par M. François FOURNIE,
Substitut du procureur de la République, TGI de Charleville-Mézières
Le point de vue
d’un magistrat judiciaire du parquet
Art. 44. Répondant favorablement à l’aimable invitation de collaboration lancée par le Journal du Droit Administratif, j’introduirai ce propos en indiquant que les lignes qui vont suivre me sont personnelles et ne traduisent pas la position de l’institution judiciaire.
L’état d’urgence est, par définition, un état de crise
Il doit être à ce titre nécessairement temporaire.
Son objet est de permettre une mise en parenthèse provisoire de certaines dispositions légales de droit commun pour faire cesser un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou des « événements présentant (…) le caractère de calamité publique ». Au-delà des domaines évoqués par les médias de perquisition et d’assignation à résidence, il emporte également la possibilité pour l’autorité administrative (ministre de l’Intérieur et préfet) de restreindre considérablement un certain nombre de libertés fondamentales (association, manifestation, réunion, d’aller et de venir…).
En effet, la loi n°55-385 du 3 avril 1955 modernisée par celle n°2015-1501 du 20 novembre 2015 a un objet beaucoup plus large, puisque les préfets peuvent, aux termes de l’article 5, interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures qu’ils déterminent ; instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics. Le ministre de l’Intérieur peut, quant à lui, prononcer l’assignation à résidence (art. 6), dans le lieu qu’il fixe, de toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public, parfois (dans des conditions toutefois restrictives) sous surveillance électronique mobile. L’autorité administrative peut également ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature, interdire les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre (art. 8) et ordonner la remise des armes et munitions détenues ou acquises légalement (art. 9).
Le décret n°2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi du 3 avril 1955 l’ayant expressément prévu, l’autorité administrative a été autorisée à bloquer les sites internet provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et à ordonner des perquisitions en tout lieu, de jour comme de nuit (art. 11 de la loi de 1955) lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.
Le péril imminent qui justifie la mise en œuvre de l’état d’urgence porte en lui la justification de telles atteintes aux libertés. En revanche, lorsque ce péril imminent trouve sa cause dans une menace plus durable, il convient de changer d’instrument juridique. En effet, l’état d’urgence perd son objet dès lors que s’éloignent les atteintes graves à l’ordre public ayant créé ledit péril. C’est au demeurant le raisonnement tenu par le Conseil d’Etat dans son avis du 2 février 2016 sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955.
Partant de là, il n’est peut-être pas totalement exclu de penser que sa reconduction s’inscrit davantage dans une logique politique que dans la perspective d’une nécessité juridique. Il s’agirait ainsi d’une réponse politique à l’inefficacité de la Justice alléguée par certains. Comme si l’efficacité était incompatible avec le respect scrupuleux des libertés individuelles.
L’état d’urgence est, par ailleurs,
révélateur de la crise de l’institution judiciaire
C’est dans ce contexte précisément que, par une délibération commune du 1er février 2016, le Premier président de la Cour de cassation et les Premiers présidents des Cours d’appel ont appelé le constituant à intervenir notamment pour « reconnaître et asseoir effectivement l’Autorité judiciaire dans son rôle de garant de l’ensemble des libertés individuelles, au-delà de la seule protection contre la détention arbitraire. » Ils dénonçaient également l’indigence des moyens mis à la disposition de la justice.
Ce qui a pu être ainsi vécu par un certain nombre de magistrats comme une défiance à l’encontre de l’institution judiciaire peut néanmoins s’expliquer par des perspectives et des logiques différentes.
L’exemple des perquisitions administratives est assez topique de ce point de vue. Cet instrument semble d’ailleurs avoir été utilisé de manière assez diversifiée selon les préfets. En effet, l’objet de l’article 11 de la loi de 1955 est de permettre la réalisation de perquisitions qui ne seraient pas autorisées en tant que telles par un juge des libertés et de la détention. L’enjeu n’est pas une question de réactivité puisque tant les magistrats du parquet que les juges des libertés et de la détention sont d’astreinte 24 h /24 et 7 j /7. L’autorité judiciaire dispose par ailleurs d’un cadre juridique certes perfectible, mais néanmoins adapté (art. 56, 76 et 706-92 du code de procédure pénale). C’est en réalité davantage une question de motivation, le code de procédure pénale étant plus contraignant. Il impose en effet que l’ordonnance du JLD autorisant la perquisition soit motivée par référence aux éléments de droit et de fait justifiant la nécessité de ces opérations. On retrouve ici le critère classique de distinction finaliste entre la police administrative et la police judiciaire, la protection de l’ordre public et la recherche d’infraction, la prévention et la répression. Il est évident que dans cette perspective, les contraintes pesant sur les autorités chargées de leur mise en œuvre ne sont pas appréciées à la même aune par les juges judiciaire et administratif.
En outre, si le juge de l’excès de pouvoir peut certes être saisi et la procédure de référé liberté utilisée, le contrôle n’interviendra cependant jamais qu’a posteriori et selon une logique d’appréciation pragmatique de l’exigence de proportionnalité entre l’atteinte à une liberté fondamentale et les nécessités de l’ordre public. Or, du point de vue de l’atteinte à une liberté fondamentale, le contrôle a posteriori n’est jamais entièrement satisfaisant. S’il peut avoir du sens lorsque l’atteinte à une liberté dure dans le temps (contrôle de l’assignation à résidence p. ex.), autant lorsque l’atteinte est ponctuelle (perquisition p. ex.) seul le contrôle a priori de l’autorité judiciaire est de nature à préserver la liberté concernée.
La pérennisation de l’état d’urgence trahit vraisemblablement cette dépendance de l’efficacité aux moyens qui font cruellement défaut à l’institution judiciaire. Or si les deux logiques administrative et judiciaire sont concurrentes, mais complémentaires, il est nécessaire de trouver un équilibre pour éviter la tentation de favoriser à l’excès la logique préventive, le principe de précaution.
En pratique, cette nécessaire vigilance a été relayée par la Chancellerie. Par deux circulaires en date des 14 et 23 novembre 2015, la Garde des sceaux a attiré l’attention des parquets sur l’existence d’infractions spécifiques (art. 13 de la loi de 1955 modifiée) relatives aux manquements aux interdictions prescrites par les articles 5, 6, 8 et 9 de la loi de 1955 modifiée.
La Direction des Affaires Criminelles et des Grâces s’est pour sa part attachée à clarifier, par une dépêche en date du 16 novembre 2015, la distinction entre mesures de police administrative, prises dans le cadre de l’état d’urgence, sous le contrôle du juge administratif, et l’éventuel déclenchement d’une procédure judiciaire incidente en cas de découverte d’une infraction.
Il a été demandé aux parquets de diligenter des réponses judiciaires empreintes de fermeté, mais également de faire preuve de rigueur dans l’analyse des procédures soumises.
Au quotidien, la mise en œuvre de l’état d’urgence n’a pas entravé directement le fonctionnement concret des parquets. Il a néanmoins pu être constaté une augmentation sensible du nombre de demandes de réquisitions visées à l’article 78-2-2 du code de procédure pénale. Les unités de police et de gendarmerie, largement mobilisées sur le terrain, ont donc été, par contre-coup, moins disponibles pour le traitement des enquêtes judiciaires dont elles sont saisies. Par ailleurs, la multiplication des contrôles d’identité a induit un recours accru au fichier des personnes recherchées et donc la notification de décisions judiciaires voire de mises à exécution d’écrous. Enfin, les perquisitions administratives ont permis dans certains cas de réaliser des saisies incidentes débouchant sur l’ouverture d’enquêtes judiciaires en flagrance (découverte d’armes, de stupéfiants…). Il faut toutefois constater que ces infractions étaient pour la plupart sans lien avec les raisons initiales ayant motivé la mesure administrative de sorte qu’il ne faut pas céder à la tentation de croire que la fin justifie tous les moyens.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 44.
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