Christophe Leguevaques
Avocat au Barreau de Paris
Art. 161.
1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?
C’est le droit de l’Etat de droit. C’est le droit par lequel, tel Wotan se soumettant aux règles gravées dans le bois du frêne sacré, l’Etat, qui peut devenir tout puissant, accepte de se soumettre à la loi et à la procédure. Le droit administratif n’est donc pas seulement un droit de protection de l’administration contre le monde extérieur mais également un droit d’affirmation des libertés des administrés.
2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?
Tout comme la société française d’aujourd’hui est différente de celle d’hier et sera certainement différente de celle de demain ou tout comme l’homme que je suis est différent du jeune homme de vingt ans que j’étais ou du vieillard que je serai peut être : il existe des constances, mais il y a aussi des évolutions. Ces évolutions peuvent être de toute nature (technologique, politique, économique, etc.)
Un exemple matériel, le droit administratif s’est ouvert au monde. Les traités, et notamment les textes européens, sont pleinement des sources du droit.
Un exemple processuel, le droit administratif s’est adapté aux nouvelles technologies avec le télérecours.
Des questions nouvelles se posent au droit et au juge administratif : la composition sociologique des juridictions, qui évolue également, peut avoir des influences sur les décisions rendues car, au-delà de l’application de la loi, ce sont parfois des questions de sociétés que le juge doit trancher (cf. la GPA, l’euthanasie, l’Etat d’urgence, etc.).
3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?
C’est l’existence d’un double ordre juridictionnel qui est le fruit de l’histoire.
4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?
L’intérêt général qui est la clé de voute du droit administratif. Notion que l’on retrouve notamment dans l’idée de service public et qui justifie le droit exorbitant du droit commun reconnu à l’administration. Le problème (ou l’intérêt) vient du fait que la notion d’intérêt général est une notion « pâte à modeler ». C’est une dialectique qui permet au juge de tenir compte de tous les aspects, d’écouter, d’arbitrer.
5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?
Peut être en faisant comprendre qu’il n’est pas forcément un droit lourd, compliqué et anti économique mais un droit évolutif, subtil et protecteur des intérêts de tous.
6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?
Pourquoi condamné ? n’est il pas déjà globalisé ? en prise ou sous l’emprise de certains lobbies ? le droit administratif peut être un moyen de rappeler certains principes de souveraineté et notamment que les propriétaires/créanciers ne peuvent et ne doivent pas dicter leurs lois à des Etats souverains, incarnation d’un peuple uni dans un devenir commun. Le droit administratif français doit être encore plus globalisé tout en conservant sa raison d’être : défendre l’intérêt général, traduire les principes démocratiques, les valeurs républicaines face à des attaques venant d’intégrismes religieux ou de fanatismes économiques.
7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?
Avec le recours à la QPC et les possibilités de question préjudicielle à la CJUE, le droit administratif reste prétorien. Certes il y a plus de texte que dans le passé mais l’invention des juges et leur sensibilité donnent un coloration particulière à ce droit.
8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?
S’il avait un père, ce serait le Conseil d’Etat qui a su évoluer et se réinventer au gré de l’histoire de France.
9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?
Avant de citer les trois décisions, deux observations : c’est une question piège qui me place dans l’embarras ; il est très difficile de choisir. Donc le choix sera le reflet d’un message à faire passer sans pour autant avoir la rigueur scientifique que l’on pourrait attendre. La deuxième observation a trait à la poésie des décisions jurisprudentielles : les noms chantent à l’oreille ou invitent au voyage. Quelques exemples : « Compagnie des gaz de Bordeaux » rendu par le Conseil d’Etat le 30 mars 1916 ; « Dames Dol et Laurent » rendu par le Conseil d’Etat le 28 février 1919 ; « Société commerciale de l’Ouest africain » ou « Bac d’Eloka » rendue par la Tribunal des conflits le 22 janvier 1921 ; « SA des produits laitiers « La fleurette » » rendu par le Conseil d’Etat le 14 janvier 1938 ; « Thépaz » rendu par le Tribunal des conflits le 14 janvier 1935 ; « Canal Robin et Godot », rendu par le Conseil d’Etat le 19 octobre 1962 ; « Rubin de Servens » rendu par le Conseil d’Etat le 2 mars 1962 ; « Tropic travaux signalisation » rendu par le Conseil d’Etat le 16 juillet 2007.
Voici donc mon choix arbitraire :
- CE, 5 mai 1944, « Dame Veuve Trompier-Gravier » (D. 1945. 110 concl. B.Chenot, note de Soto, Rd Publ. 1944.256, note G.Jèze) – Pour un avocat, c’est un arrêt important : le droit de la défense, le respect du principe du contradictoire constitue un principe général du droit que le juge ne saurait méconnaitre sans encourir la censure de sa décision. J’attire également votre attention sur la date de l’arrêt. Un mois avant le débarquement allié en Normandie, alors que la France est occupée et qu’un « Etat de fait » dit « Etat de Vichy » collabore avec l’ennemi et se roule dans la fange de la compromission et du crime, même au Conseil d’Etat, il y a certains esprits qui résistent. Leur arme est puissante, c’est le droit.
- CE, 17 février 1950, « Dame Lamotte » (Rec. p. 110 ; RDP 1951, p. 478, concl. P.Delvolvé, note M.Waline), le recours pour excès de pouvoir, ce recours « pour utilité publique » (R.Chapus) « est ouvert même sans texte contre tout acte administratif (…) et a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ». En une phrase, le Conseil d’Etat maintient et étend sa jurisprudence qui en fait un protecteur des libertés publiques.
- CE, 20 octobre 1989, « Nicolo » Le Conseil d’Etat accepte – enfin ! – de reconnaître la suprématie des traités internationaux sur la loi. Pour l’étudiant en droit que j’étais, ce fut une révolution. Le droit administratif quittait le 19ème siècle pour entrer dans le XXème ! C’est un arrêt qui permet d’invoquer des principes fondamentaux qui auraient pu être oubliés (le procès équitable par exemple).
10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?
- Intérêt général ;
- Service public ;
- Recours pour excès de pouvoir.
11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?
Un Léviathan entravé.
12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?
A la recherche du temps perdu.
13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?
Un jardin à la française composé par André Le Nôtre.
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 161.
Tweet
À propos de l’auteur