Art. 423.
à la suite d’une première étude (cf. ICI) – par les mêmes auteurs – le JDA est heureux de vous présenter ci-dessous le second article suivant :
Jean Renel SENATUS
Doctorant en Droit (Laboratoire DANTE, UVSQ, Université Paris Saclay,
France & Laboratoire LASEJ de l’Université d’Etat d’Haïti)
senatusjnrenel@yahoo.fr
Philippe CHARLIER,
(Laboratoire LAAB, UVSQ, France & Département d’épidémiologie
/ santé publique, APHP, Garches, France)
Résumé : Dans cet article, il sera question de saisir la personnalité juridique du zombi dont le statut légal et social est ignoré par la société. Dépouillé de tout privilège nécessaire à son humanité, le zombi fait face au principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et est devenu une espèce vivante à ressemblance humaine, vivant en marge de la loi et de la société. L’existence du zombi remet en question l’équilibre du droit et de la justice puisque le phénomène dont il est le produit ébranle les théories qui s’opposent aux réalités du mort-vivant. Dès lors, le droit positif par le biais du tribunal se doit de restituer à cet individu la pleine et entière jouissance de ses droits et prérogatives essentiels à son humanité volée et la restitution ou le rétablissement de ses patrimoines distraits.
Mots clés : zombi, zombification, esclave, tribunal, vodou, traite des personnes
Abstract: In this article, we will discuss the legal personality of the zombie, whose legal and social status is ignored by society. Stripped of all the privileges necessary for his humanity, the zombie faces the principle of the unavailability of the state of persons and has become a living species in human likeness, living and marginalized by the law and society.
The existence of the zombie calls into question the balance of law and justice, in the sense that the phenomenon of zombification of which it is the product undermines the prevailing theories in force that oppose the realities of the living dead. Therefore, positive law, through the court, must restore to this individual the full and complete enjoyment of his rights and prerogatives essential to his stolen humanity and the restitution or recovery of his distracted patrimony.
Keywords: zombie, zombification, slave, court, voodoo, human trafficking
« De nos jours, mieux vaut être un papier sans homme qu’un homme sans papier »
René De Obaldia
Depuis plus d’un siècle, la zombification a préoccupé beaucoup de curieux, artistes et chercheurs de tous bords, à commencer par les disciplines de l’anthropologie, de l’ethnologie et de l’histoire des religions. Ce phénomène, métaphore moderne de l’aliénation servile et de l’oppression, est devenu populaire à la faveur de l’occupation américaine de 1915 en Haïti ; il a nourri sans cesse l’imagination des opérateurs culturels et des cinéastes en Occident qui soutiennent l’idée selon laquelle le zombi est un monstre, une créature anthropophage qui vit de la chair et du sang humains. Plusieurs milliers de films ont été réalisés (notamment à Hollywood) autour de cette réalité, à leurs yeux, étrange et sensationnelle. Certains traitent de son origine et ses liens avec le vodou, d’autres ont privilégié sa dimension politique. Ainsi, de nombreux films comme White Zombie, Walking Dead, I am a legend exhibent et mettent en vedette des personnages incarnant la « figure du vrai zombi ». Par ailleurs, des institutions telles que Zombies Society et Zombies Media Database (ZMBD) ont été créées afin de débusquer la vérité sur ce phénomène par-delà les fantasmes que celui-ci n’a cessé d’alimenter dans la conscience collective. Des observateurs arrivent même à croire que la terminologie ‘zombi’ figure parmi celles les plus utilisées du monde cinématographique puisqu’elle met à l’honneur la fiction, la monstruosité, l’inimaginable et les installe, avec aisance dans le réel. Pour l’Occident, la zombification et ses manifestations ne sont que l’expression de la fiction. En un mot, un mythe, au même titre que le folklore ou les légendes urbaines.
I. Le zombi : un élément anthropologique et biologique
Alors qu’il est relégué au rang de fiction et de fantasme par les artistes écrivains, peintres, cinéastes occidentaux, l’existence du zombi est établie par des anthropologues et des médecins qui travaillent sur le sujet tant sur le terrain qu’en laboratoire depuis une cinquantaine d’années. Ces recherches ont pu fournir des éclairages intéressants dans la compréhension du phénomène producteur de cet être, la zombification.
En effet, pour le sociologue haïtien Laёnnec Hurbon, la zombification est « sceptique et a-réaliste »[1]. Alors que pour les anthropologues canadien et français Wade Davis, Franck Dégoul (et nous-même) qui, tour à tour, ont et avons entrepris des missions scientifiques sur ce phénomène en Haïti, cet ensemble de recherches a révélé que le zombi existe bel et bien. Ce zombi, différent de celui du cinéma, est fait de chair, d’os et de sang, prend forme humaine, d’où son appartenance incontestable à l’humanité. Cette espèce humaine, suivant les données ethnographiques recueillies, rentre dans la catégorie des esclaves modernes, non pris en compte par la législation locale haïtienne et encore moins par les conventions internationales de protection des droits de l’homme auxquelles Haïti est partie prenante.
D’un autre côté, les travaux anthropologiques sur cette thématique (à commencer par ceux d’Alfred Métraux[2], puis d’autres plus récents) affirment que les zombis ne sont autres que des individus dont le décès a été dûment constaté, qui ont été ensevelis au vu et au su de tous, et que l’on retrouve plus tard chez un bòkò (bokor) dans un état voisin de « l’idiotie » ou « hébétude » (parfois induite par des privations de nourriture, par un usage de drogues/médicaments, ou en raison de séquelles liées à l’usage de poisons au moment de l’induction de la zombification elle-même), travaillant sans volonté pour le compte de son désormais maitre : « le zombi originaire d’Haïti, est un corps sans âme, un individu bien vivant qui, soit parce qu’il a fait du mal à la société (viol, vol, vente d’un terrain qui ne lui appartient pas, etc.), soit parce qu’il est victime de pratiques de sorcellerie, a été mis en état de mort sociale. Être zombi, c’est une mort sociale, pas biologique »[3].
Le zombi est donc vu comme un être humain qui, théoriquement, a été « réanimé » après avoir été mort et enterré (il s’agit d’une mort factice, un « état de mort apparente », et le rituel est plus religieux et spirituel que véritablement médical ou biologique). « Ces êtres humains, officiellement rayés de la liste des vivants, constituent (…) une main-d’œuvre gratuite. On les utilise surtout dans les travaux domestiques et agricoles. On comprendra Lionel Obadia qui, analysant la figure zombie présentée par l’Occident par rapport aux réalités d’existence de cet être, eut à déclarer : ‘Plus qu’un monstre, le zombie est aussi un symbole, qui dit quelque chose de la condition humaine. À ce titre, il a plusieurs « vies » : celle, matérielle, des livres et des écrans (ou des manifestations de rue), où il se manifeste sous une forme concrète, et celle, abstraite, de l’espace de réflexion qui se constitue autour de lui’ »[4].
Le « corps sans âme » de cet être décrit précédemment constitue un cadavre-vivant ambulant, dépouillé de toute volonté ou de conscience, désignant le zombi haïtien, identifiable à partir de son regard vide, hagard et caractérisé par gestes maladroits, répétitifs et des expressions mono ou bisyllabiques, nasillard, automate, privé de ses libertés individuelles et qui ne cesse de vivre au profit de son maitre qui exerce sur sa personne un véritable droit de propriété.
Préoccupés par la situation lamentable et le statut d’existant/inexistant du zombi et après avoir obtenu les résultats d’une analyse médicale et psychiatrique de trois zombis frappés de troubles psychiques ou d’encéphalopathie chronique, l’anthropologue Roland Littlewood du département d’anthropologie et de psychiatrie de l’University College de Londres en Angleterre et le Dr Chavannes Douyon, de la Polyclinique Medica de Port-au-Prince, estiment8 que le zombi fait partie des sujets qui méritent la compassion et affirment que « peu de bòkò ou de médecins prétendent pouvoir ramener un zombie cadavre à son état de santé et de conscience originel »[5].
Pour sa part, l’auteur du livre « The Serpent and the Rainbow (Le serpent et l’arc-en-ciel) », l’ethnobotaniste Wade Davis, qui a mené une enquête sur la poudre zombifère, les rites vaudou et le processus de zombification en Haïti en 1982, propose un examen approfondi de ce phénomène sur le plan anthropologique afin d’explorer les pratiques de zombification en Haïti à la lumière de la croyance du vodou[6].
Quant à Zora Neale Hurston, elle a produit un récit ethnographique dans lequel elle explore les traditions religieuses afro-caribéennes, dont le vodou et les relations de ces pratiques avec les faits de la zombification vodou en Haïti et en Floride (permettant de conclure que le phénomène a largement dépassé les frontières d’Haïti)[7]. De son côté, la professeure et anthropologue Elizabeth McAlister a, dans son ouvrage Rara ! Vodou, power, and performance in Haïti and its diaspora, fait aussi une grande exploration des dimensions religieuses, politiques et sociales de la zombification en l’inscrivant dans le contexte haïtien.
D’autres spécialistes comme la journaliste Amy Wilentz, dans son ouvrage The rainy season: Haïti since Duvalier, ont aussi étudié la zombification en tant que phénomène culturel haïtien en établissant ses liens avec la politique et la religion, dont l’origine11 est prêtée tantôt au continent africain, tantôt à la « fille rebelle de l’Afrique » (Haïti)[8]. Dans la droite lignée d’un grand nombre d’anthropologues, le journaliste fait le lien entre la zombification et le passé esclavagiste d’Haïti et identifie de deux types de zombi : le zombi esprit/spirituel et le zombi matériel (ou physique) qui deviendra un esclave domestique, un travailleur agricole, ou un employé de boutique : « Il s’agit d’un phénomène du Nouveau Monde né du mélange de vieilles croyances religieuses africaines et de la douleur de l’esclavage, en particulier de l’esclavage notoirement impitoyable et de sang- froid d’Haïti, dirigé par les Français, avant l’indépendance. En Afrique, l’âme d’une personne mourante peut être volée et enfermée dans une bouteille rituelle pour une utilisation ultérieure. Mais le zombi à part entière était une progéniture très logique de l’esclavage du Nouveau Monde » (notre traduction).
Dans le cadre de cet article, nous nous pencherons sur le zombi physique, le zombi toxique ou « physico-chimique »[9], c’est-à-dire celui qui est victime du poison à base de tétrodotoxine (TTX) mêlé de toute une préparation ésotérique et spirituelle, et qui le plonge dans un état cataleptique, pseudo-thanatologique ou para-thanatologique (état de mort apparente transitoire). Nous devrions noter aussi que le « plaidoyer » ne concerne que le zombi relâché ou « marron » (pour reprendre un terme propre au contexte de l’esclavage).
Pour saisir la condition du zombi dans sa profondeur, les anthropologues recourent au croisement de données de terrain, à partir de l’observation participative, d’entretiens ethnographiques (parfois avec traducteur), de recherches documentaires et d’enquêtes in-situ incluant des entretiens avec des praticiens, des témoins ou des victimes présumées de zombification, des compilations de récits oraux historiques, d’articles de presse, de récits de voyage et d’archives « coloniales ». La situation anthropologique du zombi étant analysée, on comprendra pourquoi sa situation d’humain ignoré pointe un déséquilibre du droit au moment de la confrontation de sa réalité aux faits et théories dominantes.
Son statut de victime étant confirmé tant par les sociologues, les médecins, les anthropologues et même les journalistes, le zombi au tribunal est un justiciable ignoré dont le cas doit interpeller le système juridique. Comment le juriste ou l’avocat doit-il saisir le dossier de celui-ci au regard du droit à un recours effectif, reconnu par le droit international de l’homme ? Le zombi est-il une personne ? Si oui, quels droits est-il capable de revendiquer et par-devant quelle instance ?
Au tribunal, on peut être demandeur ou défendeur suivant le lieu où est situé son intérêt dans l’instance. L’adversaire du zombi imposera, sans nul doute, des exceptions relatives à l’indisponibilité de l’état de la personne du zombi, son incapacité à pouvoir tester en Justice et évoquera même l’idée de la preuve de l’existence de la personne de celui-ci, anéantie par un acte officiel d’état civil, c’est-à-dire l’acte de décès. Au prétoire de ce tribunal, faits et théories s’affronteront. Qui aura le dessus ?
« Lorsqu’on découvre un fait qui s’oppose à la théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie », rappelait le biologiste Claude Bernard[10].
A cet égard, l’alibi de la preuve ne tient pas debout dans la mesure où l’inexistence de la preuve n’est pas une preuve de l’inexistence des faits. De Clairvius Narcisse, en passant par Medulia, Adeline Dassasse, Hermith Rubin pour arriver à Jameson Beaujan de Savanette, les faits sont incontestables dans ces individus considérés socialement comme zombis.
Ainsi, l’argumentaire développé dans cet article constituera un réquisitoire des doléances des privations juridiques du zombi et se veut une contribution en ce qu’il entend interpeller les acteurs politiques et judiciaires à se pencher sur les torts infligés à ce marginalisé de la société, à le « justiciabiliser » et ainsi contribuer à la reconnaissance et au respect des droits de la personne du zombi.
Mais d’abord, pour saisir le tribunal, il faut être soit une personne physique ou morale, dotée de capacité juridique, à cet égard, peut-on considérer le zombi est -il une personne ?
II. Le zombi : une personne humaine
Pour être pris en compte par les dispositions de loi et des conventions internationales régissant la traite des personnes, il faut se poser la question suivante : le zombi est-il une personne ? En droit, une personne est définie comme tout être humain ou organisme susceptible d’acquérir des droits et de contracter des obligations[11]. Le dictionnaire juridique définit ce même concept ajoutant qu’il s’agit de « tout individu, homme ou femme, est une « personne », c’est-à-dire, un sujet de droits, doué de capacité et responsable »[12].
Par ailleurs, la notion de personne, issue de la psychologie et de la philosophie suivant une tradition occidentale, est perçue comme la jonction indissociable de l’âme et du corps, formant un tout doué de raison et de perfectibilité[13]. Ce tout constitué du physique et du psychique, se définit un caractère unique ou singulier. Pour le psychologue, une personne est un être social pourvu de sensibilité, avec une intelligence et une volonté proprement humaine. La personne est donc un être humain, sans distinction de race, de sexe, de religion entre autres.
Répondant à la question de savoir si le zombi est une personne, l’ancien Ati[14] Max Beauvoir a défini celui-ci comme « une personne comme toutes les personnes, qui a son corps, mais possède une panoplie d’esprits qu’on appelle nanm (âme) dans laquelle on trouve le gros bon ange, le petit bon ange »[15].
Dans le cas du nouveau Code pénal haïtien, à l’article article 281, traitant de la zombification par empoisonnement, il est plutôt question de « personne » au lieu de « cadavre de la personne inhumée » pour ainsi qualifier le zombi. Cet article dispose : « Que cette personne, après son inhumation, a été identifiée et reconnue comme une personne se trouvant occasionnellement ou vivant en la demeure officielle ou le lieu de travail ou la voiture ou accompagnant d’une personne avec laquelle elle a ou non un lien de parenté ».
Ici, le législateur incrimine, sanctionne les faits de la zombification et laisse le reste aux spécialistes de la victimologie, en ce qui concerne les réparation et réhabilitation ou réinsertion du zombi dans le corps social[16]. De ce qui précède, si le zombi est une personne humaine, quels droits est-il capable de revendiquer et devant quelle instance ?
III. Le zombi au regard du droit positif haïtien
Des juristes haïtiens ont contribué à la mise du dossier des zombis sur la place des tribunaux. Des mémoires de licence à la Faculté de droit et des sciences économiques de Port-au-Prince ont essayé de définir, suivant les données de terrain recueillies, la situation du zombi. Tous sont parvenus à reconnaitre la pénible existence du zombi en Haïti.
Le juriste Frantz Moïse voit dans le zombi est un être humain vivant. Il a été physiologiquement mis en contact avec certaines substances qui ont mis son corps dans un état cataleptique tel que même des médecins le déclarent mort. Inhumé, il est ensuite déterré, ranimé et emmené en captivité[17]. Quant à Éric Dubosse, il voit le zombi comme est un individu prétendument mort, qui revient à la vie[18].
a) De la capacité juridique du zombi
Pour pouvoir jouir directement de la plénitude de ses droits et privilèges offerts par la loi, le sujet de droit doit être capable. La capacité est l’une des conditions essentielles à la recevabilité de l’action en justice qui est aussi ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention. Le terme « capacité » fait naitre une dichotomie intimement liée à l’état des personnes, c’est-à-dire la capacité de jouir et celle de pouvoir l’exercer par le sujet du droit. A ce propos, Bertrand Ancel définit la capacité comme « l’aptitude de l’individu à figurer comme sujet dans un rapport juridique établi par la règle de droit ».
Il existe un principe qui veut que toutes les personnes soient par définition capables. L’incapacité est donc l’exception à cette règle. Même si des discriminations positives, des restrictions et limitations sont établies par la loi en vue de protéger une certaine catégorie de la population contre les abus des autres, la capacité est inhérente à la personne humaine. L’incapacité de jouissance ne peut être générale, elle concerne toujours certains droits.
b) Qui sont les incapables pour le législateur haïtien ? Que disposent les règles du droit en ce qui concerne le zombi ?
En s’interrogeant sur la capacité du zombi, le juriste Erick Dubosse répond en ces termes : « Il faut poser la question à savoir si le zombi jouit de la capacité juridique. La réponse à cette question doit tenir compte de l’état du zombi. Il a été établi précédemment que le zombi est un être vivant. Cependant, il n’est pas une personne au sens juridique du terme. Il a cessé d’être un sujet de droit. Il en découle qu’il ne peut être titulaire de droit. Cette incapacité se rattache directement à son état de non-personne[19] ».
Il y a lieu de reconnaitre, dans l’état actuel de la législation haïtienne, que le zombi, dont l’inexistence légale et administrative est désormais (et théoriquement irrémédiablement) attestée par son certificat ou acte de décès, est une personne de fait sans état ou statut juridique. Il est frappé d’une complète incapacité légale de jouissance et d’exercice de droits, pour être un sujet de non-droit, ignoré par les règles en vigueur. Le zombi ne fait même pas partie d’une catégorie d’espèce humaine vulnérable, spéciale et/ou particulière. Autrement dit, tout acte ou toute transaction passée avec un zombi est considérée comme nulle de plein droit, en raison de son état de « non-personne ».
Voilà pourquoi, dans cette partie, nous allons parcourir les dispositions des législations civiles et pénales en vigueur en Haïti pour voir comment les dispositions que ces dernières mettent en place seront applicables à la personne du zombi.
A. Le zombi dans la législation civile haïtienne
Le Droit civil gère l’état des personnes et des biens. L’état des personnes regroupe l’ensemble des critères ou éléments qui concourent à identifier un être humain et le distinguer des autres. En ce
sens, l’état des personnes implique que l’individu soit doté d’un prénom et d’un nom qui constituent un facteur d’identification de son porteur tant au sein de sa famille que dans la vie sociale. Le nom attribué par la puissance ou l’autorité parentale figure parmi les premiers droits du nouveau-né.
A son opposé dégagent des exceptions dont le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes que nous nous projetons de voir illico et l’individualisation administrative de la personne du zombi, ses biens faisant partie des droits extra- patrimoniaux visant la perpétuation de l’humanité à l’être humain et patrimoines matrimoniaux sont aussi pris par la loi.
i. Zombi et droits extrapatrimoniaux
Les droits extrapatrimoniaux désignent des droits relevant du droit de la famille, dits « droits subjectifs » et sont exclusivement attachés à la personne ; ils font de cette dernière un sujet de droit. Ils relèvent aussi des libertés individuelles qui sont d’une valeur morale, sociale et/ou politique. N’étant pas inclus dans le patrimoine de la personne qui en est titulaire, ces droits sont, par conséquent, non négociables, non transmissibles, non saisissables et non prescriptibles. Ils procurent par la réunion des droits au nom et la filiation, au domicile, au mariage et autres le droit l’intégrité physique, le droit à l’intégrité morale, et de manière générale, le droit aux libertés individuelles. A ce propos, l’article 56 du Code civil haïtien dispose : « L’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les prénoms qui lui seront donnés : les prénoms, noms, professions et domiciles des père et mère, ou de la mère seulement si le père n’a pas fait la déclaration ; enfin ceux des témoins ».
En ce qui concerne le zombi, suivant les informations ethnographiques que nous avons recueilli auprès de nos enquêtes de terrain, à l’instar de l’esclave arrivé dans la colonie de Saint Domingue aux 17e-18e siècles, qui fut soumis au baptême forcé et à une nouvelle nomination/identité imposée, le zombi est sans filiation, dénommé puis renommé. Son patronyme est supprimé à la suite du processus de zombification. Il porte jusqu’à sa mort définitive, le nom de son maitre. Or, la Cour de cassation de la République a décidé que « l’identité d’une personne, quand elle est contestée, doit résulter formellement de ses nom et prénom et des énonciations de son acte de naissance[20] ». Ainsi, le zombi, en demandant (mais le peut-il, puisqu’il n’est plus personne ?), pourrait solliciter du tribunal la récupération de son nom de naissance vu que l’acte de décès implique la suppression automatique de l’acte de naissance alors son existence est constatable.
Dès lors, le zombi réhabilité n’a-t-il pas le droit de contester le nom de son second état de personne marginalisée ? Si oui, comment s’y prendre vu qu’il n’est pas reconnu par la loi ?
ii. Le zombi et son droit à un domicile
Le domicile constitue un important élément dans l’individualisation des humains. Selon F. TERRE, il constitue le lieu de rattachement juridique de la personne vu qu’il est le lieu où l’individu est repérable de fait ou de droit[21]. A ce propos, l’article 92 du code civil dispose : « Dans le cas de changement de domicile, on devra en faire la déclaration tant à la justice de paix du lieu que l’on quitte, qu’à celle du lieu où l’on transfère son domicile ».
Aucune personne ne peut exister, en théorie, sans domicile. A ce propos, Erick Dubosse avance : « Dans sa très large généralité, la règle s’applique à tous : adultes sains ou majeurs en curatelle, les enfants mineurs, les domestiques, les fous et les vagabonds. Nul ne peut s’y soustraire. La personne est à la fois le support et la seule condition de son applicabilité »[22]. En un mot, il suffit d’exister pour avoir un domicile.
Le zombi est renommé et vit dans des endroits très éloignés de celui qui lui a été reconnu avant sa zombification (donc sans domicile, vu qu’il n’a aucun rattachement juridique à son lieu d’hébergement). La question du domicile du zombi attend donc la réponse du droit.
iii. Le zombi, membre à part entière de la catégorie des adultes ou majeurs légalement protégés
Le régime de protection de majeurs issu du droit des capacités est constitué de la tutelle, la curatelle, la sauvegarde de justice et l’habitation en ce qui concerne les adultes à protéger. Ils peuvent l’être soit par l’interdiction de la loi, soit par décision judiciaire. En effet, le législateur haïtien prévoit à l’article 399 du Code civil haïtien : « Le majeur qui est dans un état habituel d’imbécillité, de démence ou de fureur, doit être interdit, lors même que cet état présente des intervalles lucides ». L’interdiction peut être provoquée soit par des proches de la victime, soit par l’État par le biais du ministère public (le procureur). Elle rend son sujet incapable. L’art 401 du Code civil haïtien dispose : « Dans le cas de fureur, si l’interdiction n’est provoquée ni par l’époux, ni par les parents, elle doit l’être par le ministère public, qui, dans les cas d’imbécillité ou de démence, peut aussi le provoquer contre un individu qui n’a ni époux, ni épouse, ni parents connus ».
Loin d’être considéré comme un humain en état d’imbécilité, le zombi souvent réapparu en état d’hébétude n’est pas qualifié pour être bénéficiaire de cette mesure de protection.
iv. La curatelle
Partons d’un exemple historique. En Haïti, avant le décret du 8 octobre 1982, la femme mariée ne pouvait poser une liste d’action sans l’assistance de son mari. L’article 201 du Code civil haïtien dispose : « La femme, même non commune, ou séparée de biens, ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir à titre gratuit ou onéreux, sans le concours du mari dans l’acte ou son consentement par écrit ».
Si la curatelle est envisagée en vue de protéger des majeurs dont l’état mental les rend inaptes à gérer leur personne, le zombi souvent réapparu souffre de profondes altérations de ses facultés mentales, lesquelles sont assimilables à un état d’hébétude partiel ou total, n’étant ni mineur, ni en état d’imbécillité habituelle, pratique la plénitude des limitations à l’exercice de ses droits. Ne devrait-il pas être soumis à un régime de protection spéciale ?
v. Zombi et son mariage ante- ou post-zombification
Le mariage est défini dans le Code civil haïtien comme la société de l’homme et de la femme qui s’unissent pour perpétuer leur espèce, pour s’aider par des secours mutuels à porter le poids de la vie et pour partager leur commune destinée. Donc le mariage, sans disconvenir aux spécialistes, F. Terré et A. Weill qui le voient comme un acte juridique solennel par lequel un homme et une femme établissent entre eux une union dont la loi civile règle impérativement « les conditions, les effets et la dissolution »[23], constitue une convention de gens lucides, ne pouvant être conclu qu’entre deux êtres vivants et en pleine possession de leurs moyens intellectuels.
Suivant les dispositions de l’article 212 du Code civil haïtien, les causes de la dissolution du mariage sont « la mort de l’un des époux, le divorce légalement prononcé ; et la condamnation devenue définitive de l’un des époux à une peine perpétuelle, à la fois afflictive et infamante ». Il y a lieu de noter que le mariage est dissous de plein droit par le décès de l’un des conjoints.
La problématique de l’existence du mariage demeure en raison du fait que le décès déclaré est remis en question et frappé de perception irréelle. Peut-on à ce niveau parler de la dissolution de ce mariage ? Le zombi n’est-il pas en droit de revendiquer son toit familial et sa vie conjugale ? A ce propos, Erick Dubosse souligne31 : « Étant vivant, le zombi est soumis à un juridisme déshumanisant par lequel on dissout le mariage d’une personne prétendue morte. Il subit les conséquences d’une mort irréelle et insoutenable »[24].
S’il y a autant de difficultés pour la juridisation du mariage ante-zombification, comment approcher au vu des législations en vigueur, le mariage que souhaite contracter un individu-zombi ?
Dans le cas du zombi, il faut rappeler qu’il est astreint et frappé par le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes. Il vit en marge de la loi et par conséquent n’a pas de nom, de domicile, de nationalité et de documents d’identité. Le mariage, au regard de ce qui précède, reste et demeure un vœu pieu.
A son arrivée au monde, la personne humaine, a besoin d’un acte de naissance et d’autres pièces d’identification administratives et de services. A son décès, son patrimoine ne peut être ouvert à ses ayants-droits sans un acte de décès, attestant la fin de son existence. La personnalité juridique est comme la dignité, elle est inhérente et indissociable de l’être humain. Le zombi au tribunal est en droit de revendiquer la restitution de l’humanité à son être ; réclamer une protection spéciale de l’État et s’assurer qu’il soit compté comme une personne à part entière, quoiqu’à besoins spéciaux. Il doit être en mesure enfin de réclamer ses droits patrimoniaux que nous verrons à travers les prochaines lignes.
vi. Le zombi et les droits patrimoniaux
Le patrimoine d’une personne est constitué de l’ensemble des biens matériels et immatériels acquis soit par elle-même ou reçus en héritage ou en donation. En effet, le patrimoine d’une personne est l’expression vivante de ses droits économiques présents et futurs, lesquels sont inhérents à son porteur. Planiol et Ripert voient dans ce concept des droits et des charges d’une personne appréciables en argent[25]. Pour le Pr. Jean-Luc Aubert, c’est un sac qui rassemble tous les rapports juridiques de la personne susceptibles d’une évaluation positive et négative.
Le patrimoine est inséparable et indissociable de l’individu. Pas de patrimoine sans le sujet auquel il se rapporte. Eric Dubosse pense34 que « tout individu a donc un patrimoine indépendamment de la valeur et de la fluctuation de ses éléments constitutifs. Ceux-ci peuvent ne pas exister du tout. Le patrimoine demeure toujours puisqu’il est indifférent à une virtualité, « un réceptacle contenu » suivant la belle image de Jean Carbonnier. L’individu conserve donc le patrimoine jusqu’à la mort »[26].
En ce qui concerne le zombi, il faut analyser sa situation sous deux angles : sa succession ouverte à la déclaration de son décès et la difficulté juridique créée par sa réapparition.
L’article 578 du Code Civil Haïtien dispose que seul le décès dument constaté ouvre la succession. Le zombi, dont le décès a été déclaré (quoiqu’il s’agisse uniquement d’apparence de décès), est-il habilité à faire valoir ses droits à la récupération de ses biens ? Par ailleurs, si la succession de ses parents a été ouverte pendant la période de sa zombification, à son retour, est-il en droit d’attaquer en nullité le partage opéré, vu qu’il n’est pas incapable de succéder suivant les dispositions de l’article 586 du Code Civil Haïtien stipulant que, pour succéder, il faut nécessairement exister à l’instant de l’ouverture de la succession ?
Sera-t-il en mesure de prouver son existence lorsque l’art 124 dispose : « Quiconque réclamera un droit échu à un individu dont l’existence ne
sera pas reconnue, devra prouver que ledit individu existait quand le droit a été ouvert : jusqu’à cette preuve, il sera déclaré non recevable dans sa demande » ?
Demi-vivant, demi-mort et ignoré par la loi, le zombi n’est pas mentionné parmi les incapables de jouir de la succession. Son état de « mort déclaré » fait obstacle à sa vocation successorale. A ce propos, Erick Dubosse précise : « Étant passé par un état de mort apparente, son décès a été déclaré. Son non-être, officiellement proclamé et juridiquement accepté au moment où s’ouvre la succession à laquelle il serait légitimement appelé, il n’existe plus pour le droit. Alors qu’en fait son existence est réelle »[27].
vii. Les Droits personnels du zombi
Il est des droits tels que la rente viagère, l’obligation alimentaire et les donations mutuelles qui sont qualifiés de droits personnels ou droit de créance. Ils constituent en quelque sorte « un pouvoir juridique octroyé à une personne d’exiger d’une autre qu’elle fasse ou donne ou non quelques chose»[28]. Ils font naitre l’obligation de faire ou de ne pas faire entre deux personnes.
La créance alimentaire fait dégager une obligation de secours et d’assistance en engageant une personne envers un proche parent, ascendant ou un allié. Ces obligations s’éteignent à la mort de créancier. Dans le cas du zombi, étant détenteur d’un acte de décès, peut-on lui revendiquer des créances alimentaires en faveur de ses enfants parents en détresse ?
viii. Des droits intellectuels du zombi
Les droits intellectuels font partie intégrante des droits patrimoniaux des individus. Ce sont des privilèges intellectuels ou des droits de propriété reconnus à un créateur de conserver, vendre ou céder tout ou partie sa propriété intellectuelle qui peut être de la peinture, des livres, des enregistrements musicaux ou autres. Ce droit fait dégager deux obligations immédiates :
- Un droit pécuniaire permettant au créateur intellectuel d’exploiter ses œuvres économiquement par le paiement des droits d’auteur. Cette exploitation se limite dans le temps et obéit à la loi cinquantenaire. Après ces cinquante ans, l’œuvre du créateur tombe de plein droit dans le domaine public.
- Un droit moral qui implique la protection de la mémoire de l’auteur contre toute éventuelle déformation de son œuvre[29].
Retenons que le décès simulé de la victime donne lieu à un véritable imbroglio juridique au cas où celui -ci souhaiterait recouvrer son pouvoir sur le produit de son activité intellectuelle d’une part ; résoudre d’autre part l’équation de l’existence hors norme de ce zombi relativement au comptage de la durée de jouissance successorale du droit intellectuel au regard de la loi cinquantenaire. N’est-on pas en droit d’exiger le principe général du droit qui veut que « fraus ommia corrumpit » en vue de réhabilitation juridique du zombi dans la jouissance de son droit de créateur ?
B. Le zombi et la législation pénale haïtienne
- Le zombi et ses actes pénaux ante-zombification
Dans le droit haïtien, la responsabilité pénale est réputée personnelle. On est responsable que de ses propres actes dès lors que ces derniers constituent une infraction pénale. Dans son ouvrage intitulé Voyage en Haïti, sur la piste du zombi, Roland Wingfield explique les actes de violence de Clairvius Narcisse, le zombi le plus « célèbre » d’Haïti (années 1970/1980)[30]. Il rapporte que celui-ci expliqua le processus sa « libération » qui a commencé par une querelle entre lui et son maitre qu’il a pu frapper violemment et brutalement. Travaillant dans un champ agricole, le zombi avait saisi la houe du maitre et tué. La femme du défunt-maitre, ayant eu vent de la nouvelle du décès tragique de son mari, aurait alors libéré tous les zombis de sa maison. Au vu de la législation pénale en vigueur en Haïti, Narcisse devrait être poursuivi pour coups et blessures ayant entrainé la mort d’un homme. Mais comment le poursuivre au tribunal pour qu’il réponde de son forfait alors que l’état même de sa personne est indisponible ? Et n’est-il pas enseigné en droit pénal général que « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » (et la zombification semble sans aucun doute rentrer largement dans ce cadre).
Par ailleurs, qu’adviendrait-il d’une personne condamnée à perpétuité, puis zombifiée pendant la purgation de sa peine et qui refait surface ? Doit-il être repris et replacé dans sa geôle pour l’épuisement de sa peine ?
b) Le zombi et l’empoisonnement
L’empoisonnement est défini comme le fait de se suicider ou d’attenter à la vie d’autrui par l’emploi ou l’administration de substances pouvant entraîner la mort immédiate ou de manière différée. L’article 246 du Codepénal haïtien fait provision pour la répression de l’empoisonnement, et a posé les bases de la répression de la zombification en disposant : « Si, par suite de cet état léthargique, la personne a été inhumée, l’attentat sera qualifié assassinat ».
Par ailleurs, le code pénal du 24 juin 2020, a adopté une disposition portant création du mécanisme de poursuite des faits de la zombification. A ce propos, l’article 281 dispose : « L’infraction est passible de vingt ans à trente ans de réclusion criminelle lorsque le décès de la personne a été déclaré à un officier de l’état civil et que cette personne, après son inhumation, a été identifiée et reconnue comme une personne se trouvant occasionnellement ou vivant en la demeure d’une personne avec laquelle elle a ou non un lien de parenté ».
Cet article offre la définition la plus complète du zombi qui peut aussi se plaindre d’avoir été victime d’empoisonnement, par l’administration de la substance pouvant entrainer un état cataleptique et de léthargie prononcée.
Aussi, le zombi peut-t-il, devant le tribunal siégeant en ses attributions pénales, demander l’application de la loi contre son assassin, exiger des réparations civiles et même un droit à la réhabilitation.
c) Le zombi, victime d’association organisée de malfaiteurs
Dans le processus de zombification, c’est une kyrielle de personnes qui se trouvent impliquées depuis l’administration du poison zombifère, en passant par la simulation de son inhumation jusqu’à la conduite de la victime vers son lieu de travail, sa réduction prolongée en esclavage et le viol lorsque des relations sexuelles non consenties sont mises en place. Tout est l’œuvre d’une association qu’on peut qualifier de « criminelle » en terme de loi.
d) Le zombi victime de meurtre, d’assassinat ou de tentative de commission d’infraction
Dans nombre de cas suspectés d’être sujets à zombification, pour éviter que le corps des leurs soit enlevé, des parents font administrer un poison « définitif » dans le corps de la victime pour l’achever dans le cas où il aurait été plongé dans le coma. D’autres parents font pratiquer des autopsies « amateur » pour enlever, dans le cadavre des leurs, les principaux organes vitaux afin de s’assurer de la mort réelle de la personne disparue[31]. La zombification est en effet vécue par les familles et les proches, comme « une peine pire que la mort »[32]. D’autres exigent que le cercueil soit cloué de toutes parts pour écarter toute possibilité de réveil et s’assurer que le corps meure effectivement là où il est placé car pour des parents avoir un proche en zombification est un acte particulièrement déshonorant auparavant, on enterrait sur les lieux de passage (route, carrefour) pour éviter toute exhumation en raison de l’importante fréquentation des badauds (comme on voit au tout début du film White Zombies, avec Bela Lugosi, 1932). Dans de pareils cas, le sujet est une personne tuée par asphyxie (victime de meurtre ou assassinat), et s’il ne l’est pas, il constituera tout de même en terme de loi une victime d’assassinat suivant les dispositions des articles 240, 241 et 242 du Code pénal haïtien.
e) Le zombi victime de voie de fait, séquestration et de traite des personnes
La voie de fait est une infraction réprimée par la loi pénale. Au réveil du zombi de sa catalepsie, il est rapporté par feue Euvronie Georges Auguste qu’ils sont maltraités par les bourreaux (kondè) tout le long du chemin à parcourir jusqu’au centre de rétention. Puis, il est séquestré à des fins d’exploitation. A ce propos, l’article 289 du Codepénal haïtien dispose : « Seront punis d’un emprisonnement d’un an à cinq ans au plus, ceux qui, sans ordre des autorités constituées et hors les cas où la loi ordonne de saisir les prévenus, auront été arrêtés, détenu ou séquestré par des personnes quelconques ».
Le zombi peut être dépersonnalisé et dépersonnifié, retenu de force par des personnes qu’il ne connait pas, réduit en état d’esclavage dans un endroit non reconnu par la loi est d’emblée victime d’une infraction de voies de fait, de séquestration et de traite des personnes à des fins d’exploitation. A titre de demandeur au pénal, le zombi peut se plaindre d’être victime d’une pléiade d’actions qualifiées et réprimées par la législation pénale haïtienne. Défendeur audit tribunal, comment pourrait-il répondre de ses actes avant et pendant sa zombification ?
f) Le zombi entre disparu et absent
Le disparu est la personne dont nul ne sait où elle se trouve et auquel se rattache une perception de mort supposé ou en attente de confirmation physique ou légale. Contrairement au zombi, le statut de disparu est décidé par une décision de justice obtenue à la suite d’événements de nature à faire sérieusement douter de son éventuelle chance de survie (par exemple naufrage, effondrement d’une mine, catastrophe naturelle, accident d’avion, incendie, etc.) et que le corps n’a pu être retrouvé avec possibilité pour le sujet d’être vivant, que la mort est vraisemblable et incontestable, comme le prescrivent les articles 100 et 101 du Code civil haïtien.
A partir de cette décision, conformément au principe de continuité de la personne du défunt, la succession du disparu est ouverte. Cependant, en cas de réapparition, il est prévu une procédure de récupération du patrimoine partagé, ce qui est impossible pour le zombi dont le tout n’est pas pris en compte par la loi et qui vit dans une singularité propre (son certificat de décès a été acté sans
sans possibilité de retour en arrière, son nom a été changé sans acte administratif, etc.). Quant à l’absent, contrairement au disparu et au zombi qui ont laissé des traces – même imaginaires – sur leur dernière « existence », c’est la durée de sa non-réapparition qui propage la perception de sa mort. L’absence s’établit dans le temps.
A cet effet, l’article 99 du Codecivil haïtien dispose : « S’il y a nécessité de pourvoir à l’administration de tout ou partie des biens laissés par une personne présumée absente, et qui n’a point de procureur fondé, il y sera statué par le tribunal civil, sur la demande des parties intéressées ».
Le point de ressemblance entre l’absent et le zombi est qu’à sa réapparition, l’absent est provisoirement un individu sans personnalité avec toutes les conséquences et les implications de sa situation. A l’instar du zombi, il est frappé d’incapacité. Suivant l’article 106 du Code civil haïtien, une fois que la décision judiciaire d’absence acquiert l’autorité de la chose jugée, la succession de l’absent est ouverte suivant les stipulations de l’article 119 du Code civil haïtien et une possibilité de réhabilitation de l’absent est prévue à l’article 121 du même code.
Dans le cas du zombi, c’est une « certitude » opposée à l’incertitude de l’absence. Les formalités administratives de l’inhumation ont été accomplies. Il s’agit d’un décès bien objectivé. La porte laissée ouverte dans le cas d’un retour éventuel de l’absent est ici bien fermée pour le zombi. Le droit haïtien ne traite pas de la résurrection.
IV. Analogies et considérations catégorielles
La plaidoirie de la cause du zombi étant faite dans toute leur acuité, à la lumière des législations en vigueur, il paraitrait absurde pour le tribunal de rester dans son mutisme ou dans un déni de justice pour ne pas prononcer le mot du droit. Certaines analogies ou considérations catégorielles comme celles des morts civils, des absents, des disparus, des déments peuvent influer sur le magistrat en siège, qui serait tenté d’appliquer d’autres situations à celles du zombi.
Pour l’édification du tribunal, les espèces des catégories suscitées sont traitées par pure fiction juridique laissant au législateur le soin de gérer une situation de fait qui s’apparenterait au réel, par un « mensonge de la loi ». Ainsi, on comprendra que la situation du zombi, quoiqu’elle ressemble à celle du mort civil, les deux diffèrent en réalité considérablement l’une de l’autre.
En effet, la mort civile est la conséquence du bannissement ou de la condamnation à perpétuité régulièrement prononcée par un tribunal légalement constitué alors que pour le zombi, sa condamnation est prononcée par une société secrète (Bizango, le plus souvent) suivant des normes tirées du droit pénal informel d’Haïti. Si les deux vivent sans exister pour le droit et pour la loi, que les deux sont déchus et marginalisés, leur situation fait apparaître l’incapacité juridique des deux majeurs. Vivants et dans la majeure des cas, mais lucides : les deux situations dépouillent leur sujet de l’exercice de leur droits civils et politiques.
Notons que des points de jonction ou de rapprochement lient les deux situations (zombi et mort civil). Le mort civil est un condamné de la loi et de la justice, le zombi, quant à lui, souffre du mutisme et du formalisme de la loi en qui le concerne, laquelle l’abandonne aux jugements de fait et informels de certaines franges de la société. Dans aucun cas, on ne peut les confondre.
Les trois situations juridiques (mort civil, disparu, absent) comparées au vu du Codecivil haïtien avec celle du zombi qui relève du mutisme du législateur, ont permis de dégager certaines analogies des trois qui sont incontestables. Cependant, ils ne peuvent être confondus ni se substituer à la spécificité du zombi qui n’est ni un mort civil, ni un disparu, encore moins absent. Contrairement au disparu et à l’absent, le zombi n’est pas recherché, il n’est pas pris en compte par le législateur. Aucune possibilité pour le zombi, dans l’état actuel de la législation haïtienne, d’être rétabli dans ses droits et d’être réhabilité socialement.
Conclusion
L’état des personnes est défini comme la situation de la personne en droit qui couvre la période allant de la naissance à la mort de l’individu en traversant sa filiation[33], sa situation matrimoniale, son âge, son sexe, son nom et son domicile. Ce principe s’oppose celui de l’indisponibilité qui suppose la négation des prérogatives relatives à l’état des personnes, on se rendra compte qu’il est d’emblée frappé par le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes selon lequel le zombi pris comme une personne à part entière se trouve dans l’impossibilité de jouir de la plénitude des droits inhérents à son statut d’humain. Il implique la non-disponibilité ou la disponibilité pleine et entière de sa personnalité juridique. Devant cet état de fait, c’est à bon droit que la victime saisit le tribunal : Wilfrid Dorissaint (1990), Clairvius Narcisse (1980), Adeline Dassasse (2009), Hermith Rubin (2021), Jameson Beaujean (2022) ont tous été déclarés morts, inhumés, puis retrouvés vivant quelque part à travers la République d’Haïti après ladite inhumation. Tous sont allé au tribunal, soit pour un constat de réapparition, soit pour poursuivre leur malfaiteur.
Ces individus présentant les caractéristiques de la personne humaine, dépourvus de personnalité juridique, ne sont pas habilités à agir en leur nom, d’autant qu’à leur retour, ils sont frappés de pathologies psychiques et plongés en état d’imbécilité et d’hébétude patents.
Il revient à l’État d’assurer leur prise en charge psychologique, médicale, de penser à leur restituer leur humanité volée par l’application de la théorie de l’indisponibilité de l’état de personne d’une part et de restaurer, leur personnalité juridique à fixer par le législateur puisqu’aucune analogie issue des théories régnantes ne semble s’appliquer à la situation jusqu’ici inédite.
Lorsque la juridiction interne de jugement est saisie et se renferme de son mutisme, la voie des cours internationales des droits de l’homme est ouverte au justiciable lésé. Aussi, le zombi peut-il saisir la Cour Inter-Américaine des Droits de l’homme (CIDH) pour revendiquer bien d’autres droits comme le droit de se constituer et d’être reconnu comme une minorité vulnérable, le droit à la vie, à la santé, à la justice et surtout le droit à la non-discrimination.
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[1] Hurbon L. Le Barbare imaginaire, page 42
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[7] Hurston ZN. Tell My Horse: Voodoo and life in Haiti and Jamaica.
[8] L’origine des pratiques de la zombification fait polémique. Sa paternité est quasi unanimement attribuée au vodou haïtien, principale expression culturelle d’Haïti. Toutefois Éric De Rosny a contesté cette thèse en affirmant que la zombification tire sa source en Afrique et faisait partie intégrante du marché de la traite à Douala (Cameroun).
[9] Charlier P. 2015, op. cit.page 25
[10] Cité par Waszek N. L’émergence d’une théorie de l’opposition dans l’école hégélienne. Revue Française d’HistoiredesIdéesPolitiques 2007;1(25):89.
[11] Définition de personne – Concept et Sens (lesdefinitions.fr).
[12] Personne – Définition – Dictionnaire juridique (dictionnaire-juridique.com).
[13] Définition du concept de « Personne » (www.Universalis.com/personne).
[14] Ce titre renvoie au représentant officiel du secteur vodou en Haïti.
[15] Zombification : condamnation secrète (b), Le Nouvelliste, 2 septembre 2008.
[16] Allard JO. Les morts se lèvent. Zombies, pouvoir, résistance. Thèse de maitrise, Université de Québec, Montréal, 2015.
[17] Frantz Moïse, Zombi et législation dans la société haïtienne. Port-au-Prince, Haïti, Université d’État d’Haïti, Faculté de Droit et des Sciences Économiques de Port-au-Prince, 1991.
[18] Dubosse E.La problématique juridique du zombi.Port-au-Prince, Haïti, Université d’État d’Haïti, Faculté de Droit et des Sciences Économiques, 1992, p. 37.
[19] Dubosse, E. ibidem, p. 48.
[20] Cass. haïtienne, 1ère Section, arrêt du 10 novembre 1952, Les Deb No 69 du 26 novembre 1952 / Code civil d’Haïti, mis à jour par Jean Vandal, page 27.
[21] Terré F, Weill A. Droit civil – Les personnes, 5e éd. Paris, Dalloz, 1983, p. 86.
[22] Dubosse E., ibid., p 46.
[23] Terré F, Weill L, op. cit., p. 166.
[24] Dubosse E, op. cit., p 52.
[25] Planiol, Ripert. Traité pratique de droit civil français, Tome III. Paris, L.G.D.J., 1926, p. 19.
[26] Dubosse, op. cit., p 59.
[27] Dubosse E., op cit., p. 76.
[28] https://www.lemondepolitique.fr/cours/droit_civil_biens/droits_reels_droits_personnels/droits-reels-et-droits- personnels.html
[29] Carbonnier J, op. cit. ; Dubosse E, op.cit., p. 69.
[30] Wingfield R. Voyage en Haïti, sur la piste du zombi, p 143.
[31] Laura Louis, Les fascinants secrets du métier de croque-mort en Haïti, Ayibopost, 19 juin 2019.
[32] Charlier P (dir). Zombis : la mort n’est pas une fin ? Catalogue de l’exposition au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Paris, Gallimard, 2024.
[33] Fanny Vasseur-Lambry. L’Identité, l’état civil et le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes. Fanny Vasseur-Lambry; Valerie Mutelet. Qui suis-je ? Dis-moi qui tu es. L’identification des différents aspects juridiques de l’identité, Artois Presses Université, pp. 61-87, 2015, Droit et sciences économiques, ⟨10.4000/books.apu.23488⟩. ⟨hal-04067099⟩