Constitutionnaliser, proroger l’état d’urgence ? ( interview I / II)

ParJDA

Constitutionnaliser, proroger l’état d’urgence ? ( interview I / II)

par Mme le pr. Wanda MASTOR
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Centre de Droit Comparé, Directrice de l’Ecole Européenne de Droit

Constitutionnaliser,
proroger l’état d’urgence ? ( interview I / II)

Art. 51. Le JDA a questionné les professeurs Wanda Mastor & Xavier Magnon (Université Toulouse 1 Capitole) à propos de la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Il en a résulté les deux présentes interviews.

JDA : Que pensez-vous de la volonté affichée de procéder à une révision de la Constitution alors que l’état d’urgence demeure en vigueur ?

WM : De manière générale, je porte un jugement très critique, pour ne pas dire suspicieux, sur les révisions fréquentes de notre texte suprême. Dans d’autres pays, la Constitution jouit d’une aura quasi sacrée, ce qui, malgré les progrès accomplis, n’est toujours pas le cas en France. Il n’est pas question d’idolâtrer un texte qui ne devrait jamais évoluer, mais de respecter la norme fondamentale qui ne devrait jamais être retouchée dans un but cosmétique et/ou communicationnel. La Constitution n’est pas un texte ordinaire, elle est le plus élevé dans la hiérarchie des normes et ne devrait être révisée que dans des cas de stricte nécessité. Dans celui qui retient ici notre attention, mes doutes ne sont pas plus levés. Certains de nos gouvernants et représentants avancent l’argument de la solidité du fondement : la guerre contre le terrorisme est un enjeu si fondamental et prioritaire, l’état d’urgence est si nécessaire pour y faire face que l’ensemble devrait avoir enfin « un fondement constitutionnel ». Voici que la Constitution, qui ne faisait quasiment pas partie du vocabulaire médiatique avant l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, est brandie comme le rempart suprême. Mais en quoi le fondement constitutionnel de l’état d’urgence modifierait-il substantiellement les choses ? Dans notre pays, trois principaux instruments permettent de réagir à une situation de crise : les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution, l’état de siège prévu à l’article 36 du même texte et l’état d’urgence, tel que prévu par la loi de 1955. Ces trois instruments sont-ils suffisants pour faire face à une situation de crise, quelle qu’elle soit ? Je pense que oui. Nul besoin ici de rappeler les différences entre ces trois supports, du point de vue des évènements déclencheurs, des autorités qui en ont l’initiative, des limitations temporelles et des conséquences pratiques. Ce qu’il faut ici rappeler, c’est que nous sommes à chaque fois placés dans un état d’exception. Et comme toute norme d’exception, elle doit être et demeurer… exceptionnelle. Cette idée du provisoire ne doit jamais être perdue de vue.

Pour répondre plus précisément à votre question, je pense que l’état d’urgence n’avait pas besoin de pénétrer notre Constitution, maintenant (pendant l’application de l’état d’urgence) ou plus tard. Le droit peut se penser dans l’émotion et l’urgence, mais son élaboration dans le même contexte donne rarement de bons résultats. Nous qui avons tant critiqué les Américains et leur réaction disproportionnée après les attaques du 11 septembre, nous tombons dans le même piège de l’absence de réflexion raisonnée et dépassionnée. Les attaques du 13 novembre sont tout simplement innommables et les actes terroristes doivent être dénoncés et combattus sous toutes leurs formes et sans restrictions. Mais je ne pense pas que l’état d’urgence soit le moyen le plus approprié. Tout comme je pense que les discours très idéalistes sur les bienfaits de la parole, la prévention de la radicalisation, la culpabilité collective face à certains quartiers défavorisés qui permettraient la naissance et l’épanouissement d’êtres déshumanisés ne le sont pas plus. Raisonnons en juristes : l’état d’urgence n’est pas un moyen préventif de lutte contre le terrorisme. Il est l’instrument de réaction quasi instantanée « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Donner les moyens à la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015 –malgré les réserves qui peuvent être émises- de s’appliquer pleinement est, selon moi, un meilleur moyen de combattre le terrorisme. Tout simplement parce qu’il en est un moyen préventif. Encore une fois, l’état d’urgence ne remplit pas cette fonction de prévention, il est l’outil de la réaction quasi instantanée. Mais face à un péril qui ne s’éteindra pas sur le court et moyen terme, voire sur le long terme, il devient sans fondement. Il perd toute légitimité.

JDA : Pensez-vous qu’il fallait prolonger l’état d’urgence pour une nouvelle période trimestrielle ? Selon vous, un état d’urgence d’une année (et plus) peut-il encore être un état d’urgence ?

WM : Je n’ai pas à me prononcer sur les choix politiques. Mais en tant que juriste, je suis étonnée que nous ne parvenions pas à collectivement tirer les enseignements de l’expérience américaine. Outre la violation évidente d’au moins six Amendements de la Constitution (qui n’était justifiée que par le caractère exceptionnel de l’évènement et provisoire de la réponse), le Patriot Act a conféré d’importants pouvoirs au FBI qui en a largement abusé, notamment pour des infractions étrangères aux actes de terrorisme. En France, l’état d’urgence a permis d’imposer à des militants écologistes une assignation à résidence pendant la COP 21. Peu importe le degré de dangerosité de ces derniers : la comparaison avec les autorités américaines qui ont « profité » des pouvoirs accordés par le Patriot act pour les étendre à des infractions qui étaient sans lien avec des actes terroristes est troublante.

Le nouveau visage de la terreur n’est ni celui d’un délinquant, d’une victime à plaindre, d’un combattant étranger (et gardons-nous bien de créer la catégorie des « combattants illégaux » qui a permis à Guantanamo de devenir une zone de non droit), d’un insurgé. Le droit doit s’adapter à une forme nouvelle de criminalité. L’état d’urgence a été pensé pour ne s’appliquer que pendant 12 jours avant l’intervention éventuelle du Parlement. L’idée, non seulement du provisoire, mais aussi du très court terme est donc incluse dans sa définition même. Dans quelques semaines, quelques mois, quelques années, le risque ne sera pas moindre. Nous n’allons pas réagir en transformant l’état d’urgence en un état permanent ! C’est ce qu’a fait le Congrès américain en transformant une loi liberticide provisoire en un état liberticide permanent. Ne mésestimons pas les enseignements du droit comparé.

JDA : Que pensez-vous du rétrécissement de la compétence du juge judiciaire en matière d’assignation à résidence, confirmé par le Conseil constitutionnel ?

WM : Je suis très attachée à la fonction du juge judiciaire comme gardien de la liberté individuelle. La loi sur le renseignement précitée instaure une nouvelle autorité administrative indépendante, censée encadrer les actions du premier ministre en amont. Elle donne par ailleurs compétence au Conseil d’Etat pour recueillir d’éventuels recours en premier et dernier ressort. Je le regrette et étais favorable à la compétence d’une autorité juridictionnelle unique. La compétence de la nouvelle commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) découle d’un syllogisme a priori imparable : la finalité du renseignement est notamment la préservation de l’ordre public ; donc, il relève donc du champ de la police administrative ; donc, autorités administratives et juge administratif sont compétents. Je préfère opposer un autre syllogisme : la loi, compte tenu de ses finalités et des techniques mises en œuvre, est une atteinte particulièrement violente aux libertés individuelles ; donc, elle entre le champ d’application de l’article 66 de la Constitution ; donc, elle entraîne la compétence du juge judiciaire. Le Conseil constitutionnel avait tranché en faveur de la première position.

Dans la décision n°2016-536 QPC, il suit la même logique, de manière toujours aussi elliptique, voire tautologique. Tel que modifié par la loi du 20 novembre 2015, le paragraphe I de l’article 11 octroie aux autorités administratives un pouvoir immense : celui d’ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris au domicile, de jour et de nuit. Bien évidemment, ladite disposition est assortie de plusieurs garanties et limites. A l’argument de la violation de la règle du contrôle judiciaire des mesures affectant l’inviolabilité du domicile, le Conseil répond que lesdites mesures 1°) « ne peuvent avoir d’autre but que de préserver l’ordre public et de prévenir les infractions », 2°) qu’elles « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution ». Notons que cette dernière affirmation n’est en rien motivée : le lecteur ne peut trouver, dans cette décision, aucune justification de cette vérité qui conduit pourtant à la conclusion suivante : « par suite, ces perquisitions administratives n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire ». Affirmer de manière aussi sèche et lapidaire que les perquisitions de domicile, de jour comme de nuit, « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution » est tout simplement incompréhensible. En quoi les perquisitions ne seraient-elles pas une atteinte à l’inviolabilité du domicile, qui elle-même est protégée au titre de la liberté individuelle et du droit au respect de la vie privée ? Si leur unique justification se situe dans la volonté de préservation de l’ordre public et de prévention des infractions, autant s’en tenir à cet argument conjoncturel. Mais l’ajout relatif aux mesures qui n’affecteraient pas la liberté individuelle n’a aucun sens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 51.

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