre la commune de Saint-Leu et le préfet de la Réunion a posé les bases d’une transformation de la finalité de l’intervention du juge du référé-liberté, au risque de devenir une « sorte d’auxiliaire de la police administrative dont il s’efforce d’améliorer l’efficacité »[50] au nom du respect au droit à la vie, tout en en définissant des limites confirmées et précisées par la suite. Par leur nombre et leurs conséquences potentielles sur la vie quotidienne de millions de personnes, les recours formés depuis mars 2020 n’ont fait qu’amplifier et mettre en évidence un mouvement entamé depuis plusieurs années. De là à dire que la crise des requins a servi de terrain d’expérimentation à celle du pangolin, il y a un pas que nous ne nous risquerons pas à franchir, ne serait-ce que parce que les accusations portées contre ce dernier animal n’ont, à ce jour, toujours pas été prouvées avec certitude…
II. La responsabilité des autorités de police face au « risque requin »
Sur le plan indemnitaire, la carence des autorités de police est susceptible d’engager leur responsabilité en cas de dommage et il semble même que les exigences du juge administratif en la matière soient moins élevées que dans le contentieux de la légalité[51]. Comme indiqué dans les paragraphes précédents, à la Réunion, les autorités locales ne sont pas demeurées inactives : interdiction de la baignade et des activités nautiques dans certaines zones, lancement de plusieurs études et projets de recherches, mise en place de filets anti-requins couplée avec une surveillance renforcée, programme de pêche de protection[52]…De fait, les bases de jurisprudence ne recensent qu’une seule affaire, largement commentée, où un surfeur, victime d’une attaque de requin, le 5 août 2012, à la suite de laquelle il a dû subir une amputation de la main et du pied droits, recherchait la responsabilité de l’État en invoquant la carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative[53]. L’échantillon d’analyse du régime de responsabilité applicable apparaît donc singulièrement réduit. Pour autant, ce cas d’espèce présente l’intérêt de mettre en évidence les conditions d’engagement de la responsabilité administrative.
L’acceptation du « risque requin » constitue une exception à un tel engagement (A) tandis que l’imprudence de la victime est de nature à exonérer, en tout ou partie, l’administration (B).
A. L’acceptation du « risque requin » comme exception
Dans l’affaire en question, l’action de la victime et de la famille était dirigée contre l’État auquel il était en particulier reproché une carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice du pouvoir de substitution au maire prévu à l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales. Le lieu de l’accident se situait, en effet, sur une partie du rivage considérée comme dangereuse et au sein de laquelle le maire de Saint-Leu avait interdit la baignade par arrêté en date du 1er mars 2011. Cette interdiction était matérialisée sur place par un panneau mentionnant « baignade interdite, site dangereux, accès à vos risques et périls », mais ne signalant pas explicitement le « risque requins ». Les requérants estimaient ainsi que l’information sur les dangers identifiés n’étant pas suffisante, le préfet aurait dû se substituer au maire défaillant en vertu de l’article L.2215-1.
Cette stratégie contentieuse peut susciter un certain scepticisme. La responsabilité de l’État en raison des dommages causés aux tiers du fait de la décision du préfet de ne pas se substituer au maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police n’est, en effet, engagée qu’en cas de faute lourde[54], ce qui semblait peu évident dans le cas d’espèce. Mais, en toute hypothèse, elle suppose aussi naturellement qu’il y ait une carence de l’autorité municipale dans l’exercice de son pouvoir de police. Les requérants pouvaient ici se prévaloir de deux arguments. D’une part, si la jurisprudence considère, de longue date, qu’il incombe au maire de signaler spécialement les dangers qui excèdent ceux contre lesquels les intéressés doivent normalement se prémunir[55], elle semble plus exigeante, depuis quelques années, en matière de police de baignades et des activités nautiques. Ainsi, a été jugée fautive la commune ayant apposé des panneaux prévenant les baigneurs de la présence de dangers à certaines périodes de l’année, sans préciser aux usagers « la nature des risques contre lesquels ils devaient se prémunir »[56]. D’autre part, l’ordonnance du 13 août 2013, dont il a été largement question dans la partie précédente, enjoignait à l’autorité préfectorale de mettre en place une signalisation adaptée des interdictions ou des limitations de baignade et d’activités nautiques, « en précisant clairement la nature des risques ». Au regard de ces différents éléments, il paraissait donc envisageable de démontrer le caractère insuffisant de l’information mise en œuvre par la commune.
Telle n’a cependant pas été la solution retenue par les juges du fond[57]. Ces derniers n’ont, en effet, pas relevé une quelconque carence quant au caractère approprié de l’affichage sur des dangers identifiés. L’argumentaire du pourvoi en cassation devant le Conseil d’État revenait ainsi, selon la formule du rapporteur public, « à considérer qu’une interdiction de police stricte et correctement indiquée et matérialisée, mais non motivée, ne suffit pas à prévenir la pratique interdite totalement en raison de la gravité du risque encouru ». Mais, alors que ce dernier concluait à l’erreur de qualification juridique de la cour administrative d’appel (CAA), la variété des causes de danger semblant, à ses yeux, devoir imposer de spécifier la nature du danger en question s’agissant d’attaques de requins, par nature imprévisibles et irrépressibles, la Haute juridiction ne l’a pas suivi sur ce point. Faut-il y voir une remise en cause des inflexions jurisprudentielles précitées, qui, il est vrai, portaient toutes sur des affaires où la baignade n’était pas strictement interdite ? En réalité, comme l’indique Nicolas Polge dans ses conclusions, l’arrêt de la CAA de Bordeaux doit plutôt être compris comme reposant sur l’exception de risque accepté pour expliquer le rejet de la carence.
Selon une présentation doctrinale classique, l’exception de risque accepté fait partie, avec l’exception d’illégitimité et celle de précarité, des exigences tenant à la situation de la victime qui, alors même que les conditions d’engagement de la responsabilité sont réunies, conduisent à écarter le droit à réparation s’il n’est pas justifié qu’il soit reconnu à celle-ci[58]. En d’autres termes, « l’acceptation des risques ne gomme ni la faute, ni le préjudice » mais « elle empêche simplement la victime de se prévaloir utilement de ceux-ci »[59]. Ainsi, le préjudice résultant d’une situation à laquelle cette dernière s’est sciemment exposée n’ouvre pas droit à réparation[60].
En l’espèce, le tribunal administratif, puis la CAA, commencent par rappeler la réglementation en vigueur et le fait que le panneau affiché indiquait sans ambiguïté la dangerosité du lieu, même si la nature du danger n’était pas précisée, et la stricte interdiction de la baignade. Après avoir conclu à l’absence de carence de la signalisation, un paragraphe est consacré à la situation de victime : surfeur expérimenté, connaissant le spot et qui ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins puisqu’il résidait dans l’île depuis de nombreuses années et que les autorités locales avaient largement communiqué sur le sujet. A ce titre, selon la cour, l’accident survenu, alors qu’il « se devait de se prémunir par un comportement prudent et adapté aux circonstances dans laquelle il pratiquait son activité sportive, ne peut être attribué et imputable qu’à sa seule imprudence ». Pour citer à nouveau le rapporteur public, « on peut accepter de regarder ces motifs sur l’exonération de toute responsabilité de l’administration comme ne faisant pas déjà double emploi avec les motifs relatifs à l’absence de carence de la commune et donc de faute du préfet dans l’exercice de son pouvoir de substitution, car ils ne sont pas sans lien les uns avec les autres, à travers la question du caractère suffisant de l’information accessible à M. B…. sur la nature du danger existant »[61].
Ainsi, loin d’être superfétatoire, le motif se référant à l’exception de risque accepté permet d’ajuster l’étendue de l’obligation pesant sur les autorités de police en termes de signalisation aux connaissances préalables de la victime. Sur ce point, les éléments avancés prennent principalement en compte la situation subjective de celle-ci (expérience, antériorité de la résidence à la Réunion, ampleur des informations diffusées par la commune et par la préfecture…) pour en déduire qu’elle ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins auquel elle s’exposait en pratiquant le surf à cet endroit. Reprenant ce solide argumentaire, le Conseil d’État, qui laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond le soin de déterminer si la victime s’est sciemment exposée à un risque de dommage, a estimé que l’arrêt n’était pas entaché de dénaturation. Dès lors, comme une partie de la doctrine l’a relevé, ce sont surtout les circonstances particulières de l’affaire qui, par le recours à l’acceptation des risques, justifient que l’information délivrée ait été jugée suffisante[62].
Néanmoins, la mention de « l’imprudence de la victime », retenue tant par les juges du fond que par le Conseil d’État, met en évidence l’ambiguïté persistante qui entoure l’usage de l’exception de risque accepté en jurisprudence, tant et si bien que certains auteurs ont considéré que seul le souci de préserver les deniers publics donnait à celle-ci sa cohérence[63]. Même si elle est plus fréquemment utilisée en matière de responsabilité sans faute, dans le cadre de la responsabilité pour faute, les arrêts évoquent, en effet, fréquemment l’imprudence fautive de la victime. Comme l’écrit le professeur Belrhali, « on glisse ainsi du préjudice non réparable à la détermination des causes du dommage » et le juge raisonne alors plutôt en termes de cause exonératoire[64].
B. L’imprudence fautive de la victime du requin comme cause exonératoire
Dans la présente affaire, aucune faute des autorités de police n’a été reconnue, que ce soit en termes de signalisation, comme indiqué précédemment, ou du fait de l’absence de réalisation de prélèvements. La formulation de la CAA de Bordeaux pouvait sembler difficilement intelligible sur ce point précis, comme l’admet le rapporteur public, mais le Conseil d’État prend le soin d’écarter comme inopérant le moyen tiré de ce que le préfet de la Réunion aurait commis une faute en n’ordonnant pas des prélèvements de requins pour réduire le danger[65]. Seules des conjectures peuvent donc être faites sur l’exonération de la responsabilité de l’administration à laquelle l’imprudence de la victime aurait pu conduire.
Il n’en demeure pas moins que, sauf en matière de harcèlement moral, la faute ou le fait de la victime constitue un élément totalement ou partiellement exonératoire de responsabilité[66]. De fait, l’imprudence fautive de celle-ci est fréquemment retenue s’agissant d’accidents survenus au cours d’activités de pleine nature, à l’image du ski hors piste[67]. Les juges se réfèrent aussi souvent à la connaissance des lieux par la victime pour conclure qu’elle n’a pas fait preuve de la prudence qui s’imposait normalement à elle[68].
Pour en rester aux baignades et autres activités nautiques, une abondante jurisprudence s’efforce de départager ce qui relève du comportement de la personne concernée et de celui de l’autorité de police. A titre d’exemple, est fautif le maire qui a omis de matérialiser des zones surveillées et non surveillées sur un plan d’eau et d’avertir du danger que présente le fait de plonger d’un ponton installé dans une eau peu profonde, mais la responsabilité de la commune est atténuée par le fait que la victime a commis une grave imprudence en plongeant sans s’assurer qu’elle pouvait le faire sans risque[69]. Ce cas d’espèce présente par ailleurs l’intérêt de mettre en évidence les éléments pris en compte par le juge pour apprécier le comportement en question. A la comparaison in abstracto avec le standard du pratiquant idéal[70] s’ajoutent, en effet, des considérations plus subjectives tels qu’ici l’âge et la qualité professionnelle de l’intéressé.
A n’en pas douter, les éventuels contentieux indemnitaires futurs à la suite de dommages provoqués par des attaques de requins ne feront pas l’économie d’une analyse du comportement de la victime. Dans la seule affaire examinée à ce jour, la faute de celle-ci semblait assez évidente. Outre son expérience et sa connaissance des lieux et des risques encourus, le malheureux surfeur était, en effet, en infraction avec les mesures de police qui prescrivaient une interdiction absolue de la baignade. D’autres configurations (pratiquant plus jeune, simplement de passage dans l’île…etc) pourraient toutefois conduire à des solutions différentes puisque ne saurait être qualifié de fautive la prise d’un « risque mesuré, justifié par les circonstances »[71]. Sans naturellement souhaiter une telle issue, notons, pour conclure, que le surf est de nouveau autorisé dans le cadre d’une zone d’expérimentation opérationnelle sur le site de Saint-Leu[72].
En définitive, la représentation populaire des requins dessert certainement la cause de ces animaux qui ne disposent pas d’une protection adaptée aux menaces qui pèsent sur la survie de certaines espèces. Mais, pour le juriste, elle présente l’avantage de fournir une parfaite illustration de la manière dont le droit administratif appréhende un risque jugé vital, à la fois sous la forme d’une obligation d’agir pour les autorités de police et d’une cause d’exclusion ou d’exonération de responsabilité en cas d’imprudence, respectivement non fautive et non fautive, de la victime.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 366.
[1] Respectivement CE, 6 févr. 1903, Terrier ; CE, 4 mars 1910, Thérond et CE, sect., 3 déc. 1999, Ass. ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, n°199622.
[2] La dernière attaque de requin en Méditerranée remonte à 1989 et la victime était un plongeur-chasseur ayant de nombreux poissons morts accrochés à sa ceinture.
[3] Ont ainsi été recensées récemment l’attaque d’un baigneur, au large de l’îlot Maître (févr. 2021), d’un plongeur au nord d’Ouvéa (mars 2021) et d’une nageuse au large de Saint-Martin (déc. 2010).
[4]La liste rouge des espèces menacées en France, UICN France, 2013. Au niveau mondial, l’UICN considère que 36% des requins et des raies sont menacés d’extinction (liste rouge 2021).
[5] Il s’agit de la Convention internationale pour la règlementation de la chasse à la baleine, adoptée à Washington le 2 décembre 1946.
[6] En 2019, par exemple, le requin taupe-bleu et le petit requin taupe y ont été ajoutés. La CITES, adoptée en 1973, ne constitue pas un traité global de protection des espèces sauvages mais vise simplement à réglementer le commerce international des espèces menacées. Celui-ci n’est interdit, sauf circonstances exceptionnelles, que pour celles inscrites à l’annexe I. Sur le sujet, v. M. Morin, « Les requins, la CITES et la FAO », Neptunus, Université de Nantes, vol. 26, 2020/1 (en ligne).
[7] Règlement (CE) n°1185/2003 du Conseil du 26 juin 2003 relatif à l’enlèvement des nageoires de requin à bord des navires, modifié par le Règlement (UE) n °605/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013. Sur les limites de la version de 2003 et les raisons ayant conduit à sa révision, v. Ph. Billet, « On achève bien les requins… », Environnement, 2012, alerte 81.
[8] Lorsque les navires battant pavillon d’un État membre capturent, détiennent à bord, transbordent ou débarquent des requins, l’État membre du pavillon doit soumettre chaque année un rapport à la Commission sur la mise en œuvre du règlement au cours de l’année précédente, et en particulier la façon dont il a contrôlé le respect du règlement. Plusieurs États membres côtiers ne remplissent pas cette obligation.
[9] Ph Billet, « Au secours ! Darwin revient. De la sélection des espèces à protéger », Environnement, 2012, alerte 38.
[10] V. son livre Shark trouble, Random House, 2002.
[11] Dispositif prévu à l’article L.411-3 du code de l’environnement, v. note du 9 mai 2017 relative à l’élaboration des plans nationaux d’actions.
[12] L. Peyen, « Le risque requin, le droit et la société : scolies sur l’encadrement d’un risque naturel », Dr. adm., 2016, étude 2.
[13] Les développements de ce paragraphe ont été nourris par l’excellent article (en ligne) de F. Taglioni et S. Guiltat, « Le risque d’attaques de requins à la Réunion », EchoGéo, avr. 2015.
[14] Décret n°2007-236 du 21 févr. 2007 portant création de la réserve naturelle nationale marine de la Réunion.
[15] D. Truchet, « L’autorité de police est-elle libre d’agir ? », AJDA, 1999, n° spéc., p.81.
[16] V. plus largement sur le sujet, M. Deguergue, « La responsabilité du fait des activités de police » in Ch. Vautrot-Schwarz, dir., La police administrative, PUF, coll. Thémis, 2014, p.221.
[17] CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 ; RFDA, 2012, p.269, concl. D. Botteghi.
[18] « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ».
[20] TA Saint-Denis, 18 avr. 2013, n°1200016 : rejet de la demande de suspension de l’arrêté municipal d’interdiction de baignade sur le plan d’eau de la plage de Boucan Canot, mesure jugée proportionnée à l’objectif de sécurité publique poursuivi.
[22] TA Saint-Denis, 7 juin 2013, n°1300707 ; CE, réf., 30 déc. 2013, Commune de Saint-Leu, n°369628.
[23] Pour une analyse complète des faiblesses du processus de gouvernance de ce projet et des oppositions entre les élus, les services de l’État, les pratiquants de sports côtiers et les associations de défense de l’environnement, poursuivant tous des intérêts différents, v. F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.13 et s.
[24] Devenu, en 2016, le centre de ressources et d’appui (CRA) pour la réduction du risque requin. Pour un bilan de ses actions, v. Préfecture de la Réunion, CRA – Bilan et perspectives, 2019.
[25] La ciguatéra est une forme d’intoxication alimentaire due à l’ingestion d’une toxine accumulée dans la chair de certains poissons se nourrissant d’une microalgue présent dans les récifs coraliens.
[26] V. en ce sens, dénonçant l’artifice de la mesure, Ph. Billet, « On achève bien les requins… », op. cit.
[27] TA Saint-Denis, 27 sept. 2012, n°1200779 et 1200800.
[28] V. L. Stahl, « Les requins dans l’onde du droit », RJE, 2013, p.81.
[29] CE, 19 déc. 2014, Commune de Saint-Leu, n°381826 ; AJDA, 2015, p.933, note A. Van Lang : rejet, le Conseil d’État précisant à cette occasion qu’une demande d’abrogation d’un décret de classement d’une réserve naturelle nationale doit être regardée comme une demande de déclassement.
[30] X. Dupré de Boulois, « Le référé liberté pour autrui », AJDA, 2013, p.2137 : comme le précise l’auteur, le juge des référés accepte de connaître d’actions engagées par des personnes en vue de préserver les libertés fondamentales d’autres personnes, d’où la dénomination de « référé liberté pour autrui ».
[31] Pour un bilan v. O. Le Bot, « Vingt ans de référé liberté », AJDA, 2020, p.1342.
[32] Seul le droit à la vie, dont il est question dans les recours relatifs aux attaques de requins, sera évoqué ici. Pour une analyse plus large portant sur l’ensemble des libertés fondamentales invocables dans le cadre d’un référé-liberté, v. C. Friedrich, « Le référé-liberté en carence de l’administration », RDP, 2018, p.1297.
[33] CE, ord., 22 déc. 2012, Section française de l’OIP, n°364584 ; D., 2013, p.1304, note J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; JCP A, 2013, 87, note O. Le Bot.
[34] CE, ord., 13 août 2013, Commune de Saint-Leu, n°370902 ; AJDA, 2013, p.2104, note O. Le Bot.
[35] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes : les limites de l’article L. 521-2 », AJDA, 2017, p.2540.
[36] CE, ord., 25 juill. 2019, Ass. Océan prévention Réunion et autres, n°432876. Figurent cette fois parmi les requérants une école de surf et un commerce d’accessoires pour activités nautiques.
[37] D. Botteghi, « Référé liberté et référé conservatoire en cas de menace pour la sécurité. Conclusions sur CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 », RFDA, 2012, p.269.
[38] TA Saint-Denis, ord., 19 juill. 2013, n°1300885.
[39] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, n°392043 ; AJDA, 2015, p.2216, note O. Le Bot. S’agissant de l’atteinte portée au droit à la vie, le Conseil d’État ordonne, en revanche, à l’administration pénitentiaire de mettre en œuvre trois injonctions figurant dans le dernier rapport de la commission départementale pour la sécurité contre les risques d’incendie.
[40] CE, ord., 28 juill. 2017, Section française de l’OIP, n°410677 ; AJDA, 2017, p.2540, note O. Le Bot.
[41] CE, ord., 23 nov. 2015, Ass. Médecins du monde, n°394540 ; AJDA, 2016, p.556, note J. Schmitz ; RDSS, 2016, p.90, note D. Roman et S. Slama.
[42] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes… », op. cit.
[43] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, op. cit.
[44] CE, ord, 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, n°439674 ; AJDA, 2020, p.851, note Ch. Vallar ; AJCT, 2020, p.175, note S. Renard ; D., 2020, p.687, note P. Parinet-Hodimont ; JCP G, 2020, 434, note O. Le Bot.
[45] Parmi une abondante bibliographie, v. C. Broyelle, « Regard sur le référé-liberté à l’occasion de la crise sanitaire », AJDA, 2020, p.1355.
[46] B. Stirn, « Le référé et le virus », RFDA, 2020, p.634 : « Les débats au cours de l’audience publique ont souvent permis à cette dernière (l’administration) de préciser et d’amplifier son action ».
[47] CEDH, 30 janv. 2020, n°9671/15, J. M. B. c/ France ; AJDA, 2020, p.1064, note H. Avvenire ; D., 2020, p.753., note J.-F. Renucci : v. en particulier les &217 et 218 où la Cour considère que le pouvoir d’injonction conféré au juge administratif a une portée limitée et que ce dernier fait dépendre son office des moyens dont dispose l’administration.
[48] B. Lasserre, « Éditorial », Rapport public 2019du Conseil d’État, p.9.
[49] J. Schmitz, « Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond », RFDA, 2014, p.502.
[50] X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…référé-liberté », RDLF, 2020, chron. n°12.
[51] F. Melleray, « L’obligation de prendre des mesures de police administrative initiales », AJDA, 2005, p.71.
[52] Sur ces dispositifs, F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.16 et s.
[53] CE, 22 nov. 2019, ConsortsBujon, n°422655 ; AJCT, 2020, p.152, note S. Renard et E. Péchillon ; AJDA, 2020, p.1867, note J.-Ph. Ferreira ; Dr. adm., 2020, comm. 26, obs. J.-S. Boda et B. Pouyau ; JCP A, 2020, 2035, note H. Pauliat. L’auteur remercie le service de diffusion de la jurisprudence du Conseil d’État pour la communication des conclusions du rapporteur public, Nicolas Polge.
[54] CE, 25 juill. 2007, Société France Telecom, Société Axa corporate solutions assurance, n°28300 et Min. de l’intérieur c./Alfonsi, n°293882 ; AJDA, 2007, p.1557.
[55] CE, 5 mars 1971, Le Fichant, n°76239 ; AJDA, 1971, p.680, note J. Moreau. Parmi les nombreux cas d’application, CE, 14 oct. 1977, Commune de Catus, n°01404 (responsabilité de la commune pour défaut de signalisation du danger présenté par un plan d’eau aménagé) ; CE, 19 nov. 2013, Le Ray, n°352955 ; AJCT, 2014, p.168, obs. E. Royer ; JCP A, 2014, 2238, note H. Arbousset (responsabilité de la commune faute d’avoir pris les mesures appropriées à l’usage d’une plate-forme flottante aménagée permettant à des enfants et des adolescents d’effectuer des plongeons).
[56] CAA Bordeaux, 9 nov. 2015, n°14BX03697 (dangers de forts courants et de formation de brisants de rivage lorsque la mer est houleuse). Dans le même sens (absence de signalisation de l’existence d’un danger précis), CAA Douai, 12 nov. 2015, n°13DA00151.
[57] TA Réunion, 12 mai 2016, n°1400880, confirmé par CAA Bordeaux, 28 mai 2018, n°16BX02294.
[58] R. Chapus, Droit administratif général, T.1, Montchrestien, 15ème éd., 2001, p.1253.
[59] J. Antippas, Pour un droit commun de la responsabilité civile des personnes privées et publiques, Dalloz, 2021, p.468.
[60] CE, 10 juill. 1996, Meunier, n°143487 ; RDP, 1997, p.246, concl. J.-H. Stahl. Pour davantage d’illustrations, v. F. Séners, F. Roussel, Répertoire de la responsabilité de la personne publique, Dalloz, 2019, n°88.
[62] J.-Ph. Ferreira, « Attaques de requins à la Réunion : à qui la faute ? », AJDA, 2020, p.1867, selon qui « le Conseil d’État a adopté une décision sur mesure, valant essentiellement pour des victimes averties ». Dans le même sens, mais plus prudents sur l’utilisation de l’exception de risque accepté, S. Renard et E. Péchillon, « Police des baignades : la mention « baignade interdite » constitue, parfois, une information appropriée du public », AJCT, 2020, p.152.
[63] V. sur ce point l’article classique de I. Mariani-Benigni, « L’ »exception de risque accepté » dans le contentieux administratif », RDP, 1997, p.841.
[64] H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, 2017, p.261.
[65] A la date de l’accident. Comme indiqué précédemment, de nombreux prélèvements ont été réalisés par la suite.
[66] F. Lombard, J.-C. Ricci, Droit administratif des obligations, Sirey, 2018, p.320.
[67] M. Carius, « La police administrative et les activités sportives de pleine nature », RJE, 2001, p.173.
[68] Par ex., CE, 22 déc. 1971, Commune de Mont-de-Lans, n°80060 ; RDP, 1972, p.1252, note M. Waline ; CE, 25 févr. 1976, Commune des Contamines-Montjoie, n°92780 ; CE, 9 nov. 1983, Cousturier, n°35444 ; CE, 8 déc. 1989, Oddes, n°84854 : dans cette dernière affaire, la victime, qui connaissait les lieux, a commis des « imprudences graves qui sont à l’origine exclusive de l’accident ».
[69] CAA Douai, 23 janv. 2001, n°97DA01217 : la commune est déclarée responsable d’un quart des conséquences dommageables de l’accident. Pour d’autres illustrations : CAA Nantes, 29 nov. 1990, n°89NT00423 (exonération totale) ou CAA Nantes, 25 févr. 2009, n°08NT00234 (exonération partielle).
[70] J. Moreau, L’influence de la situation et du comportement de la victime sur la responsabilité administrative, LGDJ, 1957, spéc. p. 203 et s.
L’administrativiste éprouve toujours un plaisir non retenu lorsqu’il est amené à consulter tel ou tel arrêt au sein du fameux « GAJA » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23e éd. 2021). Et, lorsqu’une nouvelle édition s’apprête à être publiée (ce sera le cas tout prochainement), la question se pose de savoir quels seront les nouveaux arrêts qui feront leur entrée au GAJA et ceux qui, sans être nécessairement remis en cause, ne seront plus considérés comme suffisamment importants pour faire partie des « grands ». Le dossier sur « L’animal et le droit administratif » constituait une occasion idéale de se replonger dans le GAJA pour y rechercher les traces d’éventuels animaux !
A dire vrai, les résultats de la recherche ne sont pas à la hauteur des attentes initiales. Les animaux sont peu présents dans le GAJA et celui-ci renferme même de faux-amis… Que l’on songe au sieur Moineau qui se préoccupait davantage de son caducée que d’ornithologie (CE, sect., 2 février 1945, Moineau, rec. 27, GAJA n°51), ou encore au combat de la fille de Monsieur Saumon (CE, sect., 17 mai 1985, Mme Menneret, rec. 149, GAJA n°79) pour que son nom figure sur le monument aux morts de la commune … Point de référence donc à la pisciculture !
En réalité, il n’y a actuellement que trois « grands » arrêts qui figurent au GAJA où il est question d’animaux, arrêts qui étaient déjà présents dans la première édition de l’ouvrage (M. Long, P. Weil, G. Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 1ère éd. 1956, réimpression Dalloz 2006). Il s’agit des fameux arrêts Terrier (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. 94 ; S. 1903.3.25, concl. Romieu, note Hauriou ; GAJA n°11), Tomaso Grecco (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco, rec. 139, GAJA n°14) et Therond (CE, 4 mars 1910, Thérond, rec. 193, GAJA n°19 ; D. 1912.3.57, concl. Pichat).
Outre le fait qu’ils figurent au GAJA et qu’ils datent tous du début du XXème siècle, il n’est pas facile d’établir un lien entre ces trois arrêts. Leur seul véritable point commun est qu’il y est question d’animaux mais la comparaison entre ces trois espèces doit s’arrêter là. Dans l’arrêt Terrier, les animaux envisagés sont des « animaux nuisibles » dont le département de Saône-et-Loire avait organisé la chasse. Plus précisément, c’est la destruction de vipères qui intéressait le sieur Terrier. L’espèce est bien différente dans l’arrêt Tomaso Grecco : un taureau est au centre de l’affaire mais la responsabilité recherchée est celle de l’Etat en raison des fautes supposément commises par le service de police. Enfin, l’arrêt Thérond mêle capture de chiens errants et enlèvement des dépouilles des bêtes mortes sur fond de contrat administratif, comme dans l’arrêt Terrier.
Il est ainsi possible de considérer que les animaux sont aux origines de deux branches majeures du droit administratif. Ainsi, les arrêts Terrier et Thérond sont à l’origine de la consécration du service public comme critère de la notion de contrat administratif et ont participé à la construction de cette dernière. Or, de la même manière, l’arrêt Tomaso Grecco est essentiel pour comprendre la construction du droit de la responsabilité administrative dans la mesure parce qu’il marque la fin de l’irresponsabilité de la puissance publique dans le cadre de l’exercice de ses activités de police.
I. L’animal comme objet du service public, aux origines de la notion de contrat administratif
D’une certaine manière, vipères et chiens errants sont aux origines de la notion de contrat administratif.
En 1903, le Conseil d’Etat est ainsi amené à se prononcer sur la relation unissant le sieur Terrier au département de Saône-et-Loire. Le conseil général du département avait adopté une délibération prévoyant qu’une prime serait versée à toutes les personnes à même de justifier qu’elles avaient détruit des animaux nuisibles, à commencer par les vipères. Nous étions alors bien loin de la situation actuelle qui, plus d’un siècle plus tard, envisage les serpents comme des espèces protégées (Arrêté du 8 janvier 2021 fixant la liste des amphibiens et des reptiles représentés sur le territoire métropolitain protégés sur l’ensemble du territoire national et les modalités de leur protection). Le sieur Terrier s’étant débarrassé d’un tel reptile, il avait demandé le versement de sa prime au département, versement refusé par le préfet. Il ne faut en effet pas oublier qu’à cette époque la décentralisation était encore loin, ce qui explique que le préfet réponde à la demande du sieur Terrier, en tant qu’exécutif du département.
L’élimination de cette vipère n’aurait pas dû donner naissance à un contentieux mais le préfet a refusé le versement de la prime au sieur Terrier en arguant du fait que tous les crédits prévus pour le versement des primes pour la destruction des animaux nuisibles avaient déjà été utilisés. Dans ses conclusions, Romieu relève ainsi que le conseil général avait prévu « d’allouer une prime de 0 fr. 25 à quiconque aurait tué une vipère, sur production du certificat du maire de la commune où elle aurait été tuée ». Un crédit de 200 francs avait ainsi été inscrit au budget du département, afin de faire face à ces dépenses. Or, ce crédit a rapidement été épuisé et, après avoir utilisé le crédit des dépenses imprévues, le préfet a douté de la sincérité des certificats présentés et a refusé de procéder à de nouveaux versements. Le sieur Terrier faisait en effet partie d’un groupe identifié de quatre chasseurs réclamant le paiement de pas moins de 2473 vipères !
Piqué par ce refus, le sieur Terrier a décidé de contester la décision du préfet et a saisi le conseil de préfecture du département de Saône-et-Loire. Ce dernier s’est cependant déclaré incompétent, « dans une forme un peu insolite » comme le relève Hauriou, au travers d’une simple note du greffier. Le sieur Terrier a alors saisi le Conseil d’Etat (à la fois par un pourvoi en appel – irrecevable en l’absence de décision du conseil de préfecture – et au travers de conclusions directes, sur lesquelles le juge s’est finalement prononcé). Or, si l’arrêt Terrier fait partie des grands arrêts, c’est parce qu’il pose « une très intéressante question de compétence » (Romieu, concl. préc.). Sans serpenter, il est possible la résumer ainsi : le contrat passé par le département de Saône-et-Loire avec les chasseurs de vipères relève-t-il de la compétence de la juridiction administrative ou de la juridiction judiciaire ? Or, cette question implique de déterminer si ce contrat était un contrat administratif ou un contrat de droit privé.
Une première remarque mérite ici d’être formulée : le Conseil d’Etat ne pose pas la question de la nature contractuelle de l’engagement pris par le département, pas plus qu’Hauriou dans sa note ou Romieu dans ses conclusions. L’affaire repose pourtant sur un engagement unilatéral du département (par une délibération) et le contrat semble donc naître tacitement dès lors que les chasseurs de vipères présentaient leurs certificats. Il ne s’agit pas d’un point central mais il est tout de même cocasse de remarquer que l’un des arrêts fondateurs du droit des contrats administratifs porte sur un contrat non-écrit, même si nous savons que traditionnellement le droit administratif n’est pas empreint de formalisme.
Pour en revenir au contrat en cause, si sa qualification posait problème c’était en premier lieu au regard du critère organique. En effet, comme le relève Romieu, il existait une « théorie d’après laquelle les contrats des communes et des départements seraient, en l’absence de textes spéciaux, des contrats de droit commun, dont la connaissance appartiendrait aux tribunaux ordinaires ». Cela s’explique aisément car, à cette époque encore, les départements et les communes étaient généralement assimilés à des personnes morales de droit privé. Finalement, le Conseil d’Etat décida de ne pas faire application de cette théorie en l’espèce, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement. Il a ainsi admis, de manière implicite, que le critère organique de définition des contrats administratifs pouvait être rempli y compris lorsque le contrat n’était pas passé par l’Etat mais par un département ou une commune. Toutefois, nous savons bien que le critère organique n’a jamais été suffisant pour qualifier un contrat d’administratif. Le refus de mettre en œuvre la théorie précédemment évoquée ne réglait donc pas la question de la qualification du contrat.
En réalité, le Conseil d’Etat est muet sur toutes ces questions et se contente de reconnaître sa compétence en indiquant que « du refus du préfet d’admettre la réclamation dont (le sieur Terrier) l’a saisi il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître ». Cela signifie donc que le contrat est un contrat administratif. Toutefois, il ne s’agit que d’une déduction qui ressort implicitement du contenu de l’arrêt et il faut faire appel aux conclusions de Jean Romieu pour bien comprendre le raisonnement retenu. Ce dernier place le service public au centre de son argumentation. Il considère ainsi, en analysant la jurisprudence la plus récente que « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics proprement dits, généraux ou locaux, — soit que l’administration agisse par voie de contrat, soit qu’elle procède par voie d’autorité, — constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges de toute sorte auxquels elle peut donner lieu », ce qui équivaut à considérer que « toutes les actions entre les personnes publiques et les tiers ou entre ces personnes publiques elles-mêmes, et fondées sur l’exécution, l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public, sont de la compétence administrative, et relèvent, à défaut d’un texte spécial, du Conseil d’Etat, juge de droit commun du contentieux de l’administration publique, générale ou locale ».
Cette place centrale accordée au service public est symptomatique du mouvement jurisprudentiel et doctrinal du début du XXème siècle. Pour autant, le service public n’est pas le seul à être mobilisé. Romieu fait également appel à la distinction entre les actes d’autorité et les actes de gestion pour différencier les contrats administratifs et les contrats de droit privé. Ainsi, si Romieu considère que le service public entraîne la qualification administrative du contrat et la compétence du Conseil d’Etat, c’est parce que dans ce cas il y a « gestion publique ». En revanche, il peut parfois y avoir gestion privée. Le commissaire du gouvernent précise ainsi qu’« il demeure entendu qu’il faut réserver, pour les départements et les communes, comme pour l’Etat, les circonstances où l’administration doit être réputée agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier et se trouve soumise aux mêmes règles comme aux mêmes juridictions ». Selon lui, « cette distinction entre […] la gestion publique et la gestion privée peut se faire, soit à raison de la nature du service qui est en cause, soit à raison de l’acte qu’il s’agit d’apprécier. Le service peut, en effet, tout en intéressant une personne publique, ne concerner que la gestion de son domaine privé […]. D’autre part, il peut se faire que l’administration, tout en agissant, non comme personne privée, mais comme personne publique, dans l’intérêt d’un service publie proprement dit, n’invoque pas le bénéfice de sa situation de personne publique, et se place volontairement dans les conditions d’un particulier, — soit en passant un de ces contrats de droit commun, d’un type nettement déterminé par le Code civil (location d’un immeuble, par exemple, pour y installer les bureaux d’une administration), qui ne suppose pas lui-même l’application d’aucune règle spéciale au fonctionnement des services publics, — soit en effectuant une de ces opérations courantes, que les particuliers font journellement, qui supposent des rapports contractuels de droit commun, et pour lesquelles l’administration est réputée entendre agir comme un simple particulier (commande verbale chez un fournisseur, salaire à un journalier, expéditions par chemin de fer aux tarifs du public, etc.) ». Dès lors, Romieu renvoie à la jurisprudence le soin « de déterminer, pour les personnes publiques locales, comme elle le fait pour l’Etat, dans quels cas on se trouve en présence d’un service public fonctionnant avec ses règles propres et sans caractère administratif, ou au contraire en face d’actes qui, tout en intéressant la communauté, empruntent la forme de la gestion privée et entendent se maintenir exclusivement sur le terrain des rapports de particulier à particulier, dans les conditions du droit privé ». Ainsi, si les vipères chassées par le sieur Terrier ont permis de donner une place centrale au service public dans l’identification des contrats administratifs, elles n’en font pas un critère absolu de distinction avec les contrats de droit privé. A ce moment-là, l’opposition entre gestion publique et gestion privée reste prépondérante en matière de contrats administratifs. Ce sont finalement les chiens errants et les bêtes mortes qui vont permettre au service public de s’affirmer comme critère d’identification des contrats administratifs de manière beaucoup moins timorée.
Dans l’arrêt Thérond (CE, 4 mars 1910, préc.), le Conseil d’Etat va aller plus loin que dans l’arrêt Terrier s’agissant de l’affirmation du service public comme critère. Dans cette affaire, il était question d’un contrat de concession conclu le 20 février 1905 entre la ville de Montpellier et le sieur Thérond à la suite d’une procédure d’adjudication (bien évidemment, il ne s’agissait pas d’un contrat de concession au sens où nous l’entendons aujourd’hui en application du code de la commande publique – CCP, art. L. 1121-1). La durée du contrat était de dix ans (du 24 juillet 1905 au 23 juillet 1915) et son objet prévoyait que le sieur Thérond serait chargé de la capture et de la mise en fourrière des chiens errants et de l’enlèvement des bêtes mortes dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des particuliers sur tout le territoire de la ville de Montpellier. Il était prévu que le sieur Thérond, en tant que concessionnaire, serait rémunéré à la fois par des taxes versées par les propriétaires des chiens errants ou des bêtes mortes, ainsi qu’en nature en pouvant disposer librement des dépouilles des bêtes mortes de maladies contagieuses ainsi que de celles non réclamées par leurs propriétaires. Toutefois, certaines dépouilles d’animaux ne furent pas confiées au concessionnaire, en dépit du monopole établi par le contrat à son profit. Monsieur Thérond saisit alors le conseil de préfecture de l’Hérault, lequel rejeta sa demande. Il saisit alors le Conseil d’Etat qui dût se prononcer sur sa compétence.
Dans un premier temps, l’arrêt Thérond est l’occasion de distinguer deux catégories de concessions au regard de leur objet : les concessions de travaux publics et les concessions de service public. Les premières relevaient en effet la compétence des conseils de préfecture pour « les réclamations de particuliers contre des entrepreneurs de travaux publics à l’occasion de ces derniers », conformément aux dispositions de la loi du 28 pluviôse an VIII. Toutefois, comme le relève Marcel Pichat dans ses conclusions, la concession conclue avec le sieur Thérond pour l’enlèvement des bêtes mortes ne pouvait pas être qualifiée de concession de travaux publics car elle n’avait « pas pour objet la construction d’ouvrages publics » et parce qu’elle ne comportait « ni travaux d’entretien d’ouvrages publics […], ni travaux publics accessoires ». Le fait que le cahier des charges du contrat prévoit que le sieur Thérond devait « établir une fourrière, un clos d’équarrissage et un local pour la dénaturation des bêtes mortes » est sans effet sur ce point. Dès lors, le commissaire du gouvernement qualifie explicitement ce contrat de « concession de service public » ayant « pour objet l’exécution du service de la sécurité et de la salubrité publiques ». Pour autant, la qualification comme concession de service public ne réglait pas la question de la compétence juridictionnelle pour connaître de ce contrat. En effet, si les concessions de travaux publics relevaient directement de la compétence de la juridiction administrative (des conseils de préfecture) en application de la loi du 28 pluviôse an VIII, aucun texte ne prévoyait la compétence juridictionnelle pour connaître des contentieux liés aux concessions de services.
C’est ce qui explique que, dans un second temps, le Conseil d’Etat s’attarde sur la question de la compétence juridictionnelle pour connaître du contentieux lié à ce contrat. Or, cette compétence découlait ici de la question de savoir si le contrat conclu par la ville de Montpellier avec le sieur Thérond pouvait ou non être qualifié de contrat administratif. La réponse apportée est positive, en application du seul critère du service public.
L’arrêt Thérond est en effet l’occasion de placer le service public sur le devant de la scène en tant que critère de définition des contrats administratifs. Pour le Conseil d’Etat, sa compétence ne fait pas de doute compte tenu du fait que le contrat passé pour la capture des chiens errants et l’enlèvement des bêtes mortes a été conclu « en vue de l’hygiène et de la sécurité de la population et a eu, dès lors, pour but d’assurer un service public ». Pour autant, ce sont les conclusions de Marcel Pichat qui permettent de comprendre la solution retenue. Pour le commissaire du gouvernement, la jurisprudence a clairement abandonné la solution antérieure selon laquelle seuls les actes d’autorité relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il considère que les preuves de cet abandon ressortent notamment des arrêts Blanco (TC, 8 février 1873, Blanco), Grosson (CE, 31 janvier 1902, Grosson), Feutry (TC, 29 février 1908, Feutry), et bien sûr Terrier (CE, 6 février 1903, préc.). Marcel Pichat explique en effet que les contrats passés par les personnes publiques qui ont « pour objet l’exécution d’un service public » sont des contrats administratifs, sans qu’il soit nécessaire de se demander si de tels contrats ne relèvent pas de la gestion privée. Or, cette argumentation a été suivie par le Conseil d’Etat qui a considéré que le contentieux lié au contrat conclu avec le sieur Thérond relevait de sa compétence parce qu’il avait « pour but d’assurer un service public ».
Les vipères de l’arrêt Terrier, suivies par les chiens errants et les dépouilles d’animaux de l’arrêt Thérond ont ainsi amorcé une évolution majeure pour le droit des contrats administratifs. A ce moment précis, le service public semblait devenir le critère essentiel de définition pour la notion de contrat administratif (accompagné, comme il se doit, par le critère organique). Pourtant, il ne s’agissait que d’une amorce. En effet, avec le fameux arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges (CE, 31 juillet 1912), « la jurisprudence allait […] revenir avec éclat à la distinction de la gestion publique et de la gestion privée » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, préc.). Pourtant, les arrêts Terrier et Thérond restent précurseurs et fondateurs : dès 1956 (CE, 20 avril 1956, Bertin, rec. 167, GAJA n°66 ; CE, 20 avril 1956, Grimouard, rec. 168, GAJA n°66), le critère du service public fit son grand retour et n’a depuis plus été remis en cause. Simplement, alors que la notion de contrat administratif reposait sur un critère matériel unique en 1910 (le service public), elle fait désormais appel à des critères matériels alternatifs.
L’influence des animaux sur les grands arrêts de la jurisprudence administrative ne se limite cependant pas au droit des contrats. Le droit de la responsabilité a lui aussi été bousculé via une espèce particulièrement virulente.
II. Les dommages causés en raison de l’animal, aux origines de la responsabilité de la puissance publique pour ses activités de police
Le droit de la responsabilité administrative doit également beaucoup animaux, et plus particulièrement aux bovidés. L’arrêt Tomaso-Grecco (CE, 10 février 1905, préc.) – fondateur pour cette matière – met en effet en scène un taureau « furieux » qui s’était échappé à Souk-el-Arba, pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement Romieu. Pour autant, si l’arrêt Tomaso-Grecco met en scène un animal, il n’est pas question ici des dommages causés « par » celui-ci mais « en raison » de ce dernier.
Les faits se sont déroulés au mois de janvier 1901, en Tunisie. Après s’être échappé, le taureau déambulait dangereusement dans les rues de la ville. Dans ses conclusions, Romieu explique : « la foule en armes lui donne la chasse ; un brigadier et deux gendarmes accourent avec la police locale ; des coups de feu retentissent, et, tandis que le taureau tombe frappé, un sieur Grecco, qui se trouvait derrière la porte d’une maison voisine, reçoit à travers cette porte une balle dans le bas ventre ». Pour obtenir réparation, la victime a décidé d’assigner le gendarme supposé à l’origine des coups de feu devant le tribunal civil de tunis en arguant d’une faute personnelle. Cette saisine fut sans effet car l’administration a décidé de couvrir le gendarme et d’élever le conflit. Or, par une décision du 16 novembre 1901, le Tribunal des conflits « a déclaré l’incompétence de l’autorité judiciaire et a validé le conflit » (concl. Romieu, préc.). Tout ceci explique que le sieur Tomaso-Grecco en soit arrivé à saisir la juridiction administrative. En effet, l’incompétence des juridictions judiciaires supposait celle du juge administratif. La victime a donc adressé une demande au ministre de la Guerre afin d’obtenir une indemnisation de la part de l’Etat. Comme le relève Romieu dans ses conclusions, le ministre a refusé la demande en se fondant « sur deux ordres d’arguments : il a prétendu, d’une part, que les actes de police et les conditions d’exécution des mesures de police ne peuvent, en aucun cas, engager la responsabilité de l’Etat, ce qui constituerait une sorte de fin de non-recevoir opposée à la demande du sieur Grecco ; il a soutenu, d’autre part, qu’en fait la demande n’était pas fondée ». C’est justement sur ces deux aspects que le Conseil d’Etat s’est prononcé, bien que ce soit le premier qui nous intéresse particulièrement.
Il est communément admis que l’arrêt Blanco a permis de reconnaître la spécificité de la responsabilité administrative, tout en admettant son existence (TC, 8 février 1873, Blanco, GAJA n°1). La formule retenue est particulièrement célèbre, le juge départiteur affirmant que « la responsabilité, qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ». Toutefois, l’arrêt Blanco n’a pas permis d’admettre la responsabilité de l’Etat trop largement. Comme le rappelle Romieu dans ses conclusions, le juge administratif avait établi une règle selon laquelle les actes de police et de puissance publique ne sont pas de nature à engager la responsabilité de l’administration. Il considérait ainsi que « l’Etat n’est pas, en tant que puissance publique, et notamment en ce qui touche les mesures de police, responsable de la négligence de ses agents » (CE, 13 janvier 1899, Lepreux, rec. 18). Il semblait donc impossible d’admettre la responsabilité de l’Etat au regard de la jurisprudence antérieure. Toutefois, les conclusions présentées par le commissaire du gouvernement dans l’affaire Tomaso-Grecco ont permis un revirement de jurisprudence. Certaines décisions récentes du Conseil d’Etat avaient en effet abandonné la formule de l’arrêt Lepreux et infléchi sa jurisprudence (v. not. CE, 27 février 1903, Zimmermann, rec. 178). Pour Romieu, le revirement de jurisprudence s’imposait presque naturellement car « on (avait) fini par reconnaître les inconvénients, les contradictions, les conséquences iniques auxquelles pouvait conduire cette formule beaucoup trop absolue ».
Pour revenir à l’affaire Tomaso-Grecco, Romieu invitait donc le Conseil d’Etat à « persévérer » et à ne plus reproduire la formule de l’arrêt Lepreux. Pour convaincre la formation de jugement, les conclusions présentées s’appuyaient sur la seconde partie du considérant de principe de l’arrêt Blanco. Il y est en effet précisé que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue » et « qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ». Ainsi, même si le Conseil d’Etat admettait de mettre fin au principe de l’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, cela ne signifiait pas que tous les dommages causés par de telles activités ouvriraient droit à indemnisation.
Or, c’est précisément ce que fit le Conseil d’Etat en examinant le fond de l’affaire. En effet, si le juge admet implicitement que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, il affirme explicitement « qu’il ne résulte pas de l’instruction que le coup de feu qui a atteint le sieur X… ait été tiré par le gendarme Mayrigue, ni que l’accident, dont le requérant a été victime, puisse être attribué à une faute du service public dont l’Administration serait responsable » et rejette donc la demande d’annulation formulée par le sieur Tomaso Grecco à l’encontre de la décision de refus du ministre de la Guerre.
Ainsi, si c’est bien un taureau qui a mis fin au principe d’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, ce n’est que de manière indirecte (l’animal n’ayant point tiré le coup de feu) et implicite (tout étant dit dans les conclusions, l’arrêt étant assez pauvre en lui-même).
Bien qu’elle ne soit pas centrale, il ne faut donc pas négliger la place des animaux dans le GAJA. Les arrêts commentés en sont la parfaite illustration et, avec le développement du droit de l’environnement, il ne serait pas étonnant qu’elle se développe. De nouvelles truffes pourraient alors en surgir !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 368.
« Rappelle-toi minette. C’était jour de fête » chantait – sur une de ses propres compositions – Patrick Juvet (1950-2021) en 1974. Qu’en est-il du droit administratif ? Matérialise-t-il aussi aux Chattes et aux minettes une fête, un traitement d’exception ? C’est la question que nous nous sommes posée. Pour y répondre, il faut évacuer – au plus vite – deux jeux de mots (aussi faciles que triviaux) et borner, par suite, notre étude. Si on l’a intitulée, le sourire non dissimulé aux lèvres, « la Chatte & le strat’ » (pour droit administratif) c’est évidemment au « regard phonique » de l’assonance qu’elle provoque à l’instar de ce poème court au cœur du Cercle des poètes disparus[2] : « la Chatte ; a quatre ; papattes » (en anglais : « The Cat ; is ; on the mat »).
Cela dit, l’auteur n’ignore pas que ladite assonance renvoie (dans l’esprit de certaines et de certains) à un sens non animalier du terme mais à un sens familier et anatomique sexué. Pour le dire (et l’évacuer) simplement mais frontalement : il n’en sera pas question(s). De la même manière, si l’on a – un temps – espéré se sortir du présent thème par un autre jeu de mots, on l’a finalement également retoqué. En effet, nous avons constaté que, depuis sa création en janvier 2014, dans la suite directe des affaires dites Cahuzac, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (Hatvp) donnait lieu – en droit public – à un fort contentieux qu’il serait intéressant d’analyser au regard des seuls droit et contentieux administratifs[3]. Or, nombreux sont les contemporains à qualifier phoniquement l’autorité administrative indépendante de « Chatte-Vp » lorsqu’ils énoncent son acronyme : la Hat-vp. Toutefois, à la suite d’une levée amicale de boucliers, on s’y est refusé. De la même manière, on aurait pu consacrer plusieurs lignes à des célèbres publicistes amateurs de Chats ou même à des administrativistes aux patronymes les évoquant (on songe évidemment ici à Georges et à Louis Pichat ainsi qu’à René Chapus) mais une levée identique d’avis contraires nous en a dissuadé. On a même un temps cherché (mais en vain) une esquisse du Baron Georges Cuvier (publiciste et anatomiste) ayant dessiné, au Conseil d’État, un félin sur l’une de ses archives.
La Chatte & le Strat ? Ni Hatvp, ni sexualité, ni chance[4], ni féminité[5], il sera bien question, dans la présente contribution, de l’animal félin « Chat » mais aussi et surtout du félidé femelle (la Chatte) domestiqué : le Felis silvestris catus ; lui-même sous espèce du Felis silvestris, le Chat « sauvage » dit des bois. Pour l’appréhender (tout en sachant que même domestiqué, il est parfois très difficile d’approcher un Chat qui ne le souhaite pas), on se propose de regarder comment le contentieux administratif traite de l’animal et du mot « chatte » (en se concentrant sur le félidé femelle). On croit alors pouvoir distinguer quatre hypothèses contentieuses qui nous ont été livrées, suivant les conseils et l’aide précieuse de Mme Chaconne de Bach[6], à la suite de la lecture et du parcours des pages papier du Lebon[7]et des pages électroniques contemporaines du service public de la diffusion du Droit : Légifrance. On trouve ainsi des contentieux de la Chatte animale tant non domestiquée qu’élevée (I) mais aussi, en reprenant son appellation plutôt que son incarnation, des contentieux toponymiques et même fictionnels (II) de la Chatte.
En tout état de cause, il apparaît clairement que le recueil prétorien de la jurisprudence administrative et le Recueil Lebon, en particulier, ne manquent manifestement pas… de Chatte(s). Ce qui n’est pas le cas du recueil doctrinal dit du Gaja[8].
Cela dit, et l‘on reviendra sur cette question en conclusion, il est important de rappeler – de façon qualificative et juridique – que la Chatte[9] est un être[10] non humain ce qui par conséquent, même si sa reconnaissance d’être sensible lorsqu’elle est domestiquée la protège davantage que son homologue « sauvage », la fait appartenir à la catégorie des « choses » en Droit et même des choses susceptibles d’appropriation par un droit réel. Il s’agit donc, fût-ce un être « vivant doué de sensibilité » au regard de l’article 515-14 du Code civil[11], d’un bien mobilier (et parfois même très mobile) qui n’est pas acteur et personne juridique du droit français (y compris administratif). C’est donc à tort que de trop nombreux défenseurs des droits des animaux[12] déclarent qu’il ne s’agit plus d’un bien meuble car la sensibilité reconnue n’entraîne en rien la création d’une nouvelle personnalité juridique. La fin du nouvel article 515-14 du Code civil en est d’ailleurs explicite : « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Ils ne sont donc pas a priori des « acteurs » ou sujets du Droit administratif à la différence, peut-être, de Stubbs, ce chat américain élu (pour l’amusement, certes, mais véritablement élu) maire de la commune de Talkeetna, en Alaska en 1997 laissant par suite sa place d’édile à son propriétaire. En revanche, et comme tous les biens, la Chatte est « objet » du droit – notamment – administratif français.
I. Du contentieux de la Chatte félidée
Quatre codes & neuf vies du Chat. Selon un mythe aussi incarné qu’une griffe de Chat dans un vêtement ou un canapé, le Chat aurait « neuf vies[13] ». Quant au Droit français, quatre Codes le mentionnent explicitement :
Le Code rural (et de la pêche maritime) par 33 occurrences qui traitent tant des Chats dits de compagnie (art. L. 214-6 et s. du Code) domestiqués et identifiés (avec propriétaires humains) et de leurs ventes (par ex. art. L. 212-10 et s.) que des Chats dits en état de divagation (art. L. 211-22 et s. et R. 211-12) et susceptibles, par exemple, de propager la rage (art. L. 223-11 du même Code) avec possibilité conséquente de les abattre si leur capture est « impossible ou dangereuse » ; les autres occurrences codifiées le sont dans trois Codes distincts :
le Code de la santé publique en son art. R. 5211-23-1 à propos des dispositifs médicaux fabriqués à partir de tissus d’origine animale ;
le Code de l’environnement par l’art. L. 331-10 s’agissant des Chats errants des parcs nationaux ;
& le Code de procédure pénale (art. R. 48-1) à propos des Chats identifiés « pucés ».
Ainsi, le Droit français mentionne-t-il explicitement le Chat à propos – essentiellement – de son opposition entre celui qui est la propriété d’un être humain[14] et qu’il faut protéger (B) ce qui semble être moins le cas du Chat solitaire, errant ou divagant (A).
A. Du contentieux de la Chatte non domestiquée : les peurs ancestrales activées
Divinisé pendant l’Antiquité (égyptienne mais pas seulement) puis diabolisé au moyen-âge, notamment, tous les ouvrages qui ont désiré décrire les Chats pour les appréhender le retiennent (et le déplorent) en ouverture de leurs propos : le Chat (domestiqué ou non) fascine mais fait souvent peur par son évocation des mystères[15] (et notamment de la mort auquel, plus il est noir[16], plus on l’associe) et son aptitude à la vie cachée et nocturne que ses yeux de nyctalope rendent possible.
Le Chat a ainsi longtemps été associé au Diable et à la sorcellerie et l’on compte même des édits comme celui d’Innocent VIII en 1484 qui ordonna aux croyants de brûler, même vifs, les Chats (domestiqués ou non) lors des feux de la Saint-Jean parce qu’ils incarneraient les forces maléfiques. Cette diabolisation féline par l’Eglise catholique se concrétisa en son sommet lorsque le Pape Grégoire IX assimila le Chat aux malheurs du monde (et notamment à ses pandémies de peste) ce qui ressort explicitement de la lettre qu’il adressa notamment à l’archevêque de Mayence en 1233[17].
Il faudra alors attendre le XVIe siècle et le Pape Sixte V pour que les Chats soient autorisés à être adoptés (puisque dédiabolisés) par des catholiques. Entre-temps, la peinture s’en fait l’écho lorsqu’elle représente, sous les pinceaux de Jérôme Bosch (circa 1500) une Tentation de saint Antoine au cœur de laquelle[18] est dissimulé, près d’une femme nue, un Chat (évidemment) noir jouant avec une proie allégorique du christianisme, un poisson. De même, lorsque le Diable apparaît à saint Dominique de Caleruja dans le Miroir historical (1400-1410) détenu à La Haye, il est directement représenté sous les traits d’un Chat noir.
Ce n’est alors évidemment pas un hasard si, William Baldwin, en 1553, rédigea son pamphlet anticatholique sous le nom de Beware the Cat. Il faut dire que les réactions parfois inattendues (pour ne pas dire étonnantes) du Chat, même lorsqu’on le croit en confiance, ont réellement de quoi nous interroger. Ne parle-t-on pas leur égard du célèbre « quart d’heure de folie » félin ? Il existe d’ailleurs en ce sens plusieurs décisions décrivant le Chat comme causeur direct ou non de méfaits comme s’il portait malchance à ceux et celles le croisant. Il en est ainsi, même en Droit administratif, d’un automobiliste ayant eu un accident alors que surgissait un Chat devant lui[19].
De la Pomponnette & des autres Chats errants. Le contentieux administratif en est témoin lorsqu’il évoque, encore de façon contemporaine, la crainte, la méfiance et la peur sinon la haine parfois viscérales, de certains citoyens vis-à-vis des Chats non domestiqués et que le Droit qualifie « d’errants » ou de « divagants ». L’art. L. 211-23 en son 2nd alinéa du Code rural précise ainsi :
« est considéré comme en état de divagation tout chat non identifié trouvé à plus de deux cents mètres des habitations ou tout chat trouvé à plus de mille mètres du domicile de son maître et qui n’est pas sous la surveillance immédiate de celui-ci, ainsi que tout chat dont le propriétaire n’est pas connu et qui est saisi sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».
Il existe donc trois hypothèses juridiques de divagation ou d’errance féline[20] :
soit le Chat est identifié (collier, tatouage ou puce) comme appartenant à quelqu’un mais il se trouve à plus d’un kilomètre du domicile de ce dernier ;
soit le Chat et surtout son propriétaire sont inconnus et le félidé se situe dans un périmètre urbanisé ;
soit le Chat n’est pas identifié et il fait l’objet d’une saisie « sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».
Ne sont donc pas qualifiés d’errants que les Chats sans maîtres. Si, comme dans La femme du boulanger (film de Marcel Pagnol (1938) adapté du Jean le Bleu de Jean Giono), on entend parfois le maître d’une Chatte déclarer comme Raimu dans le film précité :
« Ah ! te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette… Garce, salope, ordure, c´est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre Pompon, dis, qui s´est fait un mauvais sang d´encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins… », ….il faut par suite immédiatement distinguer si Pomponnette (que l’on imagine identifiée) se situe à plus d’un kilomètre de son maître pour savoir si on peut la qualifier d’errante.
Des maires & des Chats errants. C’est à propos de ces errances que survient le Droit administratif[21] qui énonce (aux art. L. 211-19-1 & L. 211-22 et s. du Code rural) un principe général de non-divagation des animaux que régule, par son pouvoir général de police administrative (art. L. 2212-1 Cgct), le maire de toute commune. Depuis le 1er janvier 2015, par ailleurs, et selon l’art. L. 211-27 du Code rural, tout maire (qui a l’obligation selon l’art. L. 211-24 du même Code de disposer d’une fourrière[22] ou d’un accès proche à un tel établissement) :
« peut, par arrêté, à son initiative ou à la demande d’une association de protection des animaux, faire procéder à la capture de chats non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification conformément à l’article L. 212-10, préalablement à leur relâcher dans ces mêmes lieux. Cette identification doit être réalisée au nom de la commune ou de ladite association.
La gestion, le suivi sanitaire et les conditions de la garde au sens de l’article L. 211-11 de ces populations sont placés sous la responsabilité du représentant de la commune et de l’association de protection des animaux mentionnée à l’alinéa précédent ».
Ces dispositions qui n’instaurent pas une obligation de stérilisation (cherchant à lutter contre la rage mais aussi contre une explosion incontrôlée des populations félines) des Chats vivant en colonie mais une potentialité telle par décision municipale coordonnée avec les associations locales de protection animale[23] sont à considérer selon l’état sanitaire du territoire. En effet, si la rage fait… rage, l’urgence et l’atteinte à la salubrité publique (et donc à l’ordre public) peuvent entraîner des pouvoirs exceptionnels administratifs allant jusqu’à la capture voire à la mise à mort de Chats pourtant non considérés comme sans maître. Cette question se retrouve déjà exposée dans un ancien contentieux[24] opposant la dame Le Clézio et MM. James Chillon et Géo Cordier, à l’administrateur colonial du cercle de Kindia (en Guinée dite d’Afrique occidentale française) parce que ce dernier avait prescrit, par un arrêté du 10 avril 1930, que l’on abattît les chiens et Chats errants de son ressort territorial ; l’arrêté étant estimé légal du fait d’un péril imminent de rage à la contagion extrême. La décision est la même dans cet arrêt d’assemblée[25] du 07 octobre 1977 : le droit administratif, peut, en cas de menace à la salubrité publique, ordonner par ces titulaires du pouvoir de police administrative, l’abattage des Chats considérés errants (même s’ils sont, on le redit, la propriété de maîtres identifiables). En outre, les mesures administratives sur les animaux errants concernent davantage les chiens et la potentialité de les faire divaguer en étant muselés ou retenus (en laisse) comme dans ces nombreux arrêts[26] relatifs à des contestations d’arrêtés cherchant à éviter les morsures. Par ailleurs, notre collègue, M. Loïc Peyen[27] ayant consacré au présent dossier une très belle contribution sur l’errance et la cohérence entre animaux et droit administratif, on y renverra aussitôt le lecteur.
De l’obligation d’identification domestique. Aussi, pour éviter toute capture et potentielle destruction d’un Chat estimé errant bien qu’appartenant à un ou à des maîtres, s’est imposée de facto puis de jure l’obligation d’en permettre l’identification patrimoniale au moyen de simples colliers mobiles puis de tatouages et de puces électroniques pérennes. Désormais, non seulement l’identification d’un Chat domestique est obligatoire[28] aux termes de l’art. L. 212-10 du Code rural mais, depuis le 1er janvier 2021, le décret n° 2020-1625 du 18 décembre 2020 portant diverses mesures relatives au bien-être des animaux d’élevage et de compagnie en sanctionne même le non-respect pour tout Chat né depuis 2012.
De la Chatte errante… mais libre ou en colonie ! Depuis la Loi n°99-5 du 06 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux, il existe même un statut parmi les Chats errants : ceux dits « libres » c’est-à-dire ceux qui, bien que n’ayant pas de maître(s), ont été stérilisés et identifiés par les services municipaux puis relâchés sur leurs lieux de divagation(s). Ces Chats que l’on laisse « libres », c’est-à-dire que l’on ne contraint pas à rester enfermés ne sont néanmoins pas, au regard du Droit, des animaux « sans maîtres » car même s’ils n’appartiennent pas à un particulier privé, leur identification les rattache soit à une association de protection animale soit à une mairie. Nos collectivités municipales sont ainsi les propriétaires ou les gardiennes (on y reviendra) de nombreux Chats dits libres alors qu’autrefois on préférait les abattre sans grande considération animale. Désormais, les Chats trouvés errants sont a priori plus en sécurité puisqu’on cherche d’abord à les identifier (mais aussi à les stériliser) et donc à les reconnaître puis à les relâcher.
Il en va de même de ceux estimés vivant en colonies ou en groupes sur des lieux communaux et similaires à toute collectivité tels des cimetières ou des terrains vagues. Seul le maire peut en ordonner la capture aux fins de les rendre « libres » et ce, hors de l’application préc. de l’art. L. 211-27 du Code rural. Par ailleurs, au regard des dispositions préc. du Code rural, le maire est bien le « gardien » des Chats (même non identifiés) vivant en groupes. En outre, redisons-le, « libres » ou non, les Chats ainsi considérés demeurent, en France, des « objets » et non (comme le prétendent d’aucuns) des « citoyens » à part entière du fait de cette « liberté » reconnue. C’est là tout le paradoxe de la qualification de Chats « libres » alors que, juridiquement, ils sont toujours des objets et non des sujets du Droit. Bref, ils ne sont « libres » que par distinction d’autres catégories.
Kwiskas. Se pose ensuite la question de la nourriture desdits Chats errants, « libres » ou non. Comme nous l’a rappelé la publicité parodique des Nuls[29] à travers ce célèbre communiqué du Ccc, le Comité Contre les Chats :
« Votre chaton est plein de vie, et ça, Kwiskas l’a compris. C’est pour ça que Kwiskas-Chaton est plein des bonnes choses qui sont bonnes pour votre chaton qui est plein de vie. Ça a l’air dégueulasse comme ça à première vue, mais c’est plein de bonnes choses qu’on peut pas comprendre, nous, humains. Mais si on leur demandait, aux chats, les chats, ils achèteraient Kwiskas. Ils se lèveraient sur leurs p’tites pattes, ils se bougeraient le cul et ils iraient acheter du Kwiskas. Au lieu de ça, les chats dépensent leur pognon au baby-foot et y passent leur temps à fumer des pétards et à grimper au plafond ». Pour conclure : « les chats, c’est vraiment des branleurs » !
Sans vérifier ici la véracité de ladite publicité, on évoquera la question de la nourriture des Chats errants dans les lieux publics (cimetières ou rues notamment). Un maire peut-il ainsi interdire à une « mère à Chats » ou à un « Papa des Chats » de venir donner croquettes et pâtés à des animaux susceptibles d’être qualifiés de Chats en divagation ? La question n’est – juridiquement comme éthiquement – pas si simple. Nourrir régulièrement un Chat errant entretient sa dépendance humaine mais nourrir un Chat qualifié de « libre » (identifié et stérilisé) devient indirectement obligatoire puisque, selon l’art. R. 214-17 du Code rural, « il est interdit à toute personne qui, à quelque fin que ce soit, élève, garde ou détient des animaux domestiques ou des animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité : 1° De priver ces animaux de la nourriture ou de l’abreuvement nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques propres à leur espèce et à leur degré de développement, d’adaptation ou de domestication ; 2° De les laisser sans soins en cas de maladie ou de blessure ». Puisque le fait de priver de nourriture un animal identifié (et ainsi considéré comme domestiqué) est prohibé, peut-on en conclure qu’existerait une obligation positive aux mairies ayant rendu des Chats « libres » de les nourrir ? On peut tout à fait l’affirmer.
Les premiers maîtres et surtout gardiens des Chats en France sont donc, eu égard à leur nombre, les maires de nos communes. Le lien avec la Chatte et le strat’ est ici patent.
Les maires ont alors à leur disposition juridique plusieurs possibilités d’actions lorsque les Chats estimés errants prolifèrent et ils ne peuvent désormais les mettre en œuvre qu’en collaboration étroite avec une association de protection animale. Ils peuvent ainsi décider de les identifier et de les stériliser (les rendant « libres »), voire de les mettre en fourrière et – de façon ultime au regard des conditions sanitaires – en décider l’abattage.
B. Du contentieux de la Chatte domestiquée : les appréhensions continues révélées ?
Du Pouvoir mystérieux à la Chatte ministérielle. La plupart des animaux de compagnie des femmes et des hommes de « pouvoir(s) » sont traditionnellement des chiens, incarnation de la force et de la fidélité animale. Il en est ainsi des célèbres canidés (souvent des labradors) de la Présidence française de la République :
Bravo, le berger allemand du Président Poincaré ;
Rasemotte, le corgi du Général de Gaulle ;
Jupiter, le labrador du Président Pompidou ;
Nil & Baltique, les labradors du Président Mitterrand ;
Maskou, le labrador du Président Chirac qui garda également de célèbres bichons maltais : Sumo & Sumette ;
Clara (et ce n’est pas une blague !), le premier chien labrador du Président Sarkozy avant que ne rejoignent ladite Clara, Dumbledore (un terrier), Big (un chihuahua) ainsi qu’un bâtard dénommé Toumi ;
Philae, le labrador du Président Hollande ;
& Nemo, le labrador du Président Macron dont on connaît également la poule (sic) Agathe.
Des chiens (comme ceux des Présidents américains Obama ou encore Biden) et quelques rarissimes Chats[30] à l’instar :
de Socks le Chat des Clinton ou d’India, la Chatte de George W. Bush ;
mais encore, en France, de Gris-gris le Chat chartreux de Charles de Gaulle dont on raconte qu’il le suivait partout.
Il faut dire que même domestiqué, le Chat, pour certains, fait encore peur et renvoie à l’idée d’un animal que l’on ne comprend pas, qui touche aux mystères[31] (souvent religieux) et dont on se méfie conséquemment comme si les nombreux Chats du Cardinal Richelieu (on lui en connaissait au moins une quinzaine dans son entourage proche[32]) inspiraient des formes de machiavélisme transmis à leurs propriétaires.
Au sommet de la religion (sans même évoquer le désormais célèbre Chat du rabbin[33]de Joann Sfar), l’histoire a connu Micetto, le chat du Pape Léon XII que recueillit à sa mort, et à sa demande, l’Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le vicomte François-René de Chateaubriand. Dans ses célèbres Mémoires d’outre-tombe, l’écrivain diplomate se remémore[34] :
« Léon XII, prince d’une grande taille et d’un air à la fois serein et triste, est vêtu d’une simple soutane blanche ; il n’a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d’un peu de polenta ».
D’aucuns, comme Karl Lagerfeld et sa célèbre Chatte Choupette[35], s’en sont vraisemblablement servi afin de se forger un personnage mystérieux et comme complotant avec leur animal de compagnie à l’instar de Madchat, le félidé du Docteur Gang, toujours avec son maître et potentiellement triomphant si l’inspecteur Gadget[36] ne déjouait pas leurs plans ou encore du Chat d’Ernst Stavro Blofeld dans la saga des films de James Bond. On a même d’ailleurs connu des chats dits espions comme Acoustic Kitty à la Cia ou dans des Armées. De nombreux ministères (à la différence de l’Elysée) ont aussi leurs Chats (parfois célèbres) à l’instar de :
Olive, le Chat du Ministère des Finances, décédé à Bercy en mai 2021 ;
Duchesse au Ministère des Outremers ;
ou de Boris au Ministère de l’Intérieur.
Cela dit, le Chat le plus célèbre des Ministères est certainement le Chief Mouser to the Cabinet Office, c’est-à-dire le Chat souricier du 10, Downing street, auprès du Premier ministre britannique. Il s’agit en l’occurrence de Larry depuis le 15 février 2011, assisté pour ce faire de 2012 à 2014 de Freya à l’initiative de David Cameron.
Du ronronnement calmant. Pourtant, quelques administrations (surtout à l’étranger mais aussi en France à titre expérimental et après avoir bravé bien des normes sanitaires pour ce faire) ont décidé d’utiliser le pouvoir calmant des Chats et notamment leur célèbre ronronnement auprès de publics contraints ou immobilisés à l’instar des usagers d’établissements publics (ou privés) de santé, de soin, ou encore d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). L’usage provient alors directement des neko Cafés, ces « bars à Chats » imaginés au Japon (peut-être en hommage au célèbre Chat blanc peint par Hiroaki Takahashi (dit Shotei) en 1924 eu égard au calme et à la sérénité qu’il inspire à simplement le regarder et à l’imaginer ronronner)… et qui tendent à se globaliser.
Il s’agit là, à nos yeux encore, d’une belle rencontre entre Chatte & droits administratif et de la santé.
Des Chats de particuliers privés aux contentieux pourtant administratifs. On pourrait croire, par suite, qu’à l’exception des quelques Chats mentionnés supra et proches de la Puissance publique, le Droit administratif serait a priori étranger à la question des contentieux relatifs à des Chats et à des Chattes appartenant à des particuliers privés. Tel n’est pourtant pas le cas.
Le Droit administratif s’intéresse aussi à ses Chats domestiqués. Mentionnons en ce sens, le contentieux des élevages félidés qui peuvent être assimilés, sous conditions, à des installations classées pour la protection de l’environnement (Icpe) au regard du Code de l’Environnement et doivent conséquemment respecter de nombreuses réglementations protectrices tant des animaux (Code rural) que de la Nature environnante ainsi que de la santé publique[37]. On peut également songer aux questions relatives au « classement » des races de Chats[38] dont un contentieux existe également. En effet, selon le Code rural (art. D. 214-8 et .s),
« il est tenu, pour les animaux des espèces canines et félines, un livre généalogique unique, divisé en autant de sections que de races. Le livre est tenu par une fédération nationale agréée, ouverte notamment aux associations spécialisées par race. L’association spécialisée la plus représentative pour chaque race ou groupe de races, sous réserve qu’elle adhère à la fédération tenant le livre généalogique, dans les conditions prévues par les statuts de ladite fédération, peut être agréée. L’agrément est accordé en tenant compte notamment de la régularité de la constitution et du fonctionnement de l’association, de la définition de ses objectifs, de l’importance des effectifs concernés et de l’organisation générale de l’élevage canin et félin. L’association spécialisée agréée est alors chargée de définir les standards de la race ainsi que les règles techniques de qualification des animaux au livre généalogique en accord avec la fédération tenant le livre généalogique. Les agréments prévus ci-dessus et les retraits d’agrément sont prononcés par arrêté du ministre chargé de l’agriculture après avis du conseil supérieur de l’élevage. Plusieurs associations spécialisées par race peuvent être invitées par l’autorité chargée de l’agrément à se regrouper pour constituer des unités suffisamment importantes et des ensembles autant que possible homogènes de races présentant entre elles des affinités ».
Ainsi, comme on le fait en matière sportive, par exemple pour le football[39] ou encore le basket-ball[40] professionnels, la Puissance publique délègue à une personne privée unique, ainsi chargée d’une mission de service public, le soin d’accomplir une mission reconnue d’intérêt général, en l’occurrence la constitution de livres généalogiques destinés à protéger les patrimoines génétiques animaliers. Evidemment, l’habilitation unilatérale ainsi délivrée à une seule personne morale de droit privée crée des envieux et donne lieu à une contestation souvent juridictionnelle que tranche le Conseil d’État en premier et dernier ressort. Pour un exemple récent à propos, précisément, de la matérialisation du « livre généalogique unique » des Chats, c’est la Fédération pour la gestion du livre officiel des origines félines qui a été agréée en 2006, ce que la Fédération féline française (une autre des FFF) a contesté (en vain) devant le Palais royal[41].
« J’ai peur pour ma Chatte » : des Chats sous la responsabilité de Maîtres peu soucieux. Si les stricts conflits de voisinages relèvent a priori du seul juge judiciaire, certains d’entre eux peuvent devenir des contentieux administratifs lorsqu’ils font intervenir le maire au titre de l’habitat insalubre. Tel est par exemple le cas de ce conflit de voisinage récemment relaté par l’Orne combattante[42] et aux termes duquel une citoyenne de la Ferrière-aux-Etangs (Mme Christiane S.) s’est émue, auprès de la Puissance publique municipale, de ce que l’un de ses voisins négligeait tant son jardin qu’il en venait à devenir une « jungle » où rats et vipères pulluleraient tant que la citoyenne en serait traumatisée pour son propre bien-être mais aussi celui de son animal de compagnie : « J’ai peur pour ma chatte » confia-t-elle ainsi au journaliste – peut-être un brin – malicieux.
Plusieurs autres contentieux administratifs sont également les témoins de ce risque de transformer, du fait d’une absence d’entretien normal, une propriété privée en habitat insalubre par l’accumulation, par exemple, de Chats ni entretenus ni nourris et évoquant un état quasi sauvage. C’est ce qu’évoque notamment cet arrêt de la CAA de Paris[43] au sein duquel le Ministère de la Santé faisait état du « caractère insalubre du logement de Mme F…, atteinte du » syndrome de Diogène « , qui [accumulait] les détritus dans son logement et dans les parties communes et [entretenait] des chats en très grand nombre ». Cela avait impliqué selon le Ministère des mesures d’assainissement sur le fondement de l’art. L. 1311-4 du Code de la Santé publique, l’immeuble litigieux étant devenu à ses yeux soumis à « un risque d’incendie et les voisins à la pestilence ». Parfois, même, il peut arriver que la Puissance publique se sente tenue d’ordonner in extremis l’abattage de Chats domestiqués chez un particulier ou en refuge lorsque la salubrité et la santé publiques, singulièrement, sont en jeu. Il en fut ainsi, par exemple, dans l’Isère, où la préfecture ordonna un retrait d’animaux puis leur euthanasie au détriment de l’association Droit de vivre[44].
II. Du contentieux de la Chatte par l’idée
Cela dit, le Droit administratif ne s’occupe pas que des Chattes animalières errantes et domestiquées, il traite également de lieux et de parties (sic) dans lesquels le terme apparaît (A) et même de questions plus fictionnelles c’est-à-dire davantage de l’idée du Chat que de son incarnation réelle (B).
A. Du contentieux de « la Chatte » urbanisée : les toponymes évoqués
« Alors la zone ? Ca dit quoi ? » : de la zone au pont : On ne sait si le chanteur marseillais, Julien Mari dit Jul, est le maître d’un Chat mais par sa chanson « Alors la zone » (in Demain ça ira ; 2021), il nous permet d’évoquer cette litanie des toponymes français qui contiennent le mot Chat ou – plus spécialement – Chatte. Il existe ainsi dans la Creuse, sur la commune de Bonnat, un « Pont de la Chatte » que l’on nomme alternativement « Pont de la Chatte » ou « Pont à la Chatte » dans un arrêt de la CAA de Bordeaux[45] relatif à une contestation de permis de construire en matière d’installation agricole. On peut aussi mentionner, parmi les zones urbanisées et qualifiées du nom de félidés, une « zone de la Chatte » (sic) sise à Noirmoutier-en-l’Ile qui a notamment posé des problèmes d’extension[46]. On trouve même, au Lamentin, un « Trou au Chat » qu’un contentieux ultramarin[47] a consacré à propos de responsabilité administrative. D’autres nombreux exemples existent dans la géographie et la toponymie française et ce, de façon positive comme historique à l’instar de la mention de ce bois vendéen aujourd’hui dénommé « de Céné » et autrefois qualifiée « de la Chatte ».
On relève par ailleurs, dans le contentieux administratif, de nombreuses parties dénommées Chat, Le Chat ou encore Chatte (avec ou sans accent aigu sur le e) ainsi qu’on en a déjà cité quelques mentions en introduction au sein du Lebon. Il existe de la même manière de très nombreuses personnes morales impliquées dans des contentieux publics et répondant aux dénominations félines à l’instar de cette entreprise dite du « Chat noir[48] » objet d’un contentieux fiscal[49].
De la commune de Chatte (Isère). Surtout, il nous faut mentionner, parmi les collectivités territoriales françaises, la ville de Chatte qui se trouve en Isère, entre Valence et Grenoble, aux confins du Parc naturel du Vercors.
En droit administratif, la commune ne se distingue pas particulièrement de ses circonscriptions limitrophes et l’on ne croit pas savoir qu’à la Faculté de Droit de Grenoble un ancien professeur de Droit administratif à l’instar d’un Jules Mallein[50] s’y soit installé ce qui lui aurait donné un attrait supplémentaire et un rapport à la matière[51].
La commune de Chatte est ainsi mentionnée au Lebon et sur Légifrance, comme toutes ses consœurs territoriales et ce, sans fréquence particulièrement importante ou faible à relever. Dès 1864, ainsi, on mentionne un arrêt du Conseil d’État opposant un habitant de Chatte (un Chattois) à la ville à propos d’une « voiture à quatre roues » non déclarée et qui aurait conséquemment échappé à l’imposition communale[52]. On trouve de même (et on en apprécie l’aléa) une jurisprudence de 1888[53] dénommée Sieur Mathieu c. Commune de Chatte également à propos d’un contentieux fiscal revenant sur la qualification dudit Mathieu comme « facteur de denrées et marchandises » assujetti et imposé au rôle de Chatte au regard de patentes commerciales. Plus proches de nous, temporellement, on pourra signaler quatre arrêts de la CAA de Lyon et deux décisions du juge de cassation mettant Chatte en avant :
CAA de Lyon, 06 mars 2001, Alain X. (req. 97LY02926) ; à propos de l’indemnisation demandée par un pharmacien ;
CAA de Lyon, 03 octobre 2017, Epoux G. & alii (req. 16LY00376) ; concernant un permis de construire contesté ;
CAA de Lyon, 07 juin 2018, Société Sindaro (req. 15LY03166) ; s’agissant de la survenance potentielle d’un aléa dans l’exécution d’un contrat de commande publique ;
CAA de Lyon, 12 février 2021, Société Campenon Bernard Dauphiné Ardèche (req. 18LY03565) ; à propos d’un lourd contentieux (et de son indemnisation) lors de la construction d’un centre aquatique de sports et de loisirs implanté sur Chatte.
Un deuxième contentieux est relatif à Chatte en matière d’implantation de la même officine pharmaceutique et a été jusqu’en cassation (cf. CE, 07 décembre 1994, Ministère de la Santé ; req. 150895) et il faut mentionner, pour clore cette liste, cet arrêt, également du Conseil d’État, de 2008 en matière fiscale[54].
Cela mentionné et évacué, Chatte n’a pas plus de rapport(s) avec le droit administratif que Montcuq dans le Lot ou Anus dans l’Yonne, non loin de Gland.
B. Du contentieux du « Chat » non animalier : de l’informatique à la langue félidés
Demain les « chats » ? Dans sa série triptyque et romancée sur les Chats[55] (qui débute par l’ouvrage Demain les chats), Bernard Werber, faisant parler son héroïne Bastet, permet à son lecteur d’imaginer et d’appréhender des Chats aux personnalités et aux sensibilités si anthropomorphiques que le lecteur finit par les assimiler à des personnages humanoïdes aux capacités similaires même si leurs morphologies ne leur permet pas tout. Il en est ainsi du rôle de Pythagore, le « chat de la voisine » qui initie l’héroïne à l’informatique, à l’accès via Internet à la connaissance universelle et conséquemment à ces autres « chats » qui ne sont pas des « Chats » animaliers mais des forums en ligne (des « chats ») où l’on peut converser et échanger (en anglais : discuter mais désormais aussi en français, « chatter » ou « tchatter » si l’on en reprend la dernière définition qu’en offre en 2021 le Dictionnaire Le Robert).
Le contentieux administratif, singulièrement pendant les confinements pandémiques dus à la Covid-19 s’est lui aussi mis à ses « chats » non félidés mais informatiques et ce, non seulement largo sensu parce que le décret n°2020-1406 du 18 novembre 2020 (portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif) engage de plus en plus au Télérecours et aux téléservices informatiques mais aussi parce que plusieurs décisions[56] ont fait état de visioconférences et de visiocours (sic) ainsi que de « chats » tenus à distance dans des Universités et établissements d’enseignement supérieur[57].
Le Chat, surtout petit, fait vendre. Que les Chatons fassent vendre est une évidence commerciale que ne renierait pas le groupe Henkel, aujourd’hui dépositaire de la marque originellement de savon (et désormais essentiellement de lessive et accessoirement de savon) Le Chat sur la base d’un savon « dit » de Marseille[58] propulsé par la savonnerie provençale Fournier-Ferrier. En effet, si le Chat – surtout noir et adulte – inquiète voire effraie, la Chaton représenté souriant (et sans griffes acérées) rassure et attendrit à l’instar d’une peluche d’enfance.
C’est le ressort avec lequel joue également, dans la tradition nippone, le Maneki-neko (littéralement le chat invitant), un porte-bonheur assis et souriant, levant la patte (gauche ou droite) en signe (respectivement) de bienvenue aux visiteurs et/ou à leur argent. La force de ce Chaton irrésistible se retrouve aussi par exemple, dans les arts, à travers cette célèbre étude de Léonard de Vinci proposant une Madonna del gatto (circa 1480) imaginant un Chaton né parallèlement à l’enfantement christique. Plus récemment, on imagine bien que si Marine Le Pen[59] a décidé de faire tant de photographies avec son élevage de Chats, c’est aussi pour actionner cette « carte » de l’attendrissement que provoquent les Chatons.
C’est aussi ce que nous a rapporté, après enquête, M. Morgan Sweeney, nous rappelant qu’en octobre 2013 (les 12 et 13) lors du salon du livre du Mans, il avait pu faire l’expérience suivante dans le cadre d’un stand éditorial : dès qu’il mettait en avant, avec ses acolytes, des photographies de Chatons sur une tablette numérique installée près des ouvrages à vendre, un public se créait et venait s’intéresser spontanément audit stand comme si les Chatons attiraient les foules par leur bienveillance. Le Chaton fait manifestement vendre ce qui explique, qu’en contentieux administratif également, on trouve mention de marque qui y font appel à l’instar – toujours depuis l’enfance – dès « langues de chat » qu’un arrêt de la CAA de Paris[60] vint évoquer à propos de tarifs douaniers et d’importations contrôlées.
D’une fiction, l’autre ? On s’est déjà positionné, à plusieurs reprises et à titre personnel, sur le fait qu’à nos yeux tout être vivant (et même tout être humain non vivant à l’instar des cadavres) mériterait – afin d’être protégés – d’être repensés au travers d’une nouvelle classification juridique des personnes et des choses qui ferait rentrer, certes de manière fictive mais comme tout instrument juridique l’est, les êtres vivants non humains (Mer méditerranée, Chats ou encore Arbres et tous les êtres vivants de la faune et de la flore) au sein d’une catégorie de « personnes » actrices et non uniquement « objets » du Droit. Certes, pour les animaux dont la Chatte comme pour les êtres arborés, cette personnification juridique implique nécessairement la désignation d’un représentant humain mais ceci est tout aussi raisonnable ou déraisonnable que l’hypothèse qu’existe une personnalité juridique sociétale ou associative qu’incarne un représentant humain alors que, de facto, ni l’association ni la société, n’existent matériellement et physiquement. La proposition a notamment été portée en France par notre collègue Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[61] mais la doctrine, majoritaire, y est toujours réfractaire et considère souvent que les promoteurs de la personnification juridique ne seraient que des utopistes aux valeurs plus métaphysiques sinon politiques que juridiques[62]. Toutefois, comme il ne s’agit pas, fondamentalement, de droit administratif, on ne développera pas ici notre sentiment[63] (que l’on peut cela dit rapprocher de notre démonstration à propos de la personnification désirée d’un autre être vivant : l’Arbre[64]).
Une patte de / dans notre patrimoine culturel ? Et si – comme on le proposait en 2017 au sein des Mélanges dédiés en hommage à Annie Héritier[65] – on faisait une assimilation des Chats à ce patrimoine culturel qui était si cher à la récipiendaire de l’hommage précité ?
Des Chats en peintures, en statues, en photographies, en littérature et même en musique(s) ; bref, dans l’Art, il y en a des millions. Qu’on songe ainsi aux représentations millénaires de la Déesse égyptienne antique Bastet, divinité de la « joie du foyer », que l’on peut par exemple admirer dans plusieurs statuettes – notamment en bronze – exposées dans les musées du Louvre ou encore – évidemment – du Caire. Qu’on pense également au Chat nommé Babou de Salvador Dali que l’on retrouve dans plusieurs célèbres photographies déjantées de l’artiste ou encore au tableau des Noces de Cana de Veronese qui fait également apparaître un petit félin joueur. Outre le Garfield contemporain de Jim Davis, citons aussi le cas amusant de cette peintre russe, Svetlana Petrova, qui a intégré dans des copies de toiles célébrissimes (comme la Joconde notamment) son gros Chat Zarathustra au milieu des célébrités ! Le Chat est donc déjà bien, sous cet aspect, dans notre patrimoine culturel. Il l’est également dans de nombreuses îles ou endroits inséparables de leurs populations félines : Aoshima, « l’île aux Chats » japonaise ; la plupart des cimetières où ils évoluent en Méditerranée ; tous ceux que l’on voit errer à Athènes, au Caire ou encore à Rabat comme s’ils étaient là avant nous et que nous étions là pour eux sinon pour les déranger. Ces lieux sont inséparables des Chats. Outre leurs représentations en arts, les Chats ne font-ils conséquemment pas partie du patrimoine culturel en ce sens ; eux qui animent tant d’endroits culturellement chargés et reconnus comme tels ?
Récemment, de façon itinérante et sur les domaines publics des plus grandes métropoles françaises, des statues en bronze du célèbre Chat de Philippe Geluck[66] ont même été temporairement implantées à Paris puis à Bordeaux et désormais à Caen, à l’heure où nous écrivons (septembre 2021).
Le Chat est décidément bien implanté dans le droit administratif (ici domanial et des biens).
De la Nation & du patrimoine culturel. Annie Héritier a démontré avec succès que l’art était une composante essentielle de la Nation, fût-elle une fiction ; que la Nation sans Art n’avait ni sens ni peut-être même intérêt au même titre que l’Histoire ou encore la Langue. Comment ne pas la suivre ?
Cela dit, dès que l’on admet l’existence même d’un « patrimoine » (culturel ou non) se pose a priori au moins la question – en Droit – de son propriétaire. Admettrait-on l’hypothèse d’une Nation propriétaire sachant de surcroît que, de facto, les Chats n’appartiennent à personne et quiconque croit en posséder un ou plusieurs se trompe ! Soit ce sont eux qui nous possèdent (très probable puisque nous les servons) soit nous – et la Nation – n’en serions que les gardiens protecteurs et ce, à l’instar des maires précités gardiens des chats « libres » et en colonies sur leurs territoires.
Autre hypothèse, que les études récentes sur les biens communs[67] ravivent, celle – précisément – d’une impossible propriété par le biais d’une notion comme celle de « patrimoine commun » que l’on peut retrouver, pour l’Art par exemple, dans les mots sublimés par Annie, d’Antoine Quatremère de Quincy selon lequel l’Art appartenait[68] « à tous les peuples ; nul n’a le droit de se l’approprier ou d’en disposer arbitrairement. Celui qui voudrait s’attribuer sur (…) les moyens d’instruction une sorte de droit et de privilège exclusif serait bientôt puni de cette violation de la propriété commune, par la barbarie et l’ignorance ». Alors résumait notre amie avec une extrême justesse[69] :
« l’Etat » n’est ici « que le gardien ou le gérant des objets d’art désignés dans l’ordre du temps. Le propriétaire actuel n’est qu’un médiateur, entre les générations ne possédant que l’usufruit de la réalité symbolique ou morale d’un bien possédé par l’histoire, dont la France s’arroge l’exercice de la propriété ». La question d’une hypothèse de l’Art comme bien commun ne lui avait du reste pas échappé[70].
De la Nation comme gardienne & protectrice. C’est l’hypothèse que nous voudrions ici former à titre conclusif. La Nation n’est a priori pas propriétaire du patrimoine culturel – comme des Chats – ! Elle en est davantage – à nos yeux – la gardienne protectrice de la même manière que la Couronne d’Ancien Régime était gardienne (mais non propriétaire) du domaine royal ou à l’image de ce que Jean-Baptiste Victor Proudhon décrivait dans son Traité du domaine public en 1834 lorsqu’il envisageait – précisément – un tel domaine sans propriétaire mais uniquement sous la protection bienveillante de représentants publics de la Nation. Récemment, à propos des corps morts[71], nous avons également, opté pour la même proposition : considérer que les cadavres ensevelis dans nos cimetières ou dispersés en cendres dans la Nature ou les sites cinéraires étaient précisément non des choses mais des personnes placées sous la garde et la protection de la républicaine Nation. Et s’il en était de même pour les inappropriables félins ?
Duetto Buffo di Due Gatti. Ce ne serait pas à Gioacchino Rossini (même si chacun le lui attribue) que l’on devrait le célèbre duo des Chats (duetto buffo di due Gatti) qu’interprètent souvent des sopranos duettistes en fin de concert afin d’en réveiller l’assemblée mais à Robert Lucas de Pearsall, sous le pseudonyme de Berthold. Il nous a semblé opportun, également, de conclure par ses paroles en laissant soin au lecteur d’aller s’enivrer (en musique) de l’interprétation qu’en donnent Ann Murray & Felicity Lott dans un exceptionnel enregistrement, pour la BBC, au Royal Albert Hall le 14 septembre 1996[72]. Et si le lecteur ne comprend pas les liens entre le Droit (même administratif) et l’Opéra, on se permettra, avec révérence, de le renvoyer à quelque ouvrage encore récent[73].
« Miau
Miau
Miau
Miau
Miau
Miau
Miau
Miau miau
Miau miau
Miau-miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau
Miau
Miau miau
Miau miau
Miau
Miau miau
Miau miau
Miau miau
Miau
Miau ».
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères / Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 369.
[1] Le seul véritable greffier que l’on affectionne est M. Steven G. mais il s’avère qu’en argot, un « greffier » est aussi le nom donné aux Chats noirs dont le plastron est blanc à l’instar de la « cravate batiste » blanche des uniformes stolaires des avocats et des greffiers. Sur ledit costume, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre Ordre & Egalité » inChansons & Costumes « à la mode » juridique & française ; Toulouse, L’Epitoge ; 2016 ; p. 161 et s.
[2]Dead Poets Society ; de Peter Weir (1989) avec notamment Robin Williams dans le rôle du professeur (et « capitaine ») John Keating.
[3] Par exemple s’agissant de la décision : CE, 04 novembre 2020, M. B. (req. 440963) avec nos obs. in Jcp A ; 13 novembre 2020 ; n° 46.
[4] On fait ici (bien évidemment) référence au terme de « Chatte » comme synonyme de chance ; expression notamment popularisée sinon affectionnée par Sophie Prosper après Benoît Paire qui l’a célébrée sur les cours de Roland Garros ainsi que par des publicités humoristiques mettant en avant sa célèbre punchline sportive exultée en juin 2019 lorsqu’il affronta Kei Nishikori en 8e de finale sur le court Suzanne Lenglen et qu’il perdit. Cf. ligne : https://www.eurosport.fr/tennis/la-chatte-qu-il-a-il-y-a-un-an-benoit-paire-s-illustrait-sur-le-lenglen_vid1317290/video.shtml.
[5] Pour d’aucuns et, par extension métonymique, la « Chatte » est aussi un synonyme de la femme comme on peut l’entendre dans la chanson de Fernandel « Félicie aussi » : « Afin d’séduire la petite Chatte, j’l’emmenai dîner chez Chartier ! Comme elle est fine et délicate. Elle prit un pied d’cochon grillé ».
[7] L’une des premières occurrences du terme est par exemple celle relative au nom d’une partie (le sieur Chatte) dans l’affaire opposant le susdit à la ville d’Auxerre dans un contentieux fiscal de patentes dont il contestait le montant à acquitter en sa qualité de marchand de cristaux (cf. CE, 18 septembre 1854, Chatte ; Rec. 839). Au début du siècle suivant, un autre contentieux du même nom est ouvert par la veuve Chatte : cf. CE, 28 mai 1909, Veuve Chatte c. Ministère de la Marine ; Rec. 539. L’année suivante (cf. CE, 28 décembre 1910, Veuve Jan née Chatte c. Direction des douanes ; Rec. 1030), le Recueil Lebon mentionne même une dénommée Jan née Chatte autrefois mariée à un préposé des douanes dont la pension de réversion était contestée.
[8] Comme en témoigne au présent dossier, la très belle contribution de M. Mathias Amilhat.
[9] Ce n’est pas une coquetterie éditoriale mais un désir conscient et volontaire de l’auteur de matérialiser, lorsqu’il le mentionne personnellement (et non au sein d’une citation), une majuscule aux termes « Chat » et « Chatte » de la présente étude et ce, précisément, pour appuyer l’importance qu’il leur attribue.
[10]A priori vivant dans le cadre fréquent des études mais son cadavre peut également donner lieu à contentieux et à étude juridique.
[11] Modification portée par la Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (en son art. 02).
[12] Comme le déclare par exemple la Fondation 30 millions d’amis sur son site :
[13] Le chiffre neuf était sacré chez les Egyptiens qui l’ont associé à celui des vies du Chat censé être résistant aux malheurs que des humains ne pourraient supporter. En témoigne le très bel ouvrage : Bobis Laurence, Les neuf vies du chat ; Paris, Gallimard ; 1991. Citons également, par extension, la qualification de ce fouet de torture, le « chat à neuf queues » qu’évoque un autre grand livre de Frédéric Othon Théodore Aristidès dit Fred à travers sa série des Philémon : Le chat à neuf queues ; Paris, Dargaud ; 1978.
[14] Et ce, même si la blague la plus courue chez tous les amateurs de Chats, consiste à affirmer que « nous » êtres humains habitons « chez » eux et non l’inverse tant ils semblent parfois se considérer comme nos Dieux !
[15] Certains les associent ainsi aux Templiers comme le rappelle, parmi bien d’autres associations : Doumergue Christian, Le Chat ; légendes, mythes & pouvoirs magiques ; Paris, L’Opportun ; 2018 ; p. 55 et s.
[16] Citons à cet égard l’hypothèse dite du mandragot ou matagot ce « Chat noir » (mais également dit « d’argent ») diabolique qu’un sorcier ou une sorcière obtiendrait du Diable lui-même en échange de son âme humaine. La célèbre nouvelle (1843), traduite par Charles Baudelaire, d’Edgar Allan Poe (The Black Cat ; le Chat noir) en est la parfaite illustration. Par ailleurs, rappellera-t-on, « les Chats noirs restent en refuge » du fait de cette mauvaise réputation tenace, « 24 % plus longtemps que les autres » (Arnaud Mathilde, Chat noir ; Paris, Les grandes personnes ; 2020 ; p. 01). Le dernier ouvrage cité est un exceptionnel opus en pop-up artistique.
[17] Lettre dont des extraits sont reproduits inLes neuf vies du chat ; op. cit. ; p. 131.
[18] Il s’agit d’un triptyque exposé au Musée national des Arts antiques de Lisbonne ; le chat figurant sur le panneau de droite.
[19] L’affaire est effectivement portée devant le juge administratif du fait, en l’espèce, de la présence de travaux publics : CAA de Nancy, 04 août 2005, Eric X. ; req. 01NC00307.
[20] Ce qui distingue, une nouvelle fois, le chat du chien ; ce dernier (au titre de l’art. L. 211-23 du Code rural également) est estimé divaguant au regard d’un critérium d’action de chasse ainsi que d’un périmètre, bien plus réduit, de seulement cent mètres de distance à son maître.
[21] A propos de leur adaptation ultramarine sur l’île de la Réunion : CE, 10 novembre 2004, Association Droit de cité ; req. 253670.
[22] Sur cette obligation : cf. CE, 13 juillet 2012, req. 358512.
[23] Plusieurs d’entre elles militent en ce sens pour des campagnes de stérilisation qui permettent d’éviter celles, plus catégoriques, d’abattage.
[24] CE, Sect., 10 mars 1933, Dame Le Clezio & Sieurs Chillon & Cordier ; Rec. 300.
[25] CE, Ass., 07 octobre 1977, Roland X. ; req. 05064.
[26] A propos d’un arrêté du maire de Béziers : CAA de Marseille, ord., 30 novembre 2016 ; req. 16MA03774.
[27]Cf. en ligne : « Errance animale et co-errance du droit » par Loïc Peyen.
[28]Cf. en ce sens : CE, 03 mai 2004, fondation assistance aux animaux ; req. 249832.
[30] A leur égard : Lucaci Dorica, 100 Chats qui ont fait l’histoire ; Paris, L’Opportun ; 2015.
[31] Cette idée se retrouve encore de façon contemporaine in Divina-Touzeil Flora & Joquel Patrick, Regards félins ; Mouans-Sartoux, Editions de la Pointe Sarène ; 2021 (en cours).
[32] Partant, c’est à Richelieu, convainquant Louis XIII, que l’on doit la « réhabilitation » des Chats en France alors que le monde médiéval en avait fait des diableries incarnées.
[33] La série dessinée compte à ce jour dix albums à la suite de : Sfar Joann, Le chat du rabbin ; Tome 1. La Bar-Mitsva ; Paris, Dargaud ; 2002.
[35] Dont le compte Twitter (en langue anglaise) est : @ChoupettesDiary sous l’appellation Choupette Lagerfeled.
[36] Dans la série éponyme d’animation créée en 1983 par MM. Bruno Bianchi, Andy Heyward et Jean Chalopin.
[37] En ce sens : CAA de Lyon, 11 juillet 2019, Mme B & alii. ; req. 18LY00500.
[38] Pour l’un des plus accessibles et illustrés : Le Grand livre des chats ; Paris, Deboree ; 2019.
[39]Cf. Maisonneuve & Touzeil-Divina Mathieu(x) (dir), Droit(s) du football ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014.
[40]Cf. Löhrer Dimitri & Touzeil-Divina Mathieu (dir), Droit(s) du basket-ball ; Toulouse, L’Epitoge ; 2022 (en cours).
[41]Cf. CE, 06 juin 2018, Fédération féline française (req. 403977).
[42] Edition du 16 septembre 2021 ; article de M. Maxime Cartier qui nous a été indiqué (et on l’en remercie) par Mmes Flora D. et La Callas de Durcet (Orne).
[43]Cf. CAA de Paris, 27 octobre 2020, Mme F. (req. 19PA01303).
[44] Pour l’issue du contentieux et la mention d’un recours abusif : Cf. CAA de Lyon, Association Droit de vivre ; req. 13LY00620.
[45] CAA de Bordeaux, 02 juillet 2020, Mme H. & alii ; req. 18BX04317.
[46] CAA de Nantes, 28 février 2020, Mme H. & alii ; req. 19NT00205.
[47] CAA de Bordeaux, 16 mai 2013, Sci Lou ; req. 12BX02550.
[48] A l’instar du célèbre cabaret parisien qu’immortalisa Théophile Steinien dans ses lithographies dites de la « Tournée du Chat noir de Rodolphe Salis » (1896).
[49] CAA de Versailles, 17 septembre 2019, M. E. D. ; req. 18VE01237.
[50] On signale à son égard ses exceptionnelles Considérations sur l’enseignement du Droit administratif (Paris, 1857) notamment dues à plusieurs échanges antérieurs avec le doyen Foucart et à propos desquels on est revenu in Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart ; Poitiers, Lgdj ; 2007.
[51] Cela dit, selon nos sources, c’est l’homonyme d’un autre grand professeur de Droit public qui est le Maire actuel de Chatte : André Roux et ce, depuis mars 2001.
[52] CE, 08 décembre 1864, Sieur Pellerin c. Commune de Chatte ; Rec. 964.
[53] CE, 20 janvier 1888, Sieur Mathieu c. Commune de Chatte ; Rec. 51.
[54] CE, 14 avril 2008, Société T2S ; req. 298777.
[55] Respectivement : Werber Bernard, Demain les chats ; Paris, Albin Michel ; 2016 ; Sa majesté des chats ; Paris, Albin Michel ; 2019 et La planète des chats ; Paris, Albin Michel ; 2020.
[56] Dont : CAA de Paris, 22 mai 2018, Sté Foretec ; req. 15PA03365 et autres.
[57] Voyez ainsi à propos du Cnam et d’un étudiant étranger à qui l’on a demandé de quitter le territoire français : CAA de Nancy, 02 février 2021, Mme A. ; req. 19NC02586.
[58] On se permettra, à l’égard, de l’huile d’olive et de sa part dans le savon « dit » de Marseille, de renvoyer à : « Droit, « Bio » & huile(s) d’olive : le cas du savon de Marseille » in Droit(s) du Bio ; Toulouse, l’Epitoge ; 2018 ; p. 135 et s.
[59]Cf. en ligne sur le site du journal Gala (si, si !) : « Marine Le Pen et les chats : sa passion interpelle » au 04 janvier 2021 : https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/marine-le-pen-et-les-chats-sa-passion-interpelle_461156.
[60]Cf. CAA de Paris, 05 avril 2018, Syndicat des importateurs et distributeurs de Nouvelle-Calédonie ; req. 16PA02174.
[61] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.
[62] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.
[63] Par ailleurs, la contribution au présent dossier de Mme Sonia Desmoulin-Canselier en traite explicitement.
[64]Cf. Touzeil-Divina Mathieu, « L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) » in L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) ; ouvrage réalisé pour célébrer le 65e anniversaire de la parution de L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono (…) & en hommage au poète & ami des Arbres, Jean-Claude Touzeil ; Toulouse & Manosque ; 2019 ; p. 13 et s. Un large extrait s’en retrouve également en ligne : http://www.chezfoucart.com/2020/11/25/droits-de-larbre/.
[65] Touzeil-Divina Mathieu, « C comme Chat(s) de la Nation » in Les mots d’Annie Héritier. Droit(s) au Cœur & à la Culture ; Toulouse & Nice ; 2017 ; p. 45 et s. Les propos ci-après en sont directement issus.
[66] Dont l’œuvre dessinée et félidée a débuté par des strips dudit Philippe Geluck au journal Le Soir en 1983.
[67] On pense originellement à The tragedy of the Commons (de Garrett Hardin ; 1968) mais aussi et surtout aux réflexions issues du Dictionnaire des biens communs (Paris, Puf ; 2017) dirigé notamment par Marie Cornu.
[68] Quatremere de Quincy Antoine, Lettres à Miranda (…) ; Paris, 1796 ; Lettre I ; p. 90 ; cité par Heritier Annie ; Genèse de la notion juridique de patrimoine culturel (1750-1816) ; Paris, l’Harmattan ; 2003 ; p. 122 et s.
[70]Cf. Heritier Annie, « Le Street Art, bien commun artistique ? » in Juris art, 1er avr. 2014, n° 12, p. 39 et s.
[71] Ce que nous avons développé en dernier état des lieux in Touzeil-Divina Mathieu, Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2017 ; chap. 10 ; p. 367 et s.
[72] Heureusement en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=fJAo3D5GliA.
[73] Touzeil-Divina Mathieu, Stirn Bernard & Rousset Christophe (dir.), Entre opéra & Droit ; Paris, LexisNexis ; 2020.