Adrien Pech
ATER en Droit Public
Université Toulouse 1 Capitole
La gestion constitutionnelle
d’une crise exceptionnelle.
Bataille autour de la liberté
d’aller et venir en Castilla y León
Observations sous Tribunal Suprême espagnol,
16 février 2021, Acuerdo del Presidente de la Junta de Castilla y León, n°12/2021
Art. 325.
L’action du pouvoir exécutif pendant la pandémie de COVID-19 a été scrutée[1] et contestée[2]. Aucun « exécutif » n’est épargné, qu’il soit national[3] ou régional. Le 16 février 2021, le Tribunal Suprême espagnol a prononcé une décision concernant une mesure de couvre-feu régionale.
En l’espèce, le 15 janvier 2021, le Président de la Junta[4] de la communauté autonome de Castilla y León adopte la décision 2/2021 sur le fondement de l’article 5.2 du décret royal 926/2020 du 25 octobre 2020 déclarant l’état d’alarme[5].
La décision prévoit qu’un couvre-feu soit instauré sur l’ensemble du territoire de la communauté autonome à compter de 20 heures[6], jusqu’à 6 heures du matin[7]. Dans cette plage horaire, la circulation des personnes est interdite sauf lorsqu’elle sera en lien avec l’une des activités listées à l’article 5.1 du décret royal 926/2020[8], à savoir, l’acquisition de médicaments, produits sanitaires ou biens de première nécessité[9], pour se rendre dans des centres médicaux[10], dans des établissements vétérinaires en urgence[11], pour respecter une obligation professionnelle, administrative ou répondre à une convocation judiciaire[12], pour rentrer à son lieu de résidence habituel après avoir réalisé l’une des activités citées aux termes de ce paragraphe[13], pour assister une personne dépendante ou vulnérable[14], pour une raison de force majeure ou de nécessité[15], pour toute autre raison analogue à la condition qu’elle soit dument justifiée[16] et pour le ravitaillement nécessaire en carburant afin de réaliser l’une des activités précitée[17].
La contestation de la décision 2/2021 devant le Tribunal Suprême espagnol met en exergue la difficulté pour le pouvoir exécutif régional de Castilla y León, de gérer une crise exceptionnelle tout en restant dans les limites constitutionnelles.
En l’espèce, la confrontation entre la légalité constitutionnelle et l’exceptionnalité sanitaire (I), est tranchée par le Tribunal Suprême espagnol en faisant primer le premier impératif sur le second (II).
I. La confrontation entre la légalité constitutionnelle et l’exceptionnalité sanitaire
L’exécutif central espagnol a saisi le Tribunal Suprême d’une demande de suspension de l’application des points 1 et 3 de l’article primero de la décision, à savoir l’horaire de début du couvre-feu et l’interdiction de circulation qui en résulte. En effet, selon le requérant, ces dispositions iraient au-delà de l’article 5.2 du décret royal 926/2020 qui autorise une restriction de la liberté de circulation à partir de 22 heures et non avant cet horaire[18]. Selon le gouvernement espagnol, le Président d’une communauté autonome n’est pas compétent afin d’ajouter ou d’aggraver une restriction prévue à l’article 5 du décret royal précité[19].
De l’autre côté de la barre, suivant la logique bien connue des « circonstances exceptionnelles »[20], qui permet par exemple à un pouvoir exécutif de fonder un acte réglementaire[21], la communauté autonome soutient que la situation épidémiologique « más que excepcional » dans la communauté, fait courir un « riesgo evidente y real » pour la santé et la vie humaine[22]. C’est pourquoi, la mesure adoptée doit être maintenue sous peine d’une entrave à l’intérêt général[23] et d’une atteinte à l’article 43 de la Constitution reconnaissant le droit à la protection de la santé ainsi qu’à l’article 15 qui protège le droit à la vie et à l’intégrité physique des individus[24]. La communauté autonome demande donc à ce que la protection de la santé, de la vie et de l’intégrité physique des individus prévale sur leur liberté d’aller et de venir en démontrant que la mesure adoptée respecte le principe de proportionnalité[25]. La défenderesse considère par ailleurs qu’elle était fondée à adopter la mesure contestée sur le fondement du décret royal susvisée puisqu’en ses articles 9 et 10, il autorise notamment les communautés autonomes à « moduler » les mesures énoncées par ledit décret. Or, selon elle, ce verbe doit être interprété comme pouvant servir de fondement juridique à une aggravation des mesures[26].
II. La protection de la légalité constitutionnelle malgré l’exceptionnalité sanitaire
La décision du Tribunal Suprême espagnol fait droit à la demande de suspension des dispositions précitées aux termes d’une analyse sur le terrain des droits et libertés fondamentaux que la Constitution espagnole garantit.
En effet, le Tribunal Suprême considère que toute restriction ou limitation d’un droit ou d’une liberté fondamentale, tel que la liberté d’aller et venir, ne peut intervenir que dans le cadre des règles constitutionnelles. La déclaration de l’état d’alarme peut justifier des restrictions aux droits et libertés des individus. Néanmoins, formellement, il convient que de telles mesures soient expressément prévues aux termes du décret portant déclaration de l’état d’alarme.
Concrètement, le Tribunal Suprême exige que les dispositions régionales imposant une restriction à la liberté d’aller et de venir entrent dans le champ d’application des mesures prévues par le décret portant déclaration de l’état d’alarme. Or, en l’espèce, ledit décret prévoit que les restrictions à la liberté de circulation peuvent intervenir entre 22 heures et 6 heures du matin, sans qu’il ne soit possible d’aggraver ces dispositions. Dès lors, la Communauté autonome n’était pas fondée à soutenir qu’elle pouvait aggraver les dispositions du décret portant déclaration de l’état d’alarme en imposant un couvre-feu à compter de 20 heures[27].
Ce faisant, la défenderesse a dépassé le champ d’application de l’habilitation qui lui est donnée par l’article 5 du décret royal précité. La décision du Président de la Junta de la communauté autonome a été adoptée en méconnaissance des règles de compétence matérielle applicables. Le Tribunal précise que la protection de la santé et de la sécurité des citoyens est la finalité commune tant de l’exécutif national que de l’exécutif régional. En revanche, il ajoute, d’une manière qui rendrait (presque) le juriste français envieux[28], qu’en tout état de cause, et quelle que soit l’état de la situation sanitaire, les restrictions apportées aux droits et libertés fondamentaux doivent s’inscrire dans la légalité constitutionnelle, tant du point de vue formel que du point de vue des règles de compétence[29]. Par conséquent, le Tribunal Suprême fait droit à la demande de suspension provisoire des dispositions de la décision 2/2021 du Président de la Junta de la communauté autonome de Castilla y León.
Dans ses observations sous la décision du Conseil constitutionnel, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, Michel Verpeaux avait ouvert son propos en affirmant : « A situation exceptionnelle, décision anormale »[30]. A l’inverse, dans cette décision, le Tribunal Suprême espagnol décide d’assortir une décision « normale » à une situation « más que excepcional », en s’inscrivant dans la légalité procédurale. Plus que jamais, à « situation exceptionnelle », les juges doivent rendre des « décisions ordinaires ».
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 325.
[1] Colloque virtuel. Droit et coronavirus. Le droit face aux circonstances sanitaires exceptionnelles, 30 et 31 mars 2020.
[2] HENNETTE VAUCHEZ S., SLAMA S., « La valse des états d’urgences », AJDA, 2020, p. 1753.
[3] En France, par exemple, l’ordonnance prononcée par le Conseil d’Etat le 22 mars 2020 (Syndicat Jeunes Médecins, n°439674, comm. Pastor, AJDA, 2020, p. 655 ; X. Dupré de Boulois, RDFL, 2020, Chron. n° 12 ; Touzeil Divina, JDA, Actions & reactions au COVID-19, 2020, art. 281), a été la première décision d’une longue série. V. PASTOR J-M., « Des référés-liberté tous azimuts », AJDA, 2020, p. 756 ; DE MONTECLER M-C., « Des référés-liberté tous Les tribunaux administratifs à leur tour sur le front de l’épidémie », AJDA, 2020, p. 757. Sur un état des lieux du contrôle des mesures de police adoptées, V. SYMCHOWICZ N., « Etat d’urgence sanitaire et contrôle juridictionnel des mesures de police. Regard critique sur l’office du juge administratif », AJDA, 2020, p. 2001.
[4] En raison de l’imprécision d’une traduction de ce terme par « gouvernement », il sera conservé en langue espagnole.
[5] Real Decreto 926/2020, de 25 de octubre, por el que se declara el estado de alarma para contener la propagación de infecciones causadas por el SARS-CoV-2, BOE núm. 282, de 25 de octubre de 2020, páginas 91912 a 91919 (8 págs.).
[6] Acuerdo 2/2021 du Président de la Junta de la communauté autonome de Castilla y León, BOJCyL de 16 de enero de 2021, primero, 1.
[7] Ibid., primero, 2.
[8] Ibid., primero, 3.
[9] Real Decreto 926/2020, op. cit., article 5.1, a.
[10] Ibid., article 5.1, b.
[11] Ibid., article 5.1, c.
[12] Ibid., article 5.1, d.
[13] Ibid., article 5.1, e.
[14] Ibid., article 5.1, f.
[15] Ibid., article 5.1, g.
[16] Ibid., article 5.1, h.
[17] Ibid., article 5.1, i.
[18] TS, 16 février 2021, Acuerdo del Presidente de la Junta de Castilla y León, n°12/2021, p. 5.
[19] Ibid., p. 6.
[20] FAURE B., « Théorie et pratique des compétences des collectivités territoriales face à la crise sanitaire », AJDA, 2020, p. 1727.
[21] Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19, JORF n°0066 du 17 mars 2020.
[22] TS, 16 février 2021, op. cit., p. 8.
[23] Ibid., p. 7.
[24] Ibid., pp. 7 – 8.
[25] Ibid., p. 8.
[26] Ibid., p. 10.
[27] Ibid., p. 14.
[28] Nous faisons notamment référence à la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, n° 2020-799 DC, V. not. MAGNON X., « Les principes d’un droit constitutionnel jurisprudentiel d’exception », AJDA, 2020, p. 1257 ; LETTERON R., « Covid-19 : Le Conseil constitutionnel marche sur la Constitution », Blog Liberté, Libertés chéries, 28 mars 2020.
[29] En vertu de l’article 116.2 de la Constitution et de la loi organique 4/1981.
[30] VERPEAUX M., « Loi organique d’urgence sanitaire et question prioritaire de constitutionnalité », AJDA, 2020 p. 839.