art. 329.
Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.
Cet article est issu de la 1ère chronique Laïcité(s) du mois de mai 2021.
Laïc, du latin laicus qui signifie « commun, ordinaire, qui est du peuple »,
et qui par définition transcende sa condition particulière pour accéder à l’universel.
nb : Les propos tenus dans cet article relèvent de la responsabilité de son auteur et ne sauraient engager l’institution à laquelle il appartient.
La laïcité, qui n’est pas une idée neuve dans notre République, ne cesse de soulever des débats passionnés, et passionnants, comme en témoigne de manière récurrente l’actualité en la matière. Les controverses parfois bavardes dont elle fait l’objet semblent occulter aussi bien les questions juridiques et politiques qu’elle suscite que les enjeux de société qu’elle renferme. Les positions différentes adoptées tant par la Cour européenne des droits de l’homme que par le Comité des droits de l’homme des Nations Unis sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et qui, loin s’en faut, n’en favorisent pas une certaine unité doctrinale, peuvent à tout le moins être l’occasion d’éclairer à nouveau ses fondement, de rappeler ses caractéristiques et ses limites ainsi que, modestement, les questions qu’elle suscite ou les perspectives d’évolution qu’elle dessine.
1-Par un arrêt en date du 11 décembre 2020, la plus haute juridiction administrative a jugé qu’il n’est ni obligatoire ni interdit pour les collectivités territoriales de proposer aux élèves des repas différenciés leur permettant de ne pas consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses[1]. Si la solution possède le mérite de clore le sujet, les développements contentieux qui ont animé la question n’ont cessé de mettre en relief des conceptions divergentes de la laïcité, qui demeure ainsi investie de significations politiques très différentes[2]. Du reste, si la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État est restée inchangée dans ses grands principes, il convient de rappeler que cette dernière a connu des réactualisations historique et politiques variées : de la laïcité de fer ou de combat des origines dirigée contre le catholicisme à l’âge de la « neutralité polie » ou de « l’indifférence cordiale », la laïcité se doit aujourd’hui d’accueillir l’expression du pluralisme démocratique et, sous certaines limites, le fait religieux dans l’organisation des services publics, preuve s’il en fallait une de la plasticité de ses dispositions à la racine parfois de la mésinterprétation, voire de l’instrumentalisation dont elle fait preuve[3]. L’évolution pour ne pas dire la mutation de la liberté de conscience en France, interrogée voire nourrie par l’émergence de pratiques religieuses manifestant sinon revendiquant une certaine inscription dans l’espace public, est en réalité puissamment alimentée par la dynamique des droits de l’homme, lesquels font de la subjectivité individuelle le sol et l’horizon indépassables des libertés contemporaines. À la vérité, c’est ce nouveau paradigme culturel, pour paraphraser Alain Touraine, qui contribue à redéfinir les contours de la laïcité, cette dernière se cherchant finalement à n’être qu’un principe à la fois organisateur et régulateur de notre vie démocratique et sociale destiné à concilier l’épanouissement des libertés fondamentales reconnues par la République et les enjeux qu’elles engagent : libertés, citoyenneté, dignité, égalité entre les sexes. Mais en a-t-elle les moyens[4], et ces interrogations légitimes ne débordent-elles pas le champ d’application strict de la laïcité, ou alors peut-on ou doit-on parler de laïcité ou des laïcités[5] ?. C’est d’ailleurs pourquoi elle fait l’objet de tant de controverses à la fois politiques et juridiques. Par ailleurs, que nous dit encore la laïcité qui ne figure pas déjà aux grandes proclamations nationales et internationales, telles qu’interprétées et éclairées par la jurisprudence constructive des juridictions chargées d’en assurer l’effectivité, en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, et à laquelle les juridictions nationales suprêmes se réfèrent de sorte qu’il faut également compter avec l’influence croissante de ce contexte juridique supra-étatique à partir duquel la laïcité se laisse en partie tout du moins saisir et redéfinir.
Aussi, si le droit de la liberté de religion trouve son fondement dans notre tradition juridique nationale, ses prolongements s’inscrivent dans un cadre juridique autonome bien plus large qui tend à en dessiner les multiples expressions (I), lesquelles peuvent néanmoins connaître des restrictions tirées de la protection d’un ordre public principalement matériel dont la consistance ne laisse pas d’interroger (II).
Le droit des libertés
2-Un cadre juridique national et supranational convergent ….
Promulguée le 9 décembre 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est le fruit d’un long processus de laïcisation et de sécularisation engagé bien avant la Révolution française, mais dont les ferments sont sans doute présents dans la théologie chrétienne[6], même si d’aucuns semblent relativiser cette dette intellectuelle et considérer qu’au lieu que la laïcité plonge ses racines dans la religion, elle procède de part en part d’une démarche d’affranchissement par rapport aux prétentions des Églises à fonder l’ordre social et politique[7], et aux dissensions qu’elles suscitent et exacerbent dans son sillage. En cela, et au soutien incontestable d’une telle justification, les guerres de religion ont indubitablement constitué un fait séminal dans la genèse d’un pouvoir politique transcendant, indépendant et arbitral.
Cette loi de séparation proclame deux principes fondamentaux : celui de la liberté de conscience et du libre exercice des cultes d’une part, et de la neutralité de l’État d’autre part. Sur ce dernier versant, la laïcité rompt avec le régime concordataire qui faisait de la religion catholique « la religion de la majorité des français ». Il n’y a plus de religion légalement consacrée et tous les cultes doivent être traités de manière égale. Comme l’a magistralement expliqué le professeur RIVERO[8], la laïcité renferme un versant négatif car en affirmant que la République ne reconnaît aucun culte, la loi n’a pas entendu dire que la République se refusait à en reconnaître l’existence, mais a fait simplement disparaître la catégorie juridique des cultes reconnus, et un aspect positif dans la mesure où l’État assure la liberté de conscience et son corollaire indissociable qu’est l’exercice des cultes.
La portée de cette dernière proposition n’est pas simplement déclarative mais, et tout au contraire, créatrice d’une véritable obligation à l’encontre des personnes publiques lorsque l’on songe notamment à la présence des services d’aumônerie dans certains services publics.
La laïcité impose de la sorte à l’État une certaine réserve d’intervention et proscrit toute ingérence, tant dans la promotion que dans la restriction des pratiques religieuses dans la sphère publique, aux fins notamment d’assurer dans les meilleurs conditions la conciliation des différentes croyances (religieuses ou non). Si la neutralité de l’État désigne ainsi cette attitude d’abstention absolue et permanente des pouvoirs publics en matière de religion, elle ne signifie nullement comme nous aurons l’occasion d’y revenir que l’espace public soit tenu ou mis à distance des faits religieux.
Composante à part entière de l’identité républicaine figurant au préambule de la Constitution de 1958[9], elle est aujourd’hui constitutionnalisée à son article 1er qui affirme que « la France est une République laïque« . Pour le Conseil d’État, elle entre au rang des droits et libertés que la Constitution garantit et implique notamment le respect de toutes les croyances[10]. La construction européenne n’ignore bien évidemment pas ces principes qui, figurant à l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux désormais incorporée suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TUE), constituent une obligation juridiquement contraignante[11] pour ses États membres. La liberté de conscience est par ailleurs assurée au moyen d’engagements internationaux, en particulier par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et auquel le Conseil d’État donne une portée certaine qui déduit l’observation de prescriptions alimentaires de la manifestation directe de croyances et de pratiques religieuses[12].
Pour aller plus loin en la matière, et notamment dans ses constatations du 23 octobre 2018 sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public sur lesquelles il n’est pas inintéressant de revenir rapidement, le Comité des droits de l’homme des Nations Unis, qui veille à la mise en œuvre des dispositions incluses au Pacte, a très sévèrement critiqué la loi française qui prévoit en son article premier que “nul ne peut porter, dans l’espace public, des vêtements destinés à dissimuler le visage”. En cause, la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 qui a notamment pour effet d’interdire le port du voile islamique intégrale en public couvrant tout le corps, y compris le visage, et ne laissant qu’une petite ouverture pour les yeux. Le Comité considère en effet que les dispositions de l’article 18 du Pacte[13] qui sanctuarisent, ou plutôt devrait-on sanctifient le droit à la liberté de religion, impliquent la liberté de porter la burqa qui relève comme telle de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion dont la liberté de manifestation est garantie. Ces mêmes principes sont enfin, et surtout, affirmés et mis en œuvre par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entrée en vigueur en 1953, applicable en France depuis le 4 mai 1974, et qui se donne également pour objectif de garantir un certain nombre de droits et libertés individuels dans les États l’ayant ratifiée. Elle se réfère notamment à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et pose en son article 9 « le droit pour toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».
3-Par conséquent, ce sont de ces dispositions textuelles convergentes que l’expression contemporaine des religions tire sa forme et sa force, et ce d’autant plus aisément que le protocole n°16 à la Convention, applicable depuis août 2018, prévoit dorénavant la possibilité pour les plus hautes juridictions des États parties d’adresser des demandes d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. Nul doute, si ce n’est déjà le cas, qu’un tel mécanisme de coopération juridictionnelle contribuera tout à la fois à harmoniser les législations nationales et unifier les mœurs et styles de vie dans les États. C’est dire aussi l’arsenal juridique protégeant et garantissant la liberté de religion et qui à bon droit s’inscrit à rebours d’une vision offensive ou laïciste selon laquelle la laïcité serait totalement confondue à la neutralité au point d’oblitérer toute aspérité religieuse dans l’espace public[14]. Si l’État est neutre la société ne saurait l’être et ce en vertu de l’existence et la prééminence même de la liberté de conscience posée à l’article 1 de la loi de 1905. L’État laïque n’engage ni n’implique la laïcisation de la société civile aussi bien que le lieu de sa représentation et de son déploiement : l’espace public.
4-… et propice à l’affirmation de la liberté de conscience.
À l’aune de ces dispositions et de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté de conscience qui est au fondement même des idées et des convictions logées au plus intime de l’individu apparaît, dans son contenu, comme absolue. En effet, sauf à renouer avec des périodes anciennes qui restent très vivaces dans notre mémoire collective et héritées en partie du gallicanisme d’État que nous avons connu où le pouvoir temporel revendiquait un magistère spirituel sur les esprits, les opinions religieuses sont tout autant inassignables qu’indéfinissables. Éclairé ou non, l’individu contemporain est ainsi libre de donner l’adhésion intellectuelle à la religion qu’il souhaite, comme il peut tout autrement demeurer agnostique ou athée. Ne pouvant donner lieu par nature à des atteintes à l’ordre public, la liberté de religion échappe donc à toute restriction qui la rend ainsi absolue[15]. C’est notamment parce que les libertés fondamentales en général, nouvelle religion civile des États laïcs, et la liberté de conscience en particulier demeurent aussi sacralisées que les pouvoirs publics ne sauraient porter quelque jugement de valeur que ce soit sur les doctrines ou les croyances en tant que telles, ni définir ce qu’est une secte, et encore moins en dresser une liste sans méconnaître ce principe. Une telle attitude, dont on ne peut que s’enorgueillir, n’apparaît pas possible dans une société authentiquement libérale et démocratique, même si les morales privées qui en découlent ne peuvent être totalement séparées de la morale publique. Et il n’est pas exagéré d’affirmer que ce refus principiel signe en quelque sorte la fondation des États modernes. Conséquemment, les autorités constituées ne peuvent s’intéresser qu’aux manifestations qui en résultent (manipulation ou déstabilisation mentale, troubles à l’ordre public, atteintes à l’intégrité physique…) et qui, quant à elles, peuvent être saisies par le droit commun, en particulier pénal, pour caractériser notamment une éventuelle dérive sectaire. Plus récemment, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), dans son plan d’action national et son ambition de développer un contre discours républicain, s’est également trouvé confronté à l’exercice périlleux de devoir toujours préserver cet équilibre nécessaire entre d’un côté la neutralité axiologique de l’État au sens large et de l’autre la liberté de religion. Partant, le radicalisme religieux ne peut qu’être rigoureusement défini et circonscrit, qui comprend indissociablement deux éléments à la fois distinctifs et cumulatifs que sont d’une part une idéologie extrémiste et d’autre part la volonté implacable de la mettre en œuvre par la violence. Aussi, une conception même native et fondamentalisme d’un texte religieux tendant à un retour aux sources de ses fidèles, sans doute anachronique dans la société actuelle, n’est pas punissable en droit pénal. Autrement dit, c’est parce que le radicalisme ajoute la violence à un système de croyance qu’il devient répréhensible.
5-La liberté religieuse qui implique d’adhérer ou non à une religion implique, par extension, celle de la pratiquer et donc de la possibilité d’extérioriser sa foi. Aussi, la libre manifestation des convictions religieuses donnant forme sensible aux croyances s’infère-t-elle tout naturellement de la liberté de religion, sans laquelle cette dernière demeurerait inachevée. Il s’ensuit notamment que le port d’un vêtement, d’un couvre-chef ou d’un insigne exprimant un consentement public à une religion se rattache indissolublement à la liberté de religion. La liberté de religion entretient ainsi des liens étroits avec la liberté vestimentaire qui, bien qu’elle ne constitue pas une liberté fondamentale, affleure en réalité derrière celle-ci et sous laquelle elle doit être en réalité subsumée ou déduite. Une telle ostentation ne saurait au surplus s’apparenter, encore moins se réduire, à un acte de prosélytisme qui réside dans la volonté d’imposer à autrui ses convictions par la violence, la pression ou le harcèlement. Il est donc entendu de manière extrêmement stricte, bien qu’il s’agisse réciproquement de protéger la liberté de conscience d’autrui qui ne saurait également et, tout aussi légitimement, être violée. Dit autrement, et sous ces limites, la liberté religieuse comporte le droit d’essayer de convaincre son prochain, sans lequel la possibilité pour chacun de changer de religion qui en participe resterait lettre morte[16]. Au-delà des codes vestimentaires, la publicisation du religieux peut emprunter des formes autrement plus variées. C’est le cas des prières, individuelles ou collectives, sur la voie publique. Si les premières ne souffrent d’aucune contestation juridique, les secondes en revanche relèvent du régime de la déclaration préalable à l’autorité de police compétence qui peut en interdire la tenue en cas de troubles à l’ordre public[17].
Absolue dans son contenu, la liberté de religion, parce qu’elle engage l’être mais aussi l’agir d’un individu en particulier, s’accompagne inévitablement de l’adoption de pratiques rituelles qui s’accomplissent en public. Ces démonstrations de foi peuvent toutefois connaître des limitations justifiées par les nécessités de l’ordre public qui rendent ses expressions plus relatives.
Des restrictions limitées à une conception essentiellement matérielle de l’ordre public qui interroge au regard de l’évolution actuelle du fait religieux dans l’espace public
6-Un ordre public principalement matériel.
L’expression plurielle des libertés se situe au confluent de multiples situations juridiques. Par conséquent, elle est susceptible d’être encadrée tant par l’exercice du pouvoir de police administrative, générale ou spéciale[18], que par l’adoption de règles portant organisation des services publics dans ses relations avec les usagers, voire encore par l’édiction de règlements intérieurs régissant l’admission de ces derniers dans les équipements publics, de sorte qu’elle reste toujours sujette à des tempéraments pouvant en limiter ses manifestations[19].
L’ordre public, cher à Maurice HAURIOU, « est l’ordre matériel et extérieur (…) la police n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel ».
Le triptyque constitutif de l’ordre public trouve sa formulation canonique, pour rester dans le lexique religieux, à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales qui charge le Maire d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Plus précisément, il s’agit de prévenir les risques de santé publique ainsi que les atteintes aux biens et aux personnes. L’expression des convictions religieuses peut en conséquence connaître des limitations tirées de ces justifications, qui autorisent de la sorte des mesures de police toujours nécessaires et proportionnées au but poursuivi, c’est-à-dire circonscrites dans le temps et l’espace.
Des interdictions générales et absolues sont dès lors proscrites sur lesquelles pèse ce faisant un contrôle maximal de proportionnalité[20]. Suivant l’adage « une mesure de police n’est légale que si elle est nécessaire », l’office du juge est extrêmement poussé qui veille à l’adéquation de la mesure de police à la réalité et la gravité des risques qui la motivent. Toutefois, en pratique, pour valables qu’elles puissent être, les atteintes à la liberté de religion qui en découlent sont rarement reçues par la juridiction administrative, comme en témoignent les arrêtés « anti-burkini » annulés par le Conseil d’État[21], qui considère que faute de risques avérés à l’ordre public ces interdictions ont porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales qu’est notamment la liberté de conscience. La prévention des risques à l’hygiène publique dans les piscines municipales pourrait en revanche constituer un moyen susceptible d’être valablement accueilli pour servir de fondement à une réduction des manifestations religieuses. En effet, ces lieux de baignade fermés et traités au chlore sont soumis en application du code de la santé publique[22] à des normes drastiques qui obligent plusieurs fois par jour à un contrôle régulier du taux de chloramine provoqué par le contact de tout étoffe ou fragment de tissu avec l’eau, lequel s’avérant au-delà d’un certain seuil nocif tant pour la santé des baigneurs que des agents en charge de la surveillance du bassin peut conduire à la fermeture de la piscine.
7-Par où l’on aperçoit que la préservation de l’espace public reste dominée par des impératifs essentiellement matériels et très peu encore pénétrée de considérations morales. Pourtant, la morale publique a très tôt fait irruption dans notre bloc de légalité et tout étudiant en droit a déjà au moins une fois ânonné les principes dégagés dans la décision du Conseil d’État dans l’espèce des films Lutétia[23]. Elle connaîtra un retentissement certain et une vigueur nouvelle avec l’interdiction du tristement célèbre « lancer de nains » qui, au nom de la dignité de la personne humaine, en renouvellera les propositions[24]. La dignité de la personne humaine qui connaîtra aussi en matière de religion un prolongement intéressant et s’enrichira d’une épaisseur nouvelle lors de la tristement célèbre affaire de « la soupe au cochon » au cours de laquelle une association entendait proposer aux sans-abris une soupe populaire cuisinée avec des morceaux de porc. Le juge des référés du Conseil d’État[25], prenant acte du caractère provocateur et surtout discriminatoire du rassemblement qui faisait de la consommation de porc un préalable obligatoire à l’accès aux œuvres dispensées par l’association aux nécessiteux et contrevenant à certaines prescriptions religieuses, interdira la manifestation en censurant l’ordonnance du juge des référés de première instance qui avait annulé l’arrêté préfectoral d’interdiction. Le respect de l’identité religieuse, dont la méconnaissance est ainsi constitutive d’une discrimination, fait désormais partie intégrante de la dignité de la personne humaine. Composante de l’ordre public dont tout trouble doit pouvoir être réprimé, elle peut par suite valablement justifier une restriction à la liberté fondamentale de réunion. Dans le même registre, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise[26] pouvait légalement annuler l’interdiction municipale d’organiser un défilé de prêt-à-porter pour femmes musulmanes voilées et interdit aux hommes. En effet, et selon la commune, la prévention de la discrimination entre les femmes et les hommes, en tant que le rassemblement d’une part visait à banaliser le port du voile islamique et d’autre part était réservé aux femmes, n’est pas une finalité nouvelle de l’ordre public. Mais plus fondamentalement, un tel principe allégué par le Maire de la commune en raison notamment des significations qui pourraient entourer le port du voile et en découler dans la perception de la femme en général n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité entre les sexes. Sauf à ce que le port du voile soit imposé par la contrainte, peut-on finalement protéger quelqu’un contre lui-même et limiter ainsi sa liberté individuelle au nom de la défense d’une certaine représentation de ce que devrait être la femme dans une société démocratique ? C’est l’interrogation sous-jacente qu’un État libéral pluraliste se refuse légitimement à envisager, renvoyant tout à chacun au tribunal intérieur de sa conscience. L’idée en quelque sorte selon laquelle « chacun est le meilleur juge de ce qui ne regarde que lui-même », au fondement de notre humanisme juridique qui fait du primat de la volonté individuelle le ressort même de notre libéralisme politique. C’est à cette tradition juridique et libérale que fait écho l’avis du Conseil d’État portant sur l’interdiction du voile intégral[27]. Ce dernier souligne en effet que la laïcité ne saurait difficilement fonder une limitation générale à l’expression des convictions religieuses dans l’espace public. Plus spécifiquement, il estime qu’invoquer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine comme fondement à une interdiction du port du voile intégral présente certaines fragilités juridiques dans la mesure où la conception de la dignité que l’on se fait recouvre la protection même du libre arbitre en tant qu’élément consubstantiel de la personne humaine et de sa dignité dont tant Pic de la Mirandole, Rousseau ou Kant en fourniront la justification philosophique. Par conséquent, la liberté et la dignité de la personne humaine apparaissent comme étant coextensives.
Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, l’interdiction de protéger l’individu contre sa propre volonté connaît certaines dérogations tirées de la reconnaissance d’exigences supérieures au point que le principe perd l’unité doctrinale qu’on voudrait bien lui prêter. L’évolution des lois de bioéthique ou du droit des malades montre par exemple à quel point les consensus d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. En réalité, comme l’admet au demeurant le Conseil d’État, le principe de dignité fait l’objet d’acceptions diverses susceptibles sinon de s’opposer du moins de se limiter mutuellement : celle de l’exigence morale collective de la sauvegarde de la dignité, le cas échéant, aux dépens du libre-arbitre de la personne, nous y reviendrons et qui pourrait fonder des tempéraments nécessairement limités et proportionnés à l’extériorisation du fait religieux, et celle de la protection du libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne humaine, qui a la faveur dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris en se mettant physiquement ou moralement en danger, dès lors que cette attitude ne porte pas atteinte à autrui. Cette distinction se double en France d’une question métajuridique[28] pour ne pas dire politique particulièrement aigüe qui a au demeurant motivé le projet de loi confortant le respect par tous des principes de la République et de lutte contre les séparatismes et en cours d’examen par la Représentation Nationale. En effet, si les communautés d’appartenance sont naturelles en ce qu’elles répondent à la nature irrépressiblement tout autant qu’irréductiblement sociale de l’homme, si les affinités électives ou les affiliations choisies, à l’inverse des assignations subies ou héritées, sont tout aussi légitimes, le communautarisme qu’une différence de nature et non pas de simples degrés sépare de l’inscription dans une communauté quelle qu’elle soit, et notamment religieuse, s’inscrit en rupture contre les principes d’unité et d’indivisibilité de la République. Cette dernière n’ignore effectivement pas les communautés qui peuvent valablement se poser en instance de médiation des particularismes individuels mais rejette tout autrement le communautarisme par lequel l’individu ne cesse plus de se représenter et de se déterminer à l’aune de ses enracinements religieux qui le conduisent à adopter les normes et pratiques de sa communauté en lieu et place de celles scellant notre pacte laïque et républicain[29]. À vrai dire, c’est autant à un conflit de légitimité ou de loyauté auquel nous sommes potentiellement confrontés et qui se donne manifestement à voir dans l’espace public : la révérence à la Nation ou l’allégeance à sa communauté, l’obéissance scrupuleuse aux lois de la cité ou la soumission résolue aux normes de la communauté, l’idéal d’émancipation républicain ou la chaleur utérine de sa communauté ?
8-L‘élargissement de l’ordre public immatériel, dont les prémices ont été esquissées, supposerait d’en dégager les ressources intellectuelles et juridiques qui le sous-tendent.
Il s’ensuit que si l’on peut comprendre les incompréhensions parfois bruyantes voire les crispations confuses dont la laïcité fait l’objet dans l’espace public à mesure que certains souhaitent étendre peut-être dangereusement les nécessités d’un nouvel ordre public immatériel à l’édification d’un vivre ensemble renouvelé, inséparable selon d’aucuns d’une certaine conception de la citoyenneté républicaine, un tel changement de paradigme mériterait sans aucun doute d’être questionné à nouveaux frais. En d’autres termes, c’est sa justification nomologique qu’il conviendrait aujourd’hui d’élucider en dépit de la difficulté à circonscrire cette notion polysémique « d’espace public[30] », désignant plusieurs réalités tant juridique que sociologique ou tout simplement physique dont la signification prend une acuité particulière pour au moins deux raisons. Comme l’observe à très juste titre Anne-Violaine HARDEL[31], les termes et enjeux du débat de la loi de séparation s’agissant de l’articulation entre l’espace public et l’espace privé étaient d’une autre nature et engageaient davantage la régulation des démonstrations collectives du croire, comme les processions ou les sonneries de cloches[32], que les signes individuels d’appartenance, si l’on excepte le port des soutanes proscrits par arrêtés communaux. Il y a eu en la matière un contentieux abondant qui acheva d’apaiser les tensions. D’ailleurs, le succès de la loi n’aurait-il pas en quelque sorte éclipsé son ambition générale lors même que la laïcité ne se donne pas à voir comme un hapax juridique ou du moins comme une idée ou un concept qui se laisserait enfermer dans une forme achevée et donnée une fois pour toute. La question affleure aujourd’hui de nouveau en même temps que ses conséquences tardives qui se renouvellent pleinement sous l’effet convergent de l’internationalisation du phénomène religieux et de son corollaire, l’importation de certaines pratiques issues d’un terreau culturel différent de notre héritage intellectuel, le tout sur fond d’un régime post-national surplombé par les impératifs conjoints du droit et du marché qui semblent n’offrir que peu d’alternative entre l’uniformisation des modes de vie et sa réaction agonistique prenant les trais et le visage d’une affirmation religieuse radicale quand cette dernière n’est pas instrumentalisée à des fins politiques. À ce titre, on ne peut qu’opiner à l’embarras, croyons-nous, formulé par certains membres du Conseil d’État manifestant les limites d’une publicisation absolue de la liberté de conscience[33] revêtant notamment un témoignage vestimentaire susceptible de questionner nos principes communs. Depuis, l’espace public est devenu une catégorie juridique de notre droit avec la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, lequel est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public et affectés à un service public[34]. Au sein de cet espace public, l’expression des convictions religieuses a tout naturellement et pleinement vocation à s’épanouir et leurs manifestations ne sauraient être refoulées dans une sphère minimaliste qui se réduirait au domicile ou à la stricte vie intime ou familiale[35]. En définitive, comme Catherine KINTZLER l’a magistralement théorisé[36], il est le lieu de cette topographie tant mentale que juridique vers lequel fait signe la laïcité laquelle ne cesse de s’efforcer de construire un espace a priori qui soit la condition de possibilité d’une coexistence du pluralisme des croyances ou du polythéisme des valeurs.
9-Sauf qu’une telle coexistence ne semble pas ou plus aller de soi et des dissonances sinon des dissidences semblent se cristalliser avec vigueur dans l’espace public où leur harmonie réciproque et présupposée est loin, tant s’en faut, d’être préétablie. Ses conditions théoriques de possibilités ne coïncident pas toujours nécessairement avec ses conditions effectives de réalisation. L’espace public est-il cet espace commun où l’on impose sans réserve à autrui son espace privé ? S’y confond-t-il sans reste ?
L’extension de l’ordre public immatériel pourrait-il mutatis mutandis s’inspirer et s’ordonner notamment au principe de l’égalité entre les sexes, que le Conseil d’État a pu exemplairement convoquer pour s’opposer à l’acquisition de la nationalité française d’une ressortissante étrangère en raison de la pratique radicale d’une religion jugée insoluble dans notre modèle politique et incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française[37]. La solution, rendue au visa de l’article 9 de Convention européenne des droits de l’homme, renferme des prolongements susceptibles de donner lieu à de nouvelles réflexions, et a priori neutres de toute inflexion ou induration en la matière. Dans l’étude précitée du Conseil d’État[38], ce dernier avait au contraire estimé que le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas opposable à la personne elle-même, c’est-à-dire à l’accomplissement de sa liberté personnelle, laquelle peut la conduire à adopter volontairement un comportement contraire à ce principe.
Pourtant, il serait tout d’abord et pour le moins contradictoire d’attendre des candidats à la naturalisation française des dispositions certaines d’assimilation que l’on cesserait ensuite d’exiger une fois la nationalité obtenue, de sorte que de telles valeurs ne peuvent pas simplement apparaître comme conditionnelles et temporaires. Bien au contraire, de tels engagements ne peuvent qu’être par suite réitérés pour ne pas dire « plébiscités », selon le mot de Renan[39], qui nous invitait ainsi inlassablement à cultiver un héritage indivis, un patrimoine culturel et spirituel qui forme le ciment d’une Nation. La Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt de Grande Chambre[40], a d’ailleurs jugé à rebours de la position adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l’espace public n’est pas constitutive d’une atteinte à la liberté de religion. Elle admet que la préservation des conditions du vivre ensemble est un objectif légitime à la restriction de manifester ses convictions religieuses et, surtout, au regard de la marge d’appréciation dont les États disposent sur une question de politique générale, que l’interdiction ainsi posée par la loi n’est pas contraire à la Convention. Cette solution s’inscrit dans le droit fil des limitations prévues par la Cour qui considère que la liberté de manifester sa religion peut toujours faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la protection notamment de la morale publique ou des droits et libertés d’autrui. Certes, la Cour prend soin au passage et non sans contradiction d’évider le mot de la chose puisqu’elle écarte les interdictions qui seraient fondées sur le double respect de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la dignité de la personne humaine, et sans lesquels on peine effectivement à imaginer un vivre ensemble tant ce dernier semble priver des principes qui lui sont en réalité consubstantiels. Ou alors faut-il n’y voir qu’une réserve rhétorique ou purement théorique quand on connaît la marge de manœuvre dont disposent les États membres qui peuvent fixer des restrictions à la liberté de religion tirées des motifs ci-avant énumérés au 2ème alinéa de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et sous le contrôle conciliant de la Cour européenne des droits de l’homme. Et il n’est pas inutile de rappeler que la loi du 15 mars 2004[41] qui interdit aux élèves de manifester ostensiblement une religion se donnait également pour ambition, suite aux constatations de la commission Stasi[42], de lutter incidemment pour la protection des droits et libertés des mineurs scolarisés en particulier des jeunes femmes musulmanes souvent contraintes de porter le voile. Dit autrement, la visibilité sans frein du religieux dans l’espace public ne risque-t-elle pas de s’accompagner d’une forme de conformisme plus ou moins diffus mais bien réel visant à normer et codifier les relations sociales, une espèce larvée d’enrégimentement du corps social qui ne dit pas son nom et remodèle les rapports hommes-femmes sinon, pour tout dire, un prosélytisme de fait visant à instruire l’imaginaire mental collectif en vue de préparer l’avènement d’une recomposition de la société sur des bases religieuses. C’est en conséquence nous le pensons essentiellement autour de la proportionnalité de l’ingérence d’État dans le champ de la liberté de religion que le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme s’exerce avec toute sa rigueur, l’interventionnisme publique en la matière et pour autant qu’il ne soit pas discriminatoire devant être strictement motivé par des motifs légitimes et limité aux principes qu’il entend promouvoir et faire respecter.
10-En tout état de cause, et quelles que soient les formes qu’elle pourrait revêtir, la limitation de la liberté religieuse assise sur le respect d’un socle minimum de valeurs nécessaire à une société démocratique ne laisse pas d’interroger. L’espace public est effectivement le lieu par excellence de la vie sociale où la personne est amenée à entrer en relation avec d’autres. Or, dans cette interaction, le visage joue un rôle éminent dans la mesure où il constitue la partie du corps où se reconnaît l’humanité de l’individu partagée avec son interlocuteur. On retrouve ici notamment l’éthique lévinassienne, au cœur de la phénoménologie moderne, qui a renouvelé en profondeur la métaphysique du sujet. Le visage, plus largement la corporéité sont la souche identitaire de l’individu et manifestent la présence au monde de l’Autre que moi. Je n’ai pas un corps mais je suis mon corps disait Merleau-Ponty, ce corps qui, relevant tout autant du registre de l’être que de l’avoir, ne laisse pas d’engager des représentations symboliques et normatives capables de transformer sourdement et en profondeur nos mentalités collectives et contre lesquelles il convient de lutter toutes les fois qu’elles heurtent notre morale commune où l’égalité ontologique entre les hommes et les femmes doit rester un principe fermement acquis. L’orthopraxie rituelle peut ainsi s’avérer grosse d’une sémiologie susceptible de questionner nos principes communs. Si la dignité de la personne humaine possède une valeur, et le vivre ensemble un fondement juridique, sur quoi se fondent-ils sinon sur l’existence d’un ensemble de règles objectives qui, par définition, doivent transcender les aspirations individuelles. Il pourrait ainsi s’agir de retrouver en quelque sorte l’inspiration initiale du Conseil d’État qui l’a conduit à interdire le lancer de « personnes de petite taille ». La laïcité se veut-elle un principe qui nous arrache à nos particularismes identitaires de toute sorte, fussent-ils choisis et non plus subis, creuse-t-elle un lieu vide de toute croyance où l’on éduque encore à l’universel ou se veut-elle comme le cadre axiologiquement neutre d’une manifestation des libertés fondamentales où l’individualisme contemporain ne laisse pas parfois de forger un espace public où les individus n’ont plus finalement que peu de choses en commun. Notre tradition de pensées s’était efforcée de construire un équilibre en la matière et notre filiation intellectuelle en porte la trace qui, de Saint Augustin et de Montaigne pour prendre un croyant et un sceptique, ne cessèrent jamais de parler des autres en parlant d’eux-mêmes. Un tel idéal nous habite encore aujourd’hui et semble étrangement faire écho aux débats qui entourent les évolutions du principe de laïcité. Aussi, toute vérité personnelle ne doit-elle pas revêtir une part d’universalité qui, permettant ma liberté, fonde aussi celle d’autrui[43]. Dans l’espace public, l’hétéronomie qu’entraîne l’adhésion inconditionnelle à une vérité révélée pourrait ainsi céder la place à l’autonomie, comme l’affirmait déjà Rousseau qui considérait que la liberté ne consiste jamais qu’à obéir à la loi commune que l’on s’est prescrite ». C’est le legs de notre héritage légicentriste garant d’un intérêt général qui, dans sa formulation républicaine, ne se réduit pas additionner les volontés individuelles mais, et tout au contraire, à les transfigurer dans un but d’utilité publique. Plus largement, la tolérance, condition du vivre ensemble, est une vertu qui, bien comprise, part aussi de soi. Si elle est cette exigence que l’on assigne à autrui, elle demeure également une obligation que l’on impose à soi-même. Dans l’espace public, j’accepte de m’autolimiter pour que l’autre puisse advenir. « L’enfer ce n’est pas les autres », contrairement à ce que pensait Sartre, mais peut-être bien plutôt l’absence de l’autre qui, se soustrayant à mon regard, abolit également jusqu’à ma présence même. Historiquement, la tolérance est d’ailleurs née d’une pratique multiséculaire de la sociabilité qui a contribué à forger nos mentalités collectives et dessiner un espace commun habitable par tous. Sans radicaliser la séparation entre la sphère publique et la sphère privée, la liberté des anciens et celle des modernes chères à Benjamin Constant suivant l’aphorisme de Rousseau qui, prophétisant qu’il convient d’opter entre l’homme et le citoyen car on ne peut faire les deux, déclamait contre les droits subjectifs de l’individu, il faut au contraire se garder d’oublier que les droits de l’homme sont consacrés en même temps que ceux du citoyen. Les libertés publiques ne cessent ainsi jamais de refléter les équilibres qu’une société démocratique doit assurer entre les aspirations des individus et les exigences minimales de la vie collective. Cette question prend une sensibilité accrue en regard de l’évidente croissance morale qui meut et agite les sociétés contemporaines autour du renforcement ou de l’affirmation de nouveaux droits à mesure, et c’est heureux, que les inégalités en question, notamment de sexe, s’avèrent de moins en moins tolérées. Dans l’espace public, l’individu adopte un comportement commun qui ne sera pas reçu négativement par autrui, seule condition d’une coexistence apaisée[44]. En définitive, une conception de la laïcité que nous ferons nôtre qui s’avère être tout sauf une essence figée et absolue indifférente aux nouveaux enjeux politiques et sociétaux croissants réclamant tout autrement des remaniements sinon des accommodements de son régime[45]. C’est assurément dans ce cadre que s’inscrivent certains amendements parlementaires tendant à proscrire le port de tenue pour les mineurs[46] car il ne faut jamais se déprendre de l’idée sinon de l’exigence que la liberté de conscience suppose la conscience d’être libre.
D’ouverture ou de fermeture, d’intégration ou d’exclusion, de raison ou de conviction, de quoi la laïcité, qui demeure bien une passion française, est-elle aujourd’hui le nom. Poser la question est y répondre, et un chemin de crête reste envisageable pour réaffirmer possiblement un destin collectif autour des principes d’unité et d’indivisibilité de la République dont la laïcité est la condition.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 329.
[1] CE, 11 décembre 2020, Ligue de défense judiciaire des musulmans, n°426483
[2] Pour le professeur de droit public Xavier Bioy, la doctrine peine à dégager une définition univoque du principe de laïcité, Montchrestien, éd. 2013, p. 499
[3] Pour 67% des français la laïcité est dévoyée et mise au service d’intérêts partisans, rapport annuel 2018-2019 du rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité, p3
[4] Dans ce même rapport annuel 2018-2019, l’Observatoire de la laïcité souligne qu’il convient de distinguer la laïcité, employée parfois à tort et à travers, du nécessaire respect des exigences minimales de la vie en société
[5] Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean-Michel DUCOMTE, laïcité, laïcité(s) ?, Privat, 2012
[6] Le message évangélique, pour ne prendre que deux de ses préceptes « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ; mon royaume n’est pas de ce monde » qui tendent à déconstruire toute prétention politique de la religion, la fin par avance du théologico-politique par lequel cette dernière cesse de déterminer l’organisation religieuse des sociétés.
[7] Collectif, sous la direction de Jacques Myard, La Laïcité au cœur de la République, Paris/Budapest/Torino, L’harmattan, 2003, p29
[8] Jean RIVERO Les libertés publiques t II PUF 2003 p 156
[9] Article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »
[10] CE, 27 juin 2018, SNESUP-FSU, n°419595
[11] L’article 6 du TUE par lequel « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adoptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités », et son alinéa 3 qui prévoit que « les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux »
[12] CE, 10 février 2016, M. A.B, n° 385929
[13] Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement
[14] Cité P. Delvolvé, « Entreprise privée, laïcité, liberté religieuse – l’affaire Baby Loup», RFDA 2014, p. 954
[15] CEDH, 15 février 2001, Dahlab/Suisse, n°42393/98
[16] CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88
[17] Article L.211-1 du code de la sécurité intérieure
[18] La police des baignades figurant aux articles L.2213-23 et suivants du CGCT
[19] Nous laissons volontairement de côté les autres questions soulevées par l’application du principe de laïcité, notamment la neutralité des agents du service publics ou des bâtiments publics, qui appellent un traitement à part entière
[20] CE, 1933, Benjamin, 19 mai 1933, n° 17413 et 17520
[21] CE, 26 août 2016, association de défense des droits de l’homme – collectif contre l’islamophobie en France (ADDH-CCIF), n°402742
[22] Article D-1332-3 et suivants du code de la santé publique
[23] CE, 18 décembre 1959, société « Les films Lutétia », n°36385 et 36428
[24] CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d’Aix-en-Provence, n°136727 et 143578
[25] Conseil d’État, 5 janvier 2007, association « Solidarité des français » (SDF), n°300311
[26] TA Cergy-Pontoise, 21 juillet 2005, Société Jasmeen, n° 0409171
[27] Étude du Conseil d’État relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 30 mars 2010, p19
[28] Hans Kelsen, théoricien de la hiérarchie des normes, a toujours reconnu que le droit posé obéisse en dernier ressort à des principes qui étaient quant à eux supposés a priori
[29] La laïcité en question, Gérard Bouchet, l’Harmattan 2018, p 55
[30] Frédéric DIEU, laïcité et espace public, RDP, 1er mai 2013, n°3, p566, qui relève que l’espace public a longtemps été juridiquement inexistant ou inconsistant
[31] Anne-Violaine HARDEL, signes religieux et ordre public, édition du Cerf Patrimoines, 2018, p119
[32] L’article 27 de la loi de 1905 réglait alors l’intrusion du religieux dans l’espace public
[33] Auditions de la mission d’information de l’Assemblée nationale, 4 décembre 2003, rapport n°1275, tome II, 1ère partie, p 62-63
[34] Sa circulaire interprétative du 2 mars 2011, JO du 3 mars 2011 qui en explicite le contenu : plages, jardins publics, théâtres, cinémas, gares, établissements … et qui rejoint peu ou prou la définition qu’en donnent les juridictions judiciaires comme étant les lieux accessibles à tous, sans autorisation spéciale de quiconque, que l’accès en soit permanent et inconditionnel ou subordonné à certaines conditions.
[35] Catherine KINTZLER ? penser la laïcité, éditions Minerve, 2014, p 90
[36] Catherine KINTZLER, professeur à l’université Lille III, la laïcité, Archive de philosophie du droit, Dalloz, tome 48, 2005, p43
[37] CE, 27 juin 2008, n°286798. Pour une autre espèce sur la difficile conciliation entre le droit français de la nationalité fondé sur l’article 21-4 du Code civil d’une part et la liberté religieuse d’autre part – CE, 11 avril 2018, n° 412462 à propos du refus de serrer la main à un représentant de l’État lors de la cérémonie d’accueil
[38] Étude du Conseil d’État relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 30 mars 2010, p20
[39] Qu’est-ce qu’une Nation ?, conférence donnée par Ernest Renan à la Sorbonne en 1882, et la réponse souvent lapidairement énoncée « un plébiscite de tous les jours »
[40] S.A.S c. France, requête n°43835/11
[41] LOI n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics
[42] Rapport Stasi de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, 11 décembre 2003, p 102
[43]La liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui, comme le recueille l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
[44] La laïcité en questions (s), Gérard BOUCHET, l’Harmattan, 2018, p 102
[45] Laïcités sans frontières, Jean BAUBEROT, Micheline MILOT, seuil 2011, p 80
[46] On pense à l’amendement qui complète l’article 1er de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public par deux phrases ainsi rédigées : « le port de signes ou tenues par lesquels des mineurs manifestent ostensiblement une appartenance religieuse y est interdit. Il y est également interdit le port par les mineurs de tout habit ou vêtement qui signifierait l’infériorisation de la femme sur l’homme. »
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