par Jean-Philippe ORLANDINI,
ATER en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou
Art. 101.
Pas de responsabilité exclusive de l’État dans l’affaire du Médiator
L’actualité juridique du mois de novembre 2016 éveillera certainement l’intérêt du lecteur intéressé par les problématiques de santé publique et de responsabilité administrative. Au risque de réveiller l’hypocondrie de certains, il est tout d’abord permis de revenir sur la validation par l’assemblée nationale de la création d’un fond spécial relatif à la « Dépakine »[2]. Un amendement voté à l’unanimité le 15 novembre dernier, devrait ainsi permettre à l’une des 14000 femmes concernées par la prise de cet antiépileptique de saisir l’office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) afin d’obtenir réparation en raison des malformations fœtales intervenues sur environ 10% des enfants. L’existence d’une telle procédure non contentieuse ne saurait toutefois écarter la possibilité offerte aux victimes d’engager une action en responsabilité devant les juridictions ordinaires.
C’est d’ailleurs dans le cadre de cette alternative qu’un autre scandale sanitaire vient de connaître certains développements. Le Conseil d’État vient effet de se prononcer le 9 novembre 2016 dans le cadre plusieurs de recours en responsabilité intentés contre l’État dans le cadre de l’affaire du médiator. La médiatisation de cette affaire ne doit pas empêcher de revenir sur les faits ayant conduit à « l’un des scandales sanitaires les plus graves de ces dernières années »[3]. Initialement mis sur le marché en 1974 afin de traiter certains troubles diabétiques pour les personnes en surpoids, le Médiator, à base de benfluroex, a progressivement été prescrit comme coupe faim. À l’occasion de sa phase de commercialisation certaines études et rapports mettent en évidence dès les années 1980 les risques d’hypertension et de valvulopathies (maladies cardiaques) entrainés par la prise de fenfluramines, molécules proches du benfluorex. Alors qu’il fait l’objet de mesures de retrait dans de nombreux pays européens dès les années 2000, la France tarde à réagir. Malgré une interdiction dans les préparations en pharmacie dès 1995, il faut attendre 2007 pour qu’une première recommandation soit adoptée par l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Alertée une nouvelle fois par les scientifiques, le médicament est finalement retiré du marché le 30 novembre 2009. Entre temps ce sont plus de 145 millions de boites qui ont été vendues à plus de 5 millions de personnes en France. Les différents rapports (CNAM, oct. 2010 ; IGAS, janv. 2011) évoquent entre 500 et 2000 décès qui seraient imputables à ce médicament.
La gravité et l’importance du scandale ont conduit le législateur à créer le 29 juillet 2011 un fond d’indemnisation spécifique. Toutefois cela n’a pas empêché certaines victimes d’engager différentes procédures pénales et administratives. L’action engagée devant les juridictions administratives vise à engager la responsabilité de l’État au titre de ses activités de pharmacovigilance. Cette mission consiste, postérieurement à la phase d’autorisation et de mise sur le marché, à prévenir des risques liés à l’utilisation des médicaments pendant leur commercialisation. Cette compétence a été attribuée à l’AFSAPS devenue en 2001 l’Agence de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) qui sont des établissements publics.
La particularité de ce contentieux indemnitaire, comme a pu le souligner Jacques Petit, tient à la relation tripartite qui existe entre les victimes (en tant que tiers), l’ANSM et plus largement l’État (en tant que contrôleur) et enfin les laboratoires Servier (en tant que fabricant contrôlé)[4]. Dans ce contexte, le tribunal administratif de Paris par un jugement du 3 juillet 2014[5], confirmé par la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 31 juillet 2015[6], concluent à la responsabilité exclusive de l’État.
Le Conseil d’État, saisi à nouveau par les victimes est amené à interpréter les conditions classiques de la responsabilité administrative dans un contexte de « socialisation du risque » en matière médicale. Il confirme d’une part que l’absence de retrait ou de suspension de l’autorisation de mise sur le marché par l’ASNM à partir de 1999 constitue une carence fautive qui incombe exclusivement à l’État (I). Cependant le juge administratif se détache de l’appréciation de l’imputabilité et de la réparation du dommage qui avait été faite en première instance et en appel. Il censure le principe d’une condamnation in solidum au profit d’un partage de responsabilité fondé sur la faute en partie exonératoire des laboratoires Servier (II). Enfin, le juge administratif, dans une approche favorable aux victimes admet le principe d’une réparation du préjudice d’anxiété, sans toutefois en faire bénéficier les requérants (III).
La carence fautive de l’État dans ses activités de pharmacovigilance
Le Conseil d’État, tout comme les juges administratifs en première instance et en appel, écarte l’existence d’un régime de responsabilité fondé sur le risque. Dès lors, en l’absence d’un tel régime qui aurait pu être favorable aux victimes, le juge administratif se fonde sur la faute.
Toute illégalité n’est pas forcément constitutive d’une faute. Au delà de l’existence de certains actes juridiques, les agissements matériels de l’administration peuvent également être constitutifs d’une faute. Il en va ainsi d’erreurs, de retards, de mensonges et même plus largement de carences[7]. Il s’agissait donc pour le juge administratif de déterminer dans quelle mesure le comportement ou plus précisément l’inaction de l’ANSM est susceptible d’être sanctionné.
Le juge administratif, en se fondant sur le code de la santé publique, conditionne le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament et plus largement son maintien, non pas à la nocivité de ce dernier mais à « l’existence et la gravité d’un risque sanitaire »[8]. Cette appréciation est faite en fonction des données et des connaissances scientifiques du « moment ». Il en résulte une réévaluation constante qui consacre une obligation de prévention qui dépasse le principe de précaution. En s’appuyant sur les différents rapports et enquêtes disponibles[9] le juge administratif, non contredit par le Conseil d’État, considère que la connaissance du danger lié à la prise du médiator était connue et avérée dès l’année 1999 (Cons. 5). Il en résulte que « l’abstention de prendre les mesures adaptées, consistant en la suspension ou le retrait de l’autorisation de mise sur le marché du Mediator, constitue (à partir de cette date) une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ». Par conséquent, entre 1974, date de l’autorisation de mise sur le marché et 1999, l’ANSM la responsabilité doit être écartée en raison de la méconnaissance d’un tel risque (Cons. 4).
Le Conseil d’État par la mention d’une « faute de nature à engager la responsabilité » renvoie explicitement à l’existence d’une faute simple. Il confirme ainsi le déclin déjà engagé de la faute lourde qui était pourtant classique en la matière. En raison des difficultés de certaines activités administratives, était traditionnellement exigé en matière de santé et plus particulièrement au titre de ses activités de contrôle ou de tutelle[10], une faute « d’une particulière gravité »[11] que l’on trouve aujourd’hui sous l’expression faute lourde[12]. Le Conseil d’État, dans l’arrêt du 9 novembre 2016 amplifie l’abandon de la faute lourde déjà initié en matière de responsabilité administrative depuis les années 1990[13]. Cette démarche favorable aux administrés s’inscrit clairement dans un mouvement plus large de « socialisation du risque »[14].
Le caractère exonératoire de la faute des laboratoires Servier
L’affaire du Médiator, soulève l’articulation des différents liens entre l’ANSM qui intervient au nom de l’État les laboratoires Servier. Il est évident que ces derniers, par leurs agissements ont largement conduit à négliger et cacher les effets néfastes et dangereux liés à la prise du médicament qui étaient pourtant déjà connus. Ils ont de fait contribué de manière certaine à entretenir le doute quand à la nécessité de retirer ou de suspendre l’autorisation de mise sur le marché.
De telles données impliquent de savoir si le fait du tiers, implicitement reconnu comme fautif, est de nature à exonérer totalement ou partiellement la responsabilité de l’administration[15]. Si les agissements du fabricant du médicament ont clairement contribué à la réalisation du dommage, ils ne sauraient en être la cause exclusive. Se pose toutefois la question de l’influence du lien et des rapports liés au contrôle exercé par l’ANSM sur les laboratoires Servier. Cette relation est-elle susceptible d’influer sur une telle exonération de responsabilité, même partielle ? La question mérite d’être posée car le juge administratif, conformément à une jurisprudence classique, considère que le caractère fautif du coauteur ne peut être retenu en cas de carence dans l’exercice du pouvoir de police de l’administration[16]. Ceci est d’ailleurs rappelé au considérant n°8[17]. Toutefois le Conseil d’État distingue la relation de « collaboration » de celle de « contrôle ». Le lien contrôleur – contrôlé n’est pas suffisant pour considérer que la faute des deux coauteurs se confond. Il en résulte un partage de responsabilité entre l’État et les laboratoires Servier. La haute juridiction renvoie à la cour administrative d’appel de Paris le soin de préciser la répartition de la charge financière relative à la réparation du dommage à hauteur de la gravité de leurs fautes respectives[18].
Le Conseil d’État se détache ici de l’approche retenue par les juges du fond. L’absence d’éléments précis permettant d’établir le degré de responsabilité de chacun avait conduit à écarter le fait exonératoire au profit d’une condamnation in solidum[19], autrement dit exclusive de l’État, à charge pour ce dernier de se retourner contre le coauteur au moyen d’une action récursoire. Le juge administratif s’alignant sur la position du juge judiciaire et de la jurisprudence du tribunal des conflits, a fini par ouvrir la possibilité aux victimes de faire condamner au choix l’un des coauteurs « à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilités »[20]. Cette solution participait donc d’une certaine continuité avec la solution dégagée par le Conseil d’État en 1993 lors de l’affaire du « sang contaminé »[21].
Dans ses arrêts du 9 novembre 2016, le Conseil d’État revient donc à une appréciation plus classique des principes de la responsabilité administrative. Bien qu’une telle solution soit moins avantageuse pour la victime, exposée à l’insolvabilité du coauteur privé, elle préserve les deniers publics en évitant que l’administration ne soit condamnée à payer des sommes qu’elle ne doit pas[22].
La reconnaissance de principe du préjudice d’anxiété
L’ampleur de ce scandale sanitaire, tant par le nombre de personnes concernées que par la gravité des pathologies qui s’en sont suivies, a conduit certains requérants en l’absence de pathologie avérée à tout de même invoquer une réparation au titre du préjudice moral subi. Le préjudice moral, en tant que préjudice extra patrimonial tient donc dans un tel contexte une place particulière. Le Conseil d’État considère qu’une personne ayant pris ce médicament « pouvait se prévaloir des inquiétudes qu’elle avait pu nourrir en raison du risque d’apparition d’une telle maladie », « même en l’absence de toute hypertension artérielle pulmonaire diagnostiquée »[23]. Le juge administratif avait déjà fait référence de manière parcellaire à un tel préjudice moral[24] qui a pu être qualifié de « préjudice d’anxiété ». Le Conseil d’État élargi la solution de son arrêt du 27 mai 2015 qui vise à admettre la réparation des « inquiétudes morales » liées à la contamination par le virus de l’hépatite C[25].
Il convient cependant de noter que cette reconnaissance comporte une dimension théorique. Car on sait que le droit à réparation est classiquement subordonné à l’existence d’un préjudice qui doit être direct et certain[26]. D’une part, le Conseil d’État relativise les risques sanitaires et chirurgicaux liés à la prise du benfluorex qui sont « faibles et qui diminuent rapidement dans les mois qui suivent l’arrêt de l’exposition ». D’autre part, « l’absence d’éléments clairs et précis de la réalité des risques encourus » ne permettent pas de faire échec au caractère encore purement éventuel d’un tel préjudice qui ne peut faire l’objet d’aucune réparation[27].
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 101.
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[1] Observations sous, CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393109 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393902, 393926 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393904.
[2] J-M. PONTIER, « Dépakine un nouveau fonds », AJDA 2016, p. 2065 ; V. plus largement A. FRANK, Le droit de la responsabilité administrative à l’épreuve des fonds d’indemnisation, L’Harmattan, 2009.
[3] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », RFDA 2014, p. 1193.
[4] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », préc.
[5] TA Paris, 3 juill. 2014, « Mme A », req. n° 1312345/6 ; RFDA 2014 p.1193, note J. Petit ; RDSS 2014. 926, note J. Peigné.
[6] CAA Paris, 31 juill. 2015, « Ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes », req. n° 14PA04082, AJDA 2015, p. 1986, concl. F. Roussel ; RDSS 2015, p. 927, obs. J. Peigné.
[7] CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Xueref, Thomas, Botella et Bourdignon », req. n° 241153.
[8] F. ROUSSEL, concl. CAA Paris, 31 juill. 2015, préc., AJDA 2015, p. 1986.
[9] V. sur le recours possible à ces différentes sources : CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Botella », req. n° 241151 ; CE, ass., 9 avr. 1993, « M. D », req. n° 138653.
[10] CE, ass., 29 mars 1946, « Caisse départementale d’assurances sociales de Meurthe-et-Moselle », req. n° 41916.
[11] CE, 10 mai 1957, « Marbais », D. 1958.190, note F. G.
[12] CE, ass., 28 juin 1968, « Sté mutuelle d’assurances contre les accidents en pharmacie et Sté Établissements Février-Decoisy-Champion », RDP 1969, p. 312, note Waline.
[13] CE, ass., 10 avr. 1992, « Épx V. », Rec. p. 171 ; AJDA 1992, p. 355, concl. H. Legal ; RFDA 1992, p. 571, concl. H. Legal ; CE sect. 20 juin 1997, « Theux », Rec. p. 254 ; RFDA 1998, p. 82, concl. J. – H. Stahl ; D. 1999, p. 46, obs. P. Bon et D. de Béchillon.
[14] Conseil d’État, Rapp. public La socialisation des risques, La Doc. fr., 2005.
[15] CE 23 juin 1916, « Thévenet Joseph », req. n° 52054 ; CE 4 nov. 1929, « Breton », Rec. p. 942.
[16] CE 15 févr. 1974, « Ministre du développement industriel et scientifique c/ Arnaud », req. n° 87119.
[17] Considérant que (…) « l’Etat ne peut s’exonérer de l’obligation de réparer intégralement les préjudices trouvant directement leur cause dans cette faute en invoquant les fautes commises par des personnes publiques ou privées avec lesquelles il collabore étroitement dans le cadre de la mise en oeuvre d’un service public ».
[18] CE, 12 déc. 2012, « Syndicat national des établissements et résidences privées pour les personnes âgées (SYNERPA) », req. n° 350890 ; AJDA 2013, p. 481, concl. M. Vialettes ; Dr. adm. 2013, n° 42, note Guignard.
[19] F. MODERNE, Recherches sur l’obligation « in solidum » dans la jurisprudence administrative, EDCE, 1973.
[20] T. confl., 14 févr. 2000, « Ratinet », req. n° 2929 ; RFDA 2000, p. 1232, note D. Pouyaud ; CE, 2 juill. 2010, « Madranges », req. n° 323890 ; AJDA 2011. 116, note H. Belrhali-Bernard ; ibid. 2010. 1344 ; Dr. adm., n° 135, comm. F. Melleray.
[21] CE, ass., 9 avr. 1993, « M D, M. G, M et Mme B (3 esp.) », req. n° 138653 ; Rec. p. 110, concl. H. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. C. Maugüé et L. Touvet ; D. 1994, p. 63, obs. P. Terneyre et P. Bon ; ibid. 1993, p. 312, concl. H. Legal; RFDA 1993, p. 583, concl. H. Legal ; JCP 1993, II, p. 22110, note Debouy ; Rev. adm. 1993, p. 561, note Fraissex ; Quto. Jur., 15 juil. 1993. 6, note M. Deguergue.
[22] CE, sect., 19 mars 1971, « Mergui » Rec. p. 235, concl. M. Rougevin-Baville ; CE, sect., 26 juin 1992, « Cne Béthoncourt c/ Cts Barbier », req. n° 114728 ; Rec. p. 268, concl. Le Châtelier
[23] CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108.
[24] CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Appolinaire c/ min. Défense », req. n° 11MA00738 ; CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Aymard », req. n° 11MA00739 ; AJDA 2012, p. 822.
[25] CE, 27 mai 2015, « ONIAM », req. n° 371697 ; AJDA 8 juin 2015, p. 1072 ; RD sanit. soc. 30 juin 2015, p. 548, note D. Cristol.
[26] CE, 21 févr. 2000, « Vogel », req. n° 195207 ; Dr. adm. 2000, comm. 145
[27] V. par ex. : CE, 27 mars 1968, « X », req. n° 68141 ; CE, 12 juill. 1969, « Ville Saint-Quentin », req. n° 72068, n° 72079, n° 72080, n° 72084,
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