Pour une conception modeste de la laïcité à l’école

ParJDA

Pour une conception modeste de la laïcité à l’école

par le Dr. Vincent LORIUS,
Chef d’établissement scolaire,
Docteur en sciences de l’éducation

Pour une conception modeste de la laïcité à l’école :
comme règle et non comme valeur
et comme possible lieu de faiblesse de la volonté

Art. 121. Il n’est pas impossible que l’idée de laïcité soit aujourd’hui devenue plus un problème qu’une solution. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer non seulement les polémiques que ce terme engendre, mais surtout les prises de décision et comportements opposés qui se réclament d’elle. A l’école par exemple, on pourra juger être tout à fait respectueux du principe de laïcité en admettant ou en n’admettant pas de menus de substitution dans les cantines, en refusant ou en autorisant le port du voile pour les mamans accompagnant les sorties scolaires… Dans cet article, j’essaierai de mieux comprendre les processus en jeu en précisant dans quelles conditions cette valeur[1] est mobilisée. Je tenterai en particulier d’expliquer pourquoi les modalités du recours scolaire à la laïcité sont loin d’être indiscutables. Elles reposent en effet sur des conceptions à mon avis peu satisfaisantes du rôle des valeurs dans la construction d’un vivre ensemble et dans l’identification et la lutte contre les comportements jugés répréhensibles. Je proposerai ainsi quelques arguments montrant que la laïcité peut difficilement servir directement de cadre de régulation aux attitudes des élèves et pourquoi il peut être décisif pour atteindre cet objectif de promouvoir le respect de règles plutôt que de principes. Pour le dire dans un langage plus philosophique, il faudrait prendre au sérieux l’idée de la supériorité des normes[2] sur les valeurs pour guider les comportements. Ce point de vue étant difficile à promouvoir au sein d’une institution qui fait des valeurs la colonne vertébrale de ses objectifs, je prendrai acte de ce contexte en indiquant comment le recours aux valeurs en général et à la laïcité en particulier peut être éducatif si l’on accepte de prendre en compte le concept de « faiblesse de la volonté ». Cette notion permet à mon sens de penser à nouveaux frais les rapports entre valeurs et comportements scolaires et donc entre laïcité et respect de certaines règles du vivre ensemble.

La laïcité entre loi du talion et croisade

Certaines attitudes d’élèves semblent remettre en cause ce que l’on a coutume de voir comme des éléments minimaux permettant le vivre ensemble et que les dénominations les plus courantes regroupent sous le terme de valeurs républicaines (dont la laïcité). Suite aux attentats perpétrés en France, on a ainsi pu observer que des élèves refusaient de respecter les minutes de silence, se déclarant comme « n’étant pas Charlie » ou, pire, tenant des propos indiquant que les victimes auraient mérité leur sort. Depuis, le ministère de l’éducation nationale n’a eu de cesse de recourir au concept de laïcité à la fois comme moyen de prévenir ce type de comportements mais également comme moyen de les sanctionner. La charte de la laïcité fait ainsi aujourd’hui partie intégrante du règlement intérieur des établissements scolaires[3]. En ce sens, on peut dire que le recours aux valeurs républicaines en général et à la laïcité en particulier, est assez explicitement un moyen de (re)construire une morale (au sens du respect des valeurs) qui serait devenue défectueuse chez de nombreux élèves.

Dans ce contexte, les réponses des éducateurs oscillent entre deux bornes. La première, qui s’apparente à une sorte de « loi du talion », consiste à sanctionner comme par réflexe tous les comportements perçus comme attentatoires aux valeurs. On peut inclure dans cette catégorie les sanctions infligées à l’encontre de jeunes filles portant des jupes longues. La seconde est plus à envisager comme une « croisade » et rassemble les actions qui visent à ramener les élèves dans un droit chemin idéologique en leur présentant la laïcité comme une valeur qui, non seulement serait parfaitement définie, mais également « non négociable » et à laquelle il faudrait adhérer sans réserve. Cette façon de faire se manifeste par exemple lorsque les autorités nationales et académiques demandent le signalement des élèves ayant proféré des paroles « anti-républicaines », signalement qui peut aboutir à des convocations par les services sociaux ou de lutte contre la radicalisation. Ces réactions sont problématiques à plus d’un titre. On peut en particulier remarquer qu’elles peuvent paraître incohérentes dans la mesure où elles posent comme indiscutables (donc comme un dogme) des valeurs (dont la laïcité), contredisant ainsi l’objectif de développement du libre arbitre des élèves qui consiste justement à n’en accepter aucun.

Cette réaction n’est pas surprenante. Elle correspond en effet à des processus classiques qui conduisent l’institution à faire face aux difficultés en mobilisant les valeurs morales plus que l’amélioration des prises en charge. H. Durler a par exemple montré combien ce projet de conformation morale se situait au cœur des pratiques quotidiennes en mettant à jour la façon dont les procès de responsabilisation (par le contrat (Durler, 2015, p. 75)) ou de « concernement » (par l’engagement moral de l’élève et l’instrumentalisation de la confiance (Durler, 2015, p. 85)) visent le développement d’une « autonomie » comprise comme l’adhésion libre aux règles et principes considérés comme prioritaires par l’institution.  Ces processus sont particulièrement à l’œuvre au sein de l’école française dont le cœur de doctrine est une conception naturaliste de l’idéologie républicaine qui ne pourrait qu’être retenue par toute personne s’appliquant effectivement à suivre sa raison, il s’agit de faire adhérer « librement » à un corpus de valeurs défini a priori. Cette façon de voir les choses révèle de conceptions particulières de ce que sont les échanges autour des valeurs et il me parait important de tenter de les éclaircir pour évaluer leur pertinence.

Discuter de l’opportunité des échanges autour des valeurs et de leurs éventuelles conséquences éducatives, c’est considérer a priori que l’on peut avoir une argumentation rationnelle grâce et à propos d’elles, sans forcément postuler l’existence d’un ordre surnaturel. Ce point ne pouvant être développé dans le cadre réduit de cet article, je me contenterai de renvoyer à l’intéressante distinction opérée par N. Tavaglione (Tavaglione, 2010) entre objectivité/subjectivité ontologique et objectivité/subjectivité épistémologique. Cette distinction permet de comprendre en quoi les valeurs sont ontologiquement subjectives en tant qu’elles dépendent forcément de perspectives humaines, et pourquoi cela n’empêche pas qu’elles puissent être épistémologiquement objectives dans la mesure où les jugements formulés sur ou grâce à la valeur s’exposent aux « corrections » des autres. N. Tavaglione résume ainsi sa position : « (i) sans êtres humains pas de distinctions morales (…) ; (ii) lorsque nous discutons de normes et de valeurs, nos discussions ont un sens, ce qui ne serait pas le cas si la moralité était de l’ordre de la simple préférence (je préfère la rhubarbe, tu préfères les pommes : point final et bon appétit) » (Tavaglione, 2010, p. 43).

Ce n’est qu’à la condition d’adhérer à un raisonnement de ce type que nous pouvons comprendre pourquoi le choix et la transmission de valeurs (par exemple les « valeurs de la république », la laïcité…) peuvent être considérés comme décisif et comme une condition de possibilité du « vivre ensemble ». Pourtant, si il est possible d’argumenter en faveur de la possibilité d’une discussion rationnelle sur les valeurs, ceci n’implique en rien d’éventuelles conséquences sur les comportements. Cette relation ne vaut que si l’on pense que l’adhésion à certaines valeurs induit directement certains types d’actions. Ce point de vue relève d’une pensée déontologiste, c’est-à-dire qui considère que les actions moralement acceptables doivent pouvoir être référées à des « contraintes morales » (Billier, 2009, p. 182). Si l’école participe de cette logique, c’est qu’elle relève, selon le mot de F. Dubet, d’un « programme institutionnel », lequel peut être défini comme le processus social qui transforme des valeurs et des principes en action et en subjectivité par le biais d’un travail professionnel spécifique et organisé » (Dubet, 2002, p. 24). Si cet objectif est légitime, on peut malgré tout s’interroger sur son efficacité, non seulement parce que les conceptions de la laïcité apparaissent plurielles, mais également en raison de la manière dont la laïcité est proposée et mobilisée à l’école : on ne peut en effet que constater un écart fréquent et prononcé entre ce qui est censé guider les prises en charge scolaire et la réalité de celles-ci. Ainsi, par exemple, il a pu être reproché à l’institution scolaire de promouvoir un catéchisme républicain, sans rapport avec ce que devrait être une véritable éducation à la citoyenneté. R. Ogien a montré le caractère dominant et discutable de ce choix (Ogien, 2013a) en rappelant qu’il serait peut-être plus efficace, pour influer sur les comportements et points de vue des élèves, de modifier les conditions d’enseignement plutôt de (de) vouloir un réarmement moral de la jeunesse.

Supériorité d’une conception normative de la laïcité

C’est donc pour au moins trois raisons (de doute sur les liens entre valeurs et comportements, de désaccord sur leur signification, de difficultés pour en assurer une pédagogie), qu’il est peut-être judicieux de préférer à l’approche déontologique des valeurs, fondées sur l’idée d’obligations morales qui leur seraient liées, à ’autres points de vue comportant une dimension conséquentialiste et se préoccupant d’abord de l’amélioration du bien-être général. Pour R. Dworkin ces conceptions se distinguent en tant que la première défend une société fondée sur un devoir (le respect de valeurs) et que les autres sont fondées sur un but (l’amélioration des conditions d’existence ou l’obtention de droits) (Dworkin, 1995, p. 265). Concernant la laïcité, on voit assez bien les différences que ces conceptions peuvent générer : dans un cas, il s’agira de définir quels sont les comportements qui seraient compatibles avec le principe de laïcité, dans le second il s’agira de rechercher les dispositions permettant de favoriser le bien-être collectif (par exemple en faisant en sorte que les conceptions de la laïcité ne se télescopent pas) ou rendant effectif le droit à l’expression privée de ses préférences religieuses.

L’intérêt d’une société fondée sur les droits réside dans le fait que ces derniers sont des normes qui sont simplement ou non respectées, au contraire des valeurs dont on ne sait jamais exactement quels rapports elles entretiennent avec le réel (Ogien, 2013b, p. 252).

Pour être à la fois opérationnels et les légitimes, les droits n’ont pas besoin de reposer sur des valeurs qui elles-mêmes ne reposent sur rien et qui peuvent donc être remises en cause. Ainsi, la laïcité énoncée dans un sens trop vague ne garantit aucun droit au contraire de la formulation de ce qui est effectivement autorisé : préciser concrètement comment les signes religieux doivent être considérés et organisés dans l’enceinte scolaire permet de savoir exactement ce qui est autorisé et interdit[4].

Bien sûr, le recours aux valeurs peut comporter une dimension normative. D’abord, il permet d’éviter les justifications à l’infinie de nos choix. Même si cela ne donne jamais la possibilité de s’appuyer sur un argument définitif, il s’agit là d’un moyen d’entrer dans ce que V. Descombes nomme « la grammaire de la justification » (Descombes, 2009, p. 79) et qui permet de comprendre qu’aucune justification n’est absolue mais qu’elle peut avoir une légitimité dans un certain contexte d’interlocution (voir l’objectivité épistémologique dont je parlais plus haut). La laïcité peut ainsi servir de support à des échanges de points de vue pour définir le type de finalités à promouvoir. En ce sens, nos concepts évaluatifs ne sont pas sans rapport avec la contingence, et ce constat permet de reconnaître une force propositionnelle aux valeurs. Néanmoins, si les valeurs peuvent influencer le comportement, ceci ne veut pas dire qu’elles puissent être effectivement contraignantes. Il faut en effet observer qu’elles présentent par nature des limites explicatives (elles sont débordées par la complexité des mobiles de l’action) et descriptives (elles sont débordées par la complexité du réel).

Au contraire, les normes comprises comme visant la promotion « d’actions humaines ni nécessaires ni impossible » (Ogien, 2003, p. 97) et dont les droits peuvent être une modalité d’expression, permettent d’orienter plus directement les pratiques. En ce sens, la loi régissant le port des signes religieux à l’école présente beaucoup d’intérêt puisqu’elle permet de passer de l’évaluatif au prescriptif et l’on peut observer 1/ que le prescriptif n’empêche pas l’adaptation aux situations et 2/ que la norme (par définition prescriptive), a vocation à « faire système », c’est-à-dire à ne pas se contredire avec d’autres. On peut ainsi constater la force pratique de la combinaison de la loi de 2005 avec la réglementation sur les examens qui précise que, lors de la passation d’épreuves, l’établissement scolaire n’est plus d’abord organisé selon son règlement intérieur mais par celui plus général de l’examen en question. Si le premier interdit le port du voile, le second l’autorise dans certaines conditions et ceci permet de comprendre pourquoi une même élève peut se voir interdire l’accès à son établissement dans un cas et à être autorisée dans l’autre. Ce faisant, elle garantit l’exercice effectif d’un droit à se présenter à un examen à toute personne quelle que soit sa tenue vestimentaire.

La valeur laïcité n’est donc peut-être pas un point d’appui aussi solide pour l’action éducative qu’on le pense habituellement. Elle est utile comme aide à la pensée et non comme obligation et c’est pourquoi il faut envisager une conception normative de celle-ci pour penser les prises en charge scolaires. J’entends par normative une caractérisation suffisamment précise pour définir et réguler les conduites, c’est-à-dire plutôt comme une règle. J.M. Ferry (Ferry, 2002, p. 71) le rappelle,

« Un débat est moins chargé de passions, et partant, de risques d’échec, lorsqu’il s’agit de régler des situations pratiques, que lorsqu’il s’agit de faire triompher des positions théoriques. Nous pouvons ne jamais accorder entre elles nos visions du moment respectives, tout en étant capables de nous entendre entre nous sur des règles, afin de coordonner nos actes ou nos plans d’action ».

Les valeurs peuvent entrer comme facteur de légitimation de ces choix mais non comme justification : il y a bien un rapport entre normatif et évaluatif mais il ne peut y avoir confusion entre ces deux termes, confusion qui ouvrirait la voie à un totalitarisme de la pensée.

Les normes vestimentaires qui s’appliquent dans les établissements scolaires sont de bons exemples pour comprendre la nature des processus d’appropriation des règles du vivre ensemble qui peuvent être des éléments d’une éducation à la citoyenneté. Comprendre la règle « venir au collège avec une tenue correcte » c’est souvent, pour l’élève, opérer par ajustements progressifs et mouvants une corrélation entre ses choix vestimentaires et les pratiques des autres dans leur cohérence mais également dans leur diversité. Envisager le problème sous l’angle du rapport à la règle, c’est essayer de comprendre la signification accordée à l’« écart » fait par l’éventuel(le) contrevenant(e), lequel peut être la manifestation d’une provocation ou d’une méconnaissance. Effectuer cette classification permet d’envisager les possibilités d’un travail autour des questions de citoyenneté en confirmant, dans le premier cas, que les écarts à la règle engendrent des sanctions de la part de la collectivité ou des demandes de mise en conformité, et en construisant, dans le second, une pratique plus précise de la règle : des moments de discussion collective peuvent aider à comprendre et à établir ce qui est considéré comme à coup sûr acceptable ou non au sein de l’établissement.

Il s’agit là de processus qui permettent une élaboration en acte d’un rapport au collectif qui n’engendre ni la soumission a priori à des principes, ni la remise en cause systématique des règles de vie collectives. Il s’agit bien de permettre aux élèves de comprendre le sens de ces règles en lien avec les interactions sociales, au-delà des principes abstraits. Une règle détermine un usage qui ne peut être réduit ni à un embrigadement ni à un choix strictement individuel mais cette idée n’induit en rien que les règles soient figées : elle indique simplement qu’il s’agit de manières d’être partagées et qu’il est impossible d’en dresser une liste définitive car elles sont par définition en constante évolution. Une règle est également une norme d’un type particulier : elle est procédurale et ne nécessite pas, pour la suivre, une représentation. Il ne faut donc pas confondre une règle avec son expression une fois explicitée. Les jeunes enfants sont ainsi capables de suivre un certain nombre de règles (comme par exemple respecter des consignes simples du type aller chercher quelque chose, mettre en marche un appareil…), bien avant de pouvoir dire ce qu’ils font pour cela : comme le rappelle J-P. Cometti, une règle n’est rien de plus que ses applications (Cometti, 2011). Les fondements des règles, leurs raisons d’existence ne dépendent pas d’une justification ultime ou d’une quelconque instance ; elles sont plutôt à chercher du côté de ce qu’elles permettent de faire en société.

Cette façon de prendre les choses me paraît adaptée à une reprise de la question de la laïcité. On l’a vu, aborder le sujet sous l’angle du principe rend le problème quasi insoluble : qu’est-ce qu’une attitude respectueuse de cette valeur ? Il est pratiquement impossible de répondre à cette interrogation en absolu tant les conceptions peuvent varier. Par contre, lorsqu’apparaissent des comportements qui posent question, on peut se demander s’ils sont l’expression d’une volonté de transgression (la contestation d’un cours présentant une représentation iconographique de Mahomet devient le moyen d’indiquer le refus des contenus scolaires traitant de religion) – ce qui indique donc une appropriation de celle-ci. S’agit-il au contraire d’une mauvaise interprétation de ce qui constitue l’usage (cette réaction étant par exemple la norme dans l’environnement extra-scolaire du jeune) ?

Poser la question de l’éducation à la laïcité en termes de règles plus qu’en termes de valeurs ou de principes c’est d’abord se donner la possibilité de ne pas compliquer les problèmes. Pour le dire autrement, il y a une intéressante réflexion à mener à partir de la thèse selon laquelle les ajustements des normes et par rapport aux normes permettent de comprendre qu’aucune d’entre elles n’est absolue, qu’elles peuvent être remises en cause, mais qu’elles valent tant qu’elles disposent d’un statut d’usage au sein d’une communauté. Permettre aux plus jeunes de s’approprier ces points implique de partir du principe que la connaissance de la règle est un effet plus qu’un préalable : adopter un comportement acceptable par la communauté scolaire ne peut se faire que par « l’action » de se comporter de telle ou telle manière et d’envisager ou constater les effets produits. Les attitudes déplacées pendant l’hommage aux victimes organisées dans les établissements scolaires sont de ce point de vue assez intéressantes : réagir face à ce phénomène en se préoccupant d’éducation à la citoyenneté consiste sans doute 1/ à faire observer aux élèves les effets produits par leur attitude (protestation, gêne…) 2/ à définir collectivement (entre adultes, avec les représentants des élèves…) le caractère acceptable ou non de ces effets 3/ si (et seulement si) ces derniers sont effectivement majoritairement et négativement perçus, d’indiquer aux jeunes que le comportement en question ne peut être accepté pour l’instant, dans cet établissement, en raison de la façon dont elle est ressentie par la communauté.

Intégrer la possibilité de l’acrasie

La laïcité n’est donc pas une idée « simple » qu’il suffirait de brandir. Cette réalité est assez problématique à prendre en compte au sein de l’école française qui ne peut manifestement que difficilement se satisfaire de l’approche normative défendue plus haut : le système éducatif national est en effet fortement imprégné de l’idée selon laquelle ce sont les valeurs auxquelles les élèves finissent par adhérer « librement » qui permettront à la fois une véritable éducation (au sens d’un accès au libre arbitre) et la possibilité du vivre ensemble. Se questionner sur les rapports entre laïcité et école induit donc, pour des raisons de faits, de s’interroger sur la façon dont la laïcité peut être mobilisée en tant que valeur. J’ai indiqué plus haut son intérêt pour des raisons de justifications a posteriori des actes ou décisions. Je souhaiterais à présent préciser dans quelles conditions elle peut être considérée comme support éducatif au quotidien.

Pour cela, il faut prendre au sérieux la possibilité que des élèves se déclarent en accord avec certains principes (par exemple le refus de la violence, la tolérance des différences, l’importance de l’échange et de la discussion…) et ne puissent pas les respecter toujours. Ces observations constituent le quotidien des établissements scolaires où la plupart des manquements, repris par les adultes, permettent en général de convenir avec l’élève de l’impossibilité de tolérer des comportements qui, s’ils étaient trop fréquents, hypothéqueraient gravement la possibilité d’une vie collective. Ainsi, le cas général est bien que des élèves s’étant montrés violents avec des camarades, irrespectueux avec des adultes, ayant dégradé du matériel, ne s’étant pas acquittés du travail demandé…finissent par reconnaître assez spontanément qu’ils ont dérogé à des règles dont ils ne remettent pas en cause le caractère légitime. Ce qui est plus compliqué, c’est de parvenir à mettre à jour les mobiles de ces comportements qui apparaissent fréquemment en décalage avec ce que les élèves déclarent eux-mêmes comme ce qui devraient régir leurs comportements. Parmi les options permettant d’appréhender cette question, il est intéressant de prendre en compte l’hypothèse de l’acrasie, proposée par Aristote[5], que les philosophes contemporains ont pris l’habitude d’appeler « faiblesse de la volonté » (Ogien, 1993) ou « faiblesse de volonté » (Elster, 2007) et qui décrit le fait de paraître agir à l’encontre de son meilleur jugement.

J’ai évoqué plus haut les cas de refus de la minute de silence après les attentats de 2015 ou le rejet des contenus de cours semblant mettre en cause les théories créationnistes. Ces comportements sont en général interprétés comme relevant, au choix, de conditionnements religieux, d’une lutte pour la reconnaissance, de l’expression de points de vue politiques … et engendrent classiquement les postures de « prêche » ou de « croisade » telles que décrites plus haut. Cet enchaînement est en partie dû à ce que R. Ogien appelle un principe de « charité interprétative » qui consiste à chercher à toute force une rationalité aux comportements (Ogien, 2003, p. 37). Comme je l’ai indiqué, il est assez aisé de repérer les raisons d’une telle conception. D’abord elle manifeste la volonté de traiter autrui comme un agent autonome susceptible d’être loué ou blâmé ce qui est bien compréhensible dans le cadre d’une école républicaine qui fait de la rationalité de l’individu son credo. Ensuite, poser la rationalité des individus c’est penser pouvoir prédire le comportement des élèves ce qui est fondamental pour le fonctionnement même de l’institution scolaire. Cette façon de procéder, si elle peut se montrer souvent adaptée, n’épuise pas l’appréhension du réel scolaire où les comportements d’élèves peuvent être peu prévisibles et en décalage avec le jugement que certains jeunes portent eux-mêmes sur leurs comportements. Ce constat repose sur un problème assez robuste : celui de la nature du lien entre des actions et des états inobservables (significations, désirs…), lequel est loin d’être évident.

Parmi les interprétations de l’acrasie, il est utile de considérer celle que J. Elster définit comme « volonté de rester ignorant » (Elster, 2007, p. 86). Discutant de cette question, P. Savidan précise que « la personne dont la volonté manifeste des signes de faiblesse est tout simplement une personne qui refuse de se soumettre au principe de l’information totale. Elle tire bien les bonnes conséquences des données sur lesquelles elle s’appuie, tout en sachant cependant qu’il existe par ailleurs des éléments d’information pertinents qu’elle ne prend pas en compte et qui pointent dans une direction autre. En ce sens, on peut considérer qu’elle est manifestement déraisonnable, mais non pas illogique, inconséquente » (Savidan, 2015, p. 96).

Adhérer à ce point de vue donne une nouvelle possibilité de concevoir une éducation prenant comme point d’appui la laïcité qui ne viserait plus à « châtier » ou « convertir » mais à déclencher un processus de pensée permettant non pas de devenir plus rationnelle mais plus raisonnable pour englober dans son jugement plus de données et d’éléments supports à la réflexion.

Que faire de cette façon de repenser la question de la laïcité ? La réponse à cette question passe par une modification de la valeur que l’on accorde aux mobiles de l’action : on n’agit jamais de façon incontinente (il y a toujours des déterminants de l’action), mais on le devient lorsque, réfléchissant sur ses propres actions, on estime qu’elles auraient pu être autres et  meilleures (Ogien, 1993, p. 225 ‑ 226). Une telle évolution revient à changer assez radicalement d’objectif : il ne s’agit plus de faire « absorber » des principes ou valeurs qui deviendraient les déterminants de l’action mais, plus subtilement, de reprendre des comportements à l’aune de points de vue multiples représentants ceux à l’œuvre dans une communauté. Ce que l’on a coutume d’appeler les « manquements » au règlement intérieur dans un établissement scolaire sont souvent incompréhensibles si l’on exclut l’hypothèse de l’acrasie : rares sont les élèves qui, consciemment, délibérément, rationnellement, définitivement, rejettent la valeur des principes que l’on tente de promouvoir auprès d’eux. Force est donc de constater une assez forte présence de l’acrasie qui caractérise les situations où n’existe ni rapport causal, ni rapport logique entre valeurs et action.

C’est pourquoi, si l’on veut à toute force se soucier d’une éducation à la laïcité par le biais des valeurs, il faut refuser deux options. La première qui consiste à ne pas autoriser de véritable débat sur le sens et l’intérêt de l’idée ; la seconde qui partirait du principe que les élèves doivent être taxés d’inconséquences lorsque leur comportement ne semble pas en adéquation avec leurs dires. Formuler en positif ces propositions revient à défendre l’application à la laïcité des façons de faire habituellement mobilisées sur d’autres aspects de la vie scolaire. Quotidiennement, les éducateurs ont en effet l’habitude de justifier et d’expliquer leurs choix devant leurs élèves et de procéder, tranquillement, à des régulations lorsque ceux-ci s’éloignent de ce qui est attendu. Ainsi, par exemple, il n’apparaît scandaleux pour personne d’expliquer, plusieurs fois si nécessaire, les méthodes de travail attendues. De même, on trouve en général normal que si celles-ci ne sont pas appliquées, les élèves soient guidés ou repris.

Redonner aux principes un statut de supports des conduites, c’est procéder au refus salutaire de toujours décider en surplomb et à partir de principes déontologiques de ce qui ne pourrait être remis en question. Ceci revient à non seulement brandir, mais effectivement autoriser un droit à la pensée des élèves, même si celle-ci remet en cause certains dogmes y compris « républicains ». L’école républicaine se trouve en effet dans l’incapacité logique de promouvoir à la fois une méthode (la primauté de la raison pour appréhender le monde) et une doctrine qui voudrait que si l’on raisonne correctement, alors on retrouvera nécessairement comme supérieurs les principes moraux classiques promus à l’école. L’intelligence, la pensée, ne peuvent en effet s’exercer et croître que dans un environnement où peuvent s’exprimer plusieurs conceptions d’une vie bonne. Pour cela, l’école se doit d’être démocratique (c’est-à-dire ouverte au débat) plus que républicaine si l’on entend par là une foi inébranlable dans certains principes moraux qui devraient être promus et tenus quels que soient les contextes (Dubet & Duru-Bellat, 2015).

Conclusion

Dans les premières parties de ce texte, J’ai avancé quelques arguments en faveur de deux idées : 1/ la laïcité considérée comme valeur induit des prises en charge inefficaces 2/ l’inefficacité pourrait être minorée par la promotion d’une conception normative de celle-ci. Ce changement de point de vue revient à abandonner des objectifs de nature morale (qui consistent à respecter des valeurs) pour d’autres qui sont juridiques (qui consistent à respecter des règles) au motif que l’on peut défendre une supériorité des normes sur les valeurs pour l’avènement effectif d’un vivre ensemble apaisé, les premières n’impliquant l’adhésion qu’à un nombre restreint de prémisses normatives (Tavaglione, 2010, p. 77). La loi de 2005 sur le port des insignes religieux à l’école est une bonne illustration de cette manière d’aborder la question de la laïcité. Les attaques dont elle est régulièrement la cible montrent la difficulté qu’il y a aujourd’hui à porter cette méthodologie au sein de l’école française.

Pourtant, la mobilisation de la laïcité ne pourra-t-être que problématique tant qu’elle se fera sur le mode du prêche (s’exposant ainsi à l’écart entre ce que l’école prône et ce qu’elle montre) ou sur le mode de la répression (par l’utilisation de techniques de mortification H Durler (Durler, 2015, p. 92 ‑ 93 ‑ 94)), contredisant ainsi ce qui est peut-être la plus importante des valeurs républicaines : le libre arbitre. Ce faisant, l’institution fait doublement fausse route. D’abord parce qu’il y a un intérêt à adopter une attitude prudente par rapport aux points de vue que l’on réprouve moralement : les points de vue valorisés peuvent rapidement devenir réprouvés. Ensuite parce que les caractéristiques de l’esprit humain impliquent un rapport complexe à ce que chacun pense être son meilleur jugement qui intègre la possibilité de l’irrationalité, c’est-à-dire du fait que les actions n’ont pas toujours de lien déductif avec les raisons d’agir. La laïcité est brandie avec angoisse lorsque l’école se rend compte qu’elle ne peut pas atteindre les cœurs alors qu’elle dispose de toutes les armes nécessaires pour impliquer les esprits comme cela est bien sa mission première. En tout état de cause, si cette valeur doit être utilisée, elle ne peut servir de prétexte à interdire aux élèves l’accès à la communauté scolaire. Ce risque existe aujourd’hui où une vision dogmatique de la laïcité génère, en cas de refus d’adhésion ou même d’interrogation de la part des élèves, une « destitution » (Renaut, 2015, p. 213) au sens d’une exclusion de fait.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 121.

[1] Dans ce texte, j’entendrai le terme « valeur » dans une acceptation assez commune et désignant un principe ayant vocation à définir à la fois un préférable et une grille de lecture du réel.

[2] Il n’est pas utile pour mon propos de distinguer absolument normes et règles. J’accorderai aux deux termes le sens d’usages sociaux temporairement partagés.

[3] Voir en particulier la diffusion de la charte de la laïcité et son insertion dans les règlements intérieurs des établissements http://www.education.gouv.fr/cid95865/la-laicite-a-l-ecole.html

[4] Article L141-5-1 du code de l’éducation

[5] Ethique à Nicomaque livre VII, 5

Eléments de bibliographie

Billier, J.-C. (2009). Introduction à l’éthique. Paris: Presses universitaires de France.

Cometti, J.-P. (2011). Qu’est-ce qu’une règle? Paris : Vrin.

Descombes, V. (2009). Le Raisonnement de l’ours Et autres essais de philosophie pratique. Paris : Seuil.

Dubet, F., & Duru-Bellat, M. (2015). Dix propositions pour changer d’école. Paris: Seuil.

Durler, H. (2015). L’autonomie obligatoire: Sociologie du gouvernement de soi à l’école. PU Rennes.

Dworkin, R. (1995). Prendre les droits au sérieux. Paris : Presses Universitaires de France.

Elster, J. (2007). Agir contre soi: la faiblesse de volonté. Paris : Odile Jacob.

Ferry, J.-M. (2002). Valeurs et normes : la question de l’éthique. Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles.

Ogien, R. (1993). La Faiblesse de la volonté. Paris : Presses Universitaires de France.

Ogien, R. (2003). Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique. Paris : Eclat.

Ogien, R. (2013a). La guerre aux pauvres commence à l’école: sur la morale laïque. Paris : B. Grasset.

Ogien, R. (2013b). L’Etat nous rend-il meilleurs?: Essai sur la liberté politique. Paris : Gallimard.

Renaut, A. (2015). L’injustifiable et l’extrême: Manifeste pour une philosophie appliquée. Paris : Editions le Pommier.

Savidan, P. (2015). Voulons-nous vraiment l’égalité ? Paris : Albin Michel.

Tavaglione, N. (2010). Gare au gorille: plaidoyer pour l’Etat de droit. Genève : Labor et Fides.

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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