Aurore Gaillet
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Art. 176
1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?
D’un point de vue formel, au sens strict, l’existence même du droit administratif est une conséquence directe du dualisme juridique et juridictionnel. Il correspond aux règles de droit public applicables aux relations entre l’administration et les personnes de droit privé ainsi qu’aux relations entre les institutions et organes administratifs. Il ne constitue donc qu’une partie des normes régissant l’administration, celles appliquées par le juge administratif. Au sens large, il me semble cependant essentiel de garder à l’esprit l’importance des règles communes, qui s’appliquent à l’administration comme aux personnes privées et dont connaissent les juridictions civiles et pénales. Notons aussi qu’une certaine relativisation de la spécificité des règles du droit administratif tient à la place croissante des règles issues des droits européens et international. Une définition matérielle s’intéressera quant à elle au contenu de l’action publique – et donc au rôle de l’État –, à l’évolution des objectifs de maintien de l’ordre public et de prestation des services publics.
2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?
Il y a bien sûr d’abord des constantes dans le droit administratif. Tel est le cas de la quête du perfectionnement de l’État de droit et de la légitimité de l’action publique à travers la soumission de l’administration au droit. Tel est également le cas de la recherche d’un critère à même de délimiter le périmètre de l’action publique, entre État-puissance publique et État-providence. La balance entre ordre public et libertés publiques demeure aussi au cœur du droit administratif « d’hier » comme de « demain ». Cela n’empêche évidemment pas de constater de profondes évolutions, lesquelles correspondent aussi à l’évolution du monde contemporain. Ces évolutions embrassent de multiples dimensions. S’agissant par exemple des sources du droit administratif, il est classique de relever son caractère désormais moins juridictionnel, plus codifié et surtout plus marqué par l’influence des droits constitutionnel, européen et international. La difficulté à articuler ces différences sources dans des rapports de systèmes non plus hiérarchiques mais pluralistes est un enjeu important du droit administratif « d’aujourd’hui » et de « demain ». Il y a là sans doute des éléments d’une distinction entre un ancien « temps des cathédrales » (G. Burdeau), « âge d’or » du début du xxe siècle et un sentiment actuel de « crise », quel que soit le caractère saturé de ce dernier terme. Sur le plan matériel, le « droit administratif de demain » sera certainement appelé à trouver une balance de plus en plus fine entre les impératifs de la sécurité et de la / des liberté(s). S’ajoute la nécessité de préciser sans cesse les contours juridiques de l’action publique, en tenant compte des précautions procédurales, en intégrant en particulier celles résultant des principes de sécurité juridique et de précaution – intégrant donc les générations présentes et futures.
3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?
Le droit administratif français a longtemps été admiré pour sa « clarté » et son « développement scientifique » (F. F. Mayer, 1862). Le rôle du Conseil d’État, stimulant essentiel et centralisé pour le développement du droit administratif demeure un trait singulier du droit administratif français. Les récentes codifications ne sont pas exclusives du maintien d’un pouvoir dynamique et innovateur de la jurisprudence du Conseil d’État. Une autre particularité du droit administratif demeure l’empreinte de son caractère objectif – quelles que soient les récentes évolutions en faveur d’une plus grande « subjectivisation ».
4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?
Si le droit administratif est défini dans un sens large, comme englobant l’ensemble du droit de l’administration, alors son critère évolue en fonction des missions de l’administration, au gré de l’incertitude de la définition de l’intérêt général (et du « service public ») comme de l’ordre public (et de la « puissance publique »). Plus strictement, préciser son « critère » suppose de faire le départ entre les situations pour lesquelles un droit spécial demeure essentiel et celles dans lesquelles le droit « commun » est applicable. S’il fallait préciser de nouvelles notions juridiques « motrices », l’on pourrait ajouter l’importance actuelle des principes de précaution comme principe matériel, du principe de proportionnalité comme principe régulateur – intégrant également ses « dérivés », tels l’interdiction des mesures excessives ou insuffisantes ou encore commandant une rationalisation de l’action administrative.
5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?
L’accès au droit est une exigence de base ancrée dans le principe de l’État de droit. Il n’est pas anodin de relever que le dernier rapport du Conseil d’État est le troisième consacré à cette question depuis 1991 (La sécurité juridique (1991), La sécurité juridique et la complexité du droit (2006), Simplification et qualité du droit (2016)). Quelles que soit les incertitudes entourant la portée exacte du principe de transparence comme la nécessaire part de secret de la décision publique, l’amélioration de la qualité de la production normative est l’un des moyens permettant aujourd’hui de mettre le droit administratif « à la portée de tout le monde ». Cela passe par l’accès facilité aux textes, par la simplification des formalités, des procédures et du langage administratif. Sur le fond, le droit administratif est aussi rendu plus accessible à tous lorsque chacun peut en percevoir l’intérêt concret, la place dans la vie quotidienne. La médiatisation de récentes affaires et questions (Lambert, Dieudonné, burkini, crèches, etc.) y contribuent certainement. Plus précisément, la politique d’ouverture du Conseil d’État, notamment portée par son Vice-Président, soucieux d’expliquer et de rendre compte de l’activité des juridictions administratives comme des problématiques rencontrées, me semblent un phénomène récent tout à fait fondamental pour l’ouverture du droit administratif vers la cité.
6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?
Le droit administratif de tous les États européens – et pas seulement européens du reste – est aujourd’hui confronté à la « globalisation » du droit, à la multiplication des sources du droit. Pour les acteurs du droit administratif français, il s’agit donc de préciser constamment son articulation au sein d’ordres juridiques multiples, national, de l’Union européenne, de la Convention européenne des droits de l’homme, sans compter l’importance des normes du droit international classique. Un tel pluralisme est à la fois inédit, stimulant et source de complexité renforcée.
7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?
Il n’est sans doute plus « si » prétorien, au regard du développement de la législation et de la codification – ce qui le rapproche donc d’autres pays européens. Cela n’empêche pas l’importance maintenue de certains « principes » ou règles élaborés tout au long de l’histoire de la jurisprudence administrative. À cet égard, la tendance actuelle tend à délaisser l’invocation de « principes généraux du droit » au profit de règles constitutionnelles de contenu équivalent.
8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?
Je citerai tout d’abord Édouard Laferrière (1841-1901), « père » fondateur du droit administratif moderne à la fin du xixe siècle. Son Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux (1887) tend en effet à clarifier, à systématiser les principes du contentieux administratif et à les ordonner selon des classifications toujours en vigueur. À cet égard, il reste intéressant de constater l’orientation contentieuse du droit administratif français, notamment forgé à partir de la jurisprudence du Conseil d’État, avec la contribution déterminante de certains « conseillers d’État-professeurs », bien typiques du droit français. Laferrière est aussi caractéristique de cette tendance : Vice-Président du Conseil d’État, il s’est efforcé d’asseoir l’indépendance républicaine de l’institution. Léon Duguit (1859-1928) me semble ensuite incontournable en ce qu’il a contribué à bâtir les fondations du service public, stimulant également la réflexion moderne sur l’interdépendance sociale, aujourd’hui malmenée mais toujours au cœur d’action publique. L’importance même de la notion de « service public » demeure une particularité du droit administratif français – qui ne connaît par exemple pas de traduction exacte en droit administratif allemand. Plutôt que de citer Maurice Hauriou – figure évidemment également centrale – je préfère ici insister sur l’importance de Jean Rivero (1910-2001), fondateur en France de la discipline des « libertés publiques », s’interrogeant notamment sur les droits individuels dans la cité, face à la contrainte étatique comme dans les rapports entre particuliers. Ces questions sont fondamentales pour le droit administratif moderne, placé devant le défi de trouver une juste articulation entre les droits subjectifs de la personne et les intérêts objectifs de la société.
9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?
(…)
10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?
(…)
11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?
(…)
12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?
Le droit administratif « des Anciens » était sans doute proche d’un répertoire, de « A » (« Abattoir ») à « V » (« Voirie ») – il n’y avait pas encore de « Zone à défendre ». Aujourd’hui, il pourrait être quelque chose entre « le livre dont vous êtes le héros » pour souligner le mouvement croissant d’individualisation de nos sociétés et de leurs droits et un livre de théorie de l’État qui reste à écrire ?
13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?
« La main » (Alberto Giacometti): à la fois main tendue pour avancer, partie fondamentale du corps, mais aussi simple partie qui s’intègre dans un tout, qui serait ici le droit en général, le droit public en particulier.
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 176.
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