La corruption constitue sans aucun doute une véritable anomalie dans le système juridique italien, une mentalité, favorisée par une attitude culturelle répandue, qui a un impact sur la bonne performance de l’administration publique, en termes d’augmentation des dépenses publiques et de détérioration de la prestation de services. Cette question réapparaît dans le débat public en phases alternées et dans ces phases il y a un besoin croissant de doter le système juridique des moyens appropriés pour lutter contre la corruption.
Il est possible de définir le phénomène de la corruption, outre la notion typique de droit pénal, avec une notion différente de droit administratif (M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione), qui est certainement plus large, car elle comprend non seulement des comportements criminels, mais aussi des comportements qui peuvent générer des situations d’illégalité et qui sont en tout cas indésirables pour le système juridique.
Cet article vous montre comment le législateur italien est intervenu sur le phénomène problématique de la corruption dans l’administration publique italienne, avec une attention particulière aux sociétés publiques, souvent considérées comme synonymes de mauvaise administration, de gaspillage et de corruption.
Ces sujets qui, au cours du siècle dernier, ont trouvé une diffusion tant en Italie qu’en France (E. ALLORIO, Società a partecipazione pubblica in Italia e in Francia, in JUS, 1965), malgré le fait qu’ils soient formellement organisés selon les règles du droit privé, présentent des éléments de droit public, puisqu’ils sont en tout état de cause totalement ou partiellement pris en charge par des organismes publics et, dans certains cas, ce sont des sujets auxquels sont attribuées des tâches d’administration publique, exerçant de véritables fonctions administratives.
Cet article – sans prétendre analyser la législation anticorruption (qui sera citée ci-dessous, en se référant aux études les plus complètes) – vise à examiner ces mêmes sujets, car l’affaiblissement progressif de la distinction claire entre public et privé et la tendance du modèle privé à être fongible, adapté à la réalisation d’objectifs d’intérêt public, posent des problèmes délicats à l’interprète, comme la possibilité de leur appliquer la législation anticorruption, non seulement l’efficacité de l’Administration – qui justifie le recours à des formes plus souples et plus flexibles de droit privé, à l’exception du fait que la création d’entités privées par des organismes publics est souvent utilisée pour contourner les contraintes des finances publiques – mais aussi le principe essentiel de légalité de l’activité administrative et les garanties qui s’y rattachent, ce qui exigerait en principe le maintien de la prééminence du droit public.
Les outils mis en place par le législateur italien pour la prévention de la corruption
Huit ans se sont écoulés depuis l’approbation de la principale législation sur la prévention de la corruption, constituée par la loi n° 190 du 6 novembre 2012, publiée en application directe de l’article 117, deuxième alinéa, lettre m), de la Constitution et afin d’assurer une prévention et une lutte plus efficaces contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique.
La loi prévoit des règles hétérogènes (cf. l’approfondissement fait par P. CLARIZIA, L’ambito soggettivo di applicazione della normativa anticorruzione, in M. NUNZIATA, Riflessioni in tema di lotta alla corruzione, 2017), ainsi que l’attribution de certains pouvoirs législatifs au gouvernement, mais en général, l’introduction de cette législation a marqué un tournant dans la lutte contre la corruption pour la législation italienne. C’est précisément avec la loi n° 190/2012 que l’Autorité nationale anticorruption (ANAC) a été introduite en Italie. En outre, le législateur italien a cherché à créer un système complet de prévention de la corruption, avec des instruments de droit administratif.
Cette intervention législative, en plus de l’approche traditionnelle basée exclusivement sur la poursuite pénale des personnes reconnues coupables de corruption, a cherché à poursuivre l’objectif de prévention de la corruption par le biais d’instruments administratifs d’une manière innovante dans le passé (R. CANTONE, La prevenzione della corruzione nelle società a partecipazione pubblica: le novità introdotte dalla “Riforma Madia della pubblica amministrazione, in Rivista delle società, 2018), en affectant les comportements précédemment autorisés. En outre, la législation a introduit l’impossibilité d’occuper certains postes, y compris dans des sociétés publiques.
Dans cette nouvelle logique, un rôle central est joué par le plan de prévention de la corruption (“Piano di prevenzione della corruzione”), adopté au niveau national par le ANAC et au niveau local par les différentes administrations, qui fournit des lignes directrices pour la planification de la prévention et de la lutte contre la corruption dans l’administration publique et jette les bases permettant aux administrations d’élaborer des plans triennaux de lutte contre la corruption.
Tout aussi importante est la personne responsable de la prévention de la corruption, présente dans chaque administration, généralement un gestionnaire qui, étant responsable de l’élaboration et de la mise en œuvre du plan, en cas d’incidents de corruption, doit démontrer qu’il a mis en place toutes les mesures nécessaires pour prévenir et contenir le risqué (cf. M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione).
Parmi les mesures générales, la loi a introduit des mesures visant à limiter les conflits d’intérêts, en accordant une attention particulière à la position de l’agent public, qui est tenu de s’abstenir dans tous les cas où ses intérêts sont directement impliqués dans la procédure. Dans chaque administration sont donc prévus des codes de conduite pour les employés, dont le non-respect par le fonctionnaire est sanctionné par des mesures disciplinaires.
Afin d’inciter les membres de l’administration à contribuer à rendre l’administration plus transparente, le législateur a donc, avec l’art. 1, alinéa 51, de la loi n° 190 de 2012, eu le souci de protéger l’employé public qui signale les infractions, c’est-à-dire le dénommé whistleblower, figure sur laquelle le législateur européen est également intervenu avec la directive n° 1937 du 26 novembre 2019, par laquelle le Parlement européen et le Conseil réglementent la protection des whistleblower au sein de l’Union en introduisant des normes minimales communes de protection, afin de donner une uniformité aux règles nationales qui sont actuellement extrêmement fragmentées et hétérogènes.
Les mandats législatifs mentionnés ci-dessus ont conduit, entre autres, au décret législatif n° 33 du 14 mars 2013 (sur la publicité et la transparence dans les administrations publiques) et au décret législatif n° 39 du 8 avril 2013 (sur l’incompatibilité des charges dans les administrations publiques), qui ont complété le système règlementaire de prévention.
Le décret législatif n° 39 de 2013, en particulier, bien qu’avec des exceptions concernant les postes importants au niveau national, interdit l’occupation de postes de direction dans des organismes publics, y compris formellement privés, par ceux qui ont récemment occupé des fonctions politiques, afin de poursuivre l’objectif d’impartialité de l’administration.
Le décret législatif n° 33 de 2013, quant à lui, poursuit l’objectif de lutte contre la corruption et la mauvaise administration par la publication obligatoire d’une série de documents, permettant à toute personne non identifiée de les consulter en accédant aux sites institutionnels des administrations. Cet objectif a été renforcé par l’instrument d’accès civique généralisé, introduit par le décret législatif n° 97 de 2016.
Le domaine d’application des règlements
La structure originale de l’ensemble de règles en question n’indiquait pas son champ d’application exact et suscitait parfois des doutes quant à la possibilité d’inclure les sociétés à participation publique parmi les destinataires des règles.
Le problème a de bonnes raisons de se poser, car la législation italienne ne reconnaît pas expressément la nature publique des entreprises publiques. Au contraire, ces entités sont simplement définies comme des sociétés anonymes et sont inscrites au registre du commerce de la même manière que toutes les autres sociétés, avec pour conséquence que la confusion entre la pleine application du droit privé et la soumission des sociétés publiques aux règles du droit public reste vivante (cf. C. IBBA, Forma societaria e diritto pubblico, in Rivista di diritto civile, 2010).
En ce qui concerne l’application à ces entités des instruments visant à prévenir la corruption, le droit d’accès aux documents administratifs, qui est directement lié à la participation des personnes privées à la procédure administrative et qui prévoit aussi expressément des entités formellement privées parmi les destinataires des dispositions administratives relatives à l’accès aux documents, est certainement appliqué depuis un certain temps aux entreprises à participation publique.
L’acceptation de cette méthode extensive a conduit les juges administratifs, en certaines occasions, à reconnaître explicitement la compatibilité entre la légitimité d’être le destinataire des demandes d’accès et l’exercice d’activités à but lucratif (Cons. Stato, A.P., 5 septembre 2005, n. 5).
L’institution de l’accès aux documents administratifs a ainsi étendu son champ d’application, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse désormais l’exercice de l’accès aux documents (y compris les documents de droit civil) également en relation avec des organismes privés formellement extérieurs à l’appareil administratif, puisqu’ils sont liés à la poursuite de l’intérêt public et soumis au principe d’impartialité, de sorte que ces actes, au moins aux fins de l’application des règles d’accès, sont classés comme de véritables actes administratifs.
Cette orientation est désormais fermement acceptée dans la jurisprudence et largement partagée par la doctrine.
L’application de la loi anti-corruption aux sociétés publiques
Il y a toutefois des doutes sur le fait que la législation anti-corruption puisse également s’appliquer aux entreprises publiques.
Le problème d’interprétation s’est posé, tout d’abord, en référence à la loi n° 190 de 2012, qui n’a jamais fait expressément référence aux entreprises publiques comme bénéficiaires de mesures anticorruption.
Cependant, dans certains de ses passages, la loi précitée semblait tendre vers leur attraction dans le système de prévention, et le premier plan national de lutte contre la corruption, approuvé par l’ANAC en 2013, prévoyait l’obligation d’appliquer ce même plan également aux entités de droit privé sous contrôle public et auxquelles participent les administrations publiques, également sous forme de sociétés.
Contrairement à la loi 190/2012, le décret législatif n° 39 de 2013, sur le thème de l’incompatibilité, prévoit l’application explicite de certaines de ses dispositions également aux “organismes de droit privé sous contrôle public” (“enti di diritto privato in controllo pubblico”).
Le cadre règlementaire initial a toutefois été modifié par le décret-loi n° 90 du 24 juin 2014, qui a étendu les obligations de transparence des entreprises publiques, en les assimilant – en ce qui concerne les activités d’intérêt public – aux organismes publics au sens strict, bien qu’avec un régime différencié et différemment gradué pour les “société sous contrôle public” (“società controllate”) et les simples sociétés à participation publique; cette distinction a été reprise par l’ANAC dans la détermination n° 8 du 17 juin 2015, contenant les lignes directrices pour l’application de la législation sur la prévention de la corruption et la transparence des entreprises publiques.
La prévention de la corruption après la loi sur les sociétés de participation publique
Le législateur italien a rassemblé la réglementation des entreprises publiques dans le décret législatif n° 175 du 19 août 2016 (“Testo Unico in materia di società a partecipazione pubblica”). Ce décret a pour objet la création de sociétés par les administrations publiques, ainsi que l’acquisition, le maintien et la gestion de participations par ces mêmes administrations, dans des sociétés à participation publique directe ou indirecte, totale ou partielle.
Le décret sur les sociétés publiques fait référence aux sociétés à participation publique (“società a partecipazione pubblica”), une définition qui inclut les sociétés sous contrôle public, ainsi que d’autres sociétés détenues directement par les administrations publiques ou par des sociétés sous contrôle public. Les sociétés cotées sont exclues, sauf pour les articles (à vrai dire, peu d’entre eux) qui y font expressément référence. Les sociétés sous contrôle public sont définies comme les entreprises dans lesquelles une ou plusieurs administrations publiques exercent des pouvoirs de contrôle.
Le décret reconnaît une connotation nettement privée aux sociétés à participation publique, prévoyant que pour toutes les questions non prévues dans le décret, les règles sur les sociétés contenues dans le Code civil et les règles générales de droit privé s’appliquent aux sociétés à participation publique.
En ce qui concerne les effets sur la prévention de la corruption, il est intéressant de noter que le décret ne fait jamais explicitement référence à la “prévention de la corruption”, mais malgré cela, le décret comporte des dispositions visant à réduire les incidents de corruption dans les entreprises publiques.
Il s’agit notamment des règles qui introduisent l’obligation de sélection transparente pour la recherche de personnel, en appliquant les règles d’économie, de rapidité, de décentralisation et d’égalité des chances à la sélection du personnel des entreprises sous contrôle public. Ainsi, bien que les règles de “concurrence publique” ne soient pas prévues, les contraintes pour assurer la bonne exécution des procédures de sélection sont renforcées.
Dans le même but, les dispositions exigeant une rationalisation des participations et une réduction du champ d’activité des entreprises publiques tendent à réduire les effets négatifs des entreprises bénéficiaires d’investissements, y compris, outre les dépenses publiques, la corruption.
Le même décret législatif fait également référence au décret législatif n° 33 de 2013, en ajoutant une obligation supplémentaire de publicité sur les sites web institutionnels des entreprises, en la renforçant par le recours à des sanctions et en reconnaissant expressément l’application des dispositions sur l’incompatibilité des nominations contenues dans le décret législatif n° 39/2013.
Les obligations de transparence des entreprises publiques ont été renforcées par le décret législatif n° 97 du 25 mai 2016, par la reconnaissance d’un droit civique “généralisé” d’accès aux documents publics, selon le modèle de le Freedom of Information Act;modèle expressément applicable également aux sociétés à participation publique, à l’exclusion des sociétés cotées en bourse. Cette réglementation de l’accès aux documents s’applique donc également aux entreprises publiques, mais uniquement aux données et documents relatifs à l’activité d’intérêt public.
Compte tenu des interventions qui ont été brièvement passées en revue, on ne peut nier que le législateur a fait un effort pour limiter le phénomène néfaste de la corruption et que, en ce qui concerne les entités privées, il l’a fait en ramenant dans la sphère publique des contrôles des entités formellement privées, au sein desquelles la forme privée risque de dissimuler la mauvaise administration.
L’espoir, toutefois, étant donné que les phénomènes de corruption continuent à être répandus, est que le législateur continue à intervenir de manière plus systématique pour règlementer les activités de ces entités, afin de garantir les principes indispensables de transparence, d’égalité de traitement et de proportionnalité, typiques de l’activité administrative, couvrant de manière quasi totalitaire le vaste conglomérat des entités qui exercent actuellement des activités d’intérêt public.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2021 ; chronique administrative ; Art. 380
Précision et imprécisions sur la légalité des redevances pour service rendu. Note sous CE, 28 nov. 2018, SNCF réseau, n° 413839
Dans un contexte budgétaire contraint, que la pandémie du coronavirus n’aura pas contribué à améliorer, les redevances pour service rendu sont devenues une modalité essentielle de financement du service public[1]. Traditionnellement réservées au service public industriel et commercial (SPIC), les redevances prolifèrent également dans les services publics administratifs (SPA) facultatifs, dès lors que le Conseil d’État a refusé de consacrer un principe de gratuité du SPA (CE, ass., 18 juillet 1996, Société Direct Mail Promotion, n° 168702). Logiquement, la présence de plus en plus massive de telles redevances génère des contentieux nombreux quant à la légalité ou au calcul de ces redevances. La jurisprudence tant judiciaire qu’administrative est donc prolixe en la matière.
L’arrêt SNCF Réseau (CE, 28 novembre 2018, n° 413839) énonce, dans un considérant de principe inédit – et critiquable –, les conditions, maintenant classiques, que doivent respecter les redevances pour être légalement instituées.
Sur le fondement du traité conclu entre la France et le Royaume-Uni le 12 février 1986, concernant la construction et l’exploitation par des sociétés privées concessionnaires d’une liaison fixe transmanche, les gouvernements français et britannique ont fixé des règles de sûreté, qui imposent en particulier aux entreprises ferroviaires de procéder à des contrôles visant notamment à prévenir la présence de personnes non autorisées à bord des trains empruntant la liaison transmanche. Les entreprises privées exploitant les lignes de train empruntant le tunnel sous la Manche doivent ainsi se soumettre à ces règles de sécurité. Pour permettre la mise en œuvre de ces exigences, l’ancien établissement public industriel et commercial (EPIC) Réseau ferré de France (RFF) a, à partir de 2012, proposé aux entreprises ferroviaires de marchandises circulant sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun, point de passage obligatoire pour l’ensemble des trains de marchandises empruntant le tunnel sous la Manche, une prestation dite « de sûreté », comprenant la détection de personnes non autorisées à bord des trains, la surveillance par le poste de vidéosurveillance et le gardiennage de la rame après contrôle et jusqu’au départ du train. En contrepartie de cette prestation, RFF a institué une redevance pour prestation complémentaire, dite « redevance de sûreté », introduite dans les documents de référence pour les horaires de service 2012, 2013 et 2014, année à partir de laquelle Eurotunnel a repris en charge ce service.
La Société Euro Cargo Rail a demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler les dispositions des documents de références « Horaires de service » pour les années 2012, 2013 et 2014, adoptées par Réseau ferré de France (RFF) devenu SNCF Réseau, relatives à cette redevance de sûreté et le refus d’abroger ces dispositions. La société conteste en deuxième lieu la décision du 26 octobre 2012 par laquelle RFF a rejeté sa demande tendant à ce qu’il renonce à lui appliquer la redevance et les décisions rejetant les recours formés contre seize factures relatives à la redevance. Elle demande en troisième lieu au juge d’enjoindre à RFF de lui adresser les avoirs correspondant aux factures émises à son encontre au titre de la redevance.
Par un jugement n° 1306517/2-1 et 1402804/2-1 du 19 décembre 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté ces demandes. La société ayant fait appel, la Cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement par un arrêt n° 15PA00819 du 28 juin 2017. Faisant droit aux demandes de la société, la Cour a censuré les dispositions des documents de référence « Horaires de service » relatives à la redevance de sûreté et le refus de RFF d’abroger ces dispositions. Elle a en conséquence condamné SNCF Réseau à verser à la société Euro Cargo Rail les sommes acquittées par cette dernière au titre de la redevance de sûreté. SNCF Réseau s’est pourvu en cassation afin de voir le Conseil d’État annuler cet arrêt et régler l’affaire au fond.
Saisi de la question de la légalité des redevances instituées et de leur application à la société Euro Cargo Rail, le Conseil d’État casse et annule l’arrêt de la Cour administrative d’appel. D’une part, il considère que le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail ne relevait pas de la compétence de la juridiction administrative ; sur ce point, le juge reprend une jurisprudence constante, qui n’appellera ici que quelques brefs rappels (I). D’autre part, le juge administratif se prononce sur la légalité de la redevance pour service rendu et casse l’arrêt d’appel pour avoir jugé que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance pour service rendu ; c’est sur ce second point que l’arrêt commenté présente un véritable intérêt et c’est sur lui que s’attardera davantage ce commentaire (II).
I. Le morcellement de la compétence juridictionnelle relative au contentieux des redevances perçues par un EPIC
En vertu de l’article L. 2111-9 du Code des transports, Réseau ferré de France (RFF), et après lui SNCF Réseau, était un EPIC. Le juge administratif a donc dû se prononcer sur sa compétence, avant même de trancher le litige qui lui était soumis. Dans le point 4, l’arrêt prend soin de rappeler que « lorsqu’un établissement tient de la loi la qualité d’établissement public à caractère industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire, à l’exception de ceux qui sont relatifs à celles de ces activités qui, telles la réglementation, la police ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique ». Une telle solution est désormais bien assise en jurisprudence (CE, 2 février 2004, Blanckeman, n° 247369 ; TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416 ; CE, 3 octobre 2018, Société Sonorbois, n° 410946). Évoquons ce principe (A), avant de l’appliquer plus spécifiquement à la question des redevances (B).
A. La répartition des compétences juridictionnelles pour les actes d’un EPIC
Le principe est qu’un EPIC est soumis au droit privé et que les litiges qui peuvent s’élever à l’occasion de ses activités relèvent de la compétence du juge judiciaire. En effet, un EPIC est en principe gestionnaire d’un SPIC, placé sous l’empire du droit privé. Soumis au droit privé, il relève aussi de la juridiction judiciaire, notamment pour les litiges qui l’opposent à ses usagers. « En raison de la nature juridique des liens existant entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers, lesquels sont des liens de droit privé, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour connaître de l’action formée par l’usager contre les personnes participant à l’exploitation du service » (CE, 5 novembre 2014, Syndicat d’agglomération nouvelle de la ville de Fos, n° 365591, point 2 ; TC, 3 juillet 2017, Office national des forêts et Syndicat mixte à la carte du Haut Val de Sèvre et Sud Gatine, n° C4084), y compris dans l’hypothèse où existe une chaîne contractuelle (Cass. 1e civ., 14 novembre 2019, Société Peugeot Citroën automobiles c/ SNCF Réseau, n° 18-21.664). Dès lors, « en présence d’un SPIC, le juge judiciaire sera, en vertu d’une jurisprudence constante, compétent pour entendre des recours engagés par l’usager, qu’ils aient trait à la reconnaissance de la qualité d’usager, à la fourniture de la prestation ou à la réparation d’un préjudice né du fonctionnement du service. Le lien de droit privé unissant l’usager et le gestionnaire du SPIC entraîne ainsi la constitution d’un bloc de compétence au profit du juge judiciaire. »[2]
Par exception à ce bloc de compétence néanmoins, l’EPIC sera soumis au droit public et au juge administratif lorsqu’il met en œuvre une compétence révélant la puissance publique. Pouvoir exorbitant du droit commun, la puissance publique peut selon nous se manifester de deux manières distinctes : soit par des compétences exorbitantes, c’est-à-dire par des activités que ne peuvent exercer les particuliers comme la réglementation, la police ou le contrôle (TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416) ; soit par des moyens exorbitants, des prérogatives de puissance publique, c’est-à-dire des procédés qui facilitent la mise en œuvre d’une compétence – exorbitantes ou non – et que ne possèdent normalement pas les particuliers, comme le monopole de l’activité ou le caractère exécutoire des actes unilatéraux adoptés. La puissance publique peut donc transparaître au niveau des compétences exorbitantes ou des prérogatives de puissance publique[3]. La puissance publique est présente dans les deux occurrences, mais elle n’est pas nécessairement soumise aux mêmes règles juridiques : le droit de la concurrence, par exemple, ne s’applique pas aux compétences exorbitantes, par principe hors marché puisque n’étant pas exercées par les particuliers, mais il peut s’appliquer aux prérogatives de puissance publique si celles-ci accompagnent une compétence non exorbitante et peuvent ainsi troubler l’égale concurrence[4]. L’EPIC sera ainsi soumis au juge administratif pour ses compétences exorbitantes, c’est-à-dire pour ses « activités qui sont, par nature, insusceptibles d’être qualifiées de service public à caractère industriel et commercial, car l’établissement public y fait usage […] de [la] puissance publique »[5].
Une telle grille de répartition des compétences juridictionnelles s’applique bien évidemment à la question des redevances pour service rendu.
B. La répartition des compétences juridictionnelles pour les redevances d’un EPIC
En l’espèce, le litige s’élève entre un EPIC (RFF) et l’un de ses usagers (la société Euro Cargo Rail), à propos des tarifs des redevances pour service rendu instituées et perçues par RFF.
Quant à la question du juge compétent, la situation est délicate, car il faut distinguer deux types de mesures relatives aux redevances, chacune relevant d’un ordre de juridiction distinct : la détermination réglementaire du tarif des redevances et l’application individuelle de ses tarifs aux usagers. La première mesure, par laquelle « l’administration fixe unilatéralement et de manière impersonnelle le montant ou les modalités de recouvrement d’une redevance devant lui permettre d’accomplir une mission de service public »[6], relève du juge administratif ; celui-ci sera donc compétent, notamment par voie de question préjudicielle, pour se prononcer sur la légalité de l’acte réglementaire d’organisation du service par lequel a été fixé le tarif de la redevance (Cass. com., 26 février 2002, Commune Breurey-lès-Faverney, n° 99-12.844 ; CE, 3 octobre 2003, Peyron, n° 242967). La seconde mesure, appliquant individuellement aux usagers les redevances fixées et qui est donc indétachable de la gestion du SPIC, doit être contestée devant le juge judiciaire ; dès lors qu’il y a un SPIC, « il n’appartient qu’à la juridiction judiciaire de connaître des litiges relatifs à l’assiette et au recouvrement des redevances qui sont réclamées aux usagers de ce service » (TC, 12 octobre 2015, Communauté de communes de la vallée du Lot et du vignoble, n° C4024)
Ici, le juge administratif décline donc sa compétence pour le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail, litige individuel entre un usager et le gestionnaire du SPIC. Pour casser l’arrêt d’appel, le Conseil d’État relève en effet que la prestation de sûreté qui est la contrepartie de la redevance litigieuse « consiste à contrôler et à surveiller les installations et les trains de marchandises, notamment pour prévenir la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains devant emprunter le tunnel sous la Manche ». Or lorsque la présence de telles personnes est détectée, les agents de sécurité font appel aux forces de police compétentes, sans pouvoir exercer de contrainte envers les personnes qui refuseraient d’obtempérer (point 5). « Les agents chargés de cette mission ne disposaient pas de pouvoirs exorbitants d’arrestation, de rétention ou de verbalisation. »[7] Il en résulte que ces opérations matérielles ne manifestent pas l’exercice, par RFF, de la puissance publique et ne se détachent pas de la gestion du SPIC. Le juge administratif est donc incompétent pour se prononcer sur le litige qui s’est élevé entre la société et RFF à propos des factures adressées par l’EPIC à son usager.
Mais l’incompétence du juge administratif est limitée à ce point. Car la juridiction administrative retrouve un chef de compétence avec les actes réglementaires d’organisation du service public, que ce service soit administratif ou bien industriel et commercial (TC, 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, n° 01420 ; CE, 22 juillet 2009, Compagnie des bateaux-mouches, n° 298470). Détachables de la gestion (privée) du SPIC, ces actes révèlent toujours la puissance publique, car la compétence de créer, d’organiser et de supprimer un service public, qu’il soit administratif ou industriel et commercial, est une compétence exorbitante. Tel est le cas, comme l’expose l’arrêt Peyron précité, de la décision réglementaire instituant les redevances pour service rendu et fixant leur tarif, mais aussi de la décision de refus de les abroger ou de les modifier.
C’est pourquoi, dans notre arrêt, le Conseil d’État ne se déclare incompétent que pour une partie seulement des demandes et se prononce sur la légalité des redevances instituées. C’est sur ce point que sa décision possède le plus d’attrait.
II. La formalisation des principes d’institution d’une redevance pour service rendu
Contrairement à beaucoup de litiges relatifs aux redevances, ce n’est pas la question de son montant qui est ici soulevée devant le juge, cette question donnant lieu à une abondante jurisprudence (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229 ; CE, 26 juillet 2011, Société Air France, n° 329818 ; CE, 14 novembre 2018, Centre de détention de Joux-la-Ville, n° 418788).
La question de droit porte ici, non pas sur le tarif de la redevance, mais sur la possibilité même de l’instituer, c’est-à-dire sur la régularité du versement d’une redevance par l’usager du service public. Ce problème est en quelque sorte antérieur au calcul du montant de la redevance car, avant d’en déterminer le tarif, il faut bien que la redevance soit – légalement – instituée. Si la redevance est déclarée illégale, seule est possible l’institution d’une taxe, qui peut être applicable à l’ensemble des contribuables plutôt qu’aux seuls usagers du service (CE, 12 mars 2021, Société BPCE Lease Immo, n° 442583, point 3) ; la différence tient alors à l’autorité compétente pour l’instituer, puisque c’est alors au législateur, et non plus au pouvoir réglementaire, qu’il revient d’instaurer cette taxe, sur le fondement de l’article 34 de la Constitution et du principe du consentement à l’impôt posé à l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Or, sur ce point, le point 6 de l’arrêt commenté énonce, pour la première fois d’une façon aussi claire, un principe général : « une redevance pour service rendu peut être légalement établie à la condition, d’une part, que les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État et, d’autre part, qu’elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Sans distinguer selon que la redevance est une contrepartie d’un SPA ou d’un SPIC (ce qui doit être relevé) et en éludant (malheureusement) les cas où le législateur a permis l’institution d’une telle redevance, l’arrêt « opère une synthèse des jurisprudences relatives à la légalité des redevances pour service rendu »[8], en posant deux conditions pour qu’une redevance pour service rendu soit instituée : la première condition veut que la redevance assure le financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État (A), la seconde qu’elle trouve une contrepartie directe dans la prestation dont bénéficie en propre l’usager à qui sont appliquées les redevances (B).
A. La redevance, financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État
La première condition posée par notre arrêt pour qu’une redevance pour service rendu soit légale est que « les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État » (point 6). La formulation est a priori peu éclairante. Car il faudrait encore savoir ce que sont et quelles sont les « missions qui incombent par nature à l’État ». L’idée du « par nature » pose à cet égard question.
Elle n’est pas étrangère à la jurisprudence et à la doctrine administratives.
Comment ne pas citer les fameuses conclusions du commissaire du gouvernement Matter sur l’arrêt Bac d’Eloka (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, n° 00706) ? Paul Matter distingue en effet les activités qui relèvent « par nature » de l’État et celles qu’il exerce seulement s’il y a à la fois carence de l’initiative privée et intérêt général : « certains services sont de la nature, de l’essence même de l’État ou de l’administration publique ; il est nécessaire que le principe de la séparation des pouvoirs en garantisse le plein exercice, et leur contentieux sera de la compétence administrative. D’autres services, au contraire, sont de nature privée, et s’ils sont entrepris par l’État, ce n’est qu’accidentellement, parce que nul particulier ne s’en est chargé, et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ; les contestations que soulève leur exploitation ressortissent naturellement de la juridiction de droit commun. »[9] De cette distinction, Matter déduit la distinction des SPA et des SPIC, les premiers, revenant par nature à l’État, étant soumis au droit public et au juge administratif, les seconds, que l’État ne gère que par accident, au droit privé et aux juridictions judiciaires. Il entend ainsi faire reposer la dualité des services publics sur la nature des choses. « Un service de l’État sera toujours un service de « nature publique » s’il correspond à l’exercice de ses « fonctions naturelles » ou « nécessaires ». […] L’essentiel pour P. Matter est d’affirmer qu’un service qui ne se rattache pas à la fonction naturelle de l’État ne saurait changer de nature pour cette raison qu’il est assuré par l’État dans un dessein d’intérêt général : il demeure un service de nature privée. »[10] Une telle conception est intéressante pour notre propos : elle entend en effet associer intimement le service public – celui qui est « par nature » attachée à l’État – à la puissance publique et réconcilier ainsi les deux membres de ce couple célèbre. En effet, « la thèse du service public « par nature » consiste à affirmer que toutes les activités relevant des fonctions « naturelles » de l’État sont des activités de service public assorties de prérogatives de puissance publique et sont soumises à un régime de droit public. »[11] Rapprochées de notre arrêt, les conclusions Matter font voir pourquoi la redevance pour service rendu ne peut être instituée pour les SPA obligatoires.
Tel est d’ailleurs ce qui ressort de la jurisprudence administrative. En jugeant, en l’espèce, qu’une mission revenant par nature à l’État ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu, le Conseil d’État n’innove pas. Il avait déjà considéré que « l’exercice par la gendarmerie nationale des missions de surveillance et de sécurité des usagers qui par nature incombe à l’État » ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu (CE, Ass., 30 octobre 1996, Wajs et Monnier, n° 136071 et 142688). De même, l’arrêt Centre de détention de Joux-la-Ville (CE, 14 novembre 2018, n° 418788) a admis que la société délégataire du réseau de téléphonie fixe d’un établissement pénitentiaire ne pouvait inclure dans le montant de la redevance demandée aux détenus les frais engagés pour contrôler les communications téléphoniques, car ce contrôle se rattache « aux missions générales de police qui, par nature, incombent à l’État. Les dépenses auxquelles elles donnent lieu, qui ne sont pas exposées dans l’intérêt direct des détenus, ne sauraient dès lors être financées par le tarif des communications téléphoniques perçu auprès des usagers en contrepartie du service qui leur est rendu ». La redevance ne pouvait donc pas couvrir le montant des dépenses de police (il s’agit ici davantage du calcul de la redevance que de la légalité de son institution, même si l’on voit la parenté étroite des deux questions). L’idée du « par nature » était donc déjà présente dans la jurisprudence administrative, également pour sanctuariser une certaine unité entre service public et puissance publique, en l’espèce pour dénier au service public manifestant la puissance publique la possibilité d’être facturé à l’usager.
Dans un cas comme dans l’autre, il ne faut toutefois pas se dissimuler l’artifice démonstratif de cette invocation de la nature des choses. « Le « par nature » coupe court à tout débat, celui-ci est rendu impossible. Ce qui est « par nature » ne se discute pas puisque nous étant imposé par une sorte de « loi » étrange qui nous est extérieure (et par là étrangère). »[12] De telle sorte que l’idée du « par nature » ne justifie rien et ne motive pas vraiment la décision du juge.
D’un point de vue pratique, il est ainsi particulièrement difficile de savoir concrètement quelle mission relève « par nature » de l’État et, donc, dans quels cas l’instauration d’une redevance pour service rendu sera illégale. Cette première condition semble donc délicate à manier. On peut simplement constater, à la lecture de l’arrêt, que le juge ne tient pas compte du caractère obligatoire ou facultatif du service public. « Cela autorise à penser que cette donnée est indifférente pour déterminer si une prestation relève ou non d’une mission incombant par nature à l’État ; autrement dit, qu’une activité de service public administratif obligatoire ne relève pas de jure d’une telle mission. »[13] Mais cette précision, sans être dénuée d’intérêt, reste tout de même peu éclairante.
Il nous semble que, à cette idée de missions « par nature », aurait pu être préférée celle de compétences exorbitantes, déjà évoquée. Nous avons défini une compétence exorbitante comme celle qui donne à son titulaire « la faculté de faire un acte qu’un particulier ne peut faire. Une compétence est une habilitation juridique à agir, c’est-à-dire à accomplir certains actes : la faculté de faire un acte juridique ou matériel – exorbitant ou non d’ailleurs – résulte d’une telle habilitation juridique. Une compétence peut ainsi permettre à son titulaire d’accomplir des actes (juridiques ou matériels) exorbitants, que ne peuvent réaliser les particuliers. Si tel est le cas, on se trouve en présence d’un pouvoir d’action juridique exorbitant et, donc, de la puissance publique. »[14] Traduction de la puissance publique, la compétence exorbitante est une notion éminemment relative : elle est celle qui, à un moment donné, permet de faire des actes étrangers à ceux qui sont au pouvoir des particuliers. Que ce qui est au pouvoir des particuliers vienne à changer et la compétence perdra son exorbitance et, en conséquence, ne véhiculera plus la puissance publique. Aussi la compétence exorbitante « ne désigne pas une compétence qui appartiendrait par nature à l’État, mais une compétence qui, à un moment donné et en un pays défini, est détenue et exercée par l’État »[15]. On voit ainsi l’opposition qui existe entre cette notion de compétence exorbitante, relative, et l’idée de mission relevant « par nature » de l’État, laquelle relève plutôt d’une motivation péremptoire que d’une démonstration juridique rigoureuse.
Notre cas d’espèce atteste, nous semble-t-il, de la pertinence de la notion de compétence exorbitante. Revenons au raisonnement du Conseil d’État. Celui-ci indique que les entreprises ferroviaires peuvent prendre directement en charge ce contrôle si elles le souhaitent, ce qui les exonère alors du paiement de la redevance pour service rendu. En conséquence, puisque les entreprises peuvent prendre elles-mêmes en charge le contrôle de sécurité en cause ou solliciter des entreprises de sécurité privée pour le réaliser, la redevance litigieuse doit être regardée comme finançant des opérations qui ne relèvent pas de missions qui incombent « par nature » à l’État (point 7). Le juge s’appuie bel et bien sur une comparaison des activités de l’État avec celles des particuliers pour établir que la mission n’est pas de celle qui relève « par nature » de l’État. Mais on voit bien qu’il suffirait d’un changement de réglementation pour que cette mission ne soit plus liée « par nature » à l’État. L’idée de nature des choses est donc inappropriée, philosophiquement pourrait-on dire, puisqu’elle exclut la contingence et induit au contraire une propriété congénitale. C’est pourquoi l’idée de compétence exorbitante, telle que nous l’avons définie, explique mieux l’analyse qu’opère le juge in concreto quant au caractère de l’activité exercée et permet surtout de la lier à la notion de puissance publique qui justifie l’application du droit public. Comme le souligne Guillaume Odinet, qui après avoir été rapporteur public sur l’affaire s’en fait commentateur, « l’expression « par nature » vis[e] moins, selon nous, à cibler le cœur immuable des missions de l’État (défense, justice, répression, ordre public, etc.) qu’à souligner le rattachement direct à l’action de la puissance publique. »[16]
Il nous semble donc que, pour établir la légalité d’une redevance, le Conseil d’État aurait pu se référer à l’idée de « compétence exorbitante » (ou à un autre terme véhiculant la même idée), plutôt qu’à celle de mission relevant « par nature » de l’État, qui ne dit pas grand-chose et répond mal à l’analyse qu’il effectue. Ce changement de terminologie aurait permis d’indiquer que la redevance pour service rendu est inenvisageable pour les activités que les particuliers ne peuvent effectuer eux-mêmes et que seule la puissance publique peut réaliser, mais qu’elle est au contraire possible pour les activités pouvant être mises en œuvre par les entreprises, comme en témoigne l’application de cette règle en l’espèce.
L’arrêt pose une deuxième condition à la création d’une redevance, qui soulève moins de difficultés théoriques.
B. La redevance, contrepartie du service rendu
La deuxième condition d’institution d’une redevance pour service rendu est que celle-ci « trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés » (point 6).
Rappelons qu’une redevance se définit comme une somme « demandée à des usagers en vue de couvrir les charges d’un service public déterminé ou les frais d’entretien d’un ouvrage public, et qui trouve sa contrepartie directe dans les prestations fournies par le service ou dans l’utilisation de l’ouvrage. » (CE, ass., 21 novembre 1958, Syndicat national des transporteurs aériens (SNTA), n° 30693) La redevance comprend ainsi trois critères : 1° elle est versée par l’usager ; 2° elle permet de couvrir les charges inhérentes au service public ou à l’ouvrage public[17] ; 3° elle constitue la contrepartie de l’avantage procuré à l’usager par les prestations du service ou par l’utilisation de l’ouvrage.
Pour nous en tenir à la redevance pour service rendu (en excluant la redevance domaniale), elle apparaît comme la contrepartie d’un service : il faut qu’il y ait un service effectivement rendu à l’usager, et dont la redevance est la contrepartie, sans quoi son institution est illégale (CE, sect., 10 février 1995, Chambre syndicale du transport aérien, n° 148035) ; en l’absence de contrepartie, seule une taxe peut être instituée (CE, 5 octobre 2020, SA Le Nickel, n° 423928).
En l’espèce, la redevance est la contrepartie de prestations de contrôle, de surveillance et de gardiennage des trains de marchandises stationnés sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun. Ce service fourni par RFF jusqu’en 2014 comprend notamment la détection de la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains. Le Conseil d’État prend soin de rappeler que, en vertu des accords internationaux avec le Royaume-Uni, ces contrôles sont obligatoires pour l’accès des trains de marchandises au tunnel sous la Manche, même si les entreprises peuvent les assurer elles-mêmes. Il en déduit que la redevance est légale, car elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue aux entreprises (usagers du service) qui veulent faire circuler des trains de marchandises dans le tunnel sous la Manche. La Cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en jugeant que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance.
Puisque les charges supportées par l’usager doivent lui être effectivement retournées sous forme de service rendu, il ne doit pas supporter de charges qui bénéficieraient, en fin de compte, à d’autres, notamment aux contribuables : c’est la notion de contrepartie réelle du service rendu.
Traditionnellement, étaient ainsi distinguées les activités du service public ayant « essentiellement pour objet un intérêt général » (CE, sect., 22 décembre 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux, n° 97730) et celles visant d’abord l’avantage des usagers. « Si le service vise essentiellement l’intérêt général, son coût devra être supporté par la collectivité publique ; dans le cas contraire, s’il vise essentiellement l’intérêt d’une personne ou d’une entreprise, il pourra être financé par une redevance pour service rendu. »[18] La redevance doit peser sur l’usager qui va bénéficier individuellement du service qui est la contrepartie de la redevance acquittée. Dans l’arrêt Syndicat national des transporteurs aériens (CE, 13 novembre 1987, n° 57652) par exemple, il était question d’une redevance pour atténuation des nuisances phoniques imposée aux compagnies aériennes. Or, cette redevance avait « essentiellement pour objet la protection des populations riveraines ». Dès lors, malgré la nécessité d’atténuer ces nuisances pour les riverains, la redevance était irrégulièrement adoptée par le pouvoir réglementaire, car elle n’était « la contrepartie d’aucune prestation servie par l’exploitant d’aérodrome aux exploitants d’aéronefs », mais remplissant un but d’intérêt général ; elle ne pouvait être qu’une taxe et ne pouvait donc résulter que de la loi.
En disant que la redevance doit trouver sa contrepartie directe dans une prestation rendue à des « usagers déterminés », l’arrêt ne rompt pas avec la jurisprudence antérieure mais n’en épouse pas exactement les contours. Comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions précitées, si la redevance ne peut toujours être instituée que lorsque le service bénéficie effectivement à un usager précis, il n’est plus nécessaire de s’interroger sur le point de savoir si le service sert prioritairement l’intérêt général ou l’intérêt de l’usager. La redevance peut être légalement instituée dès lors que la « prestation [est] rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Même si la prestation sert l’intérêt général, ce qui est d’ailleurs le but de tout service public, une redevance peut être instituée si l’usager retire un bénéfice individuel de cette prestation. Il n’est plus utile de se demander quel intérêt sert prioritairement le service public, tant cette question pouvait s’avérer indécidable. La formule de notre arrêt a aussi le mérite de « souligner que la contrepartie de l’usager ne peut résider simplement dans le fait qu’il tire un bénéfice diffus, au même titre qu’un nombre indéterminé de personnes, de la satisfaction de l’intérêt général. En d’autres termes, l’usager doit trouver dans le service qui lui est rendu un bénéfice qui soit distinct de cette satisfaction de l’intérêt général et qui lui soit propre, c’est-à-dire dont il soit le consommateur individuel. »[19]
Mais cette formule présente encore l’avantage d’englober aussi bien les usagers du SPIC que ceux du SPA lorsque ceux-ci peuvent être astreints au paiement d’une redevance, notamment lorsque le SPA dont ils bénéficient est facultatif ou offre des prestations supplémentaires individualisables (CE, 19 février 1988, SARL Pore Gestion, n° 49338).
C’est pourquoi les deux critères (activité ne revenant pas par nature à l’État et individualisation du bénéficiaire du service) doivent être lus en parallèle : si le second critère paraît ouvrir de nouvelle possibilité de tarification des services publics, le premier limite cette faculté aux services d’une certaine nature.
De ce principe de liaison entre la redevance et le service rendu, il résulte – mais c’est alors la question du montant de la redevance qui se pose, non plus celle de son institution – que le montant de la redevance doit être proportionnée au service rendu (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229), puisque les tarifs des SPIC, « qui servent de base à la détermination des redevances demandées aux usagers en vue de couvrir les charges du service, doivent trouver leur contrepartie directe dans le service rendu aux usagers » (CE, 31 juillet 2009, Ville de Grenoble, n° 296964 ; Cass., 1e civ., 8 novembre 2017, n° 16-18.859). Il reviendra en l’espèce à la société Euro Cargo Rail de contester le montant de la redevance instituée devant le juge administratif si elle s’y croit fondée et de saisir le juge judiciaire pour contester l’application individuelle qui lui est faite de cette grille tarifaire.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 379
[1] « Le financement du service public peut être défini comme l’opération juridique qui, sous le contrôle d’une collectivité publique, lui procure soit immédiatement des ressources en argent, soit lui procure des facilités en en atténuant les charges directes et indirectes des contraintes particulières d’intérêt général qui lui sont assignées. » (Louis Bahougne, Le financement du service public, LGDJ-Lextenso, coll. Bibliothèque de droit public, t. 289, 2015, p. 30-31)
[2] Jean Sirinelli, « Les recours des usagers contre les gestionnaires de services publics », Dr. Adm., 2012, étude 1.
[3] Henri Bouillon, Recherche sur la définition du droit public, IRJS, coll. Bibliothèque des thèses, 2018, pp. 317-324.
[5] Guillaume Odinet, « Clarification des conditions d’institution d’une redevance pour service rendu. Conclusions sur CE, 28 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 129.
[6] Sébastien Jeannard, « Redevances pour service rendu et compétences juridictionnelles », RFFP, 2012, p. 81.
[8] Romain Bony-Cisternes, « Redevance des établissements publics industriels et commerciaux : quelles conditions pour sa mise en place ? », AJCT, 2019, p. 100.
[9] Paul Matter, « Conclusions sur TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain », Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, Hervé de Gaudemar et David Mongoin (dir.), LGDJ-Lextenso, 2015, vol. 1, p. 659.
[10] Sandrine Garceries, L’élaboration d’une notion juridique de service public industriel et commercial. Retour sur un instrument de la mise en œuvre d’une séparation du « politique » et de l’ »économique » en droit administratif français, thèse, Cergy-Pontoise, Patrice Chrétien (dir.), 2010, p. 520 et 521.
[11] Sabine Boussard, « L’éclatement des catégories de service public et la résurgence du « service public par nature » », RFDA, 2008, n° 1, p. 43.
[12] Jean-Marie Pontier, « Présentation générale : le mystère des faits », Les faits en droit administratif, Jean-Marie Pontier et Emmanuel Roux (dir.), PUAM, 2010, p. 48.
[13] Frédéric Alhama, « Les activités de service public insusceptibles d’être tarifiées », AJDA, 2019, p. 595.
[16] Guillaume Odinet, « Ce qui est facturable et ce qui ne l’est pas », Dr. adm., 2019, n° 9, comm. 9, p. 46.
[17] « Il y a redevance, et non pas taxe, que pour autant que la somme exigée n’incorpore pas des éléments qui n’auraient pas pour objet de couvrir les charges d’un service ou les frais d’établissement et d’entretien d’un ouvrage public. » (CE, Redevances pour service rendu et redevances pour occupation du domaine public, DF, 2002, p. 18-19)
[18] Julien Mouchette, « Téléphoner en prison : le coût du contrôle des communications incombe à l’État. Note sous CE, 14 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 475.
Il ne saurait être question, dans le cadre de cette chronique, de revenir en détails sur la « fabuleuse histoire du service public »[1], à laquelle le JDA a déjà consacré un article approfondi[2]. Tout au plus rappellera-t-on que celle-ci est marquée par une éclipse législative – mais non jurisprudentielle, le Conseil d’État ayant continué d’utiliser l’expression pendant cette période – de quelques années. La loi HPST du 21 juillet 2009 avait, en effet, supprimé toute référence à la notion dans le code de la santé publique, avant que celle-ci n’y fasse un retour triomphal suite à la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
Mais, pour risquer une comparaison avec une pratique très en vogue dans l’univers des séries télévisées, il s’agit davantage d’un reboot, autrement dit d’une nouvelle version, que d’une recréation de l’originale[3]. Alors que la loi Boulin du 31 décembre 1970 privilégiait une approche fonctionnelle du service public hospitalier, celui-ci se définit désormais davantage par un ensemble d’obligations que par une liste de missions spécifiques. En cela, le secteur de la santé n’échappe pas au mouvement fort bien décrit et analysé par Salim Ziani dans sa thèse qui voit progressivement, sous l’influence du droit de l’Union, le service public remplacé par la référence aux obligations de service public[4].
De fait, l’article L.6112-1 du code de la santé publique dispose que le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé, auxquelles s’ajoute uniquement l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L.6112-2. Ce dernier comporte ainsi une longue énumération dont émerge nettement la garantie, au bénéfice des personnes prises en charge par les établissements de santé assurant le service public hospitalier, de l’absence de facturation de dépassements des tarifs conventionnels, qui semble en constituer le principal marqueur[5].
Ce bref rappel de la notion étant fait, il est maintenant temps d’examiner, sans prétention à l’exhaustivité, plusieurs éléments d’actualité récente tenant à son régime juridique.
I. Les accommodements avec les obligations du service public hospitalier
Comme indiqué précédemment, l’approche fonctionnelle privilégiée lors de la refondation du service public hospitalier en 2016 repose sur la définition d’un « bloc d’obligations »[6] considérées comme les sujétions propres à ce dernier. Mais le service public hospitalier ainsi envisagé ne se limite aux établissements publics de santé ou aux hôpitaux des armées, qui l’assurent de manière automatique. Il est, en effet, ouvert à tous les établissements privés qui peuvent être habilités, selon des modalités détaillées à l’article L.6112-3 du code de la santé publique, lorsque ces derniers s’engagent à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions prévues à l’article L.6112-2 du même code. Dès lors que celles-ci imposent notamment le respect des tarifs conventionnels, l’habilitation des établissements privés lucratifs est cependant demeurée théorique. Le service public hospitalier n’englobe donc, pour l’essentiel, que les établissements publics de santé et les hôpitaux militaires (par nature) et une grande partie des établissements privés à but non lucratif (par habilitation)[7]. Néanmoins, au sein même de cet ensemble, le bloc d’obligations apparaît moins compact qu’annoncé et comporte deux fissures, récemment confortées, qui constituent autant d’accommodements avec les garanties en principe opposables aux établissements s’agissant de l’absence de dépassements d’honoraires.
La première brèche, et la plus importante, concerne l’activité libérale des praticiens hospitaliers au sein des établissements publics de santé. Sans s’arrêter longuement sur ce dispositif, rappelons simplement qu’il a accompagné la création, en 1958, du temps plein hospitalier dans l’objectif affiché de garantir l’attractivité des carrières. A ce titre, les praticiens hospitaliers, initialement à temps plein[8], sont autorisés à exercer une activité libérale, à la condition de respecter un certain nombre d’exigences, et notamment que la durée de celle-ci n’excède pas 20% de la durée de service hospitalier hebdomadaire à laquelle ils sont astreints[9]. Après une courte période de suppression suite à l’alternance de 1981, l’activité libérale a été réintroduite en 1987[10], sans avoir été remise en cause jusqu’à présent, même si son régime juridique a été modifié à plusieurs reprises afin d’en encadrer davantage la pratique. Bien que concernant un nombre limité de médecins[11], celle-ci est régulièrement critiquée, en particulier au regard de l’ampleur des dépassements d’honoraires appliqués dans ce cadre. Il faut dire que ces derniers peuvent parfois atteindre des niveaux importants, en moyenne plus élevés que dans le secteur privé[12].
Or la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a validé les dispositions précitées de l’article L.6112-2 du code de la santé publique à l’occasion de l’examen de la loi du 26 janvier 2016 interrogeait sur la compatibilité du maintien de ces dépassements avec le nouveau cadre du service public hospitalier imposant le respect des tarifs conventionnels. Celui-ci a, en effet, jugé que les dispositions qui prévoient l’absence de facturation de dépassements d’honoraires « s’appliquent identiquement à tous les établissements de santé publics ou privés assurant le service public hospitalier et aux professionnels de santé exerçant en leur sein », écartant de la sorte l’atteinte au principe d’égalité invoquée par les parlementaires à l’origine du recours[13]. Ce faisant, il paraissait s’éloigner de l’argumentaire du gouvernement qui, dans ses observations, estimait que le droit d’exercer une activité libérale constitue « un droit personnel (…), sans rapport avec l’obligation qui s’impose aux établissements publics de santé de proposer à tout patient la possibilité de se faire soigner sans dépassement d’honoraires ».
Une partie de la doctrine en a conclu à l’impossibilité de pratiquer une activité libérale en secteur 2 (« honoraires libres »)[14]. Cette conséquence de la décision du Conseil constitutionnel, en tout point contraire aux intentions du gouvernement qui entendait, tout au plus, mieux réguler son exercice, a rapidement conduit ce dernier à réagir. A l’occasion d’une ordonnance de mise en cohérence, l’article L.6154-2 du code de la santé publique a ainsi été modifié afin de préciser que les dispositions réglementaires fixant les modalités d’exercice de cette activité peuvent, le cas échéant, déroger aux dispositions du 4° du I de l’article L.6112-2 du même code (à savoir le respect des tarifs conventionnels)[15].
Si ces nouvelles dispositions permettent de préserver la situation antérieure de certains praticiens hospitaliers en établissement public de santé, elles aboutissent néanmoins à créer une différence de situation entre ces derniers et les établissements privés qui, pour obtenir une habilitation au service public hospitalier, doivent avoir recours à des médecins conventionnés en secteur 1. Examinées par le Conseil constitutionnel à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par le Conseil d’État suite au refus d’habilitation opposé par un directeur général d’agence régionale de santé (ARS) à deux cliniques privées, elles ont néanmoins été déclarées conformes à la Constitution au prix d’un raisonnement qui peine à convaincre[16]. Accueillie fraîchement par la doctrine – le professeur Moquet-Anger observant férocement que « présidé par un ancien Premier ministre de François Mitterrand, le Conseil constitutionnel a renforcé le secteur d’activité libérale des praticiens hospitaliers que feux les abolitionnistes de 1982 avaient tant combattu »[17], – la décision du 21 juin 2019 souffre, en effet, de deux biais majeurs.
En premier lieu, afin d’écarter le grief invoqué d’une différence de traitement entre les patients des établissements publics de santé, le Conseil constitutionnel considère que, « lorsqu’ils exercent une activité libérale au sein de leur établissement, les praticiens des établissements publics de santé n’interviennent pas dans le cadre du service public hospitalier » (point 8). Or une telle affirmation s’avère, au mieux, réductrice et, le plus souvent, erronée. Le régime juridique de l’activité libérale à l’hôpital est en réalité bien plus complexe, ce qui n’est d’ailleurs pas sans soulever plusieurs difficultés[18]. Le patient n’est, en effet, placé dans une situation contractuelle de droit privé qu’à l’occasion de ses relations avec le seul médecin, ce qui ne pose pas de problème dans le cas d’une simple consultation externe. En revanche, pour les malades hospitalisés, l’exercice de l’activité libérale suppose une large mobilisation des moyens du service public hospitalier (personnel, prestations logistiques, locaux et matériel…) et son intrication avec ce dernier est donc bien plus étroite que le juge constitutionnel ne semble le penser. De même, dans l’hypothèse, fréquente eu égard à la pratique de l’activité libérale chez les chirurgiens, d’une intervention au bloc opératoire, le médecin anesthésiste, s’il n’exerce pas également dans le cadre d’une activité libérale, agit en tant que personnel hospitalier[19], au même titre que les autres professionnels (infirmiers anesthésistes, infirmiers de bloc opératoire…) qui concourent à la réalisation de l’acte. L’activité libérale ne chasse donc pas systématiquement le service public hospitalier.
En second lieu, le Conseil constitutionnel valide la différence de traitement entre établissements publics de santé et établissements privés habilités au service public hospitalier au prix d’une analyse tout aussi, voire plus, contestable. De manière classique et attendue, il commence, en effet, par rappeler que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différente de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Dans le cas d’espèce, le Conseil constitutionnel identifie bien une différence de situation à l’origine de cette différence de traitement. Sur ce point, il est exact que les praticiens hospitaliers à temps plein ont l’obligation statutaire de consacrer la totalité de leur activité professionnelle à leurs fonctions hospitalières et, le cas échéant, universitaires et que la possibilité d’exercer une activité libérale ne constitue qu’une exception limitée à cette exigence. A l’inverse, comme l’indique la décision, les médecins libéraux employés dans un établissement de santé privé assurant le service public hospitalier « n’ont pas nécessairement vocation à y consacrer l’intégralité de leur carrière » et peuvent donc cumuler celle-ci avec la pratique d’une activité libérale non soumise à interdiction des dépassements d’honoraires, en ville ou dans un autre type d’établissement.
La validation de la différence de traitement ainsi reconnue au regard de l’objet de la loi prête en revanche davantage le flanc à la critique. Après avoir exposé les conditions encadrant la pratique de l’activité libérale à l’hôpital, le Conseil constitutionnel juge, en effet, que celle-ci vise « à offrir, uniquement à titre accessoire, un complément de rémunération et de retraite aux praticiens statutaires à temps plein des établissements publics de santé » et que ce dernier permet « d’améliorer l’attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé » (point 10). Sans s’arrêter sur l’argument d’une qualité des soins qui ne serait pas garantie à l’hôpital sans l’activité libérale, déjà largement déconstruit par d’autres auteurs[20], force est de constater que les juges transforment subrepticement la question posée. Celle-ci ne portait pas, en effet, sur l’existence de l’activité libérale en elle-même, mais seulement sur la pratique des dépassements d’honoraires dans le cadre de celle-ci. En assimilant les deux, le Conseil constitutionnel travestit d’autant plus la réalité que moins de la moitié des praticiens exerçant une activité libérale appartiennent au secteur 2[21]. L’essentiel des développements est donc consacré à défendre le principe même de l’activité libérale, laquelle semble parfaitement à même d’offrir « un complément de rémunération et de retraite » aux médecins dans le respect des tarifs conventionnels, comme c’est le cas pour plus de la moitié de ceux qui y ont recours !
Certes, il paraissait sans doute politiquement compliqué de remettre en cause la pratique des dépassements d’honoraires. En tout cas, le gouvernement ne le souhaitait pas, pas plus qu’il n’entendait revenir sur le principe, érigé en totem, du respect absolu des tarifs conventionnels conditionnant l’habilitation d’un établissement privé au service public hospitalier. De fait, pour citer une fois encore Marie-Laure Moquet-Anger, « le Conseil constitutionnel a adopté une position qui garantit en même temps les deux objectifs ». Bien qu’acrobatique, elle permet donc la pérennité du secteur 2 à l’hôpital, dans le cadre de l’activité libérale. Jusqu’à présent, comme cela a déjà été indiqué, cette dernière ne concerne qu’un nombre limité de praticiens. La situation est cependant amenée à évoluer suite aux nouvelles dispositions issues de l’ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021[22] qui assouplit les conditions d’exercice de l’activité libérale. Celle-ci n’est notamment plus réservée aux praticiens hospitaliers à temps plein. Ces perspectives d’extension rendent d’autant plus problématique la persistance d’un ilot de liberté tarifaire au sein du service public hospitalier.
La seconde brèche correspond au particularisme de six établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) mais mérite néanmoins d’être signalée, ne serait-ce qu’en raison de développements législatifs récents sur le sujet. Dans la très grande majorité des ESPIC, les médecins sont salariés mais l’article L.6161-9 du code de la santé public prévoit la possibilité de recourir à des professionnels libéraux, sur autorisation du directeur général de l’ARS. Ces derniers sont alors rémunérés par l’établissement sur la base des tarifs conventionnels, minorés d’une redevance. Les dépassements d’honoraires sont donc en principe interdits, ce qui est conforme aux obligations sur service public hospitalier que les ESPIC assurent également.
Certains d’entre eux étaient toutefois liés par des contrats autorisant de tels dépassements, le plus souvent repris à leur compte à la suite de la fusion avec d’autres établissements. C’est pourquoi le IV de l’article 99 de la loi du 26 janvier 2016 accordait un délai de trois ans aux ESPIC concernés pour réaliser la mise en conformité de ces contrats avec les dispositions précitées, avec retrait de l’autorisation par le directeur général de l’ARS en cas de refus de la part du praticien. Ce délai n’a toutefois pas paru suffisant puisqu’à la date d’échéance, 6 établissements n’avaient toujours pas régularisé la situation d’environ 350 professionnels libéraux. Aussi, le II de l’article 57 de la loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoit un nouveau délai de régularisation de trois ans.
L’une des rares modifications introduites par le Sénat et acceptées par le gouvernement et l’Assemblée nationale lors de l’examen de la proposition de loi d’amélioration du système de santé par la confiance et la simplification donne désormais une base pérenne à cette dérogation, à l’origine transitoire[23]. A l’occasion des débats, le secrétaire d’État Adrien Taquet, qui suppléait le ministre de la santé, a ainsi tenté de concilier le souhait réaffirmé de ne pas encourager cette pratique, afin de garantir l’accès aux soins, et le souci de ne pas mettre en difficulté les structures concernées « qui ont déjà du mal à recruter des médecins »[24]. L’argument de l’attractivité reste donc la principale justification apportée aux aménagements opérés par rapport aux obligations du service public hospitalier.
Néanmoins, cette exception, bien que relativement marginale, peut paraître juridiquement fragile. Dans son avis sur le projet de loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, le Conseil d’État appelait, en effet, l’attention du gouvernement sur la nécessité de maintenir un caractère temporaire à la dérogation[25]. On imagine cependant mal le Conseil constitutionnel avoir laissé passer le chameau de l’activité libérale à l’hôpital pour filtrer ensuite le moustique des dépassements d’honoraires de quelques centaines de médecins en ESPIC[26]…
II. Exercice du service public hospitalier et contrat administratif
Comme l’écrivaient récemment les responsables du centre de recherche et de diffusion juridiques du Conseil d’État dans leur chronique, « que le granite porphyroïde soit, depuis 1912, plus souvent évoqué dans les amphithéâtres des facultés de droit que dans les laboratoires de géologie atteste de la permanence des critères d’identification d’un contrat administratif »[27]. Sans reprendre ici tous les arrêts de principe bien connus, nous nous limiterons à rappeler qu’ils combinent un critère organique, tenant, en principe, à ce qu’une personne publique soit partie au contrat et un critère matériel portant sur le contenu (présence de clauses exorbitantes du droit commun), l’objet (l’exécution de travaux publics ou l’exécution même du service public) ou, parfois, le régime de ce dernier[28].
S’agissant des établissements publics de santé, qui seuls satisfont au critère organique sans avoir à rechercher si l’une des (rares) hypothèses de dérogation est remplie, la question de la qualification du contrat se pose en réalité peu souvent. La plupart des contrats conclus avec des personnes privées sont, en effet, administratifs par détermination de la loi, à l’image des contrats de commande publique (marchés publics ou concession) ou des contrats d’occupation privative du domaine public. S’agissant des contrats de recrutement, même si la mise à contribution des employeurs publics dans le cadre de la politique de lutte contre le chômage par le recours aux contrats aidés laisse subsister des contrats de droit privé[29], ceux-ci restent très minoritaires. De fait, conformément à la célèbre jurisprudence Berkani mettant un terme au critère subtil, voire byzantin, de la participation directe au service public, les personnels non statutaires des personnes morales de droit public travaillant pour le compte d’un service public administratif sont des agents de droit public quel que soit leur emploi[30]. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, les contractuels (hors emplois médicaux) représentaient, en 2019, 20,9% des effectifs de la fonction publique hospitalière, soit 248 000 personnes. Leur nombre a augmenté de +3,8% par rapport à 2018, tandis que celui de fonctionnaires continue de diminuer. Quant aux contrats aidés, ils ne concernent que 5 200 personnes, en forte baisse (-25,8%)[31].
Dans ces conditions, les occasions pour le juge administratif de se prononcer sur la nature des contrats passés par les hôpitaux dans le cadre de l’accomplissement du service public hospitalier ne sont pas si fréquentes. Quelques affaires lui ont néanmoins été soumises ces dernières années s’agissant, par exemple, du contrat par lequel un établissement met en relation, via son centre d’appel, un patient avec une société de transport sanitaire privé[32] ou de celui portant sur la mise à disposition de téléviseurs et de moyens de télécommunication aux personnes hospitalisées[33]. Plus récemment, le Conseil d’État a été amené à examiner la nature du contrat de participation à l’exercice des missions de service public (dénomination alors en vigueur) conclu avec un médecin dans le cadre des dispositions de l’article L.6146-2 du code de la santé publique, ce qui constitue, à notre connaissance, une première.
Depuis la loi HPST du 21 juillet 2009, cet article autorise le directeur d’un établissement public de santé à admettre des médecins, sages-femmes et odontologistes exerçant à titre libéral, autres que les praticiens statutaires, à participer à l’exercice des missions de l’établissement. Leurs honoraires, qui doivent respecter les tarifs conventionnels, sont à la charge de ce dernier, minorés, le cas échéant, d’une redevance. Enfin, un contrat, conclu entre le professionnel et l’établissement de santé et soumis à l’approbation du directeur général de l’ARS, fixe les conditions et modalités de leur participation et assure le respect des garanties mentionnées à l’article L. 6112-3 du code de la santé publique, décrites précédemment[34].
En l’espèce, le centre hospitalier de Digne les Bains a conclu un contrat de participation à l’exercice des missions de service public avec un médecin radiologue, pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012. Par décision du 21 janvier 2014, le directeur de l’établissement a résilié ce contrat, décision que l’intéressé demande, sans succès, au tribunal administratif de Marseille, d’annuler. Par un arrêt du 17 avril 2018, la cour administrative d’appel (CAA) déclare n’y avoir pas lieu à statuer sur les conclusions tendant à une reprise des relations contractuelles[35], arrêt contre lequel le praticien se pourvoit en cassation.
Pour rejeter le recours et valider le raisonnement des juges d’appel, le Conseil d’État est donc conduit à se prononcer sur la nature du contrat mentionné à l’article L.6146-2[36]. Celui-ci rappelle que les dispositions en cause permettent la pratique par un professionnel de santé libéral d’une activité de soin au sein d’un établissement public de santé et la rémunération de cette dernière par des honoraires à la charge de l’hôpital, minorés d’une redevance en contrepartie de l’utilisation des moyens du service public hospitalier. La Haute juridiction examine également les exigences réglementaires opposables aux professionnels de santé, qui se limitent à renseigner un état mensuel déclaratif d’activité[37] et à s’engager à respecter un certain nombre de règles ou de documents généraux (recommandations de bonne pratique professionnelle établies par la Haute autorité de santé et les sociétés savantes, projet d’établissement…)[38]. Il en conclut ainsi qu’eu égard « à la nature des liens qu’établit un tel contrat entre l’établissement hospitalier et le professionnel de santé exerçant à titre libéral, sa passation n’a ni pour objet ni pour effet de conférer au praticien en question la qualité d’agent public ». Sans doute faut-il déduire de cette formulation l’absence d’un lien de subordination qui aurait entraîné la reconnaissance d’une telle qualité.
Le contrat visé à l’article L.6146-2 constitue donc bien un contrat administratif, ce qui n’était ni contesté, ni contestable au regard des critères rappelés plus haut, mais ne s’apparente pas à un contrat de recrutement d’un agent public. Cette conclusion semble parfaitement conforme aux intentions des parlementaires et du gouvernement qui, à l’occasion de la loi HPST, entendaient créer un dispositif unique permettant l’intervention de professionnels libéraux au sein des établissements publics de santé, en substitution du mécanisme antérieurement en vigueur dans les hôpitaux locaux et des anciennes « cliniques ouvertes ». Elle ne rompt pas non plus avec la jurisprudence qui s’appliquait à ces dernières. Le Tribunal des conflits avait, en effet, estimé que les examens ou traitements pratiqués par un radiologue dans le service radiologique de l’hôpital au profit d’un malade admis en clinique ouverte le sont en dehors de l’exercice des fonctions médicales hospitalières de ce spécialiste, même si les honoraires y afférents sont soumis par la réglementation à des règles de calcul et de reversement particulières. A ce titre, la juridiction judiciaire était seule compétente pour connaître d’une action en responsabilité formée par un malade admis en clinique ouverte contre le médecin[39].
Mais la qualification retenue, écartant celle de contrat de recrutement d’un agent public, produit surtout des conséquences contentieuses importantes que l’arrêt commenté vient utilement souligner. On sait, en effet, que ces contrats obéissent à un régime spécifique justifié, selon la célèbre formule du président Genevois, par le fait que « derrière le contrat, il y a souvent un statut qui se dessine »[40]. Ainsi, le Conseil d’État admet, de longue date, que ces agents puissent former un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de mesures d’exécution de leur contrat[41]. Il en va de même pour les tiers qui peuvent demander au juge pour l’excès de pouvoir l’annulation du contrat d’engagement d’un agent public depuis l’arrêt Ville de Lisieux[42], solution maintenue après les importantes modifications du contentieux de la légalité des contrats administratifs résultant de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne[43].
Dans la présente affaire, la CAA de Marseille n’a donc pas commis d’erreur de droit en jugeant que les conclusions du médecin devaient s’analyser non comme un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de la décision du directeur de résilier le contrat d’un agent public, mais comme tendant à la reprise des relations contractuelles. Le lecteur avisé aura immédiatement retenu la formulation issue de la célèbre jurisprudence Béziers II au terme de laquelle, si, en principe, les parties à un contrat administratif ne peuvent pas demander au juge l’annulation d’une mesure d’exécution de ce contrat, mais seulement une indemnisation du préjudice qu’une telle mesure leur a causé, elles peuvent, eu égard à la portée de celle-ci, former un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles[44]. Saisi de conclusions en ce sens, le juge du contrat doit notamment vérifier que cette reprise a encore un objet et prononcer un non-lieu à statuer lorsqu’il résulte de l’instruction que le terme stipulé du contrat est dépassé. Or, en l’espèce, le terme du contrat conclu pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012 avait expiré le 1er octobre 2017. C’est donc à bon droit que la CAA en a conclu qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la requête dont elle était saisie.
En définitive, même si les contentieux sur le sujet devraient rester rares compte tenu du faible nombre de contrats conclus sur le fondement de l’article L.6146-2 du code de la santé publique[45], l’arrêt du 29 juin 2020 illustre la diversité des contrats existant entre un établissement public de santé et les personnes physiques auxquelles il fait appel pour l’exécution du service public hospitalier : contrat de recrutement d’agent public (le plus souvent), contrat de droit privé (pour certains contrats aidés), et contrat administratif de prestation de services s’agissant des médecins libéraux qui n’ont pas la qualité d’agent public.
III. Le financement compensatoire du service public hospitalier
La référence aux obligations du service public, davantage qu’au service public, en matière de financement traduit le triomphe d’une approche compensatoire telle que promue par les textes européens, dans un environnement économique concurrentiel[46]. Les établissements de santé français, y compris publics, constituent, en effet, des entreprises en droit de l’Union et leur financement doit respecter un certain nombre d’exigences.
Sans entrer dans le détail[47], l’article 106-2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)[48] prévoit que les entreprises chargées de la gestion d’un service d’intérêt économique général (SIEG) sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de celles-ci ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Ainsi, la décision 2012/21/CE du 20 décembre 2011[49] énonce les conditions qu’une aide d’État attribuée sous la forme d’une compensation des obligations de service public pesant sur un SIEG doit remplir pour être considérée comme compatible avec l’article 106-2. Le cas des établissements de santé y est spécifiquement traité[50]. De fait, les aides qui leur sont attribuées sous la forme d’une compensation des obligations de service public disposent d’une présomption de compatibilité avec le traité, quel que soit leur montant, et ne sont donc pas soumises au contrôle a priori que constitue la notification préalable à la Commission. Elles doivent toutefois être accompagnées de la mise en place par chaque État d’un mécanisme de contrôle régulier, au minimum tous les 3 ans, pour s’assurer de l’absence de surcompensation, et respecter les exigences posées aux articles 4 et 5 de la décision. En substance, la gestion du SIEG doit avoir été confiée à l’entreprise concernée au moyen d’un mandat spécifiant notamment la nature et la durée des obligations ou encore les paramètres de calcul de la compensation. De plus, le montant de cette dernière ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts nets occasionnés par l’exécution des obligations de service public.
Ce cadre juridique apparaît désormais bien intégré par les pouvoirs publics français, comme l’illustrent les modalités retenues pour la mise en œuvre du nouveau dispositif de « reprise de dette »[51] de certains établissements de santé. La mesure a été initialement annoncée par Édouard Philippe en novembre 2019, avant le début de la crise sanitaire, alors que le gouvernement s’efforçait de canaliser les mouvements sociaux nés, au départ, dans certains services d’urgence et qui menaçaient de prendre de l’ampleur. Elle est reprise dans les conclusions du « Ségur de la santé », en juillet 2020, et incluse dans le plan de relance de 19 milliards d’euros des investissements en santé. Environ les deux-tiers de cette somme (13 milliards) correspond, en effet, à la reprise de dette des établissements participants au service public hospitalier afin, selon le dossier de presse, de « leur redonner les marges financières nécessaires à l’investissement du quotidien et améliorer les conditions de travail (pose de rails d’hôpital, achat de petit matériel…) »[52]. Le montage financier a ensuite été précisé par la loi du 7 août 2020 qui met à la somme en question à la charge de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES)[53]. Sans détailler le circuit, qui ne nous intéresse pas directement ici, ces 13 milliards d’euros ne sont donc pas financés par l’État ou par l’assurance maladie (qui sert uniquement d’intermédiaire), mais immédiatement convertis en dette sociale future. Enfin, l’article 50 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 fixe les règles permettant la mise en place opérationnelle de cette reprise de dette, tout en manifestant une certaine ambiguïté sur les finalités du dispositif, sur lesquelles il conviendra de revenir[54].
Dès l’examen du projet de loi relatif à la dette sociale et à l’autonomie, le Conseil d’État avait attiré l’attention du gouvernement sur l’utilité d’informer, au plus tôt, la Commission européenne des dispositions organisant le financement et le versement de cette dotation aux établissements de santé[55]. De fait, les travaux préparatoires démontrent la volonté de respecter le cadre applicable aux aides d’État destinées à compenser les obligations de service public, ce que le mécanisme adopté exprime très nettement.
En premier lieu, contrairement à ce qui avait imaginé à l’automne 2019, le nouveau dispositif n’est pas réservé aux établissements publics de santé. Le I de l’article 50 de la LFSS pour 2021 indique ainsi que ce dernier est destiné à « concourir à la compensation des charges nécessaires à la continuité, la qualité et la sécurité du service public hospitalier et à la transformation de celui-ci ». Bien que le terme d’obligations n’y figure pas, l’idée est bien de mettre en place une forme de compensation des charges pesant spécifiquement sur les établissements assurant le service public hospitalier. Un certain nombre d’établissements privés (notamment ESPIC) y auront donc accès. Il est évident qu’un choix différent, conditionnant le versement de l’aide à la nature juridique des établissements et non aux sujétions particulières qu’ils supportent, aurait été contraire aux règles européennes.
En deuxième lieu, le dispositif se réfère expressément à la notion de mandat, dont la jurisprudence a souligné l’importance[56]. Le versement de la dotation est, en effet, soumis à la conclusion d’un contrat avec l’ARS avant le 31 décembre 2021. Ces contrats, signés pour une durée maximale de dix ans, précisent en particulier « le mandat confié à l’établissement, notamment en matière de désendettement, d’investissement, d’amélioration de la situation financière et de transformation », ainsi que les charges dont le financement est assuré par cette dotation[57]. L’arrêté du 27 juillet 2021 fixe le modèle type de ce contrat « de soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier »[58].
En troisième lieu, les paramètres de calcul de cette dernière sont partiellement détaillés par le texte législatif. La rédaction définitive, qui a sensiblement varié au cours de l’examen parlementaire, indique qu’il est tenu compte des ratios d’analyse financière et des marges nécessaires à l’investissement, sans que ces critères soient limitatifs[59]. Le décret n°2021-868 du 30 juin 2021 et l’instruction du 21 juillet 2021[60] ont précisé les paramètres en question ainsi que les modalités de calcul du montant des dotations.
Enfin, les contrats doivent comporter des indicateurs de suivi et préciser les modalités d’évaluation et de contrôle et le mécanisme de reprise des financements en cas de surcompensation des charges ou de non-respect des engagements[61]. De plus, une articulation est prévue avec les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) obligatoirement conclus par chaque établissement de santé. Lors du renouvellement de ces derniers, les ARS doivent, en effet, s’assurer qu’ils sont cohérents avec les engagements et les moyens fixés dans le contrat spécifique prévu à l’article 50 de la LFSS pour 2021.
Sans s’appesantir davantage sur la présentation du dispositif, les règles retenues semblent respectueuses des exigences du droit de l’Union qui encadrent aujourd’hui étroitement les conditions de financement du service public hospitalier. Elles ne lèvent toutefois pas une ambiguïté persistante sur les finalités de ce mécanisme, tiraillé en permanence entre objectif de désendettement et financement de nouveaux investissements, comme l’atteste la modification apportée par la LFSS pour 2021 à la loi du 7 août 2020[62]. Au final, le gouvernement paraît avoir choisi…de ne pas choisir. La moitié de la somme de 13 milliards est, en effet, affectée à la restauration des capacités financières en sécurisant le financement d’investissements courants déjà prévus ou prévisibles par substitution du recours à l’emprunt, tandis que l’autre moitié est destinée au financement d’opérations d’investissements structurants dans le cadre de la nouvelle procédure d’instruction applicable en la matière[63].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 378
[1] Selon la formule de S. Boussard, « La fabuleuse histoire du service public hospitalier », RDSS, 2017, p.607.
[2] I. Poirot-Mazères, « Du service public hospitalier en ses contradictions », Journal du Droit Administratif, 2017, chronique Transformation(s) du Service Public, art. 198.
[3] En matière de séries, les échecs et les déceptions semblent d’ailleurs bien plus fréquents que les réussites. Il faut dire que Magnum sans moustache, ni chemise hawaïenne et Walker Texas Ranger sans Chuck Norris n’ont pas exactement la même saveur. Malgré cela, les chaînes télévisées et les plates-formes de streaming continuent d’annoncer régulièrement de nouveaux projets.
[4] S. Ziani, Du service public à l’obligation de service public, LGDJ, Bibl. de dr. publ., t.285, 2015 : « La notion d’obligation de service public, en se substituant peu à peu au concept de service public, transforme les modes de satisfaction de l’intérêt général en imposant le respect de procédés d’intervention limités, respectueux de l’équilibre du marché » (n°622).
[5] 4° du I de l’article L.6112-2 CSP. Pour davantage de précisions, nous nous permettons de renvoyer à V. Vioujas, « Les obligations du service public hospitalier : quelles spécificités ? », RDSS, 2017, p.644.
[6] La formule est utilisée dans l’étude d’impact du projet de loi et a été régulièrement reprise lors des débats parlementaires.
[7] Est volontairement laissée de côté ici l’hypothèse de l’association au service public hospitalier, prévue à l’article L.6112-5, qui ne concerne pas l’ensemble des activités d’un établissement de santé mais seulement la prise en charge des patients en situation d’urgence ou dans le cadre de la permanence des soins par un établissement privé non habilité (autorisé à exercer une activité de soins prenant en charge des patients en situation d’urgence).
[8] Comme on le verra plus loin, cette limite est appelée à évoluer.
[10] L. n°87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social.
[11] Le dernier rapport publié sur le sujet dénombrait seulement 10% des praticiens éligibles, soit 4 581 médecins (dont près d’un quart d’hospitalo-universitaires), D. Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, 2013, p.7.
[13] Cons. constit., 21 janv. 2016, n°2015-727 DC, Loi de modernisation de notre système de santé.
[14] J.-M. Lemoyne de Forges, « Où va la médecine libérale à l’hôpital public ? », AJDA, 2016, p.281 ; dans le même sens, D. Cristol, « Les habits neufs du service public hospitalier », RDSS, 2016, p.643.
[15] Modification issue de l’article 1er de l’ordonnance n°2017-31 du 12 janvier 2017 de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
[16] Cons. constit., 21 juin 2019, n° 2019-792 QPC, Clinique Saint-Cœur et autres.
[17] M.-L. Moquet-Anger, « Sur la conformité à la Constitution du droit à dépassement d’honoraires réservé à l’activité libérale à l’hôpital », RDSS, 2019, p.1043.
[18] J.-M. Auby, « Sur quelques problèmes juridiques posés par l’activité libérale des praticiens hospitaliers à temps plein dans les établissements publics », RGDM, 1999, n°1, p.9.
[19] Trib. confl., 19 févr. 1990, Hervé, n°02594 ; AJDA, 1990, p.556, obs. J. Moreau ; RFDA, 1990, p.457, concl. B. Stirn ; RDSS, 1991, p.242, obs. J.-M. De Forges.
[20] M.-L. Moquet-Anger, op. cit., qui le qualifie de « fallacieux et désobligeant ».
[22] Ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021 visant à favoriser l’attractivité des carrières médicales hospitalières.
[23] Article 21 de la loi n°2021-502 du 26 avril 2021 visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification. Le texte ajoute que « ces professionnels médicaux libéraux fixent et modulent le montant de leurs honoraires à des niveaux permettant l’accès aux soins des assurés sociaux et de leurs ayants droit », ce qui représente une contrainte relativement lâche…
[24] JO AN, Compte-rendu intégral des débats, 2ème séance du 18 mars 2021, p.2753.
[25] « Les trois années supplémentaires accordées doivent permettre de régler de manière définitive les difficultés rencontrées », avis du 7 févr. 2019, p.11.
[26] Selon la formule bien connue de J. Rivero, « Filtrer le moustique et laisser passer le chameau ? », AJDA, 1981, p.275.
[27] C. Malverti, C. Beaufils, « Contrats administratifs : les petits caractères », AJDA, 2021, p.734.
[28] Pour une présentation détaillée, B. Plessix, Droit administratif général, LexisNexis, 3ème éd., 2020, p.1274 et s.
[29] Ce que le Conseil constitutionnel a admis s’agissant des emplois d’avenir professeur en considérant qu’aucun principe de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce que le législateur prévoie que des personnes recrutées au titre de ces emplois participant à l’exécution du service public de l’Éducation nationale soient soumises à un régime juridique de droit privé, Cons. constit., 24 oct. 2012, n°2012-656 DC, Loi portant création des emplois d’avenir ; AJDA, 2013, p.119, note F. Melleray.
[30] Trib. confl., 25 mars 1996, Berkani c/CROUS de Lyon, n°3000 ; AJDA, 1996, p. 355, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; Dr. soc., 1996, p.735, obs. X. Prétot ; RFDA, 1996, p.819, concl. Ph. Martin.
[31] « En 2019, l’emploi augmente dans les trois versants de la fonction publique », INSEE première, 2021, n°1842.
[32] CE, 2 mai 2016, CHRU de Montpellier, n°381370 ; JCP A, 2017, 2063, note S. Harada : le contrat n’a pas pour objet de confier au cocontractant de la personne publique l’exécution même d’une mission de service public et ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun ; il ne s’agit donc pas d’un contrat administratif.
[33] CE, 7 mars 2014, CHU de Rouen, n°372897 ; AJDA, 2014, p.1497, note J. Hardy ; Dr. adm., 2014, comm. 32, obs. A. Sée : le contrat constitue une délégation de service public, et non pas un marché public.
[34] Le contenu du contrat, les modalités de calcul des honoraires ou encore les règles d’indemnisation de la participation à la permanence des soins sont décrits aux articles R.6146-17 à R.6146-24 du même code.
[39] Trib. confl., 19 mars 1979, Babsky, n°2111, Rec. CE, p.653. Sur le régime de responsabilité dans le cadre des anciennes cliniques ouvertes, v. ég. CE, sect., 4 juin 1965, Hôpital de Pont-à-Mousson, n°61367, Rec. CE, p.361.
[40] B. Genevois, conclusions sur CE, sect., 25 mai 1979, Rabut, n°06436 et 06437, Rec. CE, p.231. Plus proche de nous, v. E. Glaser, « La situation des agents publics contractuels – Conclusions sur CE, sect., 31 déc. 2008, M. Cavallo, n°283256 », RFDA, 2009, p.89 : « Ce qui est réellement contractuel dans le contrat d’un agent public est essentiellement interstitiel et, au fur et à mesure que les statuts se développent, cet espace se rétrécit ».
[41] CE, 9 juin 1948, Sieur Cousin, Rec. CE, p.254.
[42] CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux, n°149662 ; AJDA, 1998, p.969, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA, 1998, p.128, concl. J.-H. Stahl et p.139, note D. Pouyaud.
[43] CE, 2 févr. 2015, Commune d’Aix-en-Provence, n°373520 ; AJDA, 2015, p.990, note F. Melleray, qui confirme que le recours ouvert aux tiers contre un contrat de recrutement d’agent public est un recours pour excès de pouvoir.
[44] CE, sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806 ; AJDA, 2011, p.670, chron. A. Lallet ; JCP A, 2011, 2171, note F. Linditch ; RFDA, 2011, p.507, concl. E. Cortot-Boucher et p.518, note D. Pouyaud.
[45] Moins de 2 000 au 31 décembre 2018, v. « Les établissements de santé », Panorama de la DREES, 2020, p.39.
[46] V. à nouveau la thèse de S. Ziani, op. cit., spéc. n°92 et s. et n°622 et s.
[47] Nous avons analysé plus longuement ce dispositif dans V. Vioujas, « Le financement des hôpitaux face au droit européen de la concurrence » in Mélanges Clément, LEH, 2014, p.445.
[49] Décision 2012/21/UE du 20 déc. 2011 relative à l’application de l’article 106, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux aides d’État sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général (JOEU L 7, 11 janv. 2012, p.3). Ce texte fait partie du « paquet Almunia », qui se substitue au « paquet Monti-Kroes » adopté en 2005. Comme le fait remarquer S. Hennion, « la terminologie exprime de suite la légèreté de cette réglementation » (S. Hennion, « Service public de santé et droit européen », RDSS, 2013, p.45).
[50] « Les hôpitaux et les entreprises assurant des services sociaux, qui sont chargés de tâches d’intérêt économique général, présentent des spécificités qui doivent être prises en considération » (point 11 de la décision).
[51] Comme on va le voir, cette dénomination d’origine a été amenée à évoluer.
[52] Conclusions du Ségur de la santé, juill. 2020, mesure n°9.
[53] Loi n°2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie. La disposition figure au C du II du septies de l’article 4 de l’ordonnance n°96-50 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale.
[54] Loi n°2020-1576 du 14 déc. 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021.
[60] Instruction n°DGOS/ PF1/DSS/1A/2021/165 du 21 juill. 2021 relative aux crédits dédiés au soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier.
[61] 4° du III de l’article 50 de la LFSS pour 2021.
[62] Dans la loi du 7 août 2020, la dotation de 13 milliards d’euros était destinée à couvrir une partie des « échéances d’emprunts contractés par les établissements de santé relevant du service public hospitalier ». Le VII de l’article 50 de la LFSS pour 2021 corrige le texte sur ce point en affectant désormais celle-ci à « un soutien exceptionnel (…) au titre du désendettement pour favoriser les investissements dans les établissements de santé assurant le service public hospitalier ».
[63] Circulaire n°6250/SG du 10 mars 2021 relative à la relance de l’investissement dans le système de santé dans le cadre du Ségur de la santé et de France relance.
Le service public a retrouvé un nouvel éclat lors de la situation de pandémie liée au Covid-19, en raison de l’importance – souvent oubliée, parfois déniée – de sa nécessité pour la continuité de la vie nationale et le bien-être de la population. Notion recouvrant une réalité multiforme, le service public est caractérisé tant par les activités régaliennes que par les activités relevant de l’État Providence, ce que Pierre Bourdieu nommait respectivement la « main droite » et la « main gauche » de l’État[1], les poignées de main étant d’ailleurs fréquentes s’agissant ainsi de la discipline des usagers à l’œuvre dans les services publics[2]. Certes, à l’heure d’une inquiétude grandissante envers les reculs de l’État de droit libéral[3], s’interroger sur les droits des usagers de certains services publics peut sembler à tout le moins incongru à l’heure des renforcements des pouvoirs de l’administration dans le contexte de la sécurité sanitaire[4]…
Et pourtant, le droit régissant les rapports des usagers aux services publics bénéficie régulièrement d’avancées substantielles dans le sens de l’extension de leur protection. De telles garanties résultent souvent du législateur, ainsi du droit d’accès à la cantine scolaire publique[5] ; mais encore du juge constitutionnel qui a, par exemple, déduit du droit d’accueil des élèves des écoles maternelles et élémentaires publiques pendant le temps scolaire lors d’une grève des personnels de l’Éducation nationale la création d’un service public[6]. En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques. Autre source féconde, il convient enfin de mentionner les recommandations de la Défenseure des droits veillant à l’élargissement de la protection des usagers confrontés à des dysfonctionnements de certains services publics[7]. L’état du droit en la matière est éminemment plastique et résulte – par un effet d’alimentation réciproque – tant de décisions politiques, nationales ou locales, que de mobilisations de parents d’élèves en faveur de la non-fermeture de classe scolaire, de comités de défense de dessertes ferroviaires[8], ou du mouvement hétéroclite dit des Gilets jaunes, dans lequel la disparition des services publics de certains territoires est l’un des moteurs de la colère sociale[9]… Autant de surrections arendtiennes, faisant en sorte que « la révolte des faits contre le Code »[10] engendre du droit et bouscule les systématisations juridiques autour de la notion service public. La new public administration tente de faire feu de ce bois en sollicitant la participation de l’usager sommé de rejoindre un panel d’« usager-mystère » ou un atelier de co-construction d’une politique publique dans un dessein toutefois d’efficience budgétaire du service rendu. Les temps modernes du service public suivent désormais les chemins du recours à des start-up et à leurs outils de civic tech ou de social design. L’administration citoyenne cherche à légitimer – et donc à rendre incontestable – les modalités de mise en œuvre de l’intérêt général, nonobstant en dernier ressort la part irréductible d’imperium inhérente à tout pouvoir. Bien que tout à la fois convoqué, invoqué et fabriqué, l’administré reste mal cerné par le droit et demeure une légende du droit administratif, pour suivre la thèse de Camille Morio[11]. Autre légende tout aussi légitimante de l’action publique, l’usager n’en reste pas moins concerné par des catégories juridiques qui induisent son comportement et son anima sur la scène du droit. À la différence de L’homme qui tua Liberty Valence, « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », il s’agit dans cette contribution à repousser encore un peu plus les frontières de l’Ouest pour tenter de s’approcher des réalités de la Terre promise, de cet horizon où la notion de service public délivre une part de sa vérité…
Quoi qu’il en soit, et plus d’un siècle après Duguit, la notion de service public demeure au fondement du droit administratif, en tant qu’élément matriciel qui permet de définir d’autres notions cardinales comme l’appartenance d’un bien au régime de la domanialité publique, ou le caractère administratif d’un contrat lorsque ce dernier a trait à l’exécution même d’une mission de service public, voire qu’il en constitue une simple modalité d’exécution. Le service public est également au cœur de la transformation de l’action publique, justifiant, sous des atours modernes, la réforme de l’administration au nom de l’efficience de la dépense publique. Même le droit de l’Union européenne, pourfendeur de la gestion historique par des monopoles nationaux de services publics en réseaux, fait montre d’un certain assouplissement à l’application du droit de la concurrence en raison des missions relevant de l’intérêt général que le service public remplit sous diverses dénominations dans la plupart des États membres. Pour en revenir au droit positif interne, cette notion s’est déclinée sous les traits de la classique distinction entre « service public administratif » et « service industriel et commercial », dont l’acronyme SPA/SPIC appelle immanquablement – dans un réflexe quasi-pavlovien des étudiantes et étudiants des facultés de droit – celui d’USIA s’agissant des critères jurisprudentiels de départage en l’absence de base textuelle[12]. Il résulte de cette vénérable distinction un double régime juridique[13] en application duquel les usagers d’un service public industriel et commercial demeurent placés dans une situation contractuelle de droit privé, tandis que leurs homologues restent, à l’égard d’un service public administratif, dans une situation, pour ne pas dire une sujétion, légale et réglementaire, emportant conséquemment dévolution d’un litige à un ordre juridictionnel différent[14].
Le classicisme d’une telle position est de nature à rassurer les faiseurs de système, dans un environnement administratif de plus en plus brouillé. Mais il est des jalons qui, tels des cairns guidant le voyageur dans la brume, empêchent par leur vénération rassurante de s’affranchir de certaines sujétions. Or, la carte n’est pas le territoire et face à la tectonique de la vie sociale, les mutations en cours du droit public imposent de bouleverser nos représentations mentales parfois éculées du service public. En effet, le service public se trouve aujourd’hui contesté, si ce n’est confronté aux exigences, parfois même de manière ambivalente, du droit de la concurrence et voit ses propositions fondamentales réinterrogées, et en particulier la distinction SPA/SPIC considérablement affaiblie par l’émergence de la notion d’« opérateur économique », qui tend à reconfigurer si ce n’est à repenser l’ordonnancement juridique. Inversement, et plus favorablement, c’est aussi sous l’influence du droit de la concurrence que les personnes publiques peuvent désormais prendre en charge une activité économique dont l’intervention n’est plus strictement limitée à la carence de l’initiative privée dès lors qu’elle est justifiée par l’existence d’un intérêt local[15], remettant en cause la conception française de la liberté du commerce et de l’industrie en vertu de laquelle une activité commerciale demeure par principe réservée à l’initiative privée. Ces évolutions rendent malaisée l’appréhension et la compréhension d’une telle dualité de service public dont la justification doctrinale, du reste toujours plus ou moins confusément et liminalement questionnée, apparaît désormais et très perceptiblement remise en cause. D’autant que, en pratique, certains services publics administratifs se marchandisent et, nonobstant la contribution modeste acquittée par leurs usagers, développent une logique de boutique leur permettant de trouver des sources de financement annexes et désormais indispensables. Ce phénomène de spicisation du SPA ne concerne certes pas (encore) les services publics régaliens et gratuits (délivrance des actes de l’état civil par exemple), mais davantage diverses missions relevant de l’intérêt général à caractère facultatif, ces services publics du quotidien qui, mis en œuvre par les collectivités territoriales, demandent une participation financière sans pour autant reconnaître aux usagers une protection corrélative. Les usagers des piscines, des bibliothèques ou des conservatoires municipaux contribuent pour partie financièrement à leur utilisation tout en restant placés dans une situation légale et réglementaire. Ce sont ces services publics administratifs à caractère non gratuit pour lesquels il semble désormais judicieux de s’interroger quant à l’application du droit de la consommation à leurs usagers en vue d’une plus grande garantie de leurs droits, à l’instar de leurs homologues des services publics à caractère industriel et commercial.
En somme, cette évolution, par nature stative, du service public administratif pour lequel un écot est versé rend inachevée les interrogations entourant la justification de son régime juridique. Une telle solution, si elle possède le mérite de veiller au nécessaire maintien des exigences requises par l’existence d’un intérêt général, nous paraît pouvoir évoluer dès lors qu’elle ne prive pas de garantie les impératifs, notamment d’adaptabilité, qui s’attachent à l’exercice d’une mission de service public, tout comme la constitution de droits réels sur le domaine public a pu être entourée des précautions imposant le respect du principe de continuité du service public. C’est une nouvelle épistémologie du droit qui nous semble ainsi pouvoir être convoquée. Par ailleurs, et à bien des égards concernant en particulier le droit de la responsabilité administrative, un tel changement s’avèrerait vecteur d’une amélioration du sort des usagers dont l’indemnisation notamment apparaît souvent comme le parent pauvre du droit administratif.
Aussi est-il permis de se demander si un tel régime demeure encore adapté à la réalité de certaines relations établies entre l’administration et les usagers (I) et, dans la négative, si l’application corrélative du droit de la consommation à une telle situation ne serait pas de nature à offrir de meilleures garanties à ces derniers (II).
I. Pour un aggiornamento de la distinction SPA/SPIC : services non marchands collectifs et services marchands individualisables
Le maintien d’une telle situation réglementaire des usagers de certains services publics administratifs mérite d’être réinterrogé dans ses assises non seulement sociologiques, voire psychologiques, mais encore économiques et bien sûr juridiques.
A. L’attractivité du droit de la consommation
Le droit de la consommation a irrigué le principe de légalité administrative par une décision de Section en date du 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, le Conseil d’État estimant que la législation sur les clauses abusives s’applique à un contrat relatif à la distribution d’eau conclu entre un service public industriel et commercial et ses usagers[16]. Une telle position, constamment réaffirmée[17], donne sa pleine application à l’article L. 212-1 du Code de la consommation : dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. Pour rappel, le caractère abusif d’une clause au sens de ces dispositions s’apprécie non seulement au regard de cette clause elle-même, mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service. Ainsi, par exemple, une association de défense des consommateurs a soumis au contrôle du juge de l’excès de pouvoir la légalité de la décision du Syndicat des transports parisiens – désormais Île-de-France Mobilités – fixant le tarif des lignes ferroviaires de la RATP et de la SNCF. Le Conseil d’État a jugé que la mesure visant à coordonner les tarifs entre les deux exploitants et les zones desservies par un ticket unique ne saurait être assimilée à une vente liée, prohibée par lesdites dispositions du Code de la consommation[18]. Désormais, « le droit de la consommation intervient en complément du droit administratif et s’adapte aux nécessités du service ; les deux droits s’interpénètrent pour renforcer le statut mixte, à la fois contractuel et réglementaire, de l’usager des services publics industriels et commerciaux »[19]. Un tel statut ne pourrait-il pas s’appliquer à l’usager des services publics administratifs à caractère payant ?
L’argumentation mérite d’être soulevée qui, débordant très largement en fait et surtout en droit le cadre strict dans lequel elle est développée, a vocation à s’étendre à notre sens aux usagers d’un SPA payant. En premier lieu, l’adoption de cette solution suppose vérifiée la relation entre un professionnel et un non-professionnel ou un consommateur, établie entre l’administration et les usagers. Mais, et sitôt admise, on peine à comprendre en quoi une telle construction serait ainsi réservée aux seuls usagers des SPIC. En réalité, une telle restriction n’apparaît pas justifiée et semble tout au contraire mise à mal par une certaine réalité sociologique qui plaiderait même pour une assimilation de l’usager quel qu’il soit à un consommateur[20]. Les mots ne sont pas neutres en ce qu’ils sont toujours investis d’une certaine représentation du réel que l’on souhaite à la fois façonner et imposer, la dénégation du consommateur renvoie in fine à une perception verticale et unilatérale des relations entre l’administration et le public qui semble à contre-courant de sa physionomie actuelle et de la dilatation de la société consumériste d’aujourd’hui[21]. Elle ne semble pas avoir d’autre justification que de codifier une relation de sujétion en vertu de laquelle l’administration impose des obligations et des contraintes. Et la notion d’usager ainsi comprise reste subsumée sous la figure plus générale de l’administré[22], sujet docile et inactif en position d’extériorité et d’infériorité vis-à-vis de l’administration. Bras séculier de l’État et plus largement personnification des pouvoirs publics dont elle réfracte la légitimité tirée du suffrage universel, l’administration demeure installée dans une relation de surplomb vis-à-vis de la société. Le droit administratif en porte l’empreinte indélébile[23], alors même que sous l’effet des droits économiques et sociaux de toutes sortes, issus notamment de la troisième génération, et dont l’excroissance tend à reconfigurer les relations anciennes de dépendances ou de sujétions et à transformer les pouvoirs publics en pourvoyeurs ancillaires des besoins et aspirations des individus, l’administration prend désormais en charge de nombreuses prestations de biens et de services. En réalité, c’est bien à un processus inchoatif de privatisation de l’action publique et symétriquement de publicisation de la demande privée auquel nous assistons. Cette évolution n’est par ailleurs guère surprenante en ce qu’elle obéit à un aboutissement logique suffisamment mis en lumière pour qu’on ne s’attarde pas trop longtemps sur son élucidation[24]. La croissance de l’État providence est inscrite dans le déploiement de l’État libéral dont elle actualise les virtualités. Pour le dire autrement, c’est l’épanouissement des droits libertés qui donne corps et chair aux droits créances, lesquels loin d’être antinomiques comme le présentent souvent tout à la fois la vulgate néo-libérale et marxiste apparaissent au contraire complémentaires. Il y a ainsi une solidarité entre l’État libéral, qui consacre la naissance de l’individualisme démocratique, et l’État providence qui en réalise l’effectivité, entre la démocratie politique d’un côté et la démocratie sociale de l’autre. L’expression des libertés publiques est intrinsèquement un facteur de promotion de droits nouveaux qui appellent en retour la création de nouveaux services publics.
En regard de cette évolution, la dualité de service public apparaît désormais assez réductrice et n’épouse plus que très imparfaitement la réalité des situations que tisse l’extrême variété des prestations qu’offre l’administration aux usagers.
B. Le phénomène de spicisation du SPA
Si les services publics administratifs obligatoires et en principe gratuits ne sont pas concernés par ce mouvement de banalisation du droit applicable au service public, il n’en demeure pas moins que certains actes administratifs, instruments de puissance publique, sont contrôlés dans leurs effets et soumis de facto à une rationalité propre au droit commun, en particulier le respect du droit de la concurrence s’agissant des actes unilatéraux ayant un objet économique[25]. En somme, « l’espace juridique tout entier est en pleine restructuration. Le tracé de la vieille frontière entre le droit public et le droit privé devient méconnaissable »[26], et la mutation du droit administratif s’accélérant sous la pression du marché a rendu désuète la distinction entre certains services publics à caractère administratif et à caractère industriel et commercial. En effet, de manière impressionniste, les libertés économiques ont peu à peu affaibli une telle distinction. La liberté du commerce et de l’industrie, érigée en principe général du droit[27], s’est très vite imposée à tous les actes de l’administration et la plus haute juridiction administrative la place au panthéon des libertés publiques et fondamentales[28]. En conséquence, est illégal un décret qui limite l’accès à une profession qui n’a fait l’objet d’aucune limitation légale[29]. Surtout, le droit de la concurrence a considérablement érodé son principe même[30] en jugeant qu’il appartient indifféremment à l’administration de veiller au respect des articles 7, 8, 9 et 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Plus généralement, une personne publique doit respecter le droit de la concurrence, devant veiller à ce que ses décisions, lorsqu’elle réglemente, ou plus généralement ses actions, lorsqu’elle intervient dans le champ concurrentiel par différents biais notamment contractuels, ne perturbent pas le fonctionnement du marché. En clair, elle ne doit pas octroyer certains avantages économiques préférentiellement à d’autres opérateurs. Cette interdiction de principe est assurée notamment par la répression des abus de position dominante. On aperçoit les soubassements économiques qui sous-tendent une telle logique qui, dans le cas contraire, aurait considérablement amenuisé la portée des obligations dans la mesure où le domaine public en constituant le siège d’activités économiques peut potentiellement s’avérer le vecteur de distorsions concurrentielles. Le respect du droit de la concurrence implique désormais de veiller à un principe plus substantiel d’égale concurrence. Surtout, sous l’effet du droit de l’Union européenne est réputée économique toute activité de production de biens et de services sur un marché donné, indépendamment de la forme juridique de la structure en cause qui en assure la délivrance. Quant à la consécration du service d’intérêt économique général, dont le syntagme est assez révélateur et qui s’est construit sur le modèle du service public à la française, il a définitivement lié et scellé les noces du service du service public et de l’activité économique.
En somme, la constitution de blocs de compétence est de plus en plus remise en cause. Tout au contraire, au nom d’un principe d’égale concurrence, on voit mal comment le droit de la consommation ne pourrait pas faire irruption au sein des services publics administratifs qui constituent en réalité parfois, loin s’en faut, une activité économique. L’on songe notamment aux nombreuses prestations offertes dans le domaine sportif ou culturel. Du reste, une même activité gérée pour l’une en régie et pour l’autre de manière déléguée et susceptible de relever relève respectivement du régime du SPA et du SPIC, preuve s’il en fallait une que la nature du service s’avère ténue pour justifier une dualité de régime alors même que les personnes publiques imposeront souvent à ces dernières les mêmes obligations auxquelles elles s’astreignent sous la forme des fameuses obligations de service public qu’elles financent largement. En somme, une même activité aux caractéristiques sinon identiques, du moins similaires, relevant de deux régimes complètement distincts. On pourrait pousser plus loin les contradictions ou les incohérences en rappelant que, si tant est que cela soit encore nécessaire, à la suite de son arrêt inaugural précité, le Conseil d’État est juge de la légalité des clauses réglementaires d’un contrat à la législation sur les clauses abusives lorsqu’elles ressortissent à l’organisation d’un SPIC[31].
L’effacement de la distinction entre le service public administratif et le service public industriel et commercial sous l’effet d’une extension continue de la notion d’activité économique apparaît ainsi plus que jamais inéluctable et nous semble devoir laisser place à une nouvelle dichotomie bien plus pertinente et opératoire entre les services non marchands collectifs d’une part et les services marchands individualisables d’autre part, les premiers concernant des prestations régaliennes ou à forte utilité sociale, les seconds des prestations économiques, nonobstant la part même marginale de la contribution financière de l’usager. Le service public administratif payant est l’autre dénomination de cette dernière catégorie.
En définitive, un régime juridique plus contrasté nous paraît pouvoir être dégagé et à l’application duquel les droits des usagers sortiraient renforcés.
II. Vers une anamorphose du droit de la consommation en faveur de l’usager du service public administratif payant
Loin de constituer un épouvantail, le droit de la consommation appliqué au service marchand individualisable ou service public administratif payant pourrait permettre de mieux protéger l’usager consommateur de service public, enrichissant ainsi l’office du juge administratif. L’image du droit de la consommation n’est plus aussi déformée dans la représentation administrativiste, telle l’anamorphose du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein de 1533 dont le regard de côté laisse entrevoir sa véritable signification[32].
A. Le préalable de la reconnaissance de la qualité de « professionnel » du gestionnaire de service public administratif payant
Les personnes publiques peuvent-elle valablement être considérées comme un professionnel[33], en réunissent-elles les attributs, ne serait-ce que matériels ? Ce questionnement est essentiel car la notion de consommateur acquiert aussi, du moins en partie, sa pleine justification en regard, inversement, de celle de professionnel qui finalement la légitime. Cette qualification est déterminante qui entraîne ou non l’application de la législation sur les clauses abusives.
Le Code de la consommation en son article liminaire qualifie le professionnel comme toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité notamment commerciale[34]. Il s’ensuit que si l’on suppose acquise l’assimilation des services publics administratifs payants à des activités économiques, les personnes morales de droit public et les collectivités territoriales en particulier devraient être regardées comme des professionnels suivant l’indifférence du critère organique résidant dans le statut public ou privé de l’opérateur. Comme nous l’avons indiqué précédemment, une telle conclusion apparaît complètement congruente avec la conception tout à la fois fonctionnaliste et finaliste du droit européen[35] qui conduit à déduire la présence du « professionnel » de l’existence ou non d’une position d’infériorité ou de dépendance du consommateur à son égard.
De la sorte, et par extension, il est aussi coutume de définir le professionnel comme l’homme de l’art, ce qui suppose une activité exercée de manière habituelle de laquelle il découle une position d’expertise et de légitimité dans la confiance de laquelle se noue une relation commerciale avec un consommateur, indépendamment de sa qualité de personne physique ou morale, et de son statut privé ou public. La figure du professionnel se découvre par ailleurs des obligations qui pèsent sur les personnes publiques en termes de responsabilités et dont les exigences s’avèrent à peine moins accrues que celles susceptibles d’engager les obligations de réparer incombant aux personnes privées. Elles lui sont consubstantielles et se conjuguent pour renforcer la qualité d’expert centrale dans la détermination du professionnel.
Une telle évolution ne peut laisser intacte l’ancienne philosophie du droit à raison de la promotion progressive mais inéluctable de l’usager-consommateur du service public et du champ d’application toujours important des activités économiques. Le principe certes n’est pas encore formulé, mais l’idée y est déjà bel et bien présente et active, finissant à terme par instruire sourdement les représentations mentales susceptibles de façonner et, demain, de rénover les relations entre l’administration et ses usagers. Tout comme la promotion de l’usager et l’abandon ou la destitution corrélative de l’administré s’est accompagnée d’une rénovation des relations entre l’administration et le public, contemporaine de l’ascension du contrat[36], fondée sur davantage de réciprocité, la figure du consommateur et la reconnaissance des pouvoirs publics en tant que professionnel nous semblent ouvrir et consacrer un approfondissement de l’interpénétration du droit public et du droit privé.
Au plan juridique, la fourniture de biens et services via des télé-services doit sur la forme s’accompagner également, et pleinement, de sa reconnaissance en tant que contrats d’adhésion que les dispositions du Code de la consommation trouvent à saisir sous la diversité ou indépendamment de ces supports de manifestation. Il en est ainsi notamment des bons de commande, factures, bons de garantie, bordereaux ou bons de livraison, billets ou tickets, contenant des stipulations négociées librement ou non ou des références à des conditions générales préétablies. Cette nouvelle scène où se déploie une nouvelle relation juridique entre l’usager et le consommateur peut s’avérer être le lieu d’une sinon d’une transfiguration du moins d’une transformation du droit administratif incorporant désormais les grands principes qui gouvernent le droit des clauses abusives au bloc de légalité dans un nouveau pan du droit des services publics.
B. Pour en finir avec la situation légale et réglementaire de l’usager du service public administratif payant
Une telle évolution tirerait un trait sur des constructions jurisprudentielles peu satisfaisantes. Ainsi, s’agissant en particulier du service public de l’aide à domicile, le Conseil d’État a réaffirmé que l’usager du service public administratif demeure dans une situation légale et réglementaire, nonobstant la conclusion d’un contrat dit de séjour signé par l’usager et un centre communal d’action social (CCAS), établissement public à caractère administratif : « Considérant que la prise en charge d’une prestation d’aide à domicile par un centre communal d’action sociale, établissement public administratif en vertu des dispositions de l’article L. 123-6 du code de l’action sociale et des familles, a le caractère d’un service public administratif ; que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge », dans les conditions fixées par l’article L. 311-4 du même code ; que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public »[37]. Si la conclusion d’une telle convention a pour objet de responsabiliser l’usager, ledit contrat n’en est finalement pas un, écartant ainsi l’application du droit de la consommation et des clauses abusives. En somme, l’usager du service public administratif signe en l’espèce un contrat d’adhésion à caractère réglementaire. L’artifice juridique déployé – et incompréhensible pour le justiciable- plaide pour une simplification.
Dans le même ordre d’idée pour une amélioration des droits de l’usager payant, dans le cadre de l’exercice d’une mission de service public administratif, la mise en cause de l’administration pourrait ainsi être recherchée sur le terrain de la responsabilité sans faute, et en particulier pour rupture d’égalité devant la loi ou devant les charges publiques. En effet, le recours en responsabilité tendant à l’indemnisation ne peut prospérer que sur le terrain de la responsabilité sans faute qui réclame un préjudice anormal et spécial. Or, la spécialité fait défaut puisqu’un tel règlement vise tous les usagers. Pour rappel, expression de la volonté générale, notre tradition légicentriste a en effet longtemps placé le législateur au-dessus de toute responsabilité. L’administration ne sachant mal faire lorsqu’elle poursuit à bon droit un but légitime d’intérêt général, son action est ainsi exclusive de toute faute, laquelle demeure indispensable pour ouvrir droit à une action en réparation. Néanmoins, la jurisprudence administrative a très vite admis que des intérêts catégoriels puissent néanmoins en souffrir et que des personnes auxquelles la satisfaction de l’intérêt général a imposé des charges plus importantes puissent être indemnisées.[38] La solution était en germe et le commissaire du Gouvernement dans l’arrêt Couitéas d’exposer la justification « nomologique » d’un tel principe qui, comportant que les membres d’une collectivité sont tous solidaires notamment par le biais de l’impôt, la démonstration par un individu d’un préjudice rompant l’équilibre des charges et des profits de la vie commune crée à son profit un droit à un dédommagement imputable aux frais généraux de la société. La responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques venait d’entrer dans notre ordonnancement juridique. Le Conseil Constitutionnel l’élèvera plus tard au rang de principe[39].
Son champ d’application a par suite été étendu aux décisions infra-législatives et aux actes réglementaires[40]. Sa mise en œuvre exige cependant un préjudice anormal, c’est-à-dire d’une certaine gravité, et spécial, dit autrement un préjudice d’une certaine ampleur et limité à un nombre restreint de personnes. La responsabilité extracontractuelle sans faute constitue ainsi, et ici, le terrain d’élection privilégié des usagers d’un service public administratif qui souhaiteraient exciper d’un préjudice pour contester notamment la situation réglementaire, ou son évolution, dans laquelle ils sont placés. Or, en pareille circonstance, la démonstration des caractères du préjudice s’avère par définition être une gageure les usagers étant tous placés dans la même situation vis-à-vis du service de sorte à tout le moins que la spécialité du préjudice fait souvent défaut. Dans ses effets, un tel dispositif apparaît en réalité voisin d’un mécanisme sinon élusif du moins limitatif de responsabilité de l’administration puisqu’elle permet d’imposer sans réelle contrepartie des sujétions unilatérales et réglementaires. Elle trouve sa justification dans le principe d’adaptabilité du service public qui implique que l’administration puisse apporter des changements dans la consistance des prestations offerts aux usagers ou dans ses modalités d’exploitation ou d’organisation. Cette dimension héraclitéenne est de l’essence même du service public qui doit pouvoir évoluer face aux mutations technologiques et techniques ainsi qu’aux nouvelles demandes sociétales, l’intérêt général qu’il vise et qu’il est sensé satisfaire étant une notion contingente, évolutive et relative. Dans ces conditions, il est malaisé d’instituer l’usager en position de revendiquer un quelconque droit subjectif opposable à la volonté de l’administration de procéder aux modifications induites par les nécessités de service public. Elle est renforcée par le principe qui, comportant que l’usager ne saurait avoir droit au maintien d’un règlement, permet à l’autorité compétente de modifier toutes les fois qu’elle le juge nécessaire des dispositions réglementaires sous réserve notamment de l’égalité de traitement entre les usagers, du principe de redevance pour service rendu et de la non rétroactivité des nouvelles mesures appelées à entrer en vigueur.
Cela étant, dans la pratique, certaines sujétions entretiennent une relation plus ou moins distante avec une telle exigence et c’est dans cet espace, croyons-nous, qu’un nouveau continent juridique s’offre au droit des clauses abusives qui pourrait avantageusement trouver à s’appliquer toutes les fois que les nécessités du service ne seraient pas avérées. Nous croyons même qu’à court ou à moyen terme, cette solution offre une voie moyenne sinon alternative à la refonte ainsi qu’à la réorganisation de nos catégories juridiques de services publics autour de ce qui semble être les services d’intérêt économique général d’un côté et les services sociaux d’intérêt général, ces derniers recouvrant les activités liées à l’exercice de puissance publique, les activités purement sociales, ou encore les prestations d’enseignement public. En unifiant les droits des usagers sous un même principe résidant tout entier dans la reconnaissance ou non d’une activité économique, ce nouveau régime en gommerait les incohérences actuelles, les aspérités confuses tout en permettant d’en rationaliser la mise en œuvre et les limites par l’application d’un ensemble de règles de droit positif communes qui les fondent.
Aussi, de telles dispositions pourraient désormais être appréciées au visa de l’article L.212-1 du code de la consommation qui prévoit que « sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ». Sans remettre en cause les grandes règles et exigences qui gouvernent l’organisation et le fonctionnement du service public, une telle évolution traduirait une avancée notable pour les droits des usagers.
En guise de conclusion, à l’heure où le service public est décrié, où les critiques sur son coût et son efficacité remettent en cause jusqu’à son existence même, en regard notamment d’une initiative privée tout aussi légitime dans sa capacité à enregistrer les demandes sociétales, l’incorporation du droit des clauses abusives au bloc de légalité administrative pourrait apparaître comme solution qui, pleinement congruente d’ailleurs avec une nouvelle théorie du service public dont il est possible de dégager et de repérer un nouvel « épistémé », s’avèrerait vectrice de nouveaux droits pour les usagers et interdirait une fois pour toute de regarder parfois le service public comme l’alibi souterrain de la puissance publique.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 377
[1] Pierre Bourdieu, Contre-feux I, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1998, p. 9.
[2] Éric Massat, Servir et discipliner, Essai sur les relations des usagers aux services publics, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2016.
[3] Mireille Delmas-Marty, « Le rêve de perfection transforme nos États de droit en États policiers », Le Monde, mardi 2 mars 2021, p. 28 ; Paul Cassia, « Le Covid-19 a gagné la guerre que lui a déclarée le président », Le Monde, samedi 20 mars 2021, p. 28.
[4] Pour une critique, Arié Alimi, Le Coup d’état d’urgence, Surveillance, répression et libertés, Paris, Seuil, 2021.
[5] L’art. 186 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté a ainsi créé l’art. L. 131-13 du Code de l’éducation aux termes duquel « L’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ».
[6] CC, décision n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Loi instituant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire, JO, 21 août 2008.
« En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques », Virginie Donier, « Chapitre 1. Le droit au service public, reflet des obligations pesant sur les personnes publiques », La Revue des droits de l’homme, 1, 2012, p. 399 (http://journals.openedition.org/revdh/151 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh. 151).
[8] Voir, par ex., l’appel en faveur de la défense des trains du quotidien par le collectif « #enTrain », Le Monde, 17 juillet 2021.
[9] Voir, par ex., Erwan Le Noan, “Services publics : les Gilets jaune posent la question du rapport qualité-prix”, Trop libre, Fondapol, 8 décembre 2018 (https://www.contrepoints.org/2018/12/08/331955-services-publics-les-gilets-jaunes-posent-la-question-du-rapport-qualite-prix).
[10] Pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Gaston Morin, La révolte des faits contre le Code, Esquisse d’une structure nouvelle des forces collectives, Paris, Bernard Grasset, 1920 ; sur ce point, Carlos Miguel Herrera, « Anti-formalisme et politique dans la doctrine juridique de la IIIe République », Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, 2011/1 (n°29), pp. 145-165 (disponible en ligne sur Cairn).
[11] Camille Morio, L’administré, Essai sur une légende du droit administratif, préface de Nicolas Kada, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 320, 2021.
[12] Pour rappel, l’objet du service, l’origine de ses ressources et les modalités de ses fonctionnement et organisation, CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434 ; concl. Laurent, D., 1956, p. 759. La trilogie des fameux critères n’est pas forcément cumulative (par ex. sur le caractère déterminant du critère de l’objet du service, TC, 21 mars 2005, Mme Alberti Scott c/ commune de Tournefort, Rec., p. 651 ; conc. Duplat, BJCL, 2005, p. 396 ; note Lachaume, RFDA, 2006, p. 119).
[13] Quoique l’apparente simplicité reste sujette à la complexité. Voir Jean-François Lachaume, « La compétence du juge administratif dans le contentieux des relations entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers », Confluences, Mélanges en l’honneur de Jacqueline Morand-Deviller, préface de Roland Drago, contributions réunies par Maryse Deguergue et Laurent Fonbaustier, Montchrestien, 2007, p. 407 et s.
[14] TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Rec., p. 91 ; concl. Mater, D., 1921, 3, p. 1 ; GAJA, 21e éd., n°35. Il convient de rappeler que le juge départiteur n’emploie pas l’expression de SPIC mais d’exploitation de « service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Pour une actualisation d’une lecture critique de cette décision, Mathieu Touzeil-Divina, Dix mythes du droit public, préface de Jacques Caillosse, LGDJ, coll. Forum, 2019, spéc. p. 279 et s.
[15] CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, Rec., p. 272 ; concl. Casas, RFDA, 2006, p. 1048 ; chron. Landais et Lenica, AJDA, 2006, p. 1592 ; note Bazex, DA, août-septembre 2006, p. 21 ; chron. Plessix, JCP G, 2006, I, p. 1754.
[16] CE, Sect., 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, Rec., p. 348, concl. C. Bergeal ; concl. C. Bergeal, CJEG, n°582, décembre 2001, p. 496 ; chron. Guyomar et Collin, AJDA, 2001, p. 853 ; note Guglielmi, AJDA, 2001, p. 893 ; note Eckert, RDP, 2001, p. 1495. Sur cette question, l’étude approfondie de François Béroujon, L’application du droit de la consommation aux gestionnaires de services publics, Éléments de réflexion sur l’évolution du droit des services publics, thèse, Grenoble II, 2005.
[17] CE, 30 décembre 2015, Société des eaux de Marseille, n°387666, Rec., Tables (à propos d’une clause abusive déclarée illégale en raison de l’exonération de toute responsabilité du service des eaux dans le cas où une fuite dans les installations intérieures de l’abonné résulterait d’une faute commise par ce service).
[18] CE, 13 mars 2002, Union fédérale des consommateurs, Rec., p. 94 ; concl. Schwartz, BJCP, mai 2002, p. 230 ; note Guglielmi et Koubi, AJDA, 2002, p. 976 ; note R. S., DA, octobre 2002, p. 30 ; note Deffigier, RFDA, 2003, p. 772.
[19] Clotilde Deffigier, « Protection des consommateurs et égalité des usagers dans le droit des services publics », RFDA, 2003, p. 785.
[20] Jacques Chevallier, « Les droits du consommateur usager de services publics », Droit social, 1975, p. 75 et s.
[21] Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, avec la participation de Sébastien Charles, Paris, Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004.
[22] Jacques Chevallier, « Les fondements idéologiques du droit administratif français », Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, t. 2, CURAPP, Paris, PUF, 1979, p. 3 et s. (en ligne).
[23] En ce sens, Jean-Arnaud Mazères, « Réflexions sur la génération du droit administratif », Mélanges offerts à Max Cluseau, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1985, p. 441 ; André Demichel, Le droit administratif, Essai de réflexion théorique, Paris, LGDJ, 1978. Un récent colloque a tiré de l’oubli toute la pertinence de l’œuvre d’André Demichel, https://www.univ-lehavre.fr/spip.php?article3160 (en cours de publication).
[25] François Béroujon, « L’analyse des effets des actes administratifs : une nouvelle source de flexibilité du droit », RRJ, 2008-2, p. 1023 et s.
[26] Jacques Caillosse, « Droit public – droit privé : sens et portée d’un partage académique », AJDA, 1996, p. 960.
[27] CE, Ass., 22 juin 1951, (1ère esp.), Sieur Daudignac ; (2e esp.), Fédération nationale des photographes-filmeurs, Rec., pp. 362 et 363 ; concl. Gazier, (1ère esp.), D., 1951, II, p. 589 ; GAJA, n° 66.
[28] CE, 28 octobre 1960, Sieur de Laboulaye, n°48293.
[29] CE, 16 décembre 1988, Association des pêcheurs aux filets et engins, Garonne, Isle et Dordogne, n°75544.
[30] CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. Stahl, p. 395 ; chron. Girardot et Raynaud, AJDA, 1997, p. 945 ; note Guézou, AJDA, 1998, p. 247 ; note Gaudemet, RDP, 1998, p. 256 ; GAJA, n° 101.
[31] CE, 30 décembre 2015, Compagnie méditerranéenne des cafés, n°387666.
[32] L’apparition de la tête de mort par cette mise de côté laisse entrevoir un crucifix dans le haut gauche du tableau, symbole d’espérance et de résurrection, Harry Bellet, « Miss Harvey sur les traces des “Ambassadeurs” », Le Monde, mercredi 7 août 2019, p. 21.
[34] Cette définition est directement inspirée de l’article 2.2 de la directive n°2011/83/UE du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs, JOUE, 22 novembre 2011, L 304/64.
[36] Conseil d’État, rapport public 2007, Le contrat, mode d’action public et de production de normes (en ligne).
[37] CE, 5 juillet 2017, Mme A, n° 399977, Rec., Tables, concl. G. Pelissier, BJCP, n°115, p. 355, obs. S. Nicinski, p. 357 ; chron. J. Martin et G. Pelissier, JCP A, 5 février 2018, 2041.
[38] CE, 30 novembre 1923, Couitéas, n°38284, Rec. ; CE, Sect., 14 janv. 1938, Société des produits laitiers La Fleurette, n° 51704, Rec.
[39] CC, n°2015-715 DC, 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
[40] CE, Sect., 22 février 1963, commune de Gavarnie, n°50438, Rec., p. 113 (s’agissant de mesures de police interdisant le passage de piétons sur des voies où des commerçants tiraient l’essentiel de leur chiffre d’affaires de la circulation des piétons) ; CE, 31 mars 1995, Lavaud (indemnisation d’un pharmacien pour perte de clientèle par suite de la fermeture de tours d’habitation), n°137573, Rec.
Les bureaux d’aide juridictionnelle sont « en souffrance »[1], constatait le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel dans un avis du 8 juillet 2020 sur un projet de décret visant à réformer l’aide juridictionnelle[2]. Le Conseil regrettait que ce décret n’ait pas été pensé pour les juridictions administratives, notamment en ce qui concerne le contentieux des étrangers[3]. Il a malgré tout approuvé ce projet, qui est devenu un décret du 28 mars 2020[4]. Ce décret pose la question de l’accès au prétoire pour les requérants, alors même que la rhétorique autour de l’amélioration de l’accès à la justice administrative est au cœur des récentes réformes qu’a connu le contentieux administratif ces dernières années.
Depuis vingt ans, la simplification du droit, la performance, la qualité de la justice administrative innervent le discours de l’Etat. L’accès à la justice administrative est donc un thème sous-jacent à ce discours. En ce sens, la dématérialisation des procédures et une réflexion autour de la rédaction des décisions des juges administratifs ont été engagées. La dématérialisation des procédures a été introduite par Télérecours concernant les liens entre les juridictions et les avocats. Depuis fin novembre 2018, Télérecours citoyens permet à tout requérant de saisir par lui-même le juge administratif pour les matières où il existe une dispense d’avocat. Aussi, la réforme de la rédaction des décisions de justice pour l’ensemble de la justice administrative est mise en œuvre depuis le 1er janvier 2019. Un des objectifs de cette réforme s’inscrivait dans un meilleur accès au droit et par incidence aux juridictions administrative, en rendant les décisions plus aisées à lire.
Dans les lignes qui suivent, l’accès aux juridictions administratives de droit commun sera le thème qui va nous occuper. Nous laisserons de côté les juridictions administratives spécialisées. De plus, le thème de l’accès aux juridictions administratives peut revêtir plusieurs sens. Il peut s’agir de l’accès physique au prétoire, le fait de pouvoir s’y rendre physiquement et d’y être entendu. Il peut s’agir aussi de l’accès par le biais de l’intérêt à agir et des actes contre lesquels les requérants peuvent agir. Enfin, l’accès à la justice administrative peut être entendu comme le fait de détenir un capital procédural suffisant afin de faire entendre sa voix devant le juge administratif[5]. En ce sens, il faut alors savoir manier les nombreuses ressources afin de non seulement saisir le juge administratif, mais aussi de faire aboutir sa requête.
Au regard des différents courants de recherche en sciences juridiques, nous aimerions préciser notre approche. Cette dernière doit à la fois nous amener à une compréhension du droit, mais aussi apporter des éléments d’extériorité afin d’en affiner l’étude. Par exemple, François Ost et Michel Van de Kerchove[6] proposent une position externe modérée. En ce sens, nous tiendrons compte du discours du droit, et nous apporterons des éléments extérieurs afin de ne pas reproduire le discours des institutions, mais bien de chercher à l’expliquer. Ainsi, l’enjeu analytique ici est de ne pas seulement faire référence à la rationalité juridique du point de vue interne. Il faudra analyser qualitativement et quantitativement ce que cela signifie pour les requérants et ce que cela reflète de la relation entre l’Etat et les administrés. C’est aussi un thème peu abordé par la recherche. Il faut tout de même signaler une étude de la Mission de recherche Droit et justice entre 2004 et 2007[7] sur ce thème ou encore un dossier sur le thème dans la Revue Française de Droit Administratif en novembre et décembre 2019 intitulé « Le justiciable face à la justice administrative »[8].
Ces trente dernières années, on constate une forte augmentation du nombre des contentieux administratifs[9]. Le signe que ces contentieux ont fortement augmenté est notamment la création de cours administratives d’appel en 1987 pour y faire face, et la création récente d’une neuvième cour administrative d’appel à Toulouse en 2019[10]. De plus, l’accès aux juridictions administrative fait l’objet d’un certain nombre de principes juridiques. En effet, du point de vue des requérants le principe de légalité implique l’accès à un tribunal et le droit à un recours effectif, notamment issus de l’interprétation de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[11]. C’est pour cela que l’accès aux juridictions administrative est un sujet dynamique, à analyser en parallèle des transformations de l’Etat et de son action. Le contrôle des actes de droit émis par l’Etat est une des composantes et des garanties de l’Etat de droit. Ils sont émis par des organes qui sont l’émanation même des transformations de l’Etat de droit dans l’édiction de normes juridiques, qui incarnent la régulation, telles les autorités administratives indépendantes. D’ailleurs, certains auteurs qualifient cet Etat « d’Etat post-moderne »[12]
Nous passerons rapidement sur les règles juridiques qui conditionnent l’accès au prétoire, car elles ne constituent pas le cœur de notre sujet, et parce que ce sujet est largement traité par la doctrine juridique[13]. D’une part, concernant les règles juridiques, ces dernières années le juge administratif a ouvert le prétoire à des actes qui auparavant étaient insusceptibles de recours. Depuis 2000 par exemple, les dispositions impératives à caractère général des circulaire[14], le contrôle des mesures d’ordre intérieur, notamment les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des prisonniers[15], les tiers aux contrats administratifs justifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif peuvent contester sa validité devant le juge administratif[16]. On peut penser aussi aux actes non décisoires mais faisant grief[17], aux actes ne produisant pas d’effet juridique mais faisant grief [18], ou aux documents de portée générale de l’administration ayant des effets notables[19]. L’ouverture des référés à partir de 2000 va aussi dans ce sens, notamment pour le référé-liberté[20]. D’autre part, la définition de l’intérêt à agir est une condition malléable de l’accès au prétoire. La délimitation de l’intérêt à agir est en tension avec le droit d’exercer un recours effectif. Avoir intérêt à agir c’est avoir qualité à agir, ou encore avoir le « titre juridique qui habilite à saisir le juge » selon René Chapus[21]. La définition de l’intérêt à agir des requérant sert au juge administratif à réguler l’accès au prétoire, tout comme la définition des actes susceptibles de recours.
Cependant, ces règles juridiques ne sont pas les seules conditions d’accès au juge. L’accès aux juridictions administratives est conditionné tant par les règles de droit elles-mêmes que par des facteurs tenant à la maîtrise du capital procédural par les requérants[22]. En ce sens, nous exposerons que l’amélioration de l’accès à la justice administrative imprègne les discours des acteurs étatiques, mais est en tension avec les logiques de performances et d’efficience de la justice ayant conduit aux récentes réformes du contentieux administratif. La détention d’un capital procédural pour les requérants est une condition majeure de l’accès au prétoire, qui reste peu démocratisée en droit administratif (I). De plus, les dernières réformes du droit et de la justice administrative forment un trompe-l’œil qui ne résolvent pas ces problèmes d’accès aux juridictions (II).
I. L’accès au prétoire entre mythe et réalité pour les requérants : une affaire de capital procédural
Le recours pour excès de pouvoir a été érigé en mythe par la littérature juridique (A), ce qui occulte une réalité d’un accès au prétoire conditionné par la détention d’un capital procédural pour les requérants (B).
A. Le mythe du recours pour excès de pouvoir
En droit administratif, dans le cas du recours pour excès de pouvoir, les requérants sont dispensés d’avocat, ce qui faciliterait l’accès au juge. Pourtant, rien n’est moins sûr. Au sein de la littérature juridique, il semble qu’il existe un mythe du recours pour excès de pouvoir. René Chapus le qualifie par exemple de « recours d’utilité publique » dont l’objet est « la sauvegarde de la légalité »[23]. Pour Maurice Hauriou, le requérant « joue le rôle d’un ministère public poursuivant la répression d’une infraction »[24]. Une illustration récente de cette idéalisation du recours pour excès de pouvoir est l’ouverture de la plateforme internet Télérecours citoyens qui permet à tout requérant de saisir le juge administratif d’un recours contentieux dans les matières administratives. Or, selon la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 « une majorité de requérants introduit son recours au tribunal avec ministère d’avocat, bien que cela ne soit pas pour eux une obligation. »[25]. Ainsi, le recours pour excès de pouvoir permettrait d’assurer la légalité de l’action administrative par les citoyens eux-mêmes, par le simple biais d’un recours contre un acte. Il revêtirait donc une forte dimension démocratique. Cependant, la saisine d’un juge et la rédaction d’une demande nécessitent des connaissances juridiques et une pratique aguerrie. Le recours à un avocat semble indispensable, mais il peut être inaccessible financièrement pour de nombreux requérants.
L’aide juridictionnelle paraîtrait être une solution. La loi 10 juillet 1991 prévoit le bénéfice de l’aide juridictionnelle en faveur des justiciables dont les ressources sont inférieures à un certain plafond. Au regard du droit, l’aide juridictionnelle contribuerait à garantir le droit à un recours effectif devant une juridiction[26]. En 2018, il y a eu 4101 demandes d’aide juridictionnelle pour 256 000 affaires enregistrées par les juridictions. Cela veut dire qu’à peine 2% des requérant en 2018 ont fait la demande d’aide juridictionnelle. Pour mieux comprendre l’aide juridictionnelle, un détour sur le site d’un tribunal administratif permet de mieux comprendre la démarche à effectuer. Pour le tribunal administratif de Grenoble le formulaire rappelle : « Vos identifiants fiscaux et d’allocataire de la Caisse d’allocation familiale (CAF) peuvent être utilisés pour vérifier la complétude et l’exactitude de vos déclarations. »[27], ce qui peut constituer pour certains requérants une démarche intrusive et qui les met face à une procédure de vérification à laquelle ne sont pas soumis ceux qui n’ont pas besoin de cette aide. En effet, le formulaire implique que la demande d’aide juridictionnelle s’intéressera aux revenus du requérant, à sa situation professionnelle, au nombre de personnes avec qui il vit et qu’il a à charge, à son numéro d’allocataire de la caisse d’assurance familiale ainsi qu’à ses identifiants fiscaux. De plus, la disponibilité du service semble limitée, le site indique que : « Les appels sont pris par le BAJ uniquement l’après-midi de 14h à 16h ; toutefois, à compter du 23 septembre 2019, en raison d’un flux conséquent de demandes d’aide juridictionnelle, l’accueil téléphonique consacré à l’aide juridictionnelle, […] sera temporairement limité au : vendredi de 14 h à 16h »[28]. L’aide juridictionnelle ne facilite donc pas réellement et massivement l’accès à la justice administrative. En réalité, l’introduction d’un recours devant la juridiction administrative et le fait de remporter le contentieux est plutôt l’affaire de maîtrise d’un capital procédural.
B. Le capital procédural comme facteur déterminant de l’accès au prétoire
Alexis Spire et Katia Weidenfeld étudient le domaine du contentieux fiscal devant les tribunaux administratifs et démontrent les inégalités des requérants devant cette justice. Leurs travaux ont eu lieu dans le cadre de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007. Ils insistent sur l’importance du rôle des intermédiaires du droit pour accéder aux tribunaux. Ils estiment que « Les chances d’accéder au tribunal et d’y obtenir gain de cause ne se réduisent pas à un ensemble de compétences juridiques, mais dépendent plutôt d’un capital procédural que des justiciables détiennent sans avoir nécessairement de connaissances en droit. »[29]. Ce capital procédural consiste en « la capacité du requérant à traduire, ou à faire traduire, son affaire dans le langage du droit qui conditionne ses chances de réussite. »[30]. Les intermédiaires du droit sont aussi essentiels. Ainsi, la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 expose « L’importance des « intermédiaires du droit » dans la formation d’un recours révèle le trompe-l’œil que constitue la justice administrative : le dépôt d’une requête semble à la portée de tous les usagers de l’administration, quels que soient leurs ressources ou leur profil sociologique, mais cette très large ouverture masque de profondes inégalités dans la compréhension de la procédure et les différents usages qui peuvent être faits du tribunal. »[31]. Cette étude suggère que le recours aux tribunaux administratif ne se présente pas spontanément pour les administrés, mais que les intermédiaires juridiques informent et incitent à avoir recours au juge administratif. Il y a donc une double barrière à franchir à l’entrée des tribunaux. En premier lieu, il faut avoir conscience qu’un acte administratif peut être déféré devant une juridiction. En second lieu, il faut pouvoir formuler la requête en termes juridiques. Le recours à des auxiliaires de justice tels, les avocats ou à des intermédiaires, tels des associations, permet de traduire dans le langage contentieux une demande à laquelle l’administré n’aurait peut-être même pas pensé lui-même. Ainsi, des jurisprudences portent des noms récurrents d’associations, par exemple le GISTI[32] qui agit dans le domaine du droit des personnes immigrée en intentant des recours devant les juridictions administratives ou à France Nature Environnement qui agit dans le domaine de la protection de l’environnement. Pour le requérant, le rôle des avocats est prépondérant. Ils traduisent en fait dans le langage juridique les demande des requérants qui les sollicitent. En cela, leur maîtrise du champ juridique et du langage juridique leur confère un rôle central[33]. Pourtant en droit administratif, le recours pour excès de pouvoir est présenté comme un recours idéal car dispensé d’avocat. Or, l’étude de Alexis Spire et Katia Weidenfeld remet en cause cette idée. Elle remet en cause aussi l’idée que le droit n’est qu’une affaire de juristes professionnels formés par des études de droit initiales. En effet les membres de associations qui assurent les permanences juridiques peuvent se saisir de la question contentieuse par le biais d’une formation et de la pratique. Le contentieux administratif contient donc une inégalité de fait entre ceux qui maîtrisent le capital procédural et ceux qui ne le maîtrisent pas.
Aussi, l’augmentation du nombre de recours ne signifie pas forcément que l’accès à la justice améliore les conditions de vie des requérants. Par exemple le fait que le nombre de contentieux en matière de droit des étrangers augmente d’années en années n’indique pas une amélioration de l’accès à la justice pour les étrangers, mais bien une stratégie de judiciarisation de cette problématique par les associations face à la multiplication des actes à leur égard. La synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice portant sur le recours à la justice administrative explique que : « Nombre d’associations (comme la Cimade, la Ligue des droits de l’Homme ou la Fédération des associations de travailleurs immigrés) se sont en effet progressivement spécialisées dansune défense juridique des étrangers en situation irrégulière et cette forme de mobilisation par le droit a beaucoup contribué à augmenter le nombre de recours déposés au tribunal administratif. Il est bientôt devenu impératif pour les membres de ces associations souhaitant s’investir dans les permanences de conseil et de soutien aux migrants, de suivre une formation juridique sur le droit des étrangers. »[34].
Ainsi, l’introduction d’un recours n’est pas aussi simple que le laisse promettre le recours pour excès de pouvoir dans les manuels de droit. Et les difficultés d’accès à la justice administrative n’ont pas été levées par les récentes réformes du contentieux administratif. Ces dernières ont été conduites avec des éléments de langage relatifs à la simplification du droit et à l’amélioration de l’accès à la justice. Ces discours révèlent aussi une rhétorique de la performance et de l’efficience. Nous allons voir ce qu’il en est.
II. Des réformes en trompe-l’œil ne résolvant pas la problématique de l’accès à la justice administrative
L’accès à la justice administrative semble être la préoccupation de plusieurs réformes récentes du contentieux administratif. Or, les notions suivantes ont guidé ces réformes : simplification[35], performance[36], qualité[37] et dématérialisation des procédures. Nous verrons que derrière un discours qui semble se préoccuper de l’accès à la justice se trouve en fait une rhétorique managériale qui s’applique désormais aux magistrats administratifs. Elle se retrouve dans des réformes qui visent à la simplification du droit qui est une des composantes de l’accès aux juridictions administratives (A). La rhétorique de la performance et de l’efficience de l’action administrative a entraîné des conséquences sur les réformes des procédures contentieuses (B).
A. La simplification du droit comme mirage
La question de l’accès au juge pose celle de l’accès au droit. Les acteurs du droit font de la simplification du droit un des axes de l’accès au droit et aux tribunaux. En 1991 le Conseil d’Etat, il estimait que « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite »[38]. En 2006, le thème du rapport annuel produit par le Conseil d’Etat était « Sécurité juridique et complexité du droit »[39]. Il adresse deux critiques à l’évolution récente du droit, la prolifération des normes juridiques et la formulation des lois, trop générales, trop descriptives. Le Conseil d’Etat invite à une simplification du droit.
Ce rapport a engagé une réflexion sur la qualité du droit et sur la façon de produire des lois. Il fait écho aux jurisprudences qui dégagent deux principes, celui d’intelligibilité du droit[40] et celui de sécurité juridique[41]. Ainsi, en 2003 et 2004, le Parlement a habilité le gouvernement à prendre des ordonnances de simplification du droit. En 2011 et en 2015, des lois de simplification du droit a été adoptée, et en juillet 2019 une loi de simplification concernant le droit des sociétés a été votée[42]. En somme, la simplification du droit s’est installée au cœur des préoccupations du législateur. Cette notion de simplification du droit semble recouper à la fois une préoccupation pour la qualité textuelle de la rédaction des dispositions juridiques et la suppression de certains textes qui semble obsolètes. En ce sens, en 2011, le député Jean-Luc Warsmann rend un rapport au Président de la République sur « La simplification du droit au service de la croissance et de l’emploi, »[43]. Il explique que la simplification du droit permettrait de réduire l’incertitude liée à l’application des règles de droit, donc d’améliorer la sécurité juridique ; et de permettre un meilleur accès et une meilleure compréhension des jugements et des lois. Ainsi, la simplification du droit a un lien avec l’accès à la justice administrative pour a moins deux raisons. Premièrement dans le discours des acteurs politiques, la simplification des textes juridiques permettrait un meilleur accès au droit et à la justice. Deuxièmement la rédaction des décisions des juridictions administratives a été revue dans cette optique.
Concernant la simplification des textes juridiques, pour Jacques Chevallier, elle est le corollaire de la simplification de l’action publique. Il explique que « la préoccupation récurrente en France de « simplification du droit », illustrée depuis les années 2000 par l’adoption d’une série de lois successives et relancée depuis 2012, sous couvert du « choc de simplification » lancé en mars 2013 montre bien que l’amélioration de la qualité de l’action publique est censée passer de manière privilégiée par le vecteur juridique »[44]. Pour lui, la simplification revêt trois aspects : alléger[45] , clarifier[46] , assouplir[47]. Dans tous les cas, « les volontés de simplification rencontrent un ensemble de limites, qui renvoient à l’essence même du droit. »[48]. En effet, Jacques Chevallier explique que les textes juridiques sont le résultat d’un rapport de force politique et que le droit reflète la complexité de notre monde. En tout cas, cette logique de la simplification a engendré des conséquences concrètes pour le contentieux administratif.
Concernant la simplification des décisions de justice, en avril 2012, le groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative a rendu un rapport proposant une réforme des décisions du juge administratif[49]. Plusieurs expérimentations ont eu lieu, et depuis le 1er janvier 2019, l’ensemble des juridictions administratives se voient soumises à une nouvelle rédaction des décisions de justice. Les juridictions utiliseront notamment le style direct, abandonnant le traditionnel « Considérant que ». Elles citent aussi maintenant les décisions du Conseil d’Etat sur lesquelles elles s’appuient. Cette nouvelle rédaction vient heurter les principes auxquels se rattachent les magistrats administratifs traditionnellement. Par exemple, la concision des décisions est une caractéristique à laquelle les magistrats sont attachés mais qui est remise en cause par cette réforme. En effet, si la concision démontre la rigueur du raisonnement, elle peut se réaliser au détriment de la motivation des décisions qui paraît parfois sommaire, voire lapidaire. Le rapport estime qu’une rédaction plus fournie des décisions de justice est « nécessaire aux différents destinataires des décisions de justice, qu’il s’agisse des parties pour comprendre la solution donnée à leur litige – et leurs conseils ont à plusieurs reprises rappelé au groupe de travail qu’une meilleure compréhension des décisions de justice était de nature à réduire le nombre de recours –, ou des justiciables en général et des praticiens qui les conseillent et informent en particulier, pour lesquels les décisions de justice participent de l’élaboration d’un droit positif qui doit présenter un certain degré de prévisibilité. »[50]. Ce groupe de travail a envisagé la rédaction des décisions de justice sous le thème de l’amélioration de l’accès à la justice administrative, tout en adoptant une méthodologie ambigüe. Le rapport montre que « Le groupe est bien conscient que, compte tenu de la technicité de la matière juridique, une décision de justice sera toujours d’une lecture difficile et qu’il serait illusoire de viser une parfaite et immédiate compréhension par tous les citoyens de l’ensemble des jugements et arrêts. Il convient cependant de se demander si le mode de rédaction actuel ne constitue pas un obstacle supplémentaire et inutile à l’accès au droit qu’il serait possible de réduire. »[51] . Ainsi, la réflexion a été engagée uniquement en lien avec les magistrats, les avocats et les universitaires, c’est-à-dire avec les juristes initiés. Ils sont appelés par le rapport « les lecteurs des décisions de justice »[52], mais ce terme ne doit pas nous tromper sur ceux qui lisent réellement les décisions. La nouvelle rédaction des décisions de la justice administrative n’a donc jamais visé à être mieux compris par les justiciables, mais bien par le cercle des juristes, entendu comme le cercle des professionnels du droit et notamment du contentieux. Les administrations ou les justiciables ne font pas partie de l’enquête menée par la commission de ce rapport. Alors que cette commission ne les a pas consultés, elle en déduit pourtant qu’ « Il est rapidement apparu que l’objectif d’amélioration de l’intelligibilité des décisions de justice, […] répond à une attente des justiciables[…] »[53]. A la suite de ce rapport, un Vade-mecum sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative est applicable depuis le 1er janvier 2019. Comme l’explique Clotilde Deffigier, ces réformes concernent plutôt la qualité formelle des décisions : « Un premier bilan peut être tire de ces évolutions ; ainsi si la qualité formelle permet une lecture facilitée des décisions de justice, la recherche d’une qualité substantielle ne résout sans doute pas toutes les difficultés de compréhension de la décision par le justiciable. »[54]. Par ailleurs, Fabrice Melleray fait remarquer que cette nouvelle rédaction n’empêche pas les juridictions de faire preuve d’un « raisonnement très ramassé illustrant que la réforme de la rédaction des arrêts du Conseil d’État peut parfaitement se marier avec les canons du classicisme et de la brièveté »[55].
En effet, le vernis de la simplification ne résout pas la question qu’il faut disposer de capital juridique et procédural significatif pour pouvoir comprendre les textes juridiques. Elle ne règle pas la question qui pourrait se poser aux cas de non-recours à la justice administrative. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, le non-recours s’identifie lorsque : « les ressortissants des politiques publiques n’utilisent pas les prestations ou les services auxquels ils ont droit. »[56]. Le non-recours correspond à une situation ou une personne qui a droit à une prestation fournie par un service public n’y a pas recours. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, la question du non-recours pose une question démocratique. Par ailleurs, une étude de psychologie sociale s’intéressant au non-recours à la justice démontre que l’accès au droit est autocensuré pour certains requérants peu dotés en capital juridique. Ces raisons sont multiples. Cette étude démontre qu’il existe une défiance envers les institutions judiciaires, une critique de la justice vue comme trop longue et complexe et une réticence à accéder à la justice perçue comme trop impressionnante[57]. La simplification ne résout donc pas la question de la perte de confiance dans des procédures qui paraissent inaccessible et une justice jugée trop complexe. La loi de programmation de la justice de 2018-2022 explique dans l’exposé des motifs que : « Le Gouvernement souhaite engager une réforme de la justice pour rendre plus effectives les décisions des magistrats, donner plus de sens à leurs missions et rétablir la confiance de nos concitoyens dans notre justice. ». Ce sont pourtant d’autres motivations qui paraissent avoir guidées les dernières réformes de la justice administratives, tournées vers une logique budgétaire.
B. Une rhétorique de l’amélioration de l’accès masquant des réformes tournées vers une logique de performance de l’action publique
Afin de revenir sur ces réformes et sur la question des moyens alloués, il faut exposer quelques chiffres importants. En 2018, le Conseil d’Etat a jugé 9583 affaires. Le délai prévisible de jugement était d’entre 6 et 7 mois. Les cours administratives d’appel ont jugé 32 854 affaires avec un délai prévisible moyen de jugement entre 10 et 11 mois. Elles ont enregistré 33 773 affaires. Les tribunaux administratifs ont jugé 209 618 affaires, avec un délai prévisible moyen de jugement est situé entre 9 mois et 10 mois. Ils en ont enregistré 213 029 affaires. Les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel ont jugé en 2018 entre 4 et 5 % d’affaires en plus qu’en 2017. Le délai prévisible moyen de jugement diminue, mais le nombre d’affaires enregistrées continue lui d’augmenter chaque année entre 2 et 5% par an. Ces chiffres permettent de constater que le contentieux administratif est en constante augmentation et que les délais de jugement se sont fortement réduits.
L’augmentation du contentieux a conduit à de nombreuses réformes pour réduire les délais de jugement. La question des réformes et mesures prévues pour la justice administrative et à lire en parallèle de la problématique relative aux moyens financiers et humains dont disposent les tribunaux administratifs. Lucie Cluzel-Métayer et Agnès Sauviat démontrent que la logique de performance de l’action administrative amenée par la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) de 2001 et la révision générale des politiques (RGP) de 2007 a largement débordé sur le domaine du contentieux administratif[58]. Le budget des juridictions administratives est d’environ 400 millions d’euros[59] pour 2019. En pratique, les magistrats administratifs, dans leurs fonctions contentieuses, sont soumis à des objectifs et des indicateurs de performance associés à ce budget[60]. L’objectif n°1 est réduire les délais de jugement. L’indicateur de performance associé est le délai moyen constaté de jugement des affaires et la proportion d’affaires non encore jugée depuis 2 ans, qui est appelé « affaires en stock ». L’objectif n°2 est de maintenir la qualité des décisions juridictionnelles ; l’indicateur de performance est le taux d’annulation des décisions juridictionnelles. L’objectif n°3 est d’améliorer l’efficience des juridictions. L’indicateur de performance retenu est le nombre d’affaires réglées par magistrat. En 2016 le nombre d’affaires réglées par magistrat était de 91 pour les membres du Conseil d’Etat et de 84 en 2018. Il était de 116 dans les cours administratives d’appel et 120 en 2018, 250 en tribunal administratif et 260 en 2018. Le nombre d’affaires réglées par agent de greffe est calculé aussi. En 2018 170 au Conseil d’Etat ; 130 en cour administratives d’appel et 220 en tribunaux administratifs. Ainsi, les magistrats administratifs et les agents de greffe voient leur travail évalué par des outils qui mesurent leur performance. Cette performance se mesure notamment au nombre d’affaires traitées.
On constate que même si le délai se réduit, les affaires en stock augmentent de manière continue. Afin de réduire les stocks d’affaires, plusieurs réformes ont été mises en œuvre. Elles ont conduit à faire traiter des affaires par un juge unique dérogeant au principe de collégialité. Aussi, la justice administrative a connu une dématérialisation et une suppression de l’appel dans certaines procédures. Pour Gustave Peiser ces réformes peuvent avoir un effet pervers. Il explique : « J’ai appris, puis enseigné, qu’il s’agissait dans les deux cas d’une avancée fondamentale pour l’accès à la justice administrative. Prenons garde que les mesures prises aujourd’hui – juge unique, suppression de la possibilité d’appel, obligation d’avocat – n’aient un effet inverse et ne découragent certains requérants dont les requêtes mériteraient d’être mieux étudiées sans accumuler les obstacles. »[61]. Cette rhétorique de la simplification et de l’amélioration de l’accès à la justice crée un certain malaise, car on peut douter d’un meilleur accès à la justice pour les requérants. Les objectifs de performance semblent être une justification au regard d’un impératif de gestion budgétaire venu de la loi de programmation de la justice pour 2018-2022[62] plutôt qu’une réelle avancée pour les requérants.
C’est ainsi que le traitement des recours par un juge unique, pensé pour accélérer le traitement des recours, a été élargi. Le Conseil Constitutionnel a estimé que le recours au juge unique ne porte pas atteinte au principe d’égalité ni au principe des droits de la défense[63]. Par ailleurs, la suppression de l’appel dans certains contentieux en urbanisme marque la volonté que les projets ne soient pas ralentis par le recours au juge pour les contester. Récemment, la suppression de l’appel pour la Tour triangle et la suppression de voies de recours contre les projets d’urbanisme liés aux Jeux Olympiques de 2020 ont suscité le débat. C’est la loi ELAN de 2018 qui prévoit cette suppression[64] la rendant applicable aux « constructions et opérations d’aménagement dont la liste est fixée par décret, situées à proximité immédiate d’un site nécessaire à la préparation, à l’organisation ou au déroulement » des Jeux « lorsque ces constructions et opérations d’aménagement sont de nature à affecter les conditions de desserte, d’accès, de sécurité ou d’exploitation » de ce site pendant les épreuves olympiques ». Un décret de 2019 fixe cette liste [65]. Il dresse la liste des constructions et opérations concernées par ce régime contentieux particulier, mentionne le projet de la Tour Triangle. La loi ELAN et ce décret permettent des procédures d’urbanisme accélérées et simplifiées, qui visent notamment à réduire les éléments de participation du public sur ce projet alors même qu’il n’a pas de lien avec l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. C’est la Cour administrative d’appel de Paris qui s’est vu attribuer ces contentieux[66]. Elle jugera en premier et dernier ressort, des opérations d’urbanisme, d’aménagement et de maîtrise foncière afférentes aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024. La voie de l’appel est donc supprimée à compter du 1er janvier 2019. De même dans les litiges concernant les recours contre des autorisations d’urbanisme, dans les « zones tendues ». Depuis un décret du 1er octobre 2013, les tribunaux administratifs sont compétents en premier et dernier ressort et dans d’autres cas, ce sont les cours administratives d’appel qui sont compétentes en premier et dernier ressort[67].
La dématérialisation du traitement des dossiers sert aussi parfois à gérer un manque de moyen volontaire, comme c’est le cas des tribunaux administratifs d’outre-mer[68]. La dématérialisation des procédures en outre-mer a été prévue par la loi de 2004 de simplification du droit habilitant le gouvernement à prendre des mesures dans le cadre d’ordonnances[69]. L’article L. 781-1 du code de justice administrative prévoit des dispositions particulières pour ces tribunaux, et notamment des audiences par communication audiovisuelle au cas où aucun magistrat ne soit présent. Des magistrats se trouvent ainsi affectés simultanément dans plusieurs tribunaux[70]. Or, les longues distances entre les sièges de ces juridictions et les difficultés éventuelles de transport rendent les délais de déplacement parfois incompatibles avec les nécessités de la justice. C’est ainsi, en particulier, qu’il peut être difficile, voire impossible, de respecter le délai de quarante-huit heures prévues par l’article L. 521-2 du code de justice administrative en matière de référé-liberté. Il n’existe pas de cour administrative d’appel dans ces territoires, la cour administrative d’appel est soit celle de Bordeaux[71], soit celle de Paris. De plus, les moyens audiovisuels qui permettent de mener les audiences, au cas où aucun magistrat ne soit présent, peuvent être défaillant. Ainsi, le Conseil d’Etat a considéré qu’il n’était pas possible que l’audience ait lieu par téléphone portable. Dans le cadre d’un référé, aucun magistrat ne se trouvait à Saint-Pierre-et-Miquelon, l’audience se passait donc à distance avec un magistrat situé au tribunal administratif de la Martinique. La greffière du tribunal administratif de Saint-Pierre-et-Miquelon a été obligée d’utiliser son propre téléphone portable pour que l’audience ait lieu car le dispositif de visioconférence ne fonctionnait pas. Le Conseil d’Etat a estimé que cette audience ne s’était pas tenue dans des conditions régulières car l’audience doit se faire en visioconférence et non seulement par un seul dispositif audio[72].
Cette situation pose la question des moyens alloués aux juridictions administratives pour les prochaines années. La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[73]comporte des dispositions relatives aux juridictions administratives. Sous le vocable d’« Alléger la charge des juridictions administratives », au Titre III de la loi, plusieurs mesures sont prévues visant à faire revenir dans les tribunaux des magistrats honoraires et à instaurer un statut de juriste assistant. Concernant les magistrats honoraires cette mesure vise à élargir les possibilités de recours aux magistrats honoraires qui existaient déjà. Ils pourront siéger en formation collégiale, en juge unique ou en juge des référés. Concernant les juristes assistants, il est prévu qu’ils soient des contractuels de la fonction publique de catégorie A, titulaires d’un diplôme de doctorat en droit ou sanctionnant une formation juridique au moins égale à cinq années d’études supérieures après le baccalauréat avec deux années d’expérience professionnelle dans le domaine juridique. Ces assistants seraient recrutés pour une durée de trois ans renouvelable une seule fois. Les mesures prévues par cette loi sont mises à mal par un rapport sénatorial[74]. Ce rapport estime que les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs sont les « laissés-pour-compte » de ce budget[75]. Il constate une augmentation continue des contentieux et des moyens insuffisants pour traiter les recours, ce qui entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats. Pour lui, la loi de programmation des finances publiques[76] pour les années 2018 à 2022 « a prévu pour cette période une dotation supplémentaire de 35 emplois pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, soit une augmentation cumulée sur quatre ans de 1 % seulement des effectifs totaux de ces juridictions (2 693 personnes en 2018). Pour 2019, seuls 10 ETPT seront créés à destination de ces juridictions. ». Selon le sénateur « ces créations d’emplois à destination des autres juridictions administratives sont insuffisantes compte tenu de l’augmentation constante de leur activité, observée ces dernières années, liée à la progression des contentieux de masse (contentieux des étrangers, contentieux sociaux, contentieux de la fonction publique…) et à la dévolution de nouvelles compétences par le législateur. »[77] . Le sénateur indique que ce manque de moyens entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats et donc sur le traitement des dossiers. Il s’appuie pour cela sur un baromètre social établi par le Conseil d’Etat en 2017. Le sénateur regrette que « le premier baromètre social établi en 2017 par le Conseil d’État révélait que la charge de travail est ressentie comme excessive par 60 % des magistrats, et comme inconciliable avec la vie privée par 55 % d’entre eux. Par ailleurs, les jours d’arrêts maladie ont augmenté de 11 % chez les magistrats et de 18 % chez les agents de greffe entre 2016 et 2017. »[78]. Lors de son déplacement au tribunal administratif de Dijon, le sénateur qui a rédigé le rapport explique que « les magistrats et personnels administratifs rencontrés par votre rapporteur l’ont alerté sur l’impossibilité pour les juridictions administratives de continuer à faire face à leurs missions sans moyens supplémentaires. ». Par ailleurs, l’Union Syndicale des Magistrats Administratifs démontre que le manque de moyens conduit à une dégradation de la justice rendue. Dans son avis pour le projet de loi de finances pour 2020, elle estime que « seules 34 % des décisions sont désormais rendues dans un cadre collégial. Or, le juge statuant seul assume des décisions humainement difficiles, sur lesquelles le défaut de confrontation des points de vue constitue véritablement une perte de garantie pour le justiciable. Parallèlement, le juge ainsi exposé, et il le sera plus encore avec l’usage des algorithmes de profilage, voit sa légitimité s’effriter. »[79]. Elle explique aussi que paradoxalement toutes les procédures pensées pour simplifier et accélérer la procédure contentieuse entraînent une charge de travail supplémentaire qui ralentit le traitement des dossiers. Elle réclame une augmentation des moyens à hauteur de l’augmentation des contentieux. Ainsi, la rhétorique de l’amélioration de l’accès à la justice administrative masque mal des réformes tournées vers une logique de performance et d’efficience selon des critères budgétaires.
La question de l’accès aux juridictions administratives est indissociable d’un questionnement sur l’Etat de droit et la démocratie. En effet, l’accès aux juridictions administratives est une condition essentielle du principe de légalité qui s’applique à l’Etat de droit. Les réformes de la justice administrative ont vu la rationalité budgétaire apparaître et imposer un discours de performance et d’efficience. Cette rationalité se drape dans un discours centré sur l’amélioration de l’accès à la justice. Mais les réformes et les budgets ne semblent pas adaptés aux besoins des tribunaux pour faire face à l‘augmentation des recours. De plus, la suppression des voies d’appel et le traitement par voie d’ordonnance ne donneront semblent pas insuffler un sentiment de confiance dans une justice administrative, mal connue de la plupart des citoyens. Aussi, l’augmentation de certains contentieux, comme le contentieux des étrangers est la conséquence d’un durcissement des politiques à l’égard de certaines catégories d’administrés et non d’un meilleur accès aux juridictions. Dans ces conditions, la garantie de l’Etat de droit par la juridiction administrative glisse d’une conception substantielle à une conception matérielle, elle paraît renoncer à certains principes démocratiques d’accès au tribunal et de droit à un recours effectif pour se centrer sur la réduction des stocks d’affaires évaluée d’un point de vue comptable.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 376
[2] Projet de décret portant application de la loi n° 91- 647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[4] Décret n° 2020-1717 du 28 décembre 2020 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[5] Alexis Spire, Katia WEIDENFELD, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, n° 79, n°3,2011, pp.689‑713.
[6] Michel Van De Kerchove, François Ost, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987.
[20] Loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, JORF n°151 du 1 juillet 2000 page 9948
[21] René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008, p.467.
[22] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, volume 79, n°3, 2011, pp.689‑713 ; Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Obtenir justice, une affaire de capital ? », Délibérée, volume 7, n°2, 20 juin 2019.
[23] René Chapus, Droit administratif général, Tome 1, 15ème édition, Paris, Montchrestien, 2001 ; René Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008.
[24] Note sous CE 8 décembre 1899, Ville d’Avignon
[29] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural » op. cit. p.692.
[31] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.6.
[32] Par exemple qualifié de « familier de la juridiction administrative » par Bruno Genevois, « Le GISTI : requérant d’habitude ? La vision du Conseil d’État », in Défendre la cause des étrangers en justice, Dalloz, 2009, p.79.
[33] Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, volume 64, n°1, 1986, pp.3‑19.
[34] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.5.
[35] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, pp.205‑214.
[36] Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[44] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, p.206.
[45] « Les politiques de simplification visent en tout premier lieu à endiguer l’inflation normative », Ibid. p.206
[46] « La simplification de l’action publique suppose l’amélioration de la qualité du dispositif juridique par lequel elle transite et qui assure sa concrétisation : il s’agit de veiller à une meilleure formulation des textes », Ibid. P.209
[47] « Manifestant le passage à une « gouvernementalité coopérative » (Serverin-Berthaud, 2000). Le mouvement est indissociable de l’essor de techniques plus souples, relevant de ce que l’on a pu appeler une « direction juridique non autoritaire des conduites » (Amselek, 1982) : les textes indiquent des « objectifs » qu’il serait souhaitable d’atteindre, fixent des « directives » qu’il serait opportun de suivre, formulent des « recommandations » Ibid. p.210
[49] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. Voir https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/groupe-de-travail-sur-la-redaction-des-decisions-de-la-juridiction-administrative-rapport-final
[50] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. P.10
[51] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.11
[52] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[53] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[54] Clotilde Deffigier, « Qualité formelle et qualité substantielle des décisions de justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n° 3, 2016, p.764.
[55] Fabrice Melleray, « Les documents de portée générale de l’administration », RFDA, 2020, p. 801.
[56]Héléna REVIL, Philippe Warin, Non-recours, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p.398.
[57] Arnaud Beal, Nikos Kalampalikis, Nicolas Fieulaine, Valérie Haas, « Expériences de justice et représentations sociales : l’exemple du non-recours aux droits », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, numéro 103(3), 2014, pp.549-573.
[58]Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[59] « Le budget de l’ensemble des juridictions administratives gérées par le Conseil d’État figure, dans le cadre de la loi de finances, au programme 165 de la mission “Conseil et contrôle de l’État”. Dans la loi de finances pour 2018, ce programme bénéficie d’autorisations d’engagement pour un montant de 419 369 485 euros et de crédits de paiement pour un montant de 405 242 970 euros (états législatifs annexés à la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018, état B). Le plafond d’emplois autorisés pour ce programme en 2018 est de 3 953 : 227 membres en activité au Conseil d’État, 1 238 magistrats administratifs, 896 agents de catégorie A, 409 agents de catégorie B et 1 183 agents de catégorie C.
[64] L’article 20 de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi ELAN) a modifié l’article 12 de la loi n° 2018-202 du 26 mars 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 en prévoyant un régime spécifique [visé à l’article L. 300-6-1 du code de l’urbanisme]
[66] Décret n° 2018-1249 du 26 décembre 2018 modifiant le code de justice administrative
[67] C’est-à-dire dans les litiges relatifs aux permis de construire tenant lieu d’autorisation d’exploitation commerciale. Et dans les litiges relatifs aux permis de construire et aux décisions de non-opposition à déclaration préalable concernant les éoliennes terrestres.
[68] Les dispositions, propres aux tribunaux administratifs d’outre-mer, sont issues de l’ordonnance no 2005-657 du 8 juin 2005 et ont été prises sur le fondement de l’habilitation donnée au Gouvernement par le législateur par les dispositions de l’article 57 de la loi no 2004-1343 du 9 décembre 2004. Il existe douze territoires d’outre-mer : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, La Nouvelle-Calédonie, La Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres Australes et Antarctiques Françaises et les îles de Wallis-et-Futuna Environ 3 millions de personnes y habitent. Il y a des tribunaux administratifs à Basse-Terre : Guadeloupe ; Cayenne : Guyane ; Mamoudzou : Mayotte ; Mata-Utu : îles Wallis et Futuna ; Nouméa : Nouvelle-Calédonie ; Papeete : Polynésie française, Clipperton ; Saint-Denis : Réunion, Terres australes et antarctiques françaises ; Saint-Barthélemy : Saint-Barthélemy ; Saint-Martin : Saint-Martin ; Saint-Pierre : Saint-Pierre-et-Miquelon ; Schœlcher : Martinique.
[69] Extrait du projet de loi : « « Aussi est-il souhaitable de permettre aux membres de ces juridictions, lorsqu’il leur est matériellement impossible de rejoindre le lieu de l’audience dans les délais imposés par la loi ou exigés par la nature de l’affaire, de siéger et, pour le commissaire du Gouvernement, de prononcer ses conclusions, dans un autre tribunal dont ils sont membres, ce dernier se trouvant relié, en direct, à la salle d’audience, par un moyen de communication audiovisuelle. » http://www.assemblee-nationale.fr.iepnomade-1.grenet.fr/12/projets/pl1504.asp
[70] Voir les articles R. 223-1 et R. 223-2 du code de justice administrative
[71]Article R. 221-7 du CJA : Bordeaux : ressort des tribunaux administratifs de Bordeaux, Limoges, Pau, Poitiers, Toulouse, Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon ; […] Paris : ressort des tribunaux administratifs de Melun, Paris, Wallis-et-Futuna, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française.
[72] CE 24 oct. 2018, Sté Hélène et fils, no 419417
[74] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[76] Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques
[77]Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[78] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
Mise à jour 2021 : pourquoi une nouvelle chronique…
… lorsque les funérailles d’une notion semblent déjà annoncées ?
Vivent les Transformations du Service Public !
L’indéfinissable service public, suite à de multiples crises, ne serait pas le critère du droit administratif. A l’Université, formellement au moins, la notion de service public – en milieu académique – semble avoir perdu du terrain : de l’influence et de la consistance. On se souvient en ce sens qu’il exista (ce qui n’est plus le cas), en droit public, un sinon plusieurs courants que de nombreux collègues ont qualifié d’Ecole des fins ou d’Ecole du Service Public et auxquels participèrent les grands Léon Duguit, Gaston Jèze, Louis Rolland ou encore André de Laubadere. On se souvient également qu’à Toulouse, le doyen Maurice Hauriou – même si on l’a associé à une Ecole des moyens dite de la Puissance publique – avait aussi su faire du service public la notion cardinale de notre droit administratif.
La chose serait désormais entendue : le service public ne serait pas le critère du droit administratif français même si d’aucuns y crurent mais il y a gardé – c’est indéniable – une place fondamentale ainsi qu’en témoigne le dossier « 50 nuances de droit administratif » au Journal du Droit Administratif ; dossier qui – en 2017 – présentait la notion de service public (devant celle de puissance publique mais souvent associée à elle) comme notion la plus « motrice » du droit administratif.
Autrement dit, malgré les crises répétées (celle des natures multiples du service public : Spic, Spa et d’autres encore ; celle du critère ou plutôt de l’indice organique ; celle de l’établissement public ; celle de l’interventionnisme public ; celles du libéralisme économique ; celles du socialisme municipal et de l’interventionnisme de crise ; celles européennes et / ou de la mondialisation ; celles dites des « doubles visages » et des « visages inversés » ; etc.) le service public et sa notion demeurent au cœur du droit administratif français.
Et, même s’il est toujours délicat (et sûrement risqué) de vouloir définir une notion qui ne peut que s’identifier parce qu’elle repose sur l’intérêt général par définition fluctuant ou l’interdépendance sociale pour reprendre les termes de Duguit, force est de constater que le service public semble bien enraciné dans notre patrimoine juridique national.
Si l’on a repris, ci-dessus, le début de l’éditorial ayant créé en 2017 la présente chronique c’est bien parce qu’à nos yeux le constat n’a toujours pas changé. On renvoie cependant audit éditorial in extenso.
Des transformations du service public. C’est en effet fort des constats énoncés en 2017, que nous avons imaginé puis proposé aux membres du Journal du Droit Administratif la création d’une chronique (à périodicité encore indéterminée) ayant pour double objectif la mise en avant de l’actualité du droit du service public et – à plus long terme – la rédaction collective d’un ouvrage sur les transformations du service public, ouvrage qui se nourrira de la présente chronique[4]. En effet, si le droit du service public n’est pas encore manifestement défunt, il importe de s’en préoccuper et d’analyser ses transformations car il est tout aussi manifeste que celles-ci sont importantes. Le droit du service public contemporain n’est pas ou plus celui des années précédentes. La notion est toujours motrice pour le droit administratif français et pour ses normes et jurisprudences en particulier mais il importe d’en comprendre les mutations.
Pour ce faire, il est donc proposé d’ouvrir et aujourd’hui dd’actualiser, une chronique axée sur les quatre éléments suivants : identification(s) du service public (I), Transformation(s) (II), Régimes juridiques (III) et droits comparés (IV).
La chronique est détaillée ci-dessous et des liens renvoient aux articles pertinents avec leur date de publication (octobre 2017 pour la 1ère chronique ; novembre 2021 pour la deuxième).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 375.
« Dôme de chaleur »[1]. La puissance de l’expression laisse deviner l’écrasante réalité qu’elle désigne, cette oppressante et inévitable force qui s’insinue jusque dans les foyers les mieux climatisés pour ramener l’être humain à la précarité de sa survie sur la planète qui l’a vu naître. Quant à l’origine du phénomène, seuls les plus téméraires se refusent encore à le nommer tandis que les autres l’ont tous sur le bout des lèvres : le réchauffement climatique. Seulement voilà, la rengaine écologiste n’est plus qu’une simple incantation tout juste bonne à effrayer les plus jeunes et à désintéresser les plus âgés. Le réchauffement est là, tangible, dans l’eau qui s’évapore et assèche les sols, dans les nuages qui se rassemblent et noient les habitations, dans les terrains qui glissent et emportent avec eux la vie des riverains. Comme une invisible prison de verre qui se révèle lorsque la mouche en heurte les bords, le piège du réchauffement climatique se referme peu à peu sur les humains qui s’agitent encore. Tandis que certains s’abîment dans leur ignorance entretenue, et que d’autres s’aveuglent face à la vérité dérangeante, surgit au milieu de la mêlée le sursaut de nombreux déterminés à identifier les responsables et à leur faire adopter des solutions efficaces.
« L’Affaire du Siècle », élan militant, est à ranger parmi les procès climatiques[2] qui apparaissent et semblent devoir se multiplier partout dans le monde. Désireuses de voir l’Etat mis face à ses obligations dans la lutte contre le réchauffement climatique, quatre associations requérantes se sont vues reconnaître l’intérêt à agir en responsabilité pour préjudice écologique devant le tribunal administratif de Paris. Sous une appellation intrigante, dont on ne sait a priori si elle vient châtier les excès du XXème siècle ou prétend s’illustrer dans le jeune XIXème siècle, la volonté manifeste est d’obtenir du système judiciaire qu’il contraigne les dirigeants politiques à une action de lutte contre le réchauffement climatique plus ambitieuse et engagée. L’affaire vient après une saisine du Conseil d’Etat qui attaque elle aussi la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre adoptée par le gouvernement. L’excès de zèle entre les deux ne manquent pas de s’illustrer par une revendication toujours plus renforcée au droit de s’appeler la « décision historique » alors que si les requérants ne sont pas les mêmes, les associations qui suivent avec intérêt le résultat des deux procédures sont identiques. En laissant de côté la prétention mémorable, il est indéniable que les procès climatiques sont l’écho d’une prise de conscience croissante de l’opinion publique sur les problématiques environnementales, ainsi que l’attestent les marches pour le climat, la Convention citoyenne ou encore la loi adoptée par le Parlement[3]. Les juges eux-mêmes ont progressé dans leur prise en compte de l’environnement, à l’image du Conseil constitutionnel qui le reconnaît maintenant comme « patrimoine commun de l’humanité »[4]. Reste que, depuis plus d’un siècle déjà, les juristes savent que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés »[5]. S’appuyer, comme le font les requérantes, sur un régime de responsabilité de droit civil pour poursuivre LA personne morale de droit public du fait de sa carence à agir contre le réchauffement climatique nécessitait une dose d’optimisme et un volontarisme remarquables.
En faisant mentir les plus sceptiques[6], l’Affaire du Siècle a réussi à faire reconnaître devant le juge administratif la responsabilité de la France dans le préjudice écologique du réchauffement climatique. L’exploit n’échappe pas à quelques écueils, le plus notable sans doute étant celui de l’intérêt à agir et du préjudice moral des requérantes qui deviennent confusément identiques. D’autres l’expliquent de manière efficace[7], la raison de ce curieux résultat vient de la transposition du préjudice écologique, régime de droit civil, devant le juge administratif, qui a sa façon de concevoir la responsabilité administrative. C’est pourquoi se sont mélangés l’intérêt à agir reconnu largement dans la lettre du préjudice écologique et celui reconnu traditionnellement par le droit administratif au titre des associations comme étant un intérêt collectif lésé. Le résultat est à la fois fortuit et insatisfaisant. Si d’un côté il facilite la reconnaissance des prétentions des requérantes, il le fait en mettant au même niveau des associations qui pourtant n’ont ni le même statut ni exactement la même activité. De l’autre, le jugement rejette les interventions d’associations, notamment de défense de l’agriculture ou du droit au logement, tout en reconnaissant que ces thématiques sont bien directement concernées par le réchauffement climatique. La cohérence de la solution souffre peut-être de l’inégalité dans la qualité des requêtes. Reste qu’il ne s’agit là que d’un point de procédure qui n’intéressera pas tant ceux qui sont venus pour le coeur de l’affaire qui demeure avant tout la question de savoir quels moyens sont à la disposition des justiciables pour contraindre l’Etat à agir dans la lutte contre la menace environnementale.
De ce point de vue, les requérantes ont fait feu de tout bois, allant jusqu’à créer de toute pièce des instruments de droit foncièrement ambitieux. Ainsi se démarquent « une obligation générale de lutter contre le changement climatique » fondée sur la Charte de l’environnement et un « principe général du droit de chacun de vivre dans un système climatique soutenable, exigence préalable à la promotion du développement durable et à la jouissance des droits de l’homme pour les générations actuelles et futures » qui « résulte tant de l’état général du droit, international et interne, que des exigences de la conscience juridique du temps et de l’Etat de droit ». L’un et l’autre partagent cette volonté criante de rassembler l’arsenal juridique le plus étendu pour définitivement coincer l’Etat et lui faire adopter une législation à la hauteur des attentes, non seulement des requérantes, mais aussi des experts sur les rapports desquels tous se basent jusqu’aux juges. A cet égard, l’Affaire du Siècle est une démonstration de la complexité avec laquelle les décisions de justice peuvent être rendues lorsqu’elles se penchent sur des phénomènes essentiellement extérieurs au milieu du droit. Pour ce qui est du réchauffement climatique, il est manifeste qu’au-delà de son existence, reconnue unanimement sur la base des rapports d’experts, l’identification de ses causes et des moyens de lutte contre lui cristallise la tension créée entre les requérantes et les juges. Alors que les premières s’attaquent tout à la fois aux objectifs fixés par la loi française et aux mesures prises sur l’émission de gaz à effet de serre, l’efficacité énergétique, la part d’énergie renouvelables, le transport, le bâtiment et l’agriculture, le tribunal recentre son attention sur la seule émission de gaz à effet de serre, au détriment donc des autres « politiques sectorielles »[8] qui ne sont pas retenues pour l’examen de la responsabilité. De la même façon le tribunal évite le piège du droit européen des droits de l’Homme en ne se fondant pas sur les articles de la Convention pourtant utilisés par les associations. La précaution lui permet de ne pas avoir à se prononcer sur l’obligation positive qui découle de l’article 2[9] et pourrait être appliquée au réchauffement climatique grâce à un effort d’appréciation particulièrement souple[10]. Il ne faut pas en douter, loin du battage médiatique dont elle peut faire l’objet, l’Affaire du Siècle est bien une décision prise avec mûre et mature réflexion.
Si GreenPeace France, Oxfam, l’association Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement, les requérantes, sont reconnues assez maladroitement dans leur intérêt à agir et leur préjudice moral, elles peuvent se satisfaire d’avoir su amener à prendre pied là où le gouvernement perdait le sien. Le doute pourtant était permis tant la technique du préjudice écologique était à la fois si intuitivement liée au réchauffement climatique et si techniquement complexe à manier dans ce sens.
Le tribunal ne manqua pas, en reconnaissant la responsabilité de l’Etat dans la réalisation du préjudice que constitue le réchauffement climatique, de faire entrer la justice française dans l’une des problématiques majeures du monde contemporain. Le jugement allie l’expertise scientifique et la technique juridique au profit d’une véritable prise de conscience écologique (I) et tente de livrer une solution adaptée, fruit d’une réflexion manifestement impactée par l’enjeu auquel elle est confrontée (II).
I/ L’affirmation claire d’une prise de conscience écologique
Le juge administratif dans sa décision se saisit des questions environnementales sans ambiguïté en reconnaissant la réalité du réchauffement climatique. C’est bien la réception de ce phénomène en droit qui suscite toutes les attentions (A) accompagnée de son corollaire non moins important qui est la responsabilité imputable à l’Etat dans sa survenance (B).
A. La traduction juridique d’un réchauffement climatique
Atmosphère ? Est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ? L’application du préjudice écologique à la problématique du réchauffement climatique paraît assez intuitive pour ce qui est à la fois la conséquence et la cause d’atteintes aux fonctions des écosystèmes[11]. Elle n’en demeure pas moins assez audacieuse, ne serait-ce que par sa transposition du droit civil au droit administratif. A cet égard, ce sont les conclusions de la rapporteure qui expliquent la faisabilité du passage d’une branche du droit à l’autre en reconnaissant le préjudice écologique non pas comme un régime de responsabilité dont la transposition serait discutable mais comme une catégorie de préjudice qui voyage donc plus aisément[12]. L’application du schéma du préjudice écologique au réchauffement climatique reste néanmoins source de réflexion notamment du fait de la nature du phénomène qu’elle entend juridiciser.
Un peu de technique juridique Le principe du préjudice écologique est assez simple. Il s’agit d’une responsabilité qui propose de sanctionner le pollueur ou celui qui porte atteinte à l’écosystème[13]. Depuis l’affaire de l’Erika[14] qui posa les jalons sur lesquels s’est bâti le préjudice, son utilisation s’accroît ainsi que la compréhension de son système. Ainsi, comme toute responsabilité, le préjudice écologique repose sur un fait générateur qui cause un dommage apprécié objectivement par l’impact sur des écosystèmes. Le but est de permettre la réparation d’un préjudice distinct de celui des victimes jusque-là identifiables, que ce soit par leur préjudice patrimonial ou moral[15]. Une spécificité toutefois réside dans la réparation du préjudice dont le texte prévoit qu’elle doit se faire en priorité par nature[16]. Il faut comprendre par-là que le préjudice écologique permet d’imputer au pollueur la charge de la dépollution du site atteint, charge qui reposait auparavant sur des personnes physiques ou morales dévouées à la protection de l’environnement mais qui pouvaient être privées de la réparation du préjudice lié au coût de la dépollution si elles étaient déjà victimes de préjudices personnels, ce qui était très souvent le cas. Le schéma de responsabilité est donc aisément lisible : une personne physique ou morale (responsable) qui a pollué (fait générateur) et causé directement et certainement (lien de causalité à prouver) une atteinte à l’écosystème (dommage) doit en assurer la dépollution (réparation en nature) ou si celle-ci est impossible compenser financièrement les personnes morales chargées de la défense de l’intérêt lésé (réparation en dommages et intérêts).
C’est ici que se révèle toute la subtilité de l’application du préjudice écologique au réchauffement climatique. En effet, la logique voudrait que l’Etat soit poursuivi pour la cause du phénomène. Or, après avoir magistralement reconnu sa réalité, les juges en identifient sans ambiguïté l’origine : l’émission de gaz à effet de serre[17]. Dès lors, en suivant le principe du préjudice écologique, l’Etat pourrait tout à fait être reconnu responsable de sa production de gaz à effet de serre et condamné à réparer le dommage qu’elle cause, au moins au titre des activités qui dépendent de lui. Ce n’est toutefois pas le sens du jugement, en raison d’abord de la demande des requérantes. En effet, les associations n’engagent pas la responsabilité de l’Etat en tant que pollueur, mais en tant que puissance normative. Autrement dit, elles reconnaissent implicitement ce que les juges consacrent tout aussi discrètement, à savoir que si l’Etat est bien émetteur de gaz à effet de serre, il ne saurait être inquiété sur ce chef. La justification paraît toute pragmatique tant il est complexe d’imaginer, pour l’instant du moins, un Etat qui fonctionne sans émettre de gaz à effet de serre. Une raison peut également être suggérée au niveau de la réparation, qui voudrait selon la logique du préjudice écologique que les gaz à effet de serre soient nettoyés de l’atmosphère, ce qui est à l’heure actuelle hors de portée de l’action humaine. Enfin, il est possible de trouver dans la neutralité carbone la confirmation de l’idée selon laquelle produire des gaz à effet de serre n’est pas en soi source de responsabilité, tant que cette production est suffisamment compensée par la capacité de l’environnement à les absorber. Reste en tout cas que la responsabilité de l’Etat n’est pas engagée au titre des gaz qu’il contribue à émettre.
Si l’Etat est poursuivi, c’est en tant que puissance normative capable de contraindre avec la force de la loi à la diminution de l’émission de gaz à effet de serre[18]. Car en effet, pour ce qui est du réchauffement climatique, l’enjeu est à la réduction de sa cause, elle-même déterminée par des objectifs fixés dans la loi en tant que budgets-carbone. C’est pourquoi le jugement parle de « l’aggravation » du préjudice écologique qu’est le réchauffement climatique[19]. Tout en reconnaissant que la responsabilité était constituée, les juges déplacent la réflexion sur la question de la réparation. Pour bien le comprendre, il faut reprendre le raisonnement du tribunal, éclairé par les conclusions de la rapporteure.
Genèse climatique Tout part de 1990, qui devient l’année charnière à partir de laquelle est reconnu le réchauffement climatique. Requérantes comme juges reprennent les étapes datées de la progressive prise en compte du phénomène jusqu’à l’engagement de l’Etat dans une série de mesures, symboliques et contraignantes, pour lutter contre lui[20]. De plus, la nature du réchauffement climatique oblige les juges à manipuler savamment la technique du préjudice écologique. Sa cause, les gaz à effet de serre, a une durée de vie incroyablement longue[21] qui en fait une menace anthropique, c’est-à-dire qu’elle se cumule avec le temps. Cet élément est pris en compte par le tribunal qui ne manque pas de souligner que la responsabilité en jeu se mesure à l’aune du siècle et des générations futures[22]. Les gaz existants vont continuer à causer des dommages à l’environnement tout au long de leur durée de vie, soit également bien après que les juges aient rendu leur décision. Il y a donc ici un potentiel de responsabilité assez vertigineux face à un préjudice qui ne fait que croître avec les années. Toutefois, l’appréhension du réchauffement climatique est astucieusement circonscrite.
Vous reprendrez bien un peu de préjudice ? La consultation des conclusions de la rapporteure éclaire quant à l’identification du préjudice pour lequel l’Etat est poursuivi, et conforte sans aucun doute la solution des juges. En distinguant la période avant et après l’établissement des budgets-carbones, la rapporteure propose un éclairage qui respecte l’esprit du préjudice écologique[23]. Ainsi, sur la période pendant laquelle l’Etat polluait sans contrôle, le préjudice écologique est constitué. Cependant, la promulgation des lois sur les seuils de gaz à effet de serre peut apparaître comme une réparation de ce préjudice[24]. En édictant des normes visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec comme objectif la neutralité carbone, l’Etat répare le préjudice qu’il a causé en ne réglementant pas l’émission des gaz à effet de serre sur son territoire. Evidemment, cette réparation peut apparaître bien dérisoire, mais elle est en vérité empreinte de pragmatisme. En effet, la production de gaz à effet de serre n’est pas en soi source immédiate du phénomène qu’est le réchauffement climatique. C’est le dépassement de la capacité de l’environnement à réguler ces gaz, et donc leur prolifération anthropique, qui cause un dommage. En focalisant l’attention sur la réparation d’un préjudice déjà constitué, la rapporteure comme les juges ne créent pas une présomption de préjudice pour chaque activité productrice de gaz à effet de serre, sans quoi la société toute entière devrait se mettre à l’arrêt. Cela justifie que le raisonnement porte sur l’étape de la réparation du préjudice qui est aggravé lorsque celle-ci n’est pas efficace.
Reste à savoir, pour ce qui est du réchauffement climatique, si le manquement à sa réparation ne fait qu’aggraver un préjudice déjà existant ou constitue un dédoublement du préjudice. En effet, le meilleur moyen de lutte identifié contre le réchauffement est la diminution des gaz à effet de serre. Cette réduction ne pouvant être accomplie en une nuit, la loi l’échelonne dans le temps avec l’échéance finale de 2050[25]. Entre temps, elle prévoit des budgets-carbone qui fixent les seuils de diminution à respecter. Ainsi, en respectant la loi, l’émission de gaz à effet de serre devrait peu à peu descendre sous le niveau capable de limiter les effets du réchauffement climatique. Cependant, lorsque les seuils ne sont pas respectés, cela signifie que plus de gaz ont été émis que prévu, et ces derniers s’installent dans l’atmosphère. En suivant la distinction opérée par la rapporteure entre les périodes avant et après l’édiction de normes légales, ces gaz émis en trop pourraient être vus comme source d’un préjudice nouveau, constitué pendant la réparation du préjudice initial donc après l’entrée en vigueur des objectifs contraignants. Avec cette idée, le préjudice initial serait toujours réparé par la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre, mais chaque manquement à celle-ci ferait naître un nouveau préjudice écologique. Pour les juges la réponse est claire : le surplus de gaz s’ajoute à la source du préjudice qui se trouve donc aggravé. Ce cas de responsabilité, absent du texte[26], se justifie par la temporalité particulière du réchauffement climatique. Même en cours de réparation, le réchauffement climatique peut être aggravé de sorte à engager la responsabilité.
Dommage réparé à moitié pardonné Dans l’application du préjudice écologique, le jugement offre en vérité un contentieux de la réparation en examinant les moyens par lesquels l’Etat entend lutter contre le réchauffement climatique, eux-mêmes liés aux objectifs à atteindre de réduction des gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs bien à l’encontre de ces moyens que les associations requérantes s’érigent. Elles entendent à la fois critiquer leur insuffisance et le manquement de l’Etat dans le respect des objectifs[27]. L’idée selon laquelle l’Etat peut être poursuivi pour avoir manqué à des seuils fixés par la loi n’est pas nouvelle[28]. Elle s’est récemment illustrée dans le contentieux proche de la pollution atmosphérique[29]. Bien que l’espèce portât sur la transposition d’une directive, elle demeure éclairante sur les possibilités ouvertes au juge administratif lorsqu’il est saisi de l’Affaire du siècle. Il faut à ce stade relever que, si c’est bien l’Etat qui est poursuivi, l’obligation à laquelle se réfèrent les requérantes ne se limite pas à l’activité de la seule Administration française. Bien au contraire, les budgets-carbones fixés par la loi sont d’application nationale dans des secteurs identifiés. Il s’agit donc pour l’Etat de mettre en oeuvre une politique gouvernementale d’incitation ou de contrainte à la diminution de la production des gaz à effet de serre. Il ne faut néanmoins pas y voir une tentative de faire assumer à l’Etat la responsabilité qu’il partage avec tous les émetteurs de gaz à effet de serre dépendant de sa juridiction.
Ainsi, le véritable préjudice écologique incarné par la production de gaz à effet de serre n’est pas l’objet de l’action en responsabilité. Les juges l’ont bien compris et c’est pourquoi ils parlent « d’aggravation » de ce préjudice. Cela tient de plus à la nature particulière du dommage écologique en cause, sur laquelle la décision prend le temps de s’étendre[30]. Si les juges écartent l’examen de la pertinence des objectifs[31], ils reconnaissent leur dépassement pour la période 2015-2018 comme fautif, conformément à la proposition de la rapporteure[32]. Se pose alors la question de savoir à qui imputer cette faute. Pour les requérantes il ne fait aucun doute que c’est à l’Etat.
B. L’Etat et sa part de responsabilité
C’est pas moi c’est lui Dans la plus pure logique du préjudice écologique et du droit de la responsabilité appliqués au réchauffement climatique, l’Etat ne peut être responsable que des gaz à effet de serre qu’il produit par les activités qui dépendent de lui. Au niveau du réchauffement climatique en lui-même, il est indéniable que si la cause identifiée en est la production de gaz à effet de serre, celle-ci dépend d’une pluralité d’acteurs particulièrement grande, allant des Etats jusqu’aux individus en passant par les entreprises[33]. Chacun assume une part plus ou moins conséquente dans le réchauffement climatique en fonction de sa propre émission de gaz. Dès lors, l’Etat ne saurait être poursuivi solidairement d’une responsabilité qu’il partage avec autant d’acteurs différents.
Dit plus simplement, le réchauffement climatique étant la conséquence d’un surplus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère par rapport à la capacité de l’environnement à les absorber, il est impossible de considérer que ce surplus soit de la seule faute de l’Etat pour laquelle il pourrait être poursuivi. Vu autrement, il est même impossible d’affirmer que l’Etat pourrait être poursuivi des conséquences sur son territoire, tant il est vrai que les gaz à effet de serre ne sont pas des nationaux chauvins mais plutôt des citoyens du monde. C’est un peu le principe du globe qui veut que la circulation dans l’atmosphère des gaz conduit à ce que les émissions françaises, qui ne se distinguent pas des autres, peuvent très bien produire leurs effets en Uruguay tandis que sur le territoire français ce sont les émissions de Chine qui sévissent. Le réchauffement climatique est un phénomène mondial dont il est impossible d’extirper un lien de causalité localisé et certain imputable à une personne juridique isolée, ce qui fait échec au préjudice écologique.
Tous coupables, tous responsables L’Affaire du Siècle pourtant prétend saisir la responsabilité de l’Etat, non pas sur ses émissions de gaz à effet de serre mais au moins vis-à-vis de l’efficacité des mesures qu’il prend pour lutter contre le réchauffement climatique. A l’appui du recours, les requérantes invoquent une obligation générale de lutte qui viendrait justifier un peu plus la responsabilité de l’Etat[34]. Cette obligation pourtant n’a rien avoir avec le préjudice écologique, en tout cas dans ses conditions d’application[35]. Là où peut être discutée une obligation dans cette responsabilité, c’est au niveau de la charge pesant sur le débiteur de la réparation du dommage. Puisque les juges reconnaissent le réchauffement climatique en tant que préjudice écologique et ne désavouent pas expressément la proposition de la rapporteure qu’il soit réparé en nature par les mesures législatives de l’Etat, se pose la question de savoir quelle obligation accompagne cette réparation. Ainsi, les juges auraient à déterminer si, dans le cas précis de la réparation du dommage écologique, l’Etat, ou tout autre responsable, est tenu d’une obligation de moyen ou de résultat. L’esprit du préjudice écologique tend à privilégier l’hypothèse de l’obligation de résultat, un pollueur ou le responsable d’une atteinte à un écosystème doit effectivement réparer le dommage qu’il a causé et ne pas se contenter de dire qu’il a essayé mais n’y est pas parvenu. Cette impression est renforcée par la subsidiarité de la réparation en dommages-intérêts qui vient justement compenser une situation où le dommage ne peut être réparé en nature.
Encore une fois, c’est la nature du réchauffement climatique qui remet en cause la réflexion. Juges, requérantes et rapporteure acceptent sans contradiction que le meilleur moyen, peut-être le seul, de lutte contre le réchauffement climatique, donc le moyen par lequel s’accomplit la réparation du préjudice, est la réduction des gaz à effet de serre[36]. Il s’agit donc d’un dommage tout particulier dont la réparation en nature ne peut pas constituer en la suppression pure et simple mais plutôt en la diminution de sa cause. Cet effort de réalisme n’est pas compatible avec l’idée d’une obligation générale de lutte. Pareille contrainte porte d’autant plus dans sa formulation une étendue indéterminée qui laisse croire à une application sans limites dans tous les domaines d’activités. Pour les requérantes c’est un argument opportun qui leur permet d’attaquer la responsabilité de l’Etat non pas sur les seules émissions de gaz à effet de serre mais sur d’autres secteurs d’actions identifiés[37]. Les juges cependant ne retiennent pas la vision large du champ de responsabilité et resserrent leur décision uniquement sur les gaz à effet de serre, cause certaine du dommage incarné par le réchauffement climatique. Il ne saurait donc y avoir d’obligation générale. Avant toutefois de restreindre la portée de l’obligation qui pèse sur l’Etat, les juges ont reconnu la responsabilité qui lui incombait au titre du préjudice écologique, réalisant l’exploit de créer un lien de causalité grâce à deux motifs inédits.
Pourtant en droit administratif, ainsi que le rappelle la rapporteure, c’est la causalité adéquate qui prévaut[38]. L’Etat n’est responsable que des fautes ou carences qui causent le dommage de façon « privilégié »[39]. Dans une situation avec une pluralité de responsables, comme pour le réchauffement climatique, l’Etat ne peut être inquiété tant que son comportement n’a pas une incidence décisive sur le dommage. La solution semble donc inévitable tant l’action seule de l’Etat, que ce soit sa propre émission de gaz ou celle accomplie sur tout son territoire, n’est pas la cause adéquate du réchauffement climatique. Le phénomène ne disparaîtrait pas avec la fin des émissions françaises de gaz à effet de serre. Néanmoins, de cette façon l’Etat n’échapperait à sa responsabilité que grâce à la pluralité des autres responsables. Ce qui signifie donc que cette responsabilité existe, elle n’est que dissoute.
Chacun pour soi et tous pour le réchauffement climatique Le premier motif qui permet au juge de la retenir, en suivant la suggestion de la rapporteure[40], vient d’une décision néerlandaise[41]. Les juges étrangers avaient consacré la responsabilité de leur Etat en se fondant sur l’idée que pour lutter contre le réchauffement, chacun devait assumer sa part, y compris les puissances souveraines[42]. Cette notion de part de responsabilité permet au tribunal de condamner l’Etat à la fois pour sa propre émission de gaz à effet de serre et pour le manquement aux objectifs de réduction qu’il avait fixé. Bien sûr, le dépassement des seuils n’est pas du seul fait de l’Etat, il s’apprécie au niveau national. Cependant, les juges affirment que si les objectifs n’ont pas été atteint c’est parce que l’Etat a manqué à utiliser son pouvoir normatif de contrainte sur son territoire[43]. Ainsi, l’Etat est responsable pour ne pas avoir pris des mesures obligeant au respect des engagement légaux et donc empêchant le surplus d’émissions.
C’est le sens du deuxième motif des juges qui retiennent que par la multiplication de textes nationaux et internationaux contenant des objectifs de réduction contraignants, allant jusqu’à les projeter dans des trajectoires annualisées, l’Etat a déjà reconnu sa responsabilité dans la lutte contre le réchauffement climatique[44]. C’est d’ailleurs ce que soutenaient les experts et les associations requérantes. En reconnaissant le réchauffement climatique et en agissant pour lutter contre lui, l’Etat a accepté la responsabilité qui lui était échue dans sa réalisation. Suivant la recommandation de la rapporteure[45], les juges considèrent que cette responsabilité est constituée, à proportion toutefois de la part imputable à la France. Cette part s’apprécie en fonction des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire, des seuils fixés pour leur réduction, et des mesures prises pour garantir le respect de ces seuils.
Il est d’ailleurs intéressant de relever que dans le jugement, la question du lien de causalité est étudiée avec l’appréciation de l’obligation de lutte contre le réchauffement climatique[46]. La décision ne saurait être plus claire : l’Etat est responsable devant les lois qu’il prend pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Son obligation tient à faire respecter les objectifs qu’il fixe en prenant toute mesure appropriée. Evidemment, la lecture à rebours du jugement suggère que si l’Etat n’avait promulgué aucune loi sur la diminution des gaz à effet de serre, il aurait manqué l’un des fondements à sa responsabilité. Ainsi, les associations requérantes ont bénéficié de la prise de conscience politique sans laquelle leur recours n’aurait pas abouti. Il s’agit néanmoins d’une réflexion qui ne se vérifierait que chez d’autres Etats moins engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Pour ce qui est de la France la solution est désormais connue. L’Etat doit assumer sa part de responsabilité dans l’existence du réchauffement climatique et il le fait en produisant une législation sur la réduction des causes du phénomène qu’il doit s’assurer de faire respecter. En laissant les émissions de gaz à effet de serre dépasser les objectifs de diminution, l’Etat est en carence, il manque à prendre des mesures contraignantes, et aggrave donc le préjudice. Sa responsabilité maintenant consacrée, il reste aux juges à déterminer les modalités de sa réparation.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique administrative ; Art. 359.
[1] Marie-Adélaïde Scigacz, « Météo : on vous explique comment un “dôme de chaleur” met l’ouest du Canada et des Etats-Unis en surchauffe », Franceinfo, 29 juin 2021, https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/meteo-on-vous-explique-comment-un-dome-de-chaleur-a-mis-l-ouest-du-canada-et-des-etats-unis-en-surchauffe_4681753.html.
[2] Pour une introduction à ces procès climatiques Christel Cournil, « « L’affaire du siècle » devant le juge administratif », AJDA, 8, 4 février 2019, p. 437 ; Christel Cournil et Marine Fleury, « De « l’Affaire du siècle » au « casse du siècle » ? : Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », Revue des droits de l’homme, 7 février 2021, http://journals.openedition.org/revdh/11141.
[3] Loi Climat et Résilience n°2021-1104 du 22 août 2021
[4] Conseil constitutionnel, Union des industries de la protection des plantes, QPC du 31 janvier 2020, n° 2019-823
[5] Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873, n°00012
[6] Arnaud Cabanes, « L’affaire du siècle donnera-t-elle lieu au jugement du siècle ? », EEI, 11, novembre 2018, p. 15.
[7] Hakim Gali, « Le préjudice et l’environnement », Recueil Dalloz, 13, 15 avril 2021, p. 709 ; Rémi Radiguet, « Responsabilité de l’Etat – Climat », Revue juridique de l’environnement, 46-2021/2, 2 juillet 2021.
[10] Ce que les juges néerlandais ont pris le parti de faire dans leurs décisions Urgenda en première instance, appel et cassation
[11] Article 1247 du code civil « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »
[12] Amélie Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France, 2021. p.11 « Le législateur ne semble pas avoir voulu créer un régime de responsabilité objective en dépit de la formulation, qui permet l’hésitation, mais plutôt une obligation de réparation d’un type de préjudice dans le cadre des régimes de responsabilité existants »
[13] Agathe Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire », AJDA, 17, 5 mai 2008, p. 934.
[14] Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938
[15] Mathilde Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… », Environnement, 7, 7 juillet 2009, p. 90.
[16] Article 1249 du code civil « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature. »
[18] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.19 « Mais l’Etat a un pouvoir particulier, proprement essentiel, d’orientation des comportements par son pouvoir de réglementation et l’ensemble des moyens de la puissance publique dont il dispose pour en assurer le respect. » plus loin « si les comportements personnels sont bien évidemment la cause d’émissions de gaz à effet de serre, la modification structurelle de nos mode de vie est nécessaire pour arriver à une réduction durable des émissions de gaz à effet de serre, ce qui ne peut se faire sans l’Etat. »
[19] Jugement p.30 « l’amélioration de l’efficacité énergétique n’est qu’une des politiques sectorielles mobilisables en ce domaine, ne peut être regardé comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation »
[21] Jugement p.6 « les gaz à effet de serre anthropiques ont une durée de vie de 12 à 120 ans dans l’atmosphère, ce qui implique que l’arrêt immédiat des émissions n’empêcherait pas la température globale d’augmenter pendant encore plusieurs décennies. »
[22] Jugement p.34 « des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué »
[23] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.17 « Si l’on peut raisonnablement penser qu’il existe une obligation pour l’Etat de lutter contre un phénomène, sur lequel il reconnaît lui-même avoir en partie prise, dont les conséquences imbriquées et cumulées mettent en péril rien moins que le développement durable des sociétés humaines, les gaz à effet de serre non réglementés émis à partir du territoire français avant que la trajectoire carbone ne soit adoptée nous semblent avoir ensuite été pris en compte par cette trajectoire censée nous conduire à la neutralité carbone en 2050. »
[24]Ibid. p.17 « Il nous semble qu’il n’existe plus de préjudice écologique à réparer résultant de la carence à adopter une réglementation d’atténuation des effets du réchauffement climatique dès lors que la mesure de l’aggravation de ce préjudice est prise en compte dans l’actuelle trajectoire. »
[25] Jugement p.34 « il résulte de l’instruction que la France, ainsi qu’il a été dit, s’est engagée, aux termes de l’article L.100-4 du code de l’énergie, à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050 »
[26] L’article n’envisage pas le cas où le préjudice écologique pourrait empirer après ou pendant sa réparation
[28] Agathe Van Lang, « Protection de la qualité de l’air : de la transformation d’un droit gazeux en droit solide », RFDA, 6, 11 janvier 2018, p. 1135.
[29] Conseil d’Etat, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France n°394254
[31] Jugement p.34 « Par conséquent, à supposer même que les engagements pris par l’ensemble des Etats parties seraient insuffisants, les associations requérantes n’établissent pas que ces derniers seraient, par leur insuffisance, directement à l’origine du préjudice écologique invoqué. »
[32] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.15 « la méconnaissance du 1er budget carbone […] nous semble caractériser une faute de l’Etat qui ne respecte pas la trajectoire qu’il a élaboré pour atteindre l’objectif final de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 »
[33]Ibid. p.19 « Si l’action de l’Etat entraîne des émissions de gaz à effet de serre, nous sommes tous des émetteurs de gaz à effet de serre, personne physique, morale, privée ou publique : ces émissions correspondent aux différentes facettes de nos modes de vie, de production, de consommation. »
[34] Jugement p.2 « L’Etat est soumis à une obligation générale de lutter contre le changement climatique, qui trouve son fondement, d’une part, dans la garantie du droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, reconnu par l’article 1er de la Charte de l’environnement, à valeur constitutionnelle, d’autre part dans l’obligation de vigilance environnementale qui s’impose à lui en vertu des articles 1er et 2 de la même Charte »
[35] Outre l’article 1247, l’article 1248 précise les titulaires de l’action en réparation du préjudice écologique et l’article 1249 encadre cette réparation, aucun n’impliquant une obligation spécifique contre l’Etat
[36] Même si les requérantes tentent de faire reconnaître d’autres domaines d’action énumérés p.3 du jugement, notamment l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le transport, le bâtiment ou l’agriculture
[37] Jugement p.3 « L’Etat est également soumis à des obligations spécifiques en matière de lutte contre le changement climatique, fixées par les conventions internationales, le droit de l’Union européenne et le droit interne, et qui portent respectivement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation énergétique, le développement des énergies renouvelables, l’adoption de mesures sectorielles et la mise en oeuvre de mesures d’évaluation et de suivi »
[38] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Pour engager la responsabilité d’une personne publique, vous recherchez si sa faute constitue la cause adéquate du dommage et pas seulement l’une des conditions nécessaires à sa réalisation – causalité adéquate versus équivalence des conditions – … »
[41] Véritable saga judiciaire qui débuta avec la décision Tribunal de District de La Haye, 24 juin 2015, aff. C/09/456689/HA ZA 13-1396 pour s’achever avec la décision Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Etat des Pays-Bas c. Fondation Urgenda, n°19/00135
[42] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Mais il nous semble, comme l’a relevé la cour suprême des Pays-Bas dans l’arrêt Urgenda […], chaque pays est responsable de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à proportion de sa part de responsabilité. »
[43] Jugement p.35 « Il résulte de tout ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à soutenir qu’à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone, l’Etat doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions précitées de l’article 1246 du code civil, d’une partie du préjudice écologique constaté au point 16. »
[45] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.21 « Sa responsabilité nous semble devoir être engagée… à la hauteur de ses engagements ; le préjudice en résultant nous semble devoir être réparée dans cette mesure. »
[46] Le jugement est découpé en titres dont le premier est « en ce qui concerne les carences fautives et le lien de causalité » suivi immédiatement après par « s’agissant de l’obligation générale de lutte contre le changement climatique »
L’année écoulée a permis de constater une nouvelle fois que le droit de la commande publique fait preuve d’une capacité d’adaptation importante. Il est d’ailleurs possible que ces adaptations se poursuivent tant la commande publique semble aujourd’hui mise en avant comme un outil de relance économique (v. not. P. Terneyre et T. Laloum, « Droit des contrats administratifs : renversons quelques tables pour la reprise économique ! », Contrats-Marchés publ. 2021, étude 5). Il n’est pas question ici d’anticiper des changements éventuels mais il est possible de relever que ceux qui ont eu lieu lors de cette période si particulière ont toujours été pensés au bénéfice des opérateurs économiques. Or, si l’utilisation de la commande publique au service des politiques publiques nous semble constituer un élément positif, il est regrettable que le but d’intérêt général poursuivi par les personnes de la sphère publique ne semble envisagé que de manière secondaire, après la recherche de protection des opérateurs économiques. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que, derrière les garanties apportées aux opérateurs économiques, se trouvent généralement des hausses d’impôts dénoncées par les mêmes qui plaident en faveur de la protection des entreprises.
Parmi les évolutions les plus marquantes, on retrouve l’adoption de la loi ASAP – qui semble parachever les évolutions provoquées par la pandémie de COVID-19 – et celle des nouveaux cahiers des clauses administratives générales (CCAG) applicables en matière de marchés publics.
La loi ASAP
La loi d’accélération et de simplification de la commande (ASAP) du 7 décembre 2020 (Loi n°2020-1525, JORF du 8 déc. 2020) est le premier texte de loi apportant des modifications significatives au droit de la commande publique depuis l’adoption du code en 2019. Ce n’était pourtant pas l’objectif initial du projet de loi qui ne devait modifier le code de la commande publique qu’à la marge. En effet, la seule modification prévue initialement concernait les contrats passés avec des avocats ayant pour objet des services juridiques de représentation ou des services juridiques de consultation. Elle a été maintenue dans le texte adopté : ces contrats intègrent désormais la catégorie des « autres marchés » et des « autres contrats de concession », ce qui signifie qu’ils peuvent être passés sans qu’une procédure de publicité et de mise en concurrence ne soit mise en œuvre (ils relevaient auparavant de la procédure adaptée).
Les modifications ASAP du droit de la commande publique ne se sont cependant pas arrêtées là. Elles se retrouvent aux articles 131 à 133 et 140 à 144 de la loi et permettent de sanctuariser certaines mesures adoptées dans le cadre de la législation d’exception mise en place pour faire face à la pandémie de Covid-19 (Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de COVID-19, JORF du 26 mars 2020 ; Ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire, JORF du 13 mai 2020 ; Ordonnance n° 2020-738 du 17 juin 2020 portant diverses mesures en matière de commande publique, JORF du 18 juin 2020).
En premier lieu, la loi crée une nouvelle exception permettant aux acheteurs de conclure leurs marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque le respect d’une telle procédure est manifestement contraire « à un motif d’intérêt général » (CCP, art. L. 2122-1 et L. 2322-1). Pour autant, les acheteurs ne sont pas compétents pour identifier de tels motifs d’intérêt général. Il faut donc attendre que le pouvoir réglementaire intervienne pour fixer la liste de ces motifs.
En deuxième lieu, la loi modifie les dispositions du code de la commande publique pour interdire l’exclusion des entreprises en redressement judiciaire si elles bénéficient d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2141-3 et L. 3123-3). Dans le même sens, les acheteurs et les autorités concédantes se voient interdire de résilier un contrat au seul motif qu’une entreprise est placée en redressement judiciaire lorsqu’elle bénéficie d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2195-4, L. 2395-2 et L. 3136-4).
En troisième lieu, la loi étend le dispositif applicable aux marchés de partenariat pour faciliter l’accès des PME, des TPE et des artisans aux marchés globaux. Désormais ces contrats doivent fixer « la part minimale de l’exécution du contrat que le titulaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » (CCP, art. L. 2171-8). De plus, « la part d’exécution du marché que le soumissionnaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » figure dorénavant parmi les critères d’attribution de ces marchés globaux (CCP, art. L. 2152-9).
La loi crée également, et en quatrième lieu, deux nouveaux livres intégrés dans le code de la commande publique et intitulés « dispositions relatives aux circonstances exceptionnelles » : le premier concerne les marchés publics, le second les contrats de concession. Leur contenu est proche de celui de l’ordonnance du 25 mars 2020 et cherche à permettre une réactivité plus importante face à de telles circonstances (CCP, art. L. 2711-1 à L. 2728-1 et L. 3411-1 à L. 3428-1). D’un point de vue pratique, les mesures prévues pour faire face aux circonstances exceptionnelles pourront être activées par décret, ce qui devrait permettre de réagir plus rapidement, sans intervention du législateur.
En cinquième lieu, conformément au texte initial du projet de loi, la loi ASAP intègre les marchés et contrats de concession ayant pour objet des « services juridiques de représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle » ou des « services de consultation juridique fournis par un avocat en vue de la préparation d’une telle procédure » dans la catégorie des « autres marchés » (CCP, art. L. 2512-5) et des « autres contrats de concession » (CCP, art. L. 3212-4). Ils échappent donc désormais au respect des procédures de publicité et de mise en concurrence. Le législateur a expliqué ce choix par la volonté de mettre fin à la surtransposition des directives qui avait conduit à soumettre ces contrats au respect d’une procédure adaptée.
En sixième lieu et de manière subtile, la loi ASAP fait fortement évoluer les règles applicables aux marchés réservés. Pour rappel, il s’agit de contrats qui font l’objet de procédures de publicité et de mise en concurrence mais pour lesquels seuls certains opérateurs économiques peuvent candidater, parce qu’ils emploient des travailleurs handicapés ou défavorisés. Jusqu’à présent, une distinction était opérée en fonction des structures : les marchés pouvaient soit être réservés aux entreprises adaptées et aux établissements et services d’aide par le travail, soit être réservés aux structures d’insertion par l’activité économique. Désormais, cette distinction n’existe plus, ce qui signifie que les acheteurs peuvent mettre en concurrence l’ensemble de ces opérateurs lors de l’attribution d’un marché réservé (CCP, art. L. 2113-14).
En septième lieu, la loi crée un nouveau seuil de 100 000 euros hors taxes pour les marchés publics de travaux (inspiré du seuil provisoire de 70 000 euros mis en place dans le cadre de la législation d’exception). Il prévoit que les marchés de travaux qui répondent à des besoins dont la valeur estimée est inférieure à ce seuil, ainsi que les lots inférieurs à ce seuil et qui portent sur des travaux dans la limite de 20% de la valeur totale du marché peuvent être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables. Il ne s’agit pour l’heure que d’un seuil provisoire applicable jusqu’au 31 décembre 2022 (art. 142 de la loi ASAP, non codifié).
En huitième lieu, la loi met fin au décalage qui existait entre les marchés publics et les contrats de concession en matière de modifications en cours d’exécution. En effet, lors de la transposition des directives de 2014, le législateur avait prévu que les règles concernant les modifications en cours d’exécution des contrats de concession s’appliqueraient également aux modifications concernant des contrats de concession conclus avant le 1er avril 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance « concessions ». Or, cette règle ne concernait pas les marchés publics passés avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance « marchés publics » du 23 juillet 2015. La loi ASAP revient donc sur ce décalage : désormais tous les contrats de la commande publique « pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel à la concurrence a été envoyé à la publication avant le 1er avril 2016 peuvent être modifiés sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans les conditions définies par le code de la commande publique ».
En dernier lieu, la loi crée une nouvelle catégorie parmi les marchés globaux sectoriels qui peuvent être utilisés par l’Etat (CCP, art. L. 2171-4, 5°) et elle modifie les règles applicables aux marchés globaux sectoriels conclus par la Société du Grand Paris (CCP, art. L. 2171-6).
Enfin, il convient de souligner qu’un premier décret a été adopté en application de la loi ASAP le 30 mars 2021 (Décret n° 2021-357 du 30 mars 2021 portant diverses dispositions en matière de commande publique). Son principal apport est de fixer à 10 % la part de l’exécution des marchés publics globaux qui doit être confiée à des PME, des TPE ou des artisans. Il permet également de modifier la partie réglementaire du code de la commande publique pour tenir compte des modifications législatives concernant les services juridiques ; de reformuler les hypothèses de dispense de jury pour l’attribution des marchés globaux ; et d’intégrer dans le code le point de départ du délai de paiement du solde des marchés publics de maîtrise d’œuvre précisé dans le nouveau CCAG.
De nouveaux CCAG pour les marchés publics
Les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) font partie de ces documents qui, bien qu’indispensables aux praticiens de la commande publique, sont rarement étudiés en tant que tels.
Pour rappel, le code de la commande publique envisage expressément le recours aux CCAG. Il est en effet prévu que les clauses des marchés publics « peuvent être déterminées par référence à des documents généraux tels que :
1° Les cahiers des clauses administratives générales, qui fixent les stipulations de nature administrative applicables à une catégorie de marchés ;
2° Les cahiers des clauses techniques générales, qui fixent les stipulations de nature technique applicables à toutes les prestations d’une même nature » (CCP, art. R. 2112-2).
Pour l’exprimer plus simplement, les CCAG constituent en quelque sorte des « modèles » contractuels auxquels les acheteurs peuvent se référer. Comme le rappelle la DAJ dans sa notice de présentation des nouveaux textes, « les CCAG sont des documents-types » qui « déterminent les droits et obligations des cocontractants sur toute la vie du contrat : délais d’exécution, sous-traitance, garanties et assurances, prix et paiement, prestations supplémentaires, pénalités, admission et réception, résiliation, ajournement et règlement des différends, etc » (DAJ, Réforme des cahiers des clauses administratives générales (CCAG) 2021, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/CCAG/RefonteCCAG/Notice%20pr%C3%A9sentation%20CCAG.pdf ). A ce titre, les CCAG constituent un outil indispensable pour les praticiens.
Pour autant, les CCAG n’avaient pas évolué depuis leur révision en 2009. Or, la disparition du code des marchés publics et son remplacement par le code de la commande publique appelaient une réforme de ces textes. C’est désormais chose faite avec l’adoption de six arrêtés ministériels le 30 mars 2021 (v. la liste et les renvois aux différents textes sur le site de la DAJ : https://www.economie.gouv.fr/daj/cahiers-clauses-administratives-generales-et-techniques ), chacun d’eux portant approbation d’un nouveau CCAG :
Le CCAG Marchés de fournitures courantes et services (CCAG-FCS)
Le CCAG Marchés publics de prestations intellectuelles (CCAG-PI)
Le CCAG Marchés publics de travaux (CCAG Travaux)
Le CCAG Marchés publics industriels (CCAG-MI)
Le CCAG Marchés publics de techniques de l’information et de la communication (CCAG-TIC)
Le CCAG Marchés publics de maîtrise d’œuvre (CCAG-MOE).
Les marchés publics de maîtrise d’œuvre ont donc désormais droit à leur propre CCAG, ce qui signifie que les acheteurs n’auront plus à se référer au CCAG-PI lorsqu’ils concluront de tels marchés.
Ces nouveaux CCAG sont tous entrés en vigueur le 1er avril 2021 (un décret ayant autorisé leur entrée en vigueur immédiate). Les cinq premiers prévoient cependant un dispositif transitoire. En effet, en principe ils ne s’appliquent pas aux marchés pour lesquels « une consultation est engagée ou un avis d’appel à la concurrence envoyé à la publication entre 1er avril 2021 et le 30 septembre 2021 », sauf si ces marchés se réfèrent expressément aux nouveaux CCAG. Les CCAG de 2009 vont donc continuer à s’appliquer pour quelques mois encore, sauf pour les marchés publics de maîtrise d’œuvre.
Du point de vue de la méthode, un groupe de travail a été créé dès septembre 2019 réunissant des représentants des différents acteurs du droit de la commande publique. Ce groupe de travail a permis la rédaction de projets de CCAG, soumis à consultation publique entre le 15 janvier et le 5 février 2021. Ce sont donc les projets de ce groupe de travail, enrichis par la consultation publique, qui ont été adoptés.
La question est alors de savoir quels sont les (principaux) changements apportés par ces textes.
Outre l’harmonisation terminologique nécessaire au regard des évolutions de la réglementation (pour davantage de précisions sur ce point, voir : DAJ, Notice de présentation, préc.), l’une des principales nouveautés réside dans l’adoption, déjà évoquée, d’un sixième CCAG spécifique pour les marchés de maîtrise d’œuvre. Auparavant, les acheteurs se référaient au CCAG-PI de 2009 mais ils « étaient contraints d’y déroger de façon massive, notamment en ce qui concerne les prix provisoires, l’assurance-construction, la propriété intellectuelle, le paiement du solde, ou de rédiger un cahier des charges spécifique complet » (DAJ, Notice de présentation, préc.). Le nouveau CCAG-MOE devrait permettre de remédier à cette situation peu satisfaisante et de sécuriser davantage les marchés publics conclus sur son fondement.
Autre nouveauté, les nouveaux CCAG comportent tous un préambule qui précise son champ d’application (quels sont les marchés publics concernés par ledit CCAG) et les conditions dans lesquelles les acheteurs peuvent se référer à plusieurs CCAG. Ces préambules rappellent en effet que, « par principe, un marché ne peut se référer qu’à un seul CCAG » mais envisagent deux dérogations :
La première est une dérogation générale qui concerne les marchés globaux (CCP, art. L. 2171-1). L’objet particulier de ce type de contrats justifie en effet que les acheteurs se réfèrent à plusieurs CCAG. Pour autant, la référence à plusieurs CCAG n’est pas sans risques et ce sont donc les acheteurs qui doivent « veiller à assurer la parfaite cohérence entre les différentes clauses » des CCAG auxquels ils se réfèrent.
La seconde dérogation concerne les prestations secondaires qui « doivent être régies par des stipulations figurant dans un autre CCAG que celui désigné dans le marché ». Dans ce cas, les acheteurs ne peuvent pas se référer à deux CCAG : ils doivent se référer à un CCAG principal et « reproduire, dans le cahier des clauses administratives particulières ou dans tout autre document qui en tient lieu, les stipulations retenues ou tout autre document qui en tient lieu, sans référence au CCAG dont elles émanent ».
Les clauses contenues dans les différents CCAG évoluent également. Chaque CCAG connaît ses propres évolutions et/ou adaptations mais certaines sont communes à l’ensemble des CCAG. La directrice des affaires juridiques du ministère de l’Économie, des Fiannces et de la Relance, Laure Bédier, les qualifie de « clauses transversales », par opposition aux clauses « spécifiques à chaque catégorie de marché » (H. Hoepffner, « Entretien avec Laure Bédier », Contrats-Marchés publ. 2021, dossier 3). Ainsi, le montant des avances versées aux cocontractants repose désormais sur le choix entre une option A qui permet de favoriser les PME et une option B qui conduit à une application plus classique des dispositions du code, le montant des pénalités de retard est davantage encadré, les modalités de versement des primes sont harmonisées et clarifiées et les ordres de services doivent désormais être valorisés sous peine de voir leur mise en œuvre refusée par le cocontractant. Par ailleurs, l’utilisation de la dématérialisation est facilitée, ainsi que le recours aux modes de règlement amiable des différends. Enfin, tous les CCAG intègrent une clause relative à la propriété intellectuelle, des clauses environnementales, une clause d’insertion sociale et aussi une clause visant à anticiper les difficultés rencontrées par les cocontractants en cas de circonstances imprévisibles.
Les nouveaux CCAG cherchent donc à orienter davantage l’action des acheteurs lors de la rédaction de leurs marchés publics. Ils ont également pour objectif de sécuriser davantage l’exécution des marchés publics (avances, ordres de services…). Pourtant, et en toutes hypothèses, le recours aux CCAG reste volontaire ce qui signifie que les acheteurs sont libres d’y déroger. Ce n’est généralement pas le cas en pratique mais, le code de la commande publique comme les CCAG envisagent cette possibilité, au grand dam des professionnels du secteur (v. not. H. Hoepffner, « La liberté de déroger aux CCAG pourrait-elle et devrait-elle être limitée ? », Contrats-Marchés publ. 2021, repère 7). Est-ce à dire que les CCAG pourraient rapidement évoluer ?
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 356.
MaximeBoul Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
Art. 234.
note sous CE, ass., 13 avril 2018, Établissement public du domaine national de Chambord
Il est vrai que pour rejoindre l’Hôtel de Girancourt, à Rouen, depuis le château de Chambord, il n’est pas utile de passer par Tours et son musée des Beaux-arts. Le Conseil d’État, tout à son objectif, ne s’est d’ailleurs pas autorisé ce détour avec son arrêt d’Assemblée du 13 avril 2018[1] relatif à l’image du domaine public immobilier en général, et du château de Chambord en particulier. Alors que le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur la constitutionnalité de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[2] issu de l’amendement « Chambord » sur l’image des domaines nationaux, le Conseil d’État a en effet pris le contrepieds des décisions des juridictions administratives du fond et de sa propre jurisprudence sur l’image des biens du domaine public issu désormais célèbre arrêt du 29 octobre 2012, « Commune de Tours c. Eurl Photo Josse » [3], rendu au sujet de l’image des œuvres du musée des Beaux-arts de Tours.
Les faits de l’affaire sont déjà bien connus. Le Conseil d’État devait statuer sur les titres exécutoires émis en 2011 par l’établissement public du domaine national de Chambord à l’encontre de la société Kronenbourg relatif au paiement de redevances domaniales pour l’utilisation de l’image du château à l’occasion d’une campagne publicitaire pour la bière « 1664 ». Dans un jugement du 6 mars 2012, le tribunal administratif d’Orléans avait, dans un premier temps, annulé les titres de recettes au motif que l’image du domaine public immobilier n’était assimilable ni au domaine public[4], ni à un accessoire de celui-ci. La Cour administrative d’appel de Nantes s’était détachée du raisonnement tenu en première instance certainement parce que le Conseil d’État s’était entretemps prononcé pour le domaine public mobilier, avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, en assimilant des prises de vues à une utilisation privative. Ainsi, pour le juge administratif d’appel nantais, si l’image du bien ne pouvait être confondue avec le domaine public immobilier, elle était tout de même soumise à un régime « quasi-domanial »[5]. Sans être dans le domaine public, l’utilisation commerciale de l’image des immeubles devait donner lieu à « une autorisation préalable délivrée par le gestionnaire de ce domaine dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique ». Cette solution a, entre temps, été reprise en substance par le législateur dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (dite « LCAP »)[6] créant l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[7]. Ces dispositions s’appliquant aux domaines nationaux, personnes publiques, mais également personnes privées[8], voient alors leurs droits renforcés sur l’image de leurs biens.
Cette loi, la très récente décision QPC du Conseil constitutionnel ainsi que la jurisprudence concernant l’image du domaine public mobilier laissaient supposer que le Conseil d’État continuerait à façonner un régime spécifique de l’image du domaine public en alignant le statut de l’image des immeubles sur celui des meubles. Il n’en est rien. Bien au contraire, le Conseil d’État vient d’effacer d’un trait de plume toute la construction prétorienne des juges du fond pour aligner le régime de l’image des immeubles du domaine public sur celui de l’image des biens privés. Il aligne sa position avec la jurisprudence de la Cour de cassation issue de l’arrêt de 2004 « Hôtel de Girancourt »[9], mettant fin au rattachement de l’image au droit exclusif du propriétaire, reconnu en 1999 par l’arrêt « Café Gondrée » [10], qui ne peut alors demander que la réparation du « trouble anormal » causé par sa reproduction. Mieux, le Conseil d’État réécrit certains passages puisqu’il substitue ce « motif de pur droit » à celui de l’arrêt de la CAA de Nantes pour fonder sa décision. Ce faisant, il crée une distinction au sein du domaine public entre l’image des meubles et celle des immeubles. L’image du domaine public est ainsi déchirée.
Déchirée d’abord en ce qu’il existe désormais deux régimes de l’image de biens du domaine public : un régime domanial pour les meubles pour lesquels les prises de vue à des fins commerciales sont des utilisations privatives soumises à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances, et un régime de responsabilité pour les immeubles permettant uniquement aux personnes publiques de demander la réparation d’un « trouble anormal ». Déchirée, enfin, par son alignement des biens immobiliers sur le régime de l’image des biens privés, ce qui ne constitue pas une surprise étant donné qu’un bien du domaine public est avant tout objet de propriété d’une personne publique.
Que l’image des immeubles appartenant à une personne publique soit soumise au même régime que celle des immeubles des personnes privées ne fait que conforter la thèse du rapprochement entre les propriétés publiques et privées. Cette affaire concentre les tensions contradictoires qui travaillent la question de l’image des biens du domaine public : d’une part, le principe d’une libre utilisation par les professionnels de l’image pour garantir une large diffusion et, d’autre part, l’affirmation d’une logique de valorisation économique au bénéfice des gestionnaires publics. Autrement dit, le Conseil d’État était appelé à faire le choix entre l’image entendue comme une « valeur collective » ou comme une « valeur commerciale »[11]. La propriété des personnes publiques sur leur domaine public n’est pas plus absolue que celle des personnes privées et rencontre, elle aussi, des limites malgré les objectifs de valorisation[12]. Ainsi, comme l’a souligné le rapporteur public M. Romain Victor (que nous remercions pour l’aimable communication de ses conclusions) : « le pourvoi impose de trancher une controverse d’une certaine importance théorique sur la consistance du droit de propriété des personnes publiques sur leurs immeubles. Enfin, pas seulement « théorique », car nous avons pu mesurer, en préparant nos conclusions, que la valorisation des propriétés publiques était dans de nombreux esprits ». Les prétentions des personnes publiques sur le potentiel de l’image, trésor caché parmi les trésors, sont alors ralenties par cet arrêt. Le Conseil d’État suit en effet les contours du régime l’image de la propriété privée esquissé par la Cour de cassation (I), au risque de découper le régime de l’image du domaine public en deux (II).
L’image calquée sur la propriété privée
Le Conseil d’État reproduit à bien des égards le mouvement jurisprudentiel opéré par la Cour de cassation entre 1999 et 2004. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait en effet abandonné l’approche propriétariste de l’arrêt « Café Gondrée » pour lui préférer les mécanismes de responsabilité dans l’« Hôtel de Girancourt », après seulement trois années, l’Assemblée du Conseil d’État change également de paradigme pour l’image des biens du domaine public immobilier. L’arrêt du 13 avril a le mérite d’être clair et rompt tout lien entre l’image et la domanialité publique des immeubles. Sur ce point les juges du Palais Royal n’innovent pas, ils ne font que confirmer ce que la CAA de Nantes avait mis en avant dans son arrêt du 16 décembre 2015[13]: l’image ne peut directement être soumise au régime domanial, car les prises de vues, c’est-à-dire la captation de l’image, ne constituent pas une utilisation privative qui excède le droit d’usage appartenant à tous, pas plus que l’emprise physique du domaine public pour la réalisation de cette opération. L’image étant autonomisée de son support, le Conseil d’État reprend la position du juge administratif d’appel nantais, en considérant qu’il s’agit d’une chose différente dissociée de l’immeuble domanial. Il ne peut donc pas s’agir d’une utilisation du domaine public, tout comme la réalisation matérielle de cette utilisation. L’utilisation privative de l’image, du et sur le domaine public, n’est donc pas réglementée[14], ce qui n’est pas sans appeler au retour des logiques de la jurisprudence administrative des photographes-filmeurs[15].
Par cette décision, le Conseil d’État évite de concurrencer le régime mis en place avec l’article L. 642-21 du Code du patrimoine pour l’image des domaines nationaux. Il rappelle que « l’autorité administrative ne saurait, en l’absence de disposition législative le prévoyant, soumettre à un régime préalable l’utilisation à des fins commerciales de prises de vues d’un immeuble appartenant au domaine public, un tel régime étant constitutif d’une restriction à la liberté d’entreprendre et à l’exercice du droit de propriété ». Outre le fait qu’il s’agissait d’un régime créé par la CAA de Nantes et non pas par les autorités administratives elles-mêmes, le Conseil d’État abandonne toute velléité de création d’un régime prétorien plus large que celui adopté par la loi du 7 juillet 2016. Le législateur, en reprenant la solution de la CAA de Nantes de 2015, empêche sa confirmation en cassation. L’action législative semble avoir eu pour effet d’annihiler l’œuvre créatrice du juge administratif suprême et de lui rappeler que seul le législateur est habilité pour fixer les règles concernant « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » et déterminer les principes fondamentaux « du régime de la propriété ».
Le Conseil d’État appréhende donc l’image comme une chose « dissociée de son objet »[16] dans le seul but de contourner l’obligation de soumettre son utilisation commerciale à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances domaniales. Par conséquent, si les dispositions de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine ne s’appliquent pas en l’espèce, l’image du domaine public immobilier doit répondre au même régime que celle des biens privés tel qu’il en résulte de l’arrêt de la Cour de cassation « Hôtel de Girancourt » de 2004. La position du Conseil d’État est nouvelle puisqu’elle fait expressément référence à l’application de ce régime construit par les juges du quai de l’Horloge. En effet, le TA d’Orléans, en 2012, avait seulement annulé les titres exécutoires[17], alors que la CAA de Nantes avait retenu la responsabilité des personnes privées ayant utilisé l’image sans autorisation, mais « qu’en l’absence de disposition législative contraire, il n’appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique ». La réparation des dommages causés par la faute commise par l’utilisateur pour une « quasi-occupation » sans titre ne relève donc pas de la compétence du juge administratif contrairement au « véritable » domaine public[18]. La personne publique « frustrée »[19] devait donc saisir le juge judiciaire. Dans la présente décision, le Conseil d’État ne retient pas la liaison officieuse de l’image et du domaine public pour considérer qu’il n’est pas compétent. Tout comme la Cour de cassation en 2003 avait jugé « erroné » le rattachement du droit à l’image au droit de propriété[20], le Conseil d’État substitue le motif de la « quasi-domanialité », retenu par le juge nantais, par celui de la responsabilité entraînant a fortiori la compétence du juge judiciaire.
Par conséquent, et sur les conclusions conformes du rapporteur public, le mouvement de rapprochement des propriétés publique et privée se poursuit. Le « voile » de la domanialité publique est levé pour faire apparaître que l’image est avant tout celle d’un bien approprié. Dans ces circonstances, rien ne justifie que le régime diffère de celui applicable aux biens privés et aux biens publics dans le domaine privé[21] Ainsi, l’image d’un immeuble appartenant à une personne publique incorporé dans le domaine public ou dans le domaine privé, et celle d’un immeuble appartenant à une personne privée est soumise à un régime unique sous le contrôle d’un seul et même juge : le juge judiciaire. Le Conseil d’État corrige les contradictions de la CAA de Nantes qui, en distinguant l’image de son objet immobilier, l’avait exclue de toute propriété en considérant que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle et le Code général de la propriété des personnes publiques ne pouvaient s’appliquer[22]. Mais, dans cet effort correcteur, la haute juridiction administrative n’échappe pas non plus aux contradictions reprochées, en son temps, à la Cour de cassation pour l’arrêt « Hôtel de Girancourt ». La substitution de la responsabilité pour « trouble anormal » à la propriété de l’image est avant tout empreinte de pragmatisme afin de concilier les intérêts des professionnels avec ceux des propriétaires[23]. Elle a mis fin aux incertitudes concernant le champ de la reproduction de l’image[24] (l’immeuble devait-il être l’objet principal ?) et limité les abus de droit « dernier rempart contre les excès redoutés de l’égoïsme des propriétaires »[25]. Cependant, l’Assemblée plénière, tout en reconnaissant « que le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci », invoque la propriété pour fonder le mécanisme de responsabilité[26] puisqu’« il [le propriétaire] peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ». Le propriétaire n’a donc pas de droit exclusif sur l’image de son bien, mais c’est en sa qualité de propriétaire qu’il bénéficie de l’action en responsabilité en cas de trouble anormal. La « quasi-domanialité » fait place à une « quasi-propriété » publique. Une contradiction peut en cacher une autre. Celle « importée » par le Conseil d’État fait fi de la domanialité publique de l’immeuble porté à la vue des photographes. Elle a toutefois le mérite de favoriser l’exercice des libertés, notamment de la liberté du commerce et de l’industrie, au détriment de la valorisation économique du domaine public[27], ce qui satisfera les tenants d’un accès libre à l’image pour une plus large diffusion[28] ou pour constituer, à leur tour, des droits exclusifs sur les reproductions.
L’image découpée sur le domaine public
L’image des domaines publics mobilier et immobilier n’est pas traitée de la même manière. Elle est largement floutée à la suite de cette décision. Le Conseil d’État a tranché « le débat métaphysique », pour reprendre les termes du rapporteur public[29], de la condition juridique de l’image des biens. Il confirme expressément la position des juges du fond en considérant que « l’image d’un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d’accessoire indissociable »[30]. Il ne l’avait encore jamais fait. Il avait même évité cette « redoutable question »[31] pour le domaine public mobilier, dans les arrêts « Photo Josse »[32], en considérant que « la prise de vues d’œuvres relevant des collections d’un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l’article L. 2122-1 » du Code général de la propriété des personnes publiques. N’est pas visée l’« occupation » physique du domaine public, comme avait pu l’avancer Nathalie Escaut dans ses conclusions[33], mais bien l’« utilisation » privative[34] de l’image induite de l’activité de reproduction et de commercialisation[35]. La haute juridiction administrative nie pourtant l’existence de l’image comme un bien autonome. Il s’agit d’une utilité immatérielle du bien corporel, « une dimension de la chose »[36]. Le professeur Zénati estime en effet que la « chose est un atome constellé d’une multitude d’utilités »[37] pour fonder l’extension du droit exclusif sur l’image. En ce sens, la jurisprudence administrative adapte l’arrêt « Café Gondrée » aux spécificités domaniales, car c’est la domanialité publique des meubles qui emporte le régime de l’utilisation privative. Si le meuble public avait été dans le domaine privé, le juge administratif aurait très probablement appliqué la solution de 2004. La domanialité publique du meuble cristallise l’image comme utilité immatérielle qui ne peut s’en détacher que dans le domaine privé. Avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, le statut juridique de l’image n’est donc pas clairement établi, puisqu’« en écartant toute dissociation du bien et de l’image, le Conseil d’État ramasse la problématique en une question unique, celle de l’utilisation privative »[38].
L’arrêt « Photo Josse » de 2016 n’a pas renseigné davantage sur ce point, quand bien même il s’agissait d’articuler les règles de la domanialité publique avec celles du droit d’auteur prévues à l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, une œuvre dans le domaine public d’une personne publique peut également faire l’objet d’un droit exclusif d’exploitation au profit de son auteur, ou de ses ayants droit pendant les soixante-dix années qui suivent l’année de son décès. L’image est ici au cœur de ce second arrêt « Photo Josse » puisque l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « la propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». La question était de savoir si la personne publique disposait des droits sur l’image des œuvres sans être cessionnaire des droits patrimoniaux surtout après leur extinction. Le Conseil d’État s’inscrit, pour cette affaire, dans le prolongement de la solution rendue par le juge d’appel nantais[39] en considérant que « les dispositions de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle (…) n’ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’application à des œuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d’une autorisation devant être regardée comme tendant à l’utilisation privative de ce domaine public mobilier »[40]. La domanialité publique est ici l’instrument de réappropriation des droits sur l’image de l’œuvre[41] contrairement au principe selon lequel l’extinction des droits patrimoniaux « ne provoque (…) aucun retour de l’utilité au propriétaire du bien corporel »[42]. M. Victor, ayant également conclu sur l’arrêt « Photo Josse » de 2016, n’avait pourtant, à cette occasion, guère hésité à dire « que la liberté d’exploiter l’œuvre dans le domaine public doit être conciliée avec les règles relatives à l’utilisation et à la protection du domaine public des personnes publiques »[43]. La domanialité publique du support mobilier permet alors d’absorber l’image qui en redevient une utilité soumise au droit exclusif de la personne publique. Le sort de l’image n’est pas le même en fonction de la nature immobilière ou mobilière de son support corporel.
Plusieurs raisons de fait ont entraîné à cette distinction. Elle résulte d’abord de la nature du support de l’image entre les immeubles, biens « visibles », et les meubles, « biens clos »[44]. Il est d’abord bien plus aisé d’empêcher un opérateur d’accéder et photographier un meuble dans un musée, que de recouvrir le château de Chambord pour le protéger des flashs. Les faits de ces affaires permettent ensuite d’éclairer les solutions divergentes. Pour le domaine public mobilier, l’image n’est pas immédiatement au centre de l’affaire puisque l’EURL Photo Josse contestait la décision implicite de refus du maire de Tours de photographier à des fins commerciales des œuvres du musée des Beaux-arts de la commune. Il fallait alors de concilier les objectifs de valorisation économique du domaine public avec la liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’État a donc assimilé les prises de vues à des utilisations privatives soumises au cadre concurrentiel posé quelques mois auparavant dans l’arrêt « RATP»[45]. En revanche, le contentieux entre le domaine de Chambord et la société Kronenbourg prend directement sa source dans l’utilisation privative de l’image du château pour laquelle les titres exécutoires ont été émis. Ainsi pour les meubles, l’image n’a pas eu le temps d’exister du fait du refus du maire, alors que pour les immeubles, elle existe, la société Kronenbourg agissant comme un « passager clandestin » rattrapé par l’établissement public.
Le Conseil d’État aligne donc sa position avec celle de la Cour de cassation, mais il loupe corrélativement l’occasion d’harmoniser sa jurisprudence sur l’image du domaine public. La solution de la CAA de Nantes de décembre 2015 était certes « excessive »[46], mais sans « trancher la question de la nature juridique des prises de vue »[47], elle constituait une étape dans le rapprochement de l’image des immeubles et des meubles du domaine public. Les « exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public » retenues par le juge d’appel nantais renvoient à celle consacrées par la jurisprudence constitutionnelle, à savoir : « l’existence de la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l’usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l’article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées ». Selon le raisonnement de la CAA de Nantes, l’image ne trouvait donc pas son fondement dans la propriété mais dans la domanialité publique, ce qui explique que les autorisations devaient être délivrées « par le gestionnaire de ce domaine public dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique », et non dans le cadre du droit de propriété, rappelant le droit de garde ou de surintendance « proudhonien »[48].
Sans disposition législative prévoyant la mise en place d’un tel régime, la CAA ne pouvait créer un régime d’autorisation préalable pour l’image du domaine public immobilier. Ce raisonnement mène à un dernier paradoxe : le régime d’autorisation créé par la CAA de Nantes n’a pas de base légale, alors le Conseil d’État refuse de le confirmer, pour finalement lui substituer un motif de droit qui repose sur la jurisprudence de la Cour de cassation. À défaut de trouver une base légale, le Conseil d’État a abandonné sa compétence au profit du juge judiciaire, car « il n’appartient pas à la juridiction administrative, en l’absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique, une telle action indemnitaire relève de la compétence judiciaire »[49]. Le champ de compétence du juge administratif est alors substantiellement réduit au contrôle de légalité du refus d’une personne publique de saisir le juge judiciaire pour réparer un « trouble anormal » causé par l’utilisation commerciale de l’image des immeubles du domaine public.
La valorisation économique au détriment d’une valorisation qualitative du domaine public atténue sans conteste sa particularité de chose publique au profit d’une approche patrimoniale[50] à tel point que le juge administratif a préféré l’abandonner pour assurer les libertés. Cela ne justifie pas pour autant les contradictions de cette solution qui n’est cohérente qu’avec le mouvement de renforcement du libre accès aux biens publics immatériels. La photo du domaine public est désormais coupée en deux. Les 80 km qui séparent le château de Chambord du musée des Beaux-Arts de Tours ne suffiront peut-être pas à éviter que les effets de Kronenbourg atteignent l’image du domaine public mobilier pour faire tourner la tête du juge administratif.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 234.
[1] CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord.
[2] Cons. const., n° 2017-687 QPC du 2 févr. 2018, Association Wikimédia France et autre.
[3] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse.
[4] J. Francfort, « Valorisation du patrimoine immatériel : l’image du monument n’est pas le monument », AJDA 2012, p. 1227.
[5] N. Foulquier, « Hors CGPPP, le pouvoir quasi domanial sur l’image des biens du domaine public », AJDA 2016, p. 435.
[6] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.
[7] H. Delesalle, « L’image, le juge et la loi », AJDA 2016, p. 2345.
[9] Ass. plén., 7 mai 2004, SCP Hôtel de Girancourt c. SCIR Normandie et autre ; cf. égal. 1re civ., 5 juill. 2005, Mlle Massip c. SARL Flohic Editions.
[10] Civ. 1re, 10 mars 1999, Mme Gondrée ép. Pritchett c. Sté Éditions Dubray n° 96-18699, Bull. civ. I, n° 87.
[11] F. Tarlet, « L’image des biens publics », AJDA 2017, p. 2069.
[12] En ce sens voir M. Levy, J.-P. Jouyet, L’économie de l’immatériel. La croissance de demain, Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Paris, La Doc. fr., 2006, p. 111.
[13] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 6.
[14] J.-F. Giacuzzo, « L’utilisation réglementée », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 39.
[15] CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac et Féd. nat. des photographes filmeurs (2 espèces).
[17] TA Orléans, 6 mars 2012, n° 1102187, Société les Brasseries Kronenbourg c. Domaine national de Chambord ; AJDA 2012, p. 1227, concl. J. Francfort.
[18] CE, sect., 25 mars 1960, n° 44533, SNCF c. Dame Barbey ; CE, 15 avr. 2011, n° 308014, SNCF ; CE, 11 févr. 2013, n° 347475, Voies navigables de France.
[19] M. Douence, « L’utilisation irrégulière du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 75.
[20] Civ. 2e, 5 juin 2003, Sté du Figaro, n° 01.12.583, Bull. civ. II, n° 175.
[21] En ce sens, notre thèse : Le patrimoine immatériel des personnes publiques, th. Toulouse 1, 2017, n° 305-309.
[22] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 7.
[23] En ce sens cf. B. Gleize, La protection de l’image des biens, préf. J.-M. Bruguiere, Paris, Defrénois, 2008, n° 367 et s., p. 233 et s.
[25] W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, LGDJ, 2012, n° 20-4, p. 29.
[26] Th. Revet, obs. Ass. plén., 7 mai 2004, RTD civ. 2004, p. 528.
[27]Cf. not. J.-P. Brouant, « Domaine public et libertés publiques : instrument, garantie ou atteinte ? », LPA 15 juill. 1994, p. 25 ; P. Caille, « Domaine public et libertés publiques », Gaz comm., cahier détaché n° 2, 19/2125, 7 mai 2012, p. 7 ;
[28] J.-M. Bruguiere, « Au secours, l’image des biens revient ! », CCE 2013, n° 2, p. 7 ; P. Noual, « Photographie au musée : imbroglio sur le domaine public », Juris art 2017, n° 46, p. 35.
[29] R. Victor, concl. sur CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord, pt 3.2.1.
[31] F. Melleray, « L’utilisation privative du domaine public. De quelques difficultés illustrées par la jurisprudence récente », AJDA 2013, p. 992.
[32] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse. ; CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.
[33] N. Escaut, concl. sur CE, 29 oct. 2012, Commune de Tours c. EURL Photo Josse, BJCL 2013, p. 54.
[34] P. Delvolve, « L’utilisation privative des biens publics », RFDA 2009, p. 229.
[35] S. Boussard, « Le droit à l’utilisation du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 29.
[36] V.-L. Benabou, « La propriété schizophrène, propriété du bien et propriété de l’image du bien », Droit et patrimoine, n° 91, mars 2001, p. 85.
[37] F. Zenati, obs. Civ. 1re, 10 mars 1999, RTD civ. 1999, p. 861-862.
[38] M. Ubaud-Bergeron, « Pouvoirs du propriétaire public versus liberté du commerce et de l’industrie ? », RJEP avr. 2013, p. 26.
[41] N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 4e éd., Paris, LGDJ, 2016, n° 949, p. 584 ; du même auteur : « Instruments contractuels de mise à disposition des œuvres d’art », Juris art 2015, n° 23, p. 18. Cf. égal. P. Noual, « Le domaine public à l’épreuve des revendications abusives », Juris art 2014, n° 18, p. 38.
[46] Ph. Hansen, « Sur l’autorisation requise pour photographier les monuments appartenant au domaine public », JCP A 2016, n° 3, 2016.
[47] M. Douence, « La réalisation d’une photo du château de Chambord à des fins publicitaires est soumise à autorisation sans être une utilisation domaniale », Légipresse 2016, n° 342, p. 545.
par Mathias AMILHAT, Maître de conférences en Droit public – Université de Lille
Les textes organisant le droit des concessions sont plus souples que ceux applicables aux marchés publics. Or, cette souplesse apparente pourrait se révéler contreproductive. En effet, les contentieux relatifs aux contrats de concession commencent déjà à apparaître et le juge, contraint de statuer au regard des principes fondamentaux de la commande publique, tend à aligner les règles imposées dans le cadre de ces contrats sur celles applicables en matière de marchés publics. Comme pour ces derniers, c’est l’actualité jurisprudentielle qui retient donc le plus l’attention mais il convient, avant tout, d’évoquer le rehaussement des seuils de procédure.
Application des nouveaux seuils aux contrats de concession
Comme pour les marchés publics (voir les développements dans cette même chronique), l’avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171) fixe de nouveaux seuils applicables à la passation des contrats de concession depuis le 1er janvier 2018. Désormais, doivent être passés selon une procédure que l’on peut qualifier de « formalisée » tous les contrats de concession dont la valeur estimée hors taxe est égale ou supérieure à 5 548 000 euros hors taxes.
Comme en matière de marchés publics, les textes procèdent à un rehaussement des seuils qui ne devrait cependant pas conduire à davantage de souplesse. Or, s’agissant de cette souplesse, la jurisprudence confirme qu’elle n’est pas absolue en ce qui concerne les contrats de concession.
Chronique (choisie) de jurisprudence
concernant les contrats de concession
La jurisprudence de ces derniers mois est plus riche concernant les contrats de concession : plusieurs précisions ont ainsi été apportées.
Modification des conditions de mise en concurrence en cours de procédure
A l’intérieur du droit de la commande publique, le nouveau droit des concessions est sans doute celui qui va impliquer le plus de nouveautés dans les années à venir. Au-delà du fait que les anciennes délégations de service public aient partiellement disparues et aient été supplantées par les nouveaux contrats de concession de services, le régime juridique de ces nouveaux contrats implique de nombreux changements. Le droit des délégations de service public n’était en effet, jusqu’alors, que peu réglementé par les textes et faisait montre d’une souplesse importante par rapport au droit des marchés publics. Les nouveaux textes perpétuent cette logique mais seulement en partie. Le droit des contrats de concession reste un droit beaucoup plus souple que le droit des marchés publics. Pour autant, cette souplesse est en recul par rapport à celle qui prévalait pour la passation des délégations de service public sous l’empire de la loi Sapin de 1993.
Cet accroissement des contraintes est justement mis en avant par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 24 mai 2017 (CE, 24 mai 2017, n° 407431, SAUR ; AJDA 2017, p. 1145 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 194, note M. Ubaud-Bergeron). Le Conseil d’Etat était ici saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue par le tribunal administratif de Montpellier dans le cadre d’un référé précontractuel. Le recours concernait la procédure de passation d’une délégation de service public passée par la commune de Limoux afin de déléguer le service public de l’eau potable. La question posée au juge administratif suprême concernait l’étendue de la négociation qui peut être engagée par une autorité concédante avec les différents soumissionnaires.
En l’espèce, la commune avait indiqué les critères de sélection des offres aux candidats avant d’engager des négociations avec certains d’entre eux. A l’issue de cette négociation, elle leur avait demandé de formuler une offre finale puis, dans un courrier ultérieur, elle leur avait demandé de formuler une nouvelle offre finale tenant compte de la possibilité de se voir attribuer dans le même temps un autre contrat. En effet, parallèlement à la procédure de passation engagée par la commune, le syndicat intercommunal à vocation unique (SIVU) de la station d’épuration du Limouxin avait lancé une procédure de délégation du service public de l’assainissement. C’est ce qui a conduit la commune à demander aux candidats admis lors des négociations de présenter une nouvelle offre « compte tenu de l’unicité de facturation des services de l’eau potable et de l’assainissement ». Le Conseil d’Etat devait donc déterminer si, en procédant de la sorte, la commune n’a pas dépassé les frontières du champ de la négociation telles qu’elles sont définies dans le cadre du droit des concessions.
Cette question était d’autant plus pertinente que, dans le cadre de la réglementation antérieure, le juge administratif retenait une conception libérale de la négociation dans le cadre des délégations de service public (CE, 18 juin 2010, n° 336120 et n° 336135, Communauté urbaine de Strasbourg et Sté Seche Eco Industrie ; Dr. adm. 2010, comm. 128, obs. F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 293, obs. G. Eckert). Le Conseil d’Etat avait toutefois posé certaines limites en considérant notamment que l’autorité concédante ne pouvait « apporter des adaptations à l’objet du contrat » qu’à condition que ces adaptations soient « d’une portée limitée, justifiées par l’intérêt du service et qu’elles ne présentent pas, entre les entreprises concurrentes, un caractère discriminatoire » (CE, 21 juin 2000, n° 209319, Syndicat intercommunal de la Côte d’Amour et de la presqu’île guérandaise ; Rec. p. 283 ; RFDA 2000, p. 1031, concl. C. Bergeal ; CE, 21 févr. 2014, n° 373159, Sté Dalkia France : Lebon T., p. 740 ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 111, note G. Eckert). L’arrêt rendu le 24 mai 2017 permet de considérer que cette approche libérale mais encadrée est définitivement abandonnée dans le cadre de la nouvelle réglementation.
Dans son arrêt, le juge prend soin de rappeler les dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 qui encadrent désormais le pouvoir de négociation des autorités concédantes lorsqu’elles décident de passer de tels contrats. Ainsi, l’article 46 de l’Ordonnance rappelle la liberté dont disposent ces autorités dans le choix de recourir ou non à la négociation, tout en indiquant que celle-ci ne peut jamais « porter sur l’objet de la concession, les critères d’attribution ou les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation ». Par ailleurs, l’article 47 précise que « le contrat de concession est attribué au soumissionnaire qui a présenté la meilleure offre au regard de l’avantage économique global pour l’autorité concédante sur la base de plusieurs critères objectifs, précis et liés à l’objet du contrat de concession ou à ses conditions d’exécution » et que ces critères « n’ont pas pour effet de conférer une liberté de choix illimitée à l’autorité concédante et garantissent une concurrence effective ». C’est donc un nouveau cadre – davantage contraignant que celui qui s’appliquait antérieurement aux négociations dans le cadre des délégations de service public – qui s’impose aux autorités concédantes lorsqu’elles ont recours à la négociation.
Or, c’est ce nouveau cadre qui est utilisé par le Conseil d’Etat pour se prononcer sur la négociation menée par la commune de Limoux. Il considère « qu’il résulte de ces dispositions qu’une autorité concédante ne peut modifier en cours de procédure les éléments d’appréciation des candidatures ou des offres en remettant en cause les conditions de la mise en concurrence initiale », mais également « qu’elle ne peut non plus, sans méconnaître l’objet de la concession qu’elle entend conclure et l’obligation de sélectionner la meilleure offre au regard de l’avantage économique global que présente pour elle cette offre, demander aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante ou prendre en compte, pour choisir un délégataire, des éléments étrangers à ce contrat ». C’est donc l’offre économiquement la plus avantageuse qui doit systématiquement être retenue, celle-ci étant définie selon des critères liés au contrat et sans que la négociation ne puisse modifier les conditions de la mise en concurrence initiale.
S’agissant du cas d’espèce, le juge relève que « la commune de Limoux a demandé aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante, portant sur la délégation d’un service public dont tant l’objet que le périmètre géographique étaient différents du service public en cause ». Il considère donc que la commune a déterminé quel était l’avantage économique global des différentes offres en se fondant « sur des éléments étrangers au service public concédé et sans lien avec cet avantage économique global », c’est-à-dire sans lien avec l’objet du contrat de concession. Ce faisant, la commune a « méconnu les règles qu’elle avait elle-même fixées en vue de l’attribution du contrat de délégation du service public de l’eau potable », ce qui signifie qu’elle a modifié les conditions de la concurrence initiale. Par conséquent, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi introduit par la commune et confirme l’ordonnance rendue par le Tribunal administratif de Montpellier décidant de l’annulation de la procédure de passation.
Dans son arrêt du 24 mai 2017, le Conseil d’Etat effectue donc une application logique des dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016. Il confirme ainsi que le nouveau droit des concessions met en place des règles plus contraignantes que celles qui existaient auparavant pour les seules délégations de service public et que le cadre concurrentiel mis en place se rapproche de plus en plus de celui applicable aux marchés publics.
Possibilité de prendre en charge une activité économique
La cour administrative d’appel de Douai a eu à se prononcer sur la question de la prise en charge d’un service de téléassistance aux personnes âgées par le département du Nord (CAA Douai, 30 mars 2017, n° 14DA01579, Sté SEDECA , Dpt Nord ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 174, obs. H. Hoepffner). La cour applique ici la jurisprudence classique du Conseil d’Etat en la matière en rappelant « que les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ; qu’à cet égard, pour intervenir sur un marché, elles doivent, non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais également justifier d’un intérêt public, lequel peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée ; qu’une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci ». Il convient donc de vérifier successivement l’intérêt public à intervenir, le respect de la liberté du commerce et de l’industrie du point de vue du principe de l’intervention, et le respect de la concurrence au travers des modalités de l’intervention (CE, ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris ; RFDA 2006, p. 1048, concl. D. Casas).
En l’espèce, la solution retenue est la même que celle adoptée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Département de la Corrèze, rendu également à propos de la prise en charge d’un service de téléassistance (CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, n° 306911 : AJDA 2010, n° 17, p. 957, concl. N. Boulouis et n° 22, p. 1251, chron. E. Glaser ; Contrats – Marchés publ. 2010, n° 4, comm. 146, G. Eckert ; Rev. Lamy dr. conc. 2010, n° 24, p. 30, note G. Clamour ; JCP G 2010, n° 28, p. 1476, chron. B. Plessix). La prise en charge d’un tel service par un département est justifiée par un intérêt public local et ne contrevient pas à la liberté du commerce et de l’industrie. Elle peut donc avoir lieu si, par ses conditions de mise en œuvre, elle ne fausse pas la concurrence.
Cet arrêt, rendu à propos de la passation d’un contrat de délégation de service public, est l’occasion de préciser qu’une solution identique doit s’appliquer dans le cadre des concessions de services : avant même de déterminer les règles de publicité et de mise en concurrence à respecter, l’autorité concédante doit s’assurer qu’elle peut effectivement prendre en charge l’activité économique concernée. Heureusement pour les personnes publiques, l’intérêt public pour intervenir reste assez largement admis tout comme le respect de la liberté du commerce et de l’industrie. Il convient donc surtout de s’assurer que les conditions de prise en charge de l’activité ne faussent pas la concurrence, ce qui est rarement le cas du point de vue des juges administratifs.
Annulation de la procédure lorsqu’une clause d’un contrat de concession est contraire à la réglementation en vigueur
Confirmant que la jurisprudence tend à nuancer la souplesse attendue du droit des concessions, le Conseil d’Etat est venu préciser le régime juridique de certaines offres irrégulières dans le cadre du droit des concessions conformément aux solutions retenues en matière de marchés publics (CE, 18 sept. 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron). En effet, l’article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics distingue les offres irrégulières, les offres inacceptables et les offres inappropriées pour déterminer celles qui doivent nécessairement être éliminées et celles qui peuvent faire l’objet d’une régularisation sur proposition de l’acheteur ou à l’issue d’un dialogue ou d’une négociation. Or, le nouveau droit des concessions ne connaît pas un triptyque identique. Au stade de l’examen des offres, l’article 25 du décret du 1er février 2016 se contente en effet d’imposer l’élimination des offres inappropriées (l’article 23 de ce texte prévoyant quant à lui l’élimination des candidatures incomplètes ou irrecevables). Il n’envisage donc ni les offres irrégulières, ni les offres inacceptables. Or, dans son arrêt du 18 septembre 2017, le Conseil d’Etat a eu connaître d’offres irrégulières. Il devait en effet se prononcer à propos d’une procédure de passation d’une concession de services relative à l’exploitation de mobiliers urbains d’information à caractère général ou local supportant de la publicité engagée par la ville de Paris. Après l’examen des offres, la Somupi – filiale de JC Decaux – a été désignée comme attributaire de cette concession de services et deux sociétés – Clear Channel France et Extérion Média France – ont alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris afin qu’il annule la procédure de passation. Le problème posé en l’espèce concernait le contenu de l’avis de concession et, par conséquent, du futur contrat. Cet avis et le règlement de la consultation prévoyaient le recours à la publicité lumineuse sur les mobiliers urbains objets du contrat de concession alors que le règlement local de publicité adopté par la ville de Paris, en application des dispositions du code de l’environnement. L’avis de concession ne respectait donc pas la réglementation en vigueur et conduisait nécessairement les soumissionnaires à proposer des offres contraires à cette réglementation, c’est-à-dire des offres irrégulières du point de vue de la réglementation applicable aux marchés publics. En effet, le décret relatif aux marchés publics définit l’offre irrégulière comme « une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ». La question se posait alors de savoir si les juges allaient retenir une qualification identique en matière de concessions. Or, sur ce point, le Conseil d’Etat a validé le raisonnement retenu par le tribunal administratif de Paris. Ce dernier a en effet considéré que le non-respect du règlement local de publicité dans les documents de la consultation par la ville de Paris « a conduit à retenir une offre irrégulière en tant qu’elle propose de la publicité numérique pour 15 % des mobiliers urbains à mettre en place ». Si elle semble tout à fait logique dans la mesure où il est juridiquement inconcevable qu’une autorité concédante impose le non-respect de la législation applicable au travers des procédures de passation des contrats de concession qu’elle décide de lancer, « cette solution montre, s’il en était besoin, que la plus grande liberté laissée par les textes relatifs aux concessions en matière de choix des offres n’est pas illimitée et que la convergence vers certaines solutions du droit des marchés publics est inévitable » (M. Ubaud-Bergeron, note précitée).
Encadrement de l’indemnisation des biens de retour non amortis dans le cadre des contrats de concession passés entre personnes publiques
Dans son arrêt Commune de Douai (CE, ass., 21 déc. 2012, n° 342788, Commune de Douai ; Lebon, p. 477, concl. B. Dacosta ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 42, obs. G. Eckert ; RFDA 2013, p. 25, concl. ; AJDA 2013, p. 457, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. adm. 2013, comm. 20, comm. G. Eveillard ; JCP A 2013, 2044, obs. J.-B. Boda et Ph. Guellier ; JCP A 2013, 2045, obs. J.-B. Vila), le Conseil d’Etat a précisé quelles doivent être les conditions d’indemnisation des biens de retour qui n’ont pas pu être totalement amortis en cas de résiliation d’une concession avant son terme normal. Il distingue ainsi deux situations. Tout d’abord, « lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan ». Par ailleurs « dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat ». Enfin, le Conseil d’Etat a précisé dans le même considérant de principe « que si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus ». Or, c’est cette possibilité que le Conseil d’Etat est venu encadrer dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 402921, Commune du Croisic ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 281, note G. Eckert ; repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux) . Il précise ainsi que la dérogation envisagée par l’arrêt Commune de Douai ne peut pas « être prévue par le contrat lorsque le concessionnaire est une personne publique ». Dès lors, le Conseil d’Etat confirme qu’en cas de résiliation du contrat pour un motif d’intérêt général, « la fixation des modalités d’indemnisation de la part non amortie des biens de retour dans un contrat de concession obéit, compte tenu de la nature d’un tel préjudice, à des règles spécifiques », tout en précisant que celles-ci diffèrent selon la nature du cocontractant.
Ces différentes affaires permettent de considérer que le droit des concessions n’est encore qu’un droit en devenir, qui devrait progressivement se calquer sur le droit des marchés publics (en se basant, a minima, sur les règles applicables aux marchés passés en procédure adaptée). Les évolutions observées en augurent donc de nouvelles, qu’il conviendra de ne pas rater !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 231.
par Mathias AMILHAT, Maître de conférences en Droit public – Université de Lille
L’actualité du droit des marchés publics confirme le sentiment préexistant : les textes n’ont pas vraiment simplifié la situation ou, pour le moins, ils n’enlèvent pas son utilité à la jurisprudence. C’est cette dernière qui retient en effet l’essentiel de l’attention même si, pour l’essentiel, les décisions rendues n’apportent que des précisions sans bouleverser les règles applicables. Il convient toutefois, et avant tout, de relever une nouveauté textuelle : la publication de nouveaux seuils de passation ! Certaines précisions seront ensuite apportées quant au contenu des profils d’acheteur et s’agissant de la maîtrise d’œuvre dans les marchés publics globaux, avant de présenter une chronique de jurisprudence couvrant l’actualité de ces derniers mois.
De nouveaux seuils de passation pour les marchés publics
La Commission européenne a publié de nouveaux seuils de procédure pour les marchés publics et les contrats de concession au travers de quatre règlements délégués publiés au Journal officiel de l’Union européenne le 19 décembre 2017. Ces règlements mettent les directives « marchés publics » et « contrats de concession » en conformité avec l’amendement apporté à l’accord sur les marchés publics dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Ces seuils ont été repris par un nouvel avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171). Depuis le 1er janvier 2018, les nouveaux seuils imposant le recours à une procédure formalisée de passation sont les suivants :
144 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales. L’avis du 31 décembre 2017 reprend la liste de ces autorités : il s’agit de l’Etat, des établissements publics administratifs de l’Etat autres que les établissements publics de santé, des autorités administratives indépendantes (AAI) dotées de la personnalité juridique, de la caisse des dépôts et consignations, de l’ordre national de la Légion d’honneur, de l’Union des groupements d’achats publics (UGAP), de la fondation Carnegie et de la fondation Singer-Polignac.
221 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par d’autres pouvoirs adjudicateurs (ainsi que pour certains marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales dans le domaine de la défense sans être des marchés publics de défense ou de sécurité)
443 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par des entités adjudicatrices, ainsi que pour les marchés publics de défense ou de sécurité portant sur des fournitures ou des services
5 548 000 euros HT pour les marchés publics de travaux
Ces nouveaux seuils sont un peu plus élevés que leurs prédécesseurs, ce qui étend un peu plus le champ d’application de la procédure adaptée dans le cadre des marchés publics. Pour autant, si l’on admet que la procédure adaptée n’est rien d’autre qu’une procédure « semi-formalisée » (M. Amilhat, « La nouvelle procédure adaptée : le maintien d’une singularité en trompe l’œil, Contrats-Marchés publ. 2017, étude 5), les nouveaux seuils ne doivent pas être analysés comme facteurs de davantage de souplesse !
Au-delà de cette (légère) évolution textuelle, l’accent doit en réalité être mis sur un certain nombre de précisions jurisprudentielles.
Des précisions sur le contenu des profils d’acheteur
La dématérialisation des procédures de passation des marchés publics et des contrats de concession est au cœur de la nouvelle réglementation afin, notamment, de faciliter les candidatures des opérateurs économiques et l’ouverture à la concurrence des contrats de la commande publique. Or, parmi les nouveautés introduites, l’utilisation obligatoire des profils d’acheteurs – que cela soit par les acheteurs au sens strict dans le cadre des marchés publics ou par les autorités concédantes dans le cadre des contrats de concession – apparaît comme l’évolution la plus notable. La publication de la fiche de la DAJ à ce sujet est l’occasion d’apporter certaines précisions (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/fiche_profil_acheteur.pdf ).
En effet, le principe est désormais que, dans le cadre des procédures de passation, « les documents de la consultation sont gratuitement mis à disposition des opérateurs économiques sur un profil d’acheteur à compter de la publication de l’avis d’appel à la concurrence selon des modalités fixées par arrêté du ministre chargé de l’économie » (art. 39 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics). Actuellement, cette obligation ne concerne pas l’ensemble des marchés publics : seuls sont concernés ceux passés par des centrales d’achat, les marchés passés par l’Etat, ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements s’ils répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 90 000 euros HT, ainsi que tous les marchés passés qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure aux seuils de procédure formalisée. Elle sera néanmoins applicable à l’ensemble des acheteurs à compter du 1er octobre 2018, ce qui explique l’adoption de l’arrêté du 14 avril 2017 relatif aux fonctionnalités et exigences minimales des profils d’acheteurs (JORF n°0099 du 27 avril 2017 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 153, obs. G. Clamour).
Cet arrêté entrera en vigueur le 1er octobre 2018 mais l’utilisation du profil d’acheteur ne concernera pas les marchés publics qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 25 000€ HT (article 107 du Décret relatif aux marchés publics, modifié par leDécret n° 2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique, JORF n°0087 du 12 avril 2017).
Ce texte précise quelles sont les fonctionnalités que le profil d’acheteur doit offrir à la fois à l’acheteur et aux opérateurs économiques (art. 1er). Outre la possibilité de s’identifier et de s’authentifier, de nombreuses fonctions sont imposées. Du côté des acheteurs et des autorités concédantes, il est possible de relever que ce profil doit notamment permettre la publication des avis d’appel à la concurrence, la mise à disposition des documents de la consultation, la réception et la conservation des candidatures et des offres (y compris lorsque les candidatures passent par l’utilisation du DUME, document unique de marché européen). Du côté des opérateurs économiques, le profil d’acheteur doit notamment leur permettre de s’assurer que les moyens techniques utilisés sont compatibles avec ce profil, mais également d’effectuer des recherches leur permettant d’accéder aux avis d’appel à la concurrence, aux consultations et aux données essentielles, de consulter et de télécharger gratuitement et librement les documents de la consultation, les avis d’appel à la concurrence et leurs éventuelles modifications, d’accéder à un espace permettant de simuler le dépôt de documents, de déposer leurs candidatures et leurs offres, mais aussi de consulter et de télécharger les données essentielles relatives aux marchés publics. Le contenu de ces dernières est défini par un autre arrêté du 14 avril 2017 (A. du 14 avril 2017 relatif aux données essentielles dans la commande publique : JO 27 avr. 2017, texte n° 25 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 154, obs. G. Clamour). Par ailleurs, afin de s’assurer que l’utilisation de l’outil numérique ne soit pas un facteur de discrimination à l’égard des opérateurs économiques peu habitués à ce genre de dispositifs, le profil d’acheteur doit prévoir une assistance ou un support utilisateur afin d’apporter des réponses aux problématiques techniques ainsi que la possibilité de formuler des questions à l’acheteur. Dans le même sens, l’article 2 de l’arrêté précise que le profil d’acheteur doit respecter les exigences fixées dans les référentiels généraux de sécurité, d’interopérabilité et d’accessibilité (prise en charge des différents formats de fichiers communément utilisés, horodatage standardisé, interopérabilité avec les autres outils et dispositifs de communication électronique et d’échanges d’informations utilisés dans le cadre de la commande publique…). Le profil d’acheteur doit aussi assurer la sécurité des informations échangées. Ainsi, il est précisé que ce profil doit garantir « la confidentialité des candidatures, des offres et des demandes de participation » en ayant recours « à des moyens de cryptologie ou à un outil de gestion des droits d’accès et des privilèges ou à une technique équivalente » (art. 1er). Enfin, les droits des opérateurs économiques sont protégés au travers de l’obligation d’envoyer un accusé réception automatique avec certaines mentions obligatoires à chaque dépôt de documents sur le profil d’acheteur (art. 2, III).
Les fonctionnalités du profil d’acheteur sont sensiblement les mêmes pour la passation des contrats de concession (art. 3). Dans tous les cas, les profils d’acheteurs doivent être déclarés auprès d’un portail unique interministériel destiné à rassembler et à mettre à disposition librement l’ensemble des informations publiques (art. 4).
A en croire la Direction des affaires juridiques, l’utilisation des profils d’acheteurs et l’accès aux données essentielles des marchés publics devrait favoriser la transparence et permettre de mener des études sur la commande publique afin d’offrir, en retour, des conseils aux acheteurs et aux autorités concédantes. La révolution numérique est donc « en marche » concernant la passation des contrats de la commande publique, mais il reste à savoir si le seuil minimal de 25 000 € HT sera suffisant pour rassurer les acheteurs et les autorités concédantes, notamment lorsqu’il s’agit de collectivités territoriales de « petite taille ».
Marchés publics globaux : le retour de la maîtrise d’œuvre ?
Dans sa version initiale, l’Ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics n’envisageait pas la question de la maîtrise d’œuvre dans le cadre de la passation des marchés publics globaux. Ce silence signifiait donc que les candidats à l’attribution de marchés publics globaux n’étaient pas tenus d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre à l’appui de leur candidature. Il s’agissait donc d’une dérogation à l’article 7 de la loi MOP qui précise que « pour la réalisation d’un ouvrage, la mission de maîtrise d’œuvre est distincte de celle d’entrepreneur » (Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée, JORF du 13 juillet 1985, p. 7914).
Cette situation ne pouvait satisfaire les maîtres d’œuvres. Leurs revendications ont été entendues et la loi du 7 juillet 2016 (Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, JORF n°0158 du 8 juillet 2016) est venue modifier l’Ordonnance en intégrant un nouvel article « 35 bis » qui intègre « l’obligation d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation » au travers des conditions d’exécution des marchés publics globaux. Ce même article précise que la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre doit être définie par voie réglementaire, ce que fait précisément le décret du 7 mai 2017 portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux (D. n° 2017-842, 5 mai 2017, portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux : JO 7 mai 2017, texte n° 134 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 151, note G. Clamour).
En réalité, les obligations imposées par ce nouveau texte ne rejoignent qu’en partie celles imposées dans le cadre de la loi MOP. En effet, le décret impose aux candidats à l’attribution d’un marché public global d’identifier, à l’appui de leurs candidatures, l’équipe de maîtrise d’œuvre qui sera chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation (art. 1 du décret). Néanmoins, cette obligation n’implique pas nécessairement que la candidature prévoit qu’une entreprise réalisera les travaux et qu’une autre, distincte, sera chargée de la maîtrise d’œuvre. Ainsi que cela a pu être relevé, « rien n’interdit […] à une entreprise d’identifier, à l’appui de sa candidature ou dans les conditions d’exécution du marché, une équipe de maîtrise d’œuvre qui lui est intégrée et sur laquelle – au moins de facto – elle exerce son pouvoir » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Marchés globaux et maîtrise d’œuvre : derniers développements de relations tendues », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 6). De ce point de vue, le décret ne fait que se rapprocher du dispositif de la loi MOP en incitant les candidats à distinguer clairement les fonctions d’entrepreneur et de maître d’œuvre, sans que cela ne constitue une obligation pour eux. Les intérêts défendus par les maîtres d’œuvres ne sont donc que partiellement protégés.
Or, une même problématique se retrouve s’agissant des missions qui doivent être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre en application du décret. En effet, les missions qui doivent nécessairement être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre sont moins nombreuses que celles prévues par le décret de 1993 en application de la loi MOP (D. n° 93-1268, 29 nov. 1993, relatif aux missions de maîtrise d’œuvre confiées par des maîtres d’ouvrage publics à des prestataires de droit privé, JORF 1er déc. 1993, p. 16603), même si elles vont plus loin que ces dernières par certains aspects. Le décret du 7 mai 2017 prévoit ainsi que « la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre identifiée dans le marché public global comprend, au minimum, quelle que soit la valeur estimée du besoin », les études d’avant-projet définitif, les études de projet, les études d’exécution, le suivi de la réalisation des travaux et, le cas échéant, de leur direction, ainsi que la participation aux opérations de réception et à la mise en œuvre de la garantie de parfait achèvement (art. 2 du décret). Les études d’esquisse et la réalisation de l’avant-projet sommaire peuvent également être confiées au maître d’œuvre mais il ne s’agit que d’une simple faculté alors qu’il s’agissait d’une obligation dans le cadre du dispositif résultant de la loi MOP.
En définitive, les nouveaux textes permettent un retour de la maîtrise d’œuvre dans le cadre des marchés publics globaux mais les obligations imposées par le décret du 7 mai 2017 ne vont pas aussi loin que ce qui pouvait être attendu en se référant au dispositif de la loi MOP. La question reste alors de savoir si ce retour partiel est à saluer ou à regretter : en voulant satisfaire les maîtres d’œuvre sans trop restreindre la marge de manœuvre des candidats, le législateur et le pouvoir réglementaire retiennent une solution qui ne devrait véritablement satisfaire personne.
Chronique (choisie) de jurisprudence :
les procédures de passation des marchés publics
Une fois de plus, les décisions rendues ont été regroupées par thèmes afin d’en faciliter la lecture.
Offres anormalement basses
Le Conseil d’Etat est d’abord venu préciser que la comparaison n’est pas possible pour déterminer si une offre est anormalement basse ; il est nécessaire de procéder à une appréciation au cas par cas. Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue dans le cadre d’un référé précontractuel, le Conseil d’Etat a apporté des précisions utiles s’agissant de l’appréciation des offres anormalement basses dans le cadre de la passation des marchés publics (CE, 30 mars 2017, n° 406224, GIP Formation continue insertion professionnelle ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 158, note M. Ubaud-Bergeron). Il en profite pour préciser que les règles concernant les offres anormalement basses s’appliquent « quelle que soit la procédure de passation mise en œuvre », c’est-à-dire y compris dans le cadre des marchés passés en procédure adaptée.
Pour rappel, l’article 53 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 prévoit que l’appréciation de ces offres doit être effectuée en deux temps. Dans un premier temps, l’acheteur qui considère qu’une offre est anormalement basse ne peut pas le rejeter immédiatement : il est tenu de demander à l’opérateur économique des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas » ou si, au contraire, il est justifié. Ce n’est que dans un second temps, si l’acheteur considère que l’offre est anormalement basse au regard des informations fournies par l’opérateur économique (en application de l’article 60 du Décret relatif aux marchés publics), que l’offre devra être rejetée.
Dans le cadre de l’affaire dont il était saisi, le Conseil d’Etat devait se prononcer à propos d’une offre rejetée car l’opérateur économique concerné n’avait pas fourni les précisions demandées par l’acheteur afin de justifier que son offre n’était pas anormalement basse. Or, il s’avère que l’offre qui a été retenue à l’issue de la procédure proposait un prix inférieur à celui de l’offre rejetée. Simplement, l’attributaire du marché public avait correctement justifié son offre auprès de l’acheteur pour démontrer qu’elle n’était pas anormalement basse, ce qui le différenciait donc de l’opérateur économique qui n’avait pas fourni les informations demandées.
La question posée au juge administratif était donc de savoir si la justification du montant d’une offre suspectée d’être anormalement basse implique que toutes les offres proposant un prix supérieur à cette offre ne soient pas considérées comme des offres anormalement basses. Le concurrent évincé considérait en effet que son offre aurait dû être considérée comme régulière par comparaison avec les autres offres retenues. Le Conseil d’Etat rejette clairement un tel raisonnement en considérant qu’un tel raisonnement « n’apporte […] aucun élément de nature à justifier de manière satisfaisante le bas niveau du prix de sa propre offre ». Il en ressort donc que l’appréciation des offres suspectées d’être anormalement basses doit être effectuée au cas par cas par les acheteurs : les justifications apportées pour réfuter le caractère anormalement bas d’une offre ne permettent pas de considérer les offres d’un montant supérieur comme recevables.
Cette décision « conforte la dimension objective de l’offre anormalement basse, qui est nécessairement appréciée en elle-même, et non en comparaison des autres offres concurrentes » (M. Ubaud-Bergeron, comm. préc.). Le Conseil d’Etat confirme ainsi que l’examen des offres suspectées d’être anormalement basses ne se confond pas avec l’appréciation au regard des critères de sélection des offres qui, au contraire, repose sur une comparaison.
Confirmant ce mode de raisonnement, la cour administrative d’appel de Nantes est venue rappeler que la comparaison ne suffit pas non plus pour suspecter une offre anormalement basse. En effet, la comparaison entre les offres n’est pas seulement exclue au moment de l’appréciation des justifications permettant de considérer qu’une offre doit être rejetée comme étant anormalement basse. Il a récemment été rappelé qu’une offre ne peut pas être considérée comme anormalement basse au seul motif que le prix proposé est inférieur de 30% à celui proposé par son concurrent (CAA Nantes, 6 oct. 2017, n° 15NT03533, Sté Lytec ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 275, obs. H. Hoepffner). Pour demander des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas », l’acheteur ne peut pas se fonder uniquement sur une comparaison de montants entre les offres présentées par les différents soumissionnaires. Il doit apprécier de manière autonome le prix proposé par chaque soumissionnaire afin de déterminer s’il est « en lui-même, manifestement sous-évalué et, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché ».
Sous-traitance
Limitation du recours à la sous-traitance. De manière assez surprenante, la Cour de justice de l’Union européenne est venue considérer qu’une législation nationale « qui prévoit que, en cas de recours à des sous-traitants pour l’exécution d’un marché de travaux, l’adjudicataire est tenu de réaliser lui-même les travaux principaux » doit être considérée comme « susceptible d’empêcher, de gêner ou de rendre moins attrayant la participation d’opérateurs économiques établis dans d’autres États membres à la procédure de passation ou à l’exécution d’un marché public ». La législation en cause est en effet appréciée comme constituant « une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services ». Le juge rappelle qu’une telle restriction ne peut être justifiée que si elle poursuit un objectif légitime d’intérêt général et à condition qu’elle respecte le principe de proportionnalité, ce qui n’est pas le cas en l’espère car il s’agit d’une interdiction générale qui « ne laisse pas de place à une appréciation au cas par cas par ladite entité » (CJUE, 5 avr. 2017, aff. C-298/15 , « Borta » UAB ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 159, note M. Ubaud-Bergeron). Si cette solution est surprenante, c’est en ce qu’elle prend le contrepied des directives de 2014, lesquelles prévoient justement la possibilité d’exiger « que certaines tâches essentielles soient effectuées directement par le soumissionnaire lui-même ou, si l’offre est soumise par un groupement d’opérateurs économiques […], par un participant dudit groupement » (art. 63 de la directive 2014/24 et art. 79 de la directive 2014/25). L’arrêt rendu par la Cour de justice permet donc de penser qu’il convient d’apprécier les nouvelles dispositions des directives – tout comme l’article 62 de l’Ordonnance relative aux marchés publics – de manière stricte. Il convient donc de conseiller aux acheteurs de faire preuve d’une certaine prudence s’ils souhaitent mettre en œuvre un tel dispositif et de ne considérer comme des « tâches essentielles » que celles pour lesquelles il apparaît que leur réalisation par le soumissionnaire est indispensable.
Le droit au paiement direct du sous-traitant, un droit encadré !
La jurisprudence récente du Conseil d’Etat est venue confirmer que, si le droit au paiement direct des sous-traitants est effectivement reconnu et protégé par les textes, il ne s’agit pas d’un droit sans limites.
Ainsi, le Conseil d’Etat est d’abord venu se prononcer sur la question du droit au paiement direct des sous-traitants réguliers dans le cadre de l’exécution des marchés publics (CE, 19 avr. 2017, n° 396174, Sté Angles et Fils ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 160, note M. Ubaud-Bergeron). La question posée concernait la nécessité de respecter les dispositions de l’article 116 du Code des marchés publics abrogé, repris à l’article 136 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics. Il est d’ailleurs opportun de relever que, dans cette affaire, le juge administratif se prononce explicitement sur le fondement de « la combinaison de ces dispositions », alors même que le marché en cause avait été conclu en 2008 (ce qui est particulièrement intéressant du point de vue de l’application temporelle des textes issus de la réforme de la commande publique). En l’espèce, le marché de travaux avait été résilié suite à la liquidation judiciaire de l’entreprise titulaire dudit marché. Une entreprise sous-traitante avait alors adressé sa demande de paiement direct au pouvoir adjudicataire sans respecter la procédure prévue par les textes, c’est-à-dire sans adresser préalablement cette demande à l’entreprise principale. Si son attitude peut s’expliquer par la liquidation judiciaire de cette dernière, le Conseil d’Etat ne la valide pas et considère que « le bénéfice du paiement direct est subordonné au respect de la procédure prévue par les dispositions de l’article 8 de la loi du 31 décembre 1975 et de l’article 116 du Code des marchés publics et que, faute d’avoir respecté une telle procédure, un sous-traitant ne peut utilement se prévaloir d’un droit au paiement direct ». Il affirme ainsi le caractère obligatoire de la procédure prévue par les articles 116 du code des marchés publics et 136 du décret du 25 mars 2016 s’agissant du droit au paiement direct des sous-traitants.
Confirmant cette volonté de fixer des limites au droit au paiement direct, le Conseil d’Etat est venu confirmer et préciser « que, dans l’hypothèse d’une rémunération directe du sous-traitant par le maître d’ouvrage, ce dernier peut contrôler l’exécution effective des travaux sous-traités et le montant de la créance du sous-traitant » (CE, 9 juin 2017, n° 396358, Sté Keller fondations spéciales ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 207, note M. Ubaud-Bergeron). Le pouvoir de contrôle du maître d’ouvrage lui permet de vérifier que les travaux réalisés par le sous-traitant correspondent bien à ce qui était prévu par le marché. Si ce n’est pas le cas, le maître d’ouvrage peut refuser de procéder au paiement direct du sous-traitant. En revanche, cette possibilité de refus doit être strictement entendue. En effet, le Conseil d’Etat considère par ailleurs « qu’en l’absence de modification des stipulations du contrat de sous-traitance relatives au volume des prestations du marché dont le sous-traitant assure l’exécution ou à leur montant, le maître de l’ouvrage et l’entrepreneur principal ne peuvent, par un acte spécial modificatif, réduire le droit au paiement direct du sous-traitant dans le but de tenir compte des conditions dans lesquelles les prestations sous-traitées ont été exécutées » (CE, 27 janv. 2017, n° 397311, Sté Baudin Châteauneuf Dervaux ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 88, note M. Ubaud-Bergeron). En réalité, dans les deux situations le juge fait prévaloir les engagements contractuels initiaux sur d’autres considérations, qu’il s’agisse du droit au paiement direct reconnu par les textes ou de l’étendue des modifications que les cocontractants peuvent apporter aux stipulations du contrat.
Les solutions présentées n’ont cependant pas pour objet de mettre à mal le droit au paiement direct du sous-traitant. Le Conseil d’Etat vient en effet de confirmer qu’il s’agissait d’un droit protégé dans la mesure où, lorsque la demande de paiement direct a été effectuée en temps utile, il ne saurait être remis en cause ni par l’établissement du décompte général, ni par le fait que les prestations effectuées par le sous-traitant ont été réglées au titulaire (CE, 23 oct. 2017, n° 410235, Sté Colas Île-de-France Normandie c/ Cne Vivier-au-Court ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 273, note P. Devillers).
Preuve de la capacité économique et financière des candidats à l’attribution d’un marché public
La Cour de justice de l’Union européenne a dû rappeler sa position s’agissant des moyens de preuve utilisables par les candidats dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché public (CJUE, 13 juill. 2017, aff. C-76/16, Ingsteel spol . s r. o. et Metrostav a.s. c/ Úrad pre verejné obstarávanie ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 227, note W. Zimmer). Elle rappelle ainsi que les textes offrent « une assez grande liberté aux pouvoirs adjudicateurs » pour déterminer quels sont « les références probantes qui doivent être produites par les candidats ou les soumissionnaires en vue de justifier de leur capacité économique et financière ». Cette liberté se retrouve également « en ce qui concerne les niveaux minimaux de capacité économique et financière » (pt. 32). Pour autant, cette liberté des pouvoirs adjudicateurs n’est pas inconditionnée et la Cour rappelle que « les niveaux minimaux de capacités exigés pour un marché déterminé doivent être liés et proportionnés à l’objet du marché », ce qui implique que les exigences en termes de capacité économique et financière soient « adaptées à l’importance du marché concerné en ce sens qu’elles constituent objectivement un indice positif de l’existence d’une assise économique et financière suffisante pour mener à bien l’exécution de ce marché, sans toutefois aller au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire à cette fin » (pt. 33). En l’espèce, la Cour de justice considère que l’association slovaque de football pouvait légalement exiger des soumissionnaires qu’ils justifient leurs capacités économiques et financières en présentant « une attestation émanant d’un établissement bancaire aux termes de laquelle ce dernier s’engage à consentir un prêt à hauteur du montant fixé dans cet avis de marché et à garantir à ce soumissionnaire la disponibilité de ce montant pendant toute la durée de l’exécution du marché » (pt. 41). Cette solution est assez classique mais la Cour a également dû préciser dans quelles hypothèses un soumissionnaire pouvait légitimement apporter la preuve de sa capacité économique et financière par un autre moyen que celui demandé par le pouvoir adjudicateur. Les directives autorisent en effet les candidats qui ne peuvent pas fournir les éléments de preuve demandés « pour une raison justifiée » à prouver leurs capacités en utilisant d’autres documents appropriés. Ici, la Cour renvoie la balle aux juridictions nationales en considérant que ce sont ces dernières qui doivent vérifier que l’opérateur économique se trouvait dans « l’impossibilité objective de produire les références demandées » (pt. 48). Cette solution permet donc de rappeler que les pouvoirs adjudicateurs ne sont pas tenus d’admettre tous les moyens de preuve produits par les soumissionnaires : ils ne doivent accepter des moyens de preuve différents de ceux exigés que lorsque des raisons objectives empêchent certains soumissionnaires de produire de telles preuves. Cette solution permet de préserver le principe d’égalité sans dénier une capacité de choix aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices.
Qu’il s’agisse d’évolutions « purement internes » ou d’évolutions provoquées par la jurisprudence ou par la législation européenne, le droit des marchés publics reste un droit dont les contours ne cessent de devoir être précisés. Ces changements s’expliquent sans doute à la fois par la sophistication des règles applicables et par l’importance des enjeux financiers en cause.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 230.
par Mathias AMILHAT, Maître de conférences en Droit public – Université de Lille
Comme annoncé (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 191. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1870), la notion de contrat administratif continue de faire parler d’elle ! Du point de vue de cette notion elle-même, le développement des qualifications législatives devrait avoir pour conséquence de ne plus devoir se prononcer qu’à la marge sur la question de la qualification des contrats. Pourtant, des incertitudes demeurent. Ainsi, s’agissant de la qualification comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé, la convention passée par la commune de Fontvieille afin de confier l’exploitation de deux sites touristiques continue de faire parler d’elle et démontre toutes les difficultés qui peuvent surgir dans certaines hypothèses. Par ailleurs, le contentieux des contrats passés par des personnes privées dans le cadre des concessions d’aménagement permet de confirmer la rigidité du critère organique retenu dans le cadre de la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif. Enfin, le développement de la contractualisation amène à s’interroger davantage sur la distinction entre les vrais contrats et les « faux » contrats. Le Conseil d’Etat a dû rendre un arrêt en ce sens au mois de juillet 2017, refusant de voir un contrat là où les textes semblaient en reconnaître un.
Au-delà des interrogations que continue de susciter ponctuellement la notion même de contrat administratif, c’est son régime juridique qui continue d’évoluer. Le contentieux contractuel a en effet connu de nouveaux développements au détriment du recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat vient en effet de reconnaître l’existence d’un nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers. Par ailleurs, les décisions rendues concernant le régime juridique des contrats administratifs confirment qu’il ne s’agit pas de contrats comme les autres. Ainsi, le Conseil d’Etat continue de façonner l’intérêt général susceptible d’être invoqué pour préserver le contrat en intégrant désormais les conséquences financières qu’une résiliation peut avoir pour la personne publique contractante. Enfin, il sera fait état d’un arrêt de cour administrative d’appel qui confirme que ce même intérêt général irrigue le régime juridique des contrats administratifs en refusant que l’exception d’inexécution ne soit largement admise.
Retour de Fontvieille : des difficultés de qualifier une convention confiant la gestion d’un site touristique à un tiers !
La Cour administrative d’appel de Marseille a dû se prononcer à propos de la convention par laquelle la commune de Fontvieille avait confié à Madame B la gestion et l’exploitation de deux sites touristiques (CAA Marseille, 29 mai 2017, n° 16MA04745, B. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 216, note G. Eckert). Cet arrêt fait suite à celui rendu par le Conseil d’Etat à la fin de l’année 2016 (CE, 9 décembre 2016, n° 396352, Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 52, note G. Eckert ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109, note C. Cubaynes, http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1191; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). En effet, le juge administratif suprême avait cassé l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel en février 2015 avant de renvoyer l’affaire devant elle.
La question posée à la Cour était, une fois de plus, celle de la qualification de la convention liant Mme B à la commune de Fontvieille. Sur ce point, la Cour commence par rejeter la qualification de délégation de service public en reprenant la solution retenue par le Conseil d’Etat. Elle s’appuie pour cela sur l’ « absence d’implication dans l’organisation de l’exploitation touristique des sites en cause de la commune » mais également sur « la faculté donnée à la preneuse de révoquer la convention à tout moment » et sur « la brièveté du préavis applicable ». Elle en déduit donc que le contrat « n’avait pas pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux ; qu’elle ne saurait, dès lors, être regardée comme une délégation de service public ». Pour autant, la Cour ne s’arrête pas là et s’interroge plus largement sur la possibilité de qualifier cette convention de contrat administratif. Elle va, sur ce point, rejeter tour à tour les différentes possibilités permettant de retenir une telle qualification. C’est ainsi en premier lieu la qualification de convention d’occupation du domaine public qu’elle rejette. Elle précise ainsi que l’un des deux sites touristiques appartient à des personnes privées, tandis que le second ne constitue pas une dépendance du domaine public de la commune mais relève de son domaine privé. Sur ce fondement la Cour en déduit donc que « la convention en litige ayant pour objet, pour partie, la sous-location d’immeubles privés et pour partie, la mise en valeur, par sa mise à la disposition d’une personne privée, d’une dépendance du domaine privé communal, n’affectant ni son périmètre, ni sa consistance, ne peut être regardée comme une convention d’occupation du domaine public ». Cette solution est néanmoins discutable car, pour rejeter l’appartenance du second site au domaine public communal, la Cour relève l’absence d’affectation à un service public ou à l’usage direct du public. Or cette même Cour, pour rejeter la qualification de délégation de service public, a considéré que la convention ne faisait pas participer « directement » Mme B au service public culturel, ce qui laisse à penser qu’il y avait donc bien un service public dans cette affaire…
Quoi qu’il en soit, la Cour administrative d’appel de Marseille rejette cette seconde possibilité de qualification du contrat. Elle va ensuite successivement préciser que la convention « ne porte pas sur la réalisation de travaux publics » et « qu’elle ne comporte aucune clause exorbitante du droit des communes » afin d’exclure – définitivement ? – sa qualification comme contrat administratif. Partant de ce constat, la Cour considère que le litige est porté devant une juridiction incompétente pour en connaître. Ce sont donc les juridictions judiciaires qui doivent en connaître, « sans que puisse y faire obstacle la clause d’attribution de compétence à la juridiction administrative figurant à son article 9, ni la circonstance que le Conseil d’État, se prononçant comme juge de cassation dans sa décision susvisée du 9 décembre 2016, n’a pas relevé d’office un moyen d’ordre public tiré de l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître du présent litige ». Cette solution est surprenante à deux points de vue. Tout d’abord, comme le souligne le commentaire de Gabriel Eckert sous cet arrêt, parce qu’ « une telle solution, adoptée après sept années de procédures et cinq décisions des juridictions administratives, illustre la complexité des qualifications juridiques du droit des contrats publics et la difficulté de la situation des parties qui peut en découler » (préc.). Ensuite, et peut-être surtout, parce qu’il n’est pas certain que la qualification retenue par la Cour soit confirmée par la suite. En effet, le premier arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille en 2015 envisageait la qualification du contrat comme convention d’occupation du domaine public, même si c’était pour considérer qu’il avait « pour objet essentiel de faire participer Mme B. à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux » et n’emportait que « de manière accessoire occupation du domaine public » (CAA Marseille, 13 févr. 2015, n° 13MA02242, D. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 96, obs. H. Hoepffner). Enfin, il n’est pas certain que les juridictions judiciaires retiennent un même raisonnement et qualifient le contrat de droit privé, d’autant que, comme le relève la Cour, le Conseil d’Etat n’a pas relevé un tel moyen qui est pourtant d’ordre public… Cet arrêt, s’il n’offre pas une solution nouvelle, permet donc de mesurer qu’il existe encore des hypothèses dans lesquelles la qualification d’un contrat passé par une personne publique comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé continue de poser des difficultés !
Contrat administratif ou de droit privé : quand le Conseil d’Etat rappelle la prévalence du critère organique de définition…
Dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 404481, Sté Les Compagnons Paveurs ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 269, obs. H. Hoepffner), le Conseil d’Etat est venu rappeler toute l’importance du critère organique de définition pour qualifier un contrat d’administratif. En l’espèce, était en cause un marché conclu par la société d’économie mixte d’aménagement Brest Métropole Aménagement (BMA) avec la société » Les Compagnons Paveurs « . Il s’agissait donc d’un marché conclu entre deux personnes morales de droit privé même si l’une d’entre elles, la société d’économie mixte, était chargée de réaliser une zone d’aménagement concertée (ZAC) par une personne publique. En effet, la société d’économie mixte avait conclu une concession d’aménagement avec la communauté urbaine Brest Métropole Océane. Or, cette société avait décidé de résilier le marché passé avec la société « Les compagnons paveurs » pour un motif d’intérêt général. C’est donc afin d’obtenir réparation du préjudice résultant de la résiliation de ce contrat que l’attributaire du marché a décidé de saisir le tribunal administratif de Rennes. Ce dernier a rejeté la demande en raison de l’incompétence de la juridiction administrative tandis que, saisie en appel, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté la requête d’appel. Après avoir cassé l’ordonnance rendue par la cour administrative d’appel de Nantes, le Conseil d’Etat a choisi de régler l’affaire au fond et de se prononcer sur la qualification du contrat.
De manière classique, le Conseil d’Etat refuse de qualifier le marché en cause de contrat administratif en rappelant l’absence du critère organique de définition. En effet, la présence d’une personne publique au contrat est un critère quasiment indispensable pour qualifier un contrat de contrat administratif (TC, 3 mars 1969, Société Interlait ; rec. 682 ; AJDA 1969, p. 307, concl. J. Kahn, note A. de Laubadère), ce qui est confirmé par le Conseil d’Etat en plusieurs étapes.
Il commence par envisager l’une des seules hypothèses permettant de contourner le critère organique en s’interrogeant sur l’existence d’un mandat confié par une personne publique à la société d’économie mixte. Cette possibilité est admise depuis longtemps (CE, sect., 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine ; rec. p. 326 ; AJDA 1975, p. 345, chron. M. Franc et M. Boyon ; D. 1976, jurispr. p. 3, note F. Moderne ; RDP 1976, p. 1730 ; TC, 7 juill. 1975, Commune d’Agde ; rec. p. 798 ; D. 1977, jurispr. p. 8, note C. Bettinger ; JCP G 1975, II, 18171, note F. Moderne) mais ses conditions de mise en œuvre sont désormais resserrées. Or, le juge administratif considère de façon classique que les conventions d’aménagement ne constituent pas des mandats lorsqu’elles n’ont pas pour seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement (CE, 11 mars 2011, n° 330722, Communauté d’agglomération du Grand Toulouse ; BJDU 2011, p. 198, concl. N. Boulouis ; AJDA 2011, p. 534 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 130, obs. P. Devillers ; RDI 2011, p. 278, note R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 238, obs. O. Didriche). C’est justement ce qui justifie le rejet de la présence d’un mandat en l’espèce. En effet, le Conseil d’Etat indique que la concession d’aménagement en cause « n’a pas comme seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la communauté urbaine Brest Métropole Océane dès leur achèvement ou leur réception ; que, dès lors, la société BMA ne peut être regardée comme un mandataire agissant pour le compte de la communauté urbaine, y compris lorsqu’elle conclut des marchés de travaux ayant pour objet la réalisation d’équipements destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement ». Il considère alors que « le contentieux relatif à l’exécution et à la résiliation du marché de travaux conclu entre la société BMA et la société » Les Compagnons Paveurs « , qui sont deux personnes morales de droit privé, ne relève pas de la compétence du juge administratif ».
Pour autant, le Conseil d’Etat prend soin de préciser – ce qui ne semblait nullement indispensable en l’espèce – que les prérogatives de puissance publique confiées à la société d’économie mixte, la qualité de pouvoir adjudicateur au sens de l’ordonnance du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics, le fait que le marché fasse référence au cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, les clauses exorbitantes contenues dans ce marché, et le fait qu’il ait pour objet l’exécution de travaux publics sont sans incidence sur sa qualification comme contrat de droit privé. Ce faisant, le juge administratif suprême rappelle plusieurs choses. Tout d’abord, contrairement à ce qui est possible s’agissant des actes administratifs unilatéraux, l’exercice de prérogatives de puissance publique par une personne privée ne permet pas de dépasser le critère organique de définition du point de vue du droit des contrats administratifs. L’existence de clauses exorbitantes est également sans incidence (TC, 6 mars 1990, AFPA ; Dr. adm. 1990, comm. 341). Par ailleurs, le caractère attractif de la notion de travail public ne permet pas non plus de passer outre ce critère. En effet, « le critère organique a un effet attractif au profit de l’ordre judiciaire qui prime sur l’effet attractif au profit du juge administratif des travaux publics » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz 2016, p. 77 ; l’auteur rappelle la jurisprudence Solon : TC, 7 janvier 1972, SNCF c/Solon, rec. p.844). Enfin, et surtout, l’unité du droit de la commande publique ne permet pas de dépasser le clivage entre contrats administratifs et contrats de droit privé même si, sur le fond, ces contrats obéissent en grande partie à un régime juridique identique.
Cette solution, rendue sous l’empire de la réglementation antérieure à la réforme de la commande publique, ne devrait cependant pas évoluer dans l’immédiat. Le contentieux des contrats de la commande publique reste partagé entre les deux ordres de juridiction sur le fondement de la qualification administrative ou de droit privé du contrat. Or, la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif reste strictement encadrée, notamment au travers du critère organique de définition.
Vrai contrat et faux contrat : prévalence de la situation légale et réglementaire des usagers d’un service public administratif géré par une personne publique
Le contrat est partout et l’action publique ne semble plus en mesure de se passer de l’utilisation de l’outil contractuel. A cette « époque du tout contractuel » (L. Richer, « La contractualisation comme technique de gestion des affaires publiques », AJDA 2003, p. 973), la question de la qualification des actes utilisés dans le cadre de la contractualisation continue d’interroger. Or, ce sont souvent les administrés qui se trouvent placés au cœur de ces interrogations, les habillages contractuels ayant tendance à obscurcir les situations. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 5 juillet 2017 en constitue une parfaite illustration (CE, 5 juill. 2017, n° 399977, A… ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 226, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 2418, note G. Clamour ).
Dans cette affaire le juge devait se prononcer sur la situation de Madame B, une personne âgée prise en charge par le centre communal d’action sociale (CCAS) de Quimper et bénéficiant à ce titre d’une prestation d’aide à domicile. A l’occasion d’un transfert sur fauteuil roulant par un agent du CCAS, Madame B. a été victime d’une chute entraînant une intervention chirurgicale et son hospitalisation. Madame B, puis sa fille intervenant en sa qualité d’ayant-droit, ont donc cherché à engager la responsabilité du CCAS. Le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ont successivement rejeté leurs demandes d’indemnisation sur le fondement de la responsabilité contractuelle. En effet, Madame B avait signé un « contrat de prise en charge » avec le CCAS conformément à l’article L. 311-4 du code de l’action sociale et des familles, lequel prévoit que, dans une telle situation, « un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne ». Les juges de première instance et d’appel ont donc considéré que ce contrat de prise en charge constituait le fondement de la relation entre Madame B et le CCAS et que, par conséquent, l’action en responsabilité était engagée sur le terrain contractuel. Ce n’est cependant pas la position retenue par le Conseil d’Etat dans cette affaire, rappelant la précarité des qualifications retenues par les textes dans le cadre de la contractualisation.
Il rappelle en effet que le CCAS est un établissement public administratif prenant en charge un service public administratif, ce qui induit « que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge ». Ainsi, le Conseil d’Etat considère que la qualification retenue par le code de l’action sociale et des familles doit céder le pas face au principe selon lequel les usagers d’un service public administratif géré par une personne publique sont dans une situation légale et réglementaire de droit public. Afin de faire prévaloir cette règle et pour justifier l’annulation de l’arrêt attaqué, il précise d’ailleurs « que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public ». Dès lors, il est possible d’affirmer que, pour le Conseil d’Etat, le contrat signé n’en est pas véritablement un. Il confirme ainsi que, dans le cadre de l’action publique, l’habillage contractuel ne suffit pas et qu’il existe à la fois de « vrais » contrats administratifs et de « faux » contrats.
Du changement pour les tiers : fin du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables de l’exécution du contrat et admission du recours en résiliation du contrat
Depuis 1964 les tiers au contrat bénéficiaient de la possibilité de contester les actes détachables de l’exécution du contrat par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, sect., 24 avr. 1964, SA de livraisons industrielles et commerciales : Lebon, p. 239 ; AJDA 1964, p. 293, chron. J. Fourré et M. Puybasset et p. 308, concl. M. Combarnous). Le principal intérêt de ce recours était de leur permettre de contester le refus de la personne publique de résilier le contrat. Toutefois, le maintien de cette solution semblait peu cohérent au regard des évolutions du contentieux de la passation des contrats administratifs. En effet, « ce contentieux relève désormais pour l’essentiel de la pleine juridiction qu’il soit engagé à l’initiative des parties (CE, ass., 28 déc. 2009, n° 304802, Cne Béziers : JurisData n° 2009-017292) ou à celle des tiers (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 359994, Dpt Tarn-et-Garonne) », ce qui rendait « donc paradoxal que le recours pour excès de pouvoir subsistât dans le contentieux de l’exécution où son existence est toujours apparue comme peu naturelle » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Le nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 8).
C’est donc la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a abandonné sa jurisprudence de 1964 dans son arrêt SMPAT du 30 juin 2017 (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Synd. mixte de promotion de l’activité transmanche-SMPAT ; AJDA 2017, p. 1359 et p. 1669, chron. G. Odinet et S. Roussel ; AJ contrat 2017, p. 387, obs. J.-D. Dreyfus ; AJCT 2017, p. 455, obs. S. Hul ; RTD com. 2017, p. 587, obs. F. Lombard ; RFDA 2017, p. 937, concl. G. Pellissier ; JCP A 2018, n°2, 2015, obs. F. Linditch ; DA 2017, comm. 51, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 249, note J.-P. Pietri ; repère 8, préc.). Dans cet arrêt, était en cause la délégation de service public conclue par le SMPAT avec la société Louis Dreyfus Armateurs SAS pour l’exploitation d’une liaison maritime entre Dieppe et l’Angleterre. Probablement mécontentes de la concurrence que cette liaison faisait peser sur leurs activités, les sociétés qui exploitent le tunnel sous la Manche ont demandé au SMPAT de prononcer la résiliation de ce contrat en considérant qu’il ne s’agissait pas d’une délégation de service public mais d’un marché public, lequel aurait dû être passé en application des dispositions du code éponyme. Le silence gardé par le président du SMPAT pendant plus de deux mois ayant fait naître une décision implicite de rejet, les sociétés exploitant le tunnel sous la Manche ont alors cherché à mettre en œuvre la jurisprudence LIC de 1964 afin que le juge impose au SMPAT de résilier le contrat. Leur recours pour excès de pouvoir contre la décision implicite refusant de résilier le contrat a d’abord été rejetée par le tribunal administratif de Rouen avant d’être, en appel, accueillie par la Cour administrative d’appel de Douai. Appliquant la jurisprudence classique en la matière, cette dernière a en effet considéré que le contrat passé devait être qualifié de marché public et que la décision implicite de refus devait être annulée en raison du non-respect des dispositions du code. Elle a donc enjoint au SMPAT de résilier le contrat dans un délai de six mois. Le SMPAT a alors saisi le Conseil d’Etat. Afin d’éviter que cette solution n’entraîne des conséquences trop importantes avant que l’avenir de la convention ne soit envisagé en cassation, le juge administratif suprême a décidé d’ordonner le sursis à exécution de l’arrêt de la cour administrative d’appel en attendant de statuer sur le pourvoi. C’est donc ce pourvoi qui a été examiné par la section du contentieux le 30 juin 2017.
En toute logique, et si l’on s’en tient à sa jurisprudence antérieure, le Conseil d’Etat aurait dû valider la solution retenue par la cour administrative d’appel, ne serait-ce que du point de vue de la recevabilité du recours (la qualification du contrat pouvant être sujette à davantage de discussions). Il a cependant préféré abandonner sa jurisprudence antérieure au profit d’une solution nouvelle qui semble plus cohérente au regard des évolutions récentes du contentieux contractuel. Le Conseil d’Etat affirme ainsi, dans un nouveau considérant de principe, « qu’un tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par une décision refusant de faire droit à sa demande de mettre fin à l’exécution du contrat, est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction tendant à ce qu’il soit mis fin à l’exécution du contrat ; que s’agissant d’un contrat conclu par une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu’au représentant de l’Etat dans le département ».
Il consacre ainsi un nouveau recours de plein contentieux ouvert aux tiers aux contrats administratifs pour contester les mesures d’exécution de ces derniers, ainsi qu’aux membres des organes délibérants des collectivités territoriales et au représentant du département. Il s’inscrit dans la lignée directe de sa jurisprudence Tarn et Garonne confirmant que le contentieux contractuel doit désormais se régler avant tout devant le juge du contrat et non devant le juge de l’excès de pouvoir. En effet, en consacrant l’existence d’un tel recours, le Conseil d’Etat abandonne la possibilité pour les tiers de saisir le juge de l’excès de pouvoir afin de faire annuler les mesures d’exécution du contrat, et notamment les décisions refusant de le résilier. Cette nouvelle solution permet d’ « éviter que les tiers au contrat disposent de plus de droits que les parties elles-mêmes et puissent obtenir des annulations auxquelles ces dernières ne peuvent prétendre » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, préc.). En effet, le juge encadre strictement les conditions d’utilisation de ce nouveau recours, tant du point de vue des moyens invocables que de l’intérêt à agir.
Tout d’abord, le Conseil d’Etat offre une énumération stricte des moyens susceptibles d’être invoqués par les tiers devant le juge du contrat. Trois hypothèses sont ainsi envisagées. En premier lieu, ils peuvent demander la résiliation du contrat lorsque « la personne publique contractante était tenue de mettre fin à son exécution du fait de dispositions législatives applicables aux contrats en cours » et qu’elle ne l’a pas fait. En deuxième lieu, la demande de résiliation peut intervenir lorsque « le contrat est entaché d’irrégularités qui sont de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Enfin, et en dernier lieu, la résiliation peut être demandée au nom de l’intérêt général, le juge précisant qu’il faut alors que « la poursuite de l’exécution du contrat (soit) manifestement contraire à l’intérêt général » et que « les requérants peuvent se prévaloir d’inexécutions d’obligations contractuelles qui, par leur gravité, compromettent manifestement l’intérêt général ». Dès lors, les moyens à la disposition des tiers requérants apparaissent comme davantage limités qu’auparavant dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il n’est notamment plus question pour eux de fonder leur demande sur l’illégalité de la procédure de passation – ce qui semble logique dans la mesure où de tels moyens sont utilisables dans le cadre du recours Tarn et garonne –, comme le précise le Conseil d’Etat de manière superfétatoire à la fin de son arrêt. Il n’est pas non plus possible de fonder les recours devant le juge du contrat sur des irrégularités « tenant aux conditions et formes dans lesquelles la décision de refus a été prise ».
Par ailleurs, confirmant sa jurisprudence récente, le Conseil d’Etat choisit d’encadrer strictement l’intérêt à agir des requérants. Il considère en effet par principe que « les moyens soulevés doivent […] être en rapport direct avec l’intérêt lésé dont le tiers requérant se prévaut ». Cela signifie pour le juge que les requérants ne peuvent pas se présenter devant lui comme des défenseurs objectifs de la légalité (on serait tenté de dire comme des justiciers de la légalité !). Il n’en va autrement que lorsque le recours en résiliation émane du représentant de l’Etat dans le département ou de l’un des membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales qui a passé le contrat, cette solution étant justifiée « compte-tenu des intérêts dont ils ont la charge ». Ces derniers sont en effet supposés agir au nom de l’intérêt général, qu’il soit national ou local, afin notamment de préserver les finances des personnes publiques cocontractantes (même si l’on a vu, dans le cadre de cette même chronique, que l’appréciation de leur intérêt à agir n’est pas sans limite : voir les développements sur les règles de la commande publique). En l’espèce, c’est justement cette question de l’intérêt à agir qui justifie que le Conseil d’Etat casse l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Douai. Le juge considère en effet qu’en se fondant seulement sur « l’atteinte portée par l’exécution de la convention en litige » aux intérêts commerciaux des sociétés requérantes « compte tenu de la situation de concurrence existant entre la liaison maritime transmanche objet du contrat et l’exploitation du tunnel sous la Manche », sans rechercher si la poursuite de l’exécution du contrat « était de nature à léser les intérêts de ces sociétés de façon suffisamment directe et certaine, la cour administrative d’appel de Douai a entaché son arrêt d’une erreur de droit ».
Enfin, il convient de souligner que même dans l’hypothèse où le recours s’avèrerait recevable et fondé, le juge du contrat n’est pas tenu d’ordonner la résiliation du contrat. Il peut renoncer à le faire si sa décision porte « une atteinte excessive à l’intérêt général ». De plus, même lorsqu’il décide qu’il doit être mis fin au contrat, le juge a la possibilité d’ordonner cette résiliation avec un effet différé. Le juge administratif apparaît ainsi comme le garant de l’intérêt général au travers de la stabilité des relations contractuelles.
Dans son arrêt du 30 juin le Conseil d’Etat n’a cependant pas eu à s’interroger sur la nécessité de maintenir le contrat au-delà de certaines illégalités. Il a en effet considéré que c’était à bon droit que le tribunal administratif de Rouen avait rejeté les demandes des deux sociétés exploitant le tunnel sous la Manche dans la mesure où « leur seule qualité de concurrent direct sur les liaisons transmanche de courte durée […] ne suffit pas à justifier qu’elles seraient susceptibles d’être lésées dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l’exécution du contrat […] pour être recevables à demander au juge du contrat qu’il soit mis fin à l’exécution de celui-ci ». Il s’agit d’une solution relativement stricte dans la mesure où – en dépit des différents modes de transport utilisés – les sociétés requérantes se trouvent en concurrence avec l’attributaire du contrat sur les liaisons transmanche. Elle démontre ainsi que ce qui importe réellement c’est le lien qui doit exister entre les moyens soulevés et les intérêts lésés, ce qui confirme la volonté du juge du contrat de ne pas ouvrir trop facilement son prétoire aux tiers.
En abandonnant la voie du recours pour excès de pouvoir contre les décisions refusant la résiliation et en encadrant strictement les possibilités d’action des tiers dans le cadre du nouveau recours en résiliation du contrat, le Conseil d’Etat tend à asseoir l’idée selon laquelle les contrats administratifs sont avant tout des contrats, ce qui implique que leur contentieux soit en principe réservé aux parties.
L’intérêt général intègre les considérations financières lorsqu’il s’agit de refuser la résiliation du contrat
Saisi en cassation d’un recours contre la délibération d’un conseil municipal approuvant l’attribution d’un contrat de partenariat, le Conseil d’Etat va confirmer que la procédure de passation était irrégulière mais refuser d’ordonner la résiliation du contrat (CE, 5 juill. 2017, n° 401940, Cne Teste-de-Buch ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 250, note G. Eckert ; AJDA 2017, note D. Riccardi). Il rappelle en effet « qu’il appartient au juge de l’exécution, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, d’enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d’entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée ». Il s’agit là d’une reprise de son considérant classique en la matière (CE 21 février 2011, n° 337349, Société Ophrys ; AJDA 2011, p. 356 ; RDI 2011, p. 277, obs. R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 419, obs. F. Scanvic ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 226, obs. F. Llorens, et comm. 123, note. J.-P. Pietri).
Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat considère que la cour administrative d’appel de Bordeaux a entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique en en jugeant que la résiliation ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Le juge administratif suprême considère en effet que les conséquences importantes qu’aurait la résiliation pour les finances de la commune portent une atteinte excessive à l’intérêt général. Les intérêts financiers des collectivités intègrent donc, en matière contractuelle, la notion plus large d’intérêt général.
Maintien (relatif) du rejet de l’exception d’inexécution
Dans son arrêt Grenke Location (CE, 8 oct. 2014, n° 370644, Sté Grenke location : Contrats-Marchés publ. 2014, repère 11, F.L. et P.S-C. et comm. 329, note G. Eckert ; AJDA 2015, p. 396, note F. Melleray ; BJCP 2015, n° 98, p. 3, concl. G. Pellissier ; Dr. adm. 2015, comm. 12, note F. Brenet ; RFDA 2015, p. 47, Ch. Pros-Phalippon), le Conseil d’Etat a admis la possibilité pour les parties à un contrat administratif de prévoir « les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ». Cette possibilité n’est cependant ouverte que si le contrat « n’a pas pour objet l’exécution même d’un service public ».
Néanmoins, et c’est ce qu’est venu rappeler la Cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes, 12 avr. 2017, n° 16NT00758 , A c/ Cne Rivière Saint-Sauveur ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 163, obs. H. Hoepffner), si le contrat ne prévoit pas une telle possibilité dans ses clauses, il est impossible pour le cocontractant de l’administration de se prévaloir d’une quelconque exception d’inexécution. Cette solution, déjà exprimée par le Conseil d’Etat (CE, 19 juill. 2016, n° 399178, Sté Schaerer Mayfield France ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 238, obs. H. Hoepffner), confirme que « le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d’en assurer l’exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l’Administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l’initiative de résilier unilatéralement le contrat ».
Les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’administration justifient donc le maintien du contrat administratif même en cas de défaillance de cette dernière. Ce principe ne souffre d’aucune exception lorsqu’il tire son fondement de l’objet de service public du contrat, et il n’admet que des dérogations limitées dans les autres hypothèses sur le fondement de la liberté contractuelle.
Ces différentes affaires permettent de mesurer à quel point la notion de contrat administratif peut se révéler déterminante. Même si cela ne représente qu’une part infime du contentieux contractuel, elle permet encore dans un certain nombre d’hypothèse de déterminer quel doit être le régime juridique applicable. Surtout, elle continue d’entraîner l’application d’un nombre important de règles spécifiques fondées sur la poursuite de l’intérêt général et qui ne concernent pas les contrats de droit privé, même lorsque ces derniers constituent des contrats publics ou de la commande publique. Cette dernière situation peut cependant surprendre si l’on considère que les contrats publics de droit privé cherchent également – mais sans doute de manière moins directe – à satisfaire l’intérêt général.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 229.
par Mathias AMILHAT, Maître de conférences en Droit public – Université de Lille
Les évolutions du droit de la commande publique :
Molière n’est pas tout
Le protectionnisme est-il compatible avec le droit de la commande publique ? Jusqu’à présent la réponse semblait évidente : non, les principes fondamentaux de la commande publique comme le droit de l’Union européenne ne le permettent pas. Le débat européen sur les travailleurs détachés a cependant relancé la question. Il a en effet conduit certains exécutifs locaux à chercher à utiliser le droit de la commande publique comme un outil au service du protectionnisme. Ils ont alors décidé d’intégrer des clauses d’interprétariat ou imposant la maîtrise du français dans leurs marchés publics. Il est difficile de savoir si les personnes à l’origine de ces clauses espéraient réellement que le dispositif soit validé par le juge ou s’il ne s’agissait là que d’une posture politique afin de pouvoir, une fois de plus, affirmer leur défiance à l’égard de l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de l’époque a entendu dénoncer de tels dispositifs en demandant aux préfets de déférer les clauses dites « Molière » au juge administratif (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/05/cir_42125.pdf ; AJDA 2017, p. 910, obs. J.-M. Pastor). Les juridictions administratives ont donc été saisies et le Conseil d’Etat a été amené à rendre un premier arrêt sur la question. Une solution surprenante a été retenue, ce qui nous fait dire que rien n’est en définitive réglé et que les débats devraient se poursuivre encore pendant quelques temps…
Molière ne doit cependant pas faire oublier les autres évolutions, dont certaines devraient marquer plus profondément le droit de la commande publique. Les plus remarquables concernent le contentieux des contrats de la commande publique. Le juge administratif est ainsi venu préciser comment apprécier l’intérêt à agir dans le cadre du référé précontractuel, mais également comment apprécier l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension introduit par les membres de l’organe délibérant d’une collectivité. Il poursuit ainsi son travail de redéfinition et de systématisation du contentieux contractuel. Par ailleurs, le tribunal administratif de Toulouse est venu relancer les débats sur la qualification des contrats de mobilier urbain dans le cadre de la nouvelle réglementation. Enfin, le Conseil d’Etat a fait une première application de la notion de risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession, tout en maintenant l’esprit de sa jurisprudence antérieure.
Clauses « Molière » : le politique, le juge et le droit
Les clauses « Molière » ont fait couler beaucoup d’encre et elles continueront, à n’en pas douter, de le faire (v. notamment : P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; DA n°4, avril 2017, repère 4 ; O. Didriche, « Un peu de prose au sujet de la clause « Molière »…, AJCT 2017, p. 173 ; A. Mangiavillano, « La clause Molière, une tartufferie ? », D. 2017, p. 968 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Molière si tu savais ! », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1). S’il est possible de considérer que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 4 décembre 2017 n’est que la première étape d’un long feuilleton (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la ; JCP A 2017, act. 809 ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; AJDA 2017, p. 2383 ; JCP Social, n°51-52, décembre 2017, 1423, note J.-P. Lhernould) c’est parce que l’argumentation retenue n’est pas franchement convaincante. Néanmoins, avant d’aborder cette question, il convient de faire état d’une difficulté terminologique qui doit être dépassée, n’en déplaise à Molière.
En effet, les débats récents centrés autour de la « clause » Molière offrent une seule certitude : il est difficile de définir ce qu’est une clause « Molière » et l’on a tendance à confondre sous cette appellation des choses qui ne sont en réalité pas comparables. Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat était en cause un marché public de travaux passé par la région Pays de la Loire dont le cahier des clauses administratives particulières contient deux clauses « d’interprétariat ». La première permet que soit demandée « l’intervention d’un interprète qualifié […] aux frais du titulaire du marché, afin que la personne publique responsable puisse s’assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales qui […] s’applique à leur situation ». La seconde « prévoit que, pour garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier lors de la réalisation de tâches signalées comme présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens, une formation est dispensée à l’ensemble des personnels affectés à l’exécution de ces tâches, quelle que soit leur nationalité ; que cette formation donne lieu, lorsque les personnels concernés par ces tâches ne maîtrisent pas suffisamment la langue française, à l’intervention d’un interprète qualifié ». Le Conseil d’Etat a considéré ces deux clauses comme légales. Il précise en effet qu’elles sont suffisamment liées à l’objet du marché (cons. 8 et 12), mais également qu’elles ne sont pas susceptibles, par leurs effets, « de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union » (cons. 9 et 13). Quelques jours plus tard, c’est le tribunal administratif de Lyon qui a été amené à se prononcer sur une autre clause qualifiée de « Molière » (TA Lyon, 13 déc. 2017, n° 1704697, Préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes ; JCP A 2017, act. 874, veille L. Erstein). En l’espèce, ce n’était pas un marché public précis qui était visé mais la délibération du conseil régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes du 9 février 2017 approuvant le dispositif régional de lutte contre le travail détaché. Cette délibération modifie le CCAP des marchés de travaux de la région en introduisant deux clauses. La première demande aux entreprises attributaires des marchés de travaux de fournir une attestation sur l’honneur justifiant qu’elles n’ont pas recours au travail détaché. La seconde est une « clause de langue française » par laquelle les titulaires des marchés de travaux s’engagent à ce que tous leurs personnels « maîtrisent la langue française » (et ce « quel que soit leur niveau de responsabilité et quelle soit la durée de leur présence sur le site », le Conseil régional semblant avoir eu à cœur d’expliquer qu’il s’agit là d’une mesure à portée générale ne pouvant souffrir d’aucune exception…). Des sanctions sont également prévues en cas de non-respect de ces clauses. Ainsi, le tribunal souligne notamment que le non-respect de la clause de langue française devra entraîner une pénalité de 5% du montant du marché et que des contrôles sur site seront prévus, ce qui tend à démontrer que le conseil régional souhaitait véritablement faire appliquer de telles clauses et ne pas se limiter à des effets d’annonce. Le tribunal administratif de Lyon a annulé cette délibération pour détournement de pouvoir en considérant que les clauses n’avaient pas pour objet d’assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs mais d’ « exclure les travailleurs détachés des marchés publics régionaux » et de « favoriser les entreprises régionales ».
La présentation rapide de ces deux situations permet donc de mesurer que derrière la clause « Molière » se cachent en réalité des clauses aux contenus très différents (même si l’on peut considérer que les objectifs politiques poursuivis, qu’ils soient ou non assumés, restent les mêmes : favoriser les opérateurs nationaux ou locaux dans l’attribution des marchés publics). L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne concerne qu’une hypothèse parmi d’autres. Dès lors, l’expression « clause Molière » doit être rejetée en raison de son caractère imprécis, à moins de distinguer les vraies clauses « Molière » d’un côté et les fausses ou les « ersatz » de l’autre (L. Robert, « Clause Molière, Acte II : le coup de théâtre du tribunal administratif de Nantes », note sous TA Nantes, ord., 7 juill. 2017, n° 1704447, Préfet Région des Pays de la Loire ; JCP A 2017, 2218). Il nous semble cependant préférable de n’utiliser qu’une terminologie juridique rigoureuse et de parler de clauses d’interprétariat dans la première hypothèse (celle du marché passé par le conseil régional des Pays de la Loire) et de clauses imposant la maîtrise du français et interdisant le recours au travail détaché dans la seconde (celle de la délibération de la région Auvergne-Rhône-Alpes).
Pour autant, la question centrale dans cette affaire ne porte pas sur la terminologie retenue par les commentateurs mais bien sur l’argumentation développée par le juge. En effet, et au risque d’apparaître comme un censeur (P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; préc.), il est évident que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat est contraire tant aux principes fondamentaux de la commande publique (qui sont, rappelons-le, constitutionnellement protégés…) qu’au droit de l’Union européenne (dont la primauté n’est, en principe, plus discutée…). Dans la mesure où les principes français ne constituent que la reprise des obligations fondamentales imposées au niveau européen depuis l’arrêt Telaustria (CJCE, 7 déc. 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH : Rec. CJCE 2000, I, p. 10745 ; Contrats-Marchés publ. 2001, comm. 50, note F. Llorens ; AJDA 2001, p. 106, note L. Richer ; AJDA 2001, p. 329, chron. H. Legal, C. Lambert et J.-M. Belorgey), c’est sur ce dernier point qu’il convient d’apporter quelques précisions.
Contrairement à ce que soulignait à juste titre Loïc Robert à propos de l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nantes le 7 juillet 2017 (préc.), le droit de l’Union européenne n’est pas « un grand absent » dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat. Il aurait toutefois peut-être mieux valu que tel soit le cas tant le raisonnement retenu semble discutable du point de vue du droit de l’Union européenne. D’ailleurs, il semble possible d’affirmer que le Conseil d’Etat est conscient du caractère discutable de la solution qu’il retient. En effet, après avoir affirmé que les clauses ne sont pas discriminatoires et ne constituent pas des entraves à la libre circulation, il n’arrête pas son raisonnement. Il prend en effet soin de préciser que « le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en jugeant qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union, elle poursuit un objectif d’intérêt général dont elle garantit la réalisation sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ». Pourtant, dans ses conclusions sur cette affaire, Gilles Pellissier invitait la formation contentieuse à censurer les clauses d’interprétariat en se référant. Il justifiait notamment sa position par renvoi à la jurisprudence de la Cour de justice. Il considérait ainsi qu’il existait de « sérieux doutes quant à la possibilité d’introduire de telles clauses au titre des conditions d’exécution du marché ». Surtout, même en envisageant la possibilité que de telles clauses soient justifiées par la poursuite d’un motif impérieux d’intérêt général, il estimait qu’elles ne pouvaient pas être considérées comme proportionnées à l’objectif poursuivi. C’est pour cela qu’il invitait le Conseil d’Etat à annuler l’ordonnance du tribunal administratif et de régler l’affaire au fond en annulant la procédure de passation engagée. Or, ce n’est pas la solution qui a été retenue par le juge.
Le Conseil d’Etat a préféré valider de telles clauses en considérant qu’elles sont, par principe, non discriminatoires et qu’elles ne constituent pas des entraves à la libre circulation. Cette position est particulièrement étonnante tant le contenu de ces clauses semble, au contraire, discriminatoire. Le juge administratif suprême en a d’ailleurs probablement conscience car il prend soin de répondre aux arguments avancés par le ministre de l’intérieur en indiquant, « qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union », le tribunal administratif n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en considérant qu’elles sont proportionnées aux objectifs poursuivis. Et il s’agit là d’un nouveau motif de surprise. S’il est éventuellement possible de considérer, à l’image de Jean-Philippe Lhernould (note précitée), que l’une des deux clauses d’interprétariat en cause dans le litige pourrait « passer le test de proportionnalité » du point de vue du droit de l’Union européenne, ce n’est qu’à condition de vérifier que certaines conditions sont réunies et il n’est pas certain qu’elles soient présentes en l’espèce. Surtout, s’agissant de l’autre clause, il est certain qu’elle ne passera pas un tel test en l’état actuel du droit de l’Union.
L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne cesse donc pas de surprendre et il n’est pas possible, à la lecture des conclusions du rapporteur public, d’imaginer que les juges n’aient pas anticipé cette surprise. Dès lors, l’arrêt rendu ne peut être qu’un appel du pied adressé au juge européen. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne finira nécessairement par être saisie de la question. Le Conseil d’Etat espère ainsi sans doute qu’elle fera évoluer sa jurisprudence et qu’elle validera son raisonnement. Il ne devrait cependant pas oublier toute l’importance qu’elle accorde au principe de non-discrimination.
Référé précontractuel : pour apprécier l’intérêt lésé du requérant pas de comparaison possible
Il semble aujourd’hui acquis que la question de l’intérêt à agir est essentielle dans le cadre du contentieux relatif aux contrats de la commande publique. S’agissant du référé précontractuel, c’est la jurisprudence SMIRGEOMES qui a recentré les débats autour de l’intérêt à agir du requérant en imposant au juge de vérifier que les manquements invoqués sont effectivement susceptibles de lui avoir causé un préjudice (CE, sect., 3 oct. 2008,Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, n° 305420 ; Rec. CE 2008, p. 324 ; JCP A 2008, 2291, note F. Linditch ; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 264, note J.-P. Pietri et repère 10, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; RFDA 2008, p. 1128, concl. Dacosta et note Delvolvé). Ainsi, le référé précontractuel ne se conçoit pas comme un recours entièrement objectif qui permettrait de faire prévaloir les obligations de publicité et de mise en concurrence dans toutes les hypothèses.
Cette solution se justifie en termes de sécurité juridique dans la mesure où elle évite la remise en cause systématique des procédures de passation par les requérants devant le juge du référé précontractuel. Elle a ainsi permis de considérer qu’un candidat qui a déposé une offre irrégulière n’est pas susceptible d’être lésé par des manquements survenus au stade de l’examen des offres : il ne peut être lésé que par des vices qui concernent les phases antérieures de la procédure de passation (CE, 27 oct. 2011, n° 350935, Dpt Bouches-du-Rhône ; JCP A 2011, act. 706 ; AJDA 2011, p. 2099 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 343, note G. Eckert ; BJCP 2012, p. 9, concl. N. Boulouis). Le juge administratif considère ainsi que « le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée » (CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Syndicat Ody 1218 Nextline Lloyd’s Londres et Bureau européen d’assurance hospitalière ; CPA 2012, 2327, concl. N. Boulouis ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 198, note J.-P. Pietri ; AJDA 2012, p.790 ; JCP A 2012, 2194, note Linditch). Ainsi, si le référé précontractuel n’apparaît pas comme un recours à dimension entièrement objective, le lien entre les manquements invoqués et le préjudice susceptible d’être subi par le requérant doit quant à lui être apprécié de manière objective. A ce sujet le Conseil d’Etat considère d’ailleurs que, lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas éliminé la candidature ou l’offre du requérant alors qu’il aurait dû le faire, cette circonstance n’empêche pas le juge du référé précontractuel de retenir cette irrégularité pour considérer que le requérant n’est pas susceptible d’être lésé par les manquements qu’il invoque (CE, 2 oct. 2013, n° 368900, Département de Lot-et-Garonne ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 307, note G. Eckert ; D. 2014 p. 340, note G. Kalflèche et P. Egéa : AJCT 2014, p. 114, obs. S. Hul).
C’est cette part d’objectivité dans l’appréciation de l’intérêt à agir du requérant que le Conseil d’Etat est venu rappeler et préciser dans son arrêt du 9 juin 2017 (CE, 9 juin 2017, n° 408082, Cne Saint-Maur-des-Fossés ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 222, obs. H. Hoepffner ; AJDA 2017, p. 1870). Il précise ainsi que, dans le cadre de son office, le juge du référé précontractuel doit apprécier individuellement la situation du requérant pour déterminer si les manquements qu’il invoque sont susceptibles de le léser ou risquent de le léser, sans comparer sa situation à celle des autres candidats. En l’espèce, était contestée la procédure de passation d’une convention de délégation de service public pour la gestion des parcs de stationnement et le stationnement en surface de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. A l’issue de la négociation engagée avec cinq sociétés, le règlement de la consultation prévoyait le dépôt d’offres finales comprenant deux scénarios. Or, au moment de l’appréciation des offres, la commune a refusé de prendre en compte le second scénario, faussant ainsi les conditions de mise en concurrence. C’est notamment sur ce fondement que le juge des référés du tribunal administratif de Melun avait annulé la procédure de passation. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat devait notamment déterminer si, dans le cadre de son contrôle, le juge des référés précontractuel doit rechercher si les manquements invoqués par le requérant sont susceptibles de l’avoir lésé davantage que les autres candidats. La commune considérait en effet que, parmi les sociétés ayant présenté des offres, la société requérante n’était pas celle qui avait été le plus lésée par les modifications apportées par la commune au moment de l’appréciation des offres. Elle ne prévalait donc pas, selon elle, d’un intérêt lésé suffisant. Il semblait cependant délicat pour le Conseil d’Etat de suivre le raisonnement de la commune.
En effet, admettre que les intérêts susceptibles de léser un requérant s’apprécient en comparant la situation des différents concurrents afin de n’accepter le recours que de celui a été le plus lésé par les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence limiterait considérablement le champ d’application du référé précontractuel. De plus, cela reviendrait à confier au juge une fonction qui n’est pas la sienne. Il devrait en effet substituer son appréciation à celle de l’acheteur ou de l’autorité concédante pour déterminer quel est le requérant qui aurait du être désigné comme attributaire du contrat : ce serait en effet le seul à être en mesure d’exercer un référé précontractuel ! Ce n’est cependant pas la solution retenue. Le Conseil d’Etat rappelle en effet qu’« il n’appartient pas au juge des référés de rechercher à ce titre si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats » (CE, 1er juin 2011, n° 345649, Commune de St-Benoit ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 196, note W. Zimmer ; AJDA 2011, p. 1118 ; AJCT 2011. 466, obs. O. Didriche). Si la procédure du référé précontractuel impose une appréciation subjective de la qualité du requérant pour agir, elle implique également une certaine objectivité dans la mesure où cette appréciation ne peut pas être effectuée par comparaison avec la situation des autres candidats.
Référé-suspension introduit par les membres d’un organe délibérant : une appréciation concrète et conditionnée de l’urgence s’impose
Le Conseil d’Etat est venu confirmer l’aspect subjectif du contentieux contractuel, y compris lorsque celui-ci s’exprime dans le cadre d’un référé-suspension (CE, 18 sept. 2017, n° 408894, Humbert et a. ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 264, note J.-P. Pietri). En l’espèce, était en cause l’attribution d’un marché public par une communauté de communes qui, ultérieurement, a été intégrée dans une nouvelle communauté de communes par arrêté préfectoral. A l’intérieur de cette nouvelle communauté de communes, certains conseillers communautaires ont entendu contester la validité du contrat dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; Lebon, p. 70 avec concl. B. Dacosta ; AJDA 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; D. 2014, p. 1179, note E. Gaudemet et A. Dizier ; RDI 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT 2014, p. 375, obs. S. Dyens ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta ; RFDA 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, obs. F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, comm. C. Sestier ; JCP A 2014, 2153, comm. S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, étude 5, note Ph. Rees). Dans le même temps, ces conseillers communautaires ont assorti leur recours d’un référé afin d’obtenir la suspension de l’exécution du marché public litigieux dans l’attente d’une solution au fond. Or, leur référé-suspension a été rejeté par le tribunal administratif de Lyon, ce qui les a conduits à saisir le Conseil d’Etat en tant que juge de cassation.
La principale question posée au juge administratif suprême était celle des modalités d’appréciation de la condition d’urgence nécessaire dans le cadre d’un référé-suspension. Il commence par rappeler que cette condition d’urgence ne se confond pas avec la condition exigeant de faire « état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » (art. L. 521-1 du CJA), ce qui justifie l’annulation de l’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Lyon. Surtout, le Conseil d’Etat précise ensuite quelles sont les conditions dans lesquelles les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales qui a conclu un contrat peuvent assortir leur recours en contestation de validité d’un référé-suspension. Il affirme ainsi clairement qu’une telle possibilité leur est ouverte mais encadre l’appréciation qui doit être faite de l’urgence à suspendre le contrat. En effet, le juge indique « que, pour apprécier si la condition d’urgence est remplie, le juge des référés peut prendre en compte tous éléments, dont se prévalent ces requérants, de nature à caractériser une atteinte suffisamment grave et immédiate à leurs prérogatives ou aux conditions d’exercice de leur mandat, aux intérêts de la collectivité ou du groupement de collectivités publiques dont ils sont les élus ou, le cas échéant, à tout autre intérêt public ». Cette précision indique donc que l’urgence n’est pas appréciée de manière abstraite mais concrètement en tenant compte des intérêts dont se prévalent les requérants. Certes, ces intérêts sont entendus largement dans la mesure où les requérants agissent en leur qualité de membre d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités, mais ils restreignent les conditions d’exercice du référé-suspension lorsque celui-ci est lié à un recours en contestation de validité du contrat. Dans cette affaire, le juge précise également que le risque que le coût des travaux présente pour les finances d’une collectivité ou d’un groupement de collectivité peut démontrer une situation d’urgence mais, en l’espèce, il considère que les requérants n’établissent pas l’existence d’un tel risque.
Ainsi, le Conseil d’Etat confirme le caractère subjectif du contentieux contractuel et étend la subjectivité aux demandes de suspension accompagnant un recours au fond en contestation de la validité du contrat, peu importe qu’un tel recours ne soit pas engagé par les parties au contrat.
Une nouvelle qualification pour les contrats de mobilier urbain ?
Dans une ordonnance remarquée (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape ; Contrats-Marchés publ. 2017 repère 9), le Tribunal administratif de Toulouse a retenu la qualification de concession de service pour un contrat de mobilier urbain (TA Toulouse, ord., 10 août 2017, n° 1703247, Sté Exterion Media). En l’espèce, la commune de Saint-Orens-de-Gameville avait engagé une procédure de consultation en vue de l’attribution d’une concession de service portant sur la mise à disposition, l’installation, la maintenance, l’entretien et l’exploitation commerciale de mobiliers urbains sur son domaine public. A l’issue de la procédure de passation, l’offre de la société JC Decaux France a été retenue et la commune a notifié le rejet de son offre à la société Exterion Media SA. Cette dernière a alors saisi le juge du référé précontractuel en lui demandant d’annuler la procédure pour non-respect de certaines dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et de son décret d’application du 25 mars 2016. La société requérante considérait en effet que le contrat de mobilier urbain en cause ne constituait pas une concession de service mais un marché public. Elle s’appuyait en cela sur la jurisprudence du Conseil d’Etat qui considère traditionnellement que les contrats de mobilier urbain constituent des marchés publics (CE, ass., 4 nov. 2005, n° 247298, Sté J. C. Decaux : JurisData n° 2005-069146 ; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 297, note J.-P. Pietri ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005, p. 10083, concl. D. Casas). Néanmoins, la qualification retenue par la commune et la solution retenue par le tribunal administratif de Toulouse semblent confirmer que cette solution n’est plus d’actualité dans le cadre du nouveau droit de la commande publique.
Pour bien comprendre la jurisprudence antérieure, il est nécessaire de rappeler que le juge refusait de qualifier ces contrats de délégations de service public dans la mesure où ils n’avaient pas pour objet un service public. Leur qualification comme marchés publics permettait donc de les soumettre à des obligations de publicité et de mise en concurrence, il s’agissait même du « seul moyen de mettre en concurrence leur attribution » (F. Llorens et P. Soler Couteaux, « Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape », préc.). L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Toulouse permet donc une mise en adéquation du droit français avec le droit de l’Union européenne dans la mesure où ces contrats constituent depuis longtemps des concessions de service au sens du droit de l’Union européenne. Pour qualifier retenir une telle qualification pour le contrat en cause, le tribunal administratif centre son analyse sur le critère du risque d’exploitation pour qualifier le contrat de concession de service. Il précise ainsi qu’ « il ressort des pièces du dossier et notamment des modalités de rémunération telles que définies au titre IV du cahier des charges de la concession, que le concessionnaire assume l’ensemble des risques d’exploitation et ne pourra pour quel que motif que ce soit obtenir le versement d’un prix ; qu’en contrepartie des prestations réalisées, il dispose d’un droit exclusif d’exploitation du mobilier publicitaire dont l’installation est prévue ; qu’enfin, si le contrat ne met pas à la charge du concessionnaire le paiement de la redevance domaniale, tous les impôts et taxes liés au service, et notamment la taxe locale sur la publicité extérieure, sont à sa charge ». C’est donc bien la prise en charge d’un tel risque qui impose la qualification comme contrat de concession et non comme marché public.
Enfin, il convient de préciser que le juge prend soin d’indiquer que le contrat de mobilier urbain répond « ainsi à des besoins de la commune ». Ce critère n’est pas prévu par l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession pour qualifier de tels contrats. Or, comme le relèvent François Llorens et Pierre Soler-Couteaux, la mention de ce critère « s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence en vigueur qui considère comme des conventions d’occupation du domaine public (et non pas comme des marchés publics), des contrats qui n’ont pas été conclus pour répondre aux besoins de la personne publique » (Ibidem). Il n’est toutefois pas certain que cette solution soit confirmée dans toutes ses dimensions par le Conseil d’Etat.
Les nouveaux textes invitent en effet à retenir la qualification de concessions de services pour les contrats de mobiliers urbain mais rien ne semble imposer la réponse aux besoins exprimés par le pouvoir adjudicateur comme critère de définition de la notion de concession. Cette solution se justifiait antérieurement lorsque le Conseil d’Etat cherchait à faire échapper certains contrats aux règles de publicité et de mise en concurrence en les qualifiant de conventions d’occupation du domaine public (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de Paris; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, note G. Eckert ; AJDA 2013, p. 1271, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA 2013, comm. 63, note F. Brenet ; JCP A 2013, 2180, note J.-F. Giacuzzo ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta) afin de leur appliquer la jurisprudence Jean Bouin (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, obs. G. Eckert ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; DA 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Melleray). Or, cette jurisprudence a récemment été abandonnée (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869) et il est désormais prévu en principe que la délivrance des titres d’occupation du domaine public doit passer par une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, en application du nouvel article L. 2122-1-1 du CGPPP.
Il ne semble donc plus y avoir de raison de justifier le maintien de la jurisprudence antérieure sur ce point et l’ensemble des contrats de mobilier urbain devrait donc s’inscrire au sein de la classification binaire entre les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, ayant à se prononcer sur un contrat de mobilier urbain qualifié de concession de service, le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de se prononcer sur la qualification de ce contrat (CE, 18 septembre 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron, voir la partie de la chronique consacrée aux contrats de concession).
Des précisions (in)utiles sur la notion de risque d’exploitation
Le Conseil d’Etat a été amené à faire une première application de la notion de « risque d’exploitation » telle qu’elle est consacrée par la nouvelle réglementation afin de distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CE, 24 mai 2017, n° 407213, Sté Régal des îles ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 182, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 1957, note J. Martin ; AJCT 2017, p. 513, note P. Grimaud et O. Villemagne). En réalité, si cet arrêt mérite l’attention c’est seulement parce qu’il s’agit de la première application des nouveaux textes sur ce sujet car, sur le fond, la solution retenue n’innove pas vraiment. En l’espèce, le juge devait se prononcer dans le cadre d’un référé contractuel à propos d’un contrat passé entre une commune de la Réunion – la commune de Saint-Benoît – et la société Dupont Restauration Réunion. Ce contrat avait pour objet – selon ses termes – de confier au cocontractant « la gestion du service de restauration municipale ».
Il est toute d’abord possible de relever que, dans un premier temps, la question de la recevabilité a dû être tranchée par le Conseil d’Etat, dans la mesure où la société requérante avait précédemment introduit un référé précontractuel. Néanmoins, le juge administratif relève que le contrat en cause, qui était analysé par la commune comme une délégation de service public, n’avait « été précédé de la publication d’aucun avis de concession ni d’aucune forme de publicité ». Il en déduit donc « que, dans ces conditions, la société Régal des Iles a été privée de la possibilité d’introduire utilement son référé précontractuel », ce qui induit la recevabilité de son référé contractuel (cons. 6). En réalité, c’est bien la qualification du contrat en cause qui faisait ici sa particularité. Il s’agissait, selon la commune, d’une « convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale » qualifiée de « concession provisoire de service public pour la gestion du service de restauration municipale ». Le choix de cette qualification présentait – de son point de vue du moins – un réel intérêt même si c’est justement cette qualification qui est à l’origine de l’annulation du contrat.
La « convention provisoire » faisait en effet suite à un premier contrat relatif à la gestion du service de restauration municipale, conclu en janvier 2014 avec une autre société. Or, ce contrat avait été annulé par le Tribunal administratif de la Réunion par un jugement du 31 mars 2016 pour méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence. Or, comme le relève le Conseil d’Etat, « la commune de Saint-Benoît, qui a fait appel de ce jugement, n’a pris aucune initiative en vue de lancer une nouvelle procédure de délégation du service public et a conclu le 18 novembre, sans mesure de publicité et de mise en concurrence, une convention de gestion provisoire avec la société Dupont Restauration Réunion, approuvée par une délibération du 25 novembre 2016 ». La commune a ainsi souhaité faire application du principe selon lequel « en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, (l’autorité concédante) peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service, conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de services sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites » (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert ; AJDA 2017, p. 326). Ce principe, désormais applicable à l’ensemble des concessions de service (voir le commentaire dans la chronique http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869), était en effet auparavant admis dans des termes proches pour les seules délégations de service public (CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique ; BJCP 2016, p. 264, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 161, obs. G. Eckert). En effet, dans de telles hypothèses, l’intérêt général attaché à la continuité du service est supposé prévaloir sur les règles de publicité et de mise en concurrence.
Pourtant, une telle solution ne pouvait s’appliquer en l’espèce en raison de la mauvaise qualification du contrat (il s’agit là du point central de cet arrêt). Le Conseil d’Etat fait ici une première application du critère du risque d’exploitation tel qu’il est désormais consacré par les textes pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce critère ne constitue pas, en tant que tel, une nouveauté. Il était en effet déjà consacré par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence (CE, 7 nov. 2008, n° 291794, Département de la Vendée : Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296, obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 2009, p. 55, concl. N. Boulouis), reprenant sur ce point la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 18 juill. 2007, aff. C-382/05, Comm. c/ Italie : Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 238, note W. Zimmer ; Europe 2007, comm. 252, note E. Meisse). Pour autant, le juge administratif semblait rester attaché au critère qu’il utilisait auparavant pour distinguer les marchés publics et les délégations de service public, celui de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service (CE 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de Lambesc : AJDA 1996 p. 806 ; RDI 1996 p. 369, obs. F. Llorens et P. Terneyre ; RFDA 1996, p. 715, concl. C. Chantepy ; RFDA 1996, p. 718, note P. Terneyre). En effet, depuis sa jurisprudence Département de la Vendée, le juge administratif suprême utilise le critère du risque d’exploitation mais afin de déterminer si la rémunération du cocontractant est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service. Il semble ainsi considérer que le risque d’exploitation n’est qu’une condition permettant de vérifier si le « vrai » critère de distinction des marchés publics et des délégations de service public est rempli, c’est-à-dire pour vérifier si la rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation.
Désormais toutefois, les textes consacrent expressément le critère du risque d’exploitation comme critère de distinction entre les marchés publics et les contrats de concession. En effet, l’article 4 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 précise que « les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services ». Dans le même temps, les contrats de concession sont définis par l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession comme des « contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes […] confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Dans la mesure où les acheteurs et les autorités concédantes sont définis de manière identique par ces deux textes, et parce ces deux catégories de contrat présentent un caractère onéreux, c’est le transfert d’un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service qui va permettre de distinguer les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 explicite cette notion de risque d’exploitation. Elle précise que « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d’exploitation lorsque, dans des conditions d’exploitation normales, il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service ».
Il apparaît donc clairement que les nouveaux textes ne consacrent pas le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation mais bien celui du transfert d’un risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce changement de critère se retrouve d’ailleurs dans les – rares – dispositions encore consacrées aux délégations de service public. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, l’article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales reprend la définition des contrats de concessions et définit désormais la délégation de service public comme « un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, conclu par écrit, par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Or, jusqu’à l’adoption de l’Ordonnance relative aux contrats de concession, ce même article consacrait le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation en définissant la délégation de service public comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service ».
Les textes ont donc bel et bien opéré une substitution s’agissant du critère de distinction, ce qui semble indiquer un rejet du critère antérieur. La question se posait donc de savoir si, ayant à s’interroger sur la qualification d’un contrat comme marché public ou comme contrat de concession, le Conseil d’Etat allait modifier son approche en appliquant les nouveaux textes. Or, la réponse apportée par le juge à propos du contrat conclu par la commune de Saint-Benoît permet de considérer que les nouveaux textes n’entraînent pas de véritables changements.
Pour qualifier le contrat en cause, le Conseil d’Etat applique le critère du risque d’exploitation mais son analyse est comparable à celle qu’il pouvait retenir antérieurement face à des problématiques identiques. En effet, après avoir rappelé que le contrat en cause « a pour objet de déléguer par affermage provisoire le service public de restauration scolaire », le juge administratif procède à une analyse très concrète des stipulations du contrat pour déterminer si le cocontractant s’est bien vu transférer un risque d’exploitation tel que défini par les textes. En l’espèce, la convention prévoyait que le concessionnaire devait assurer la gestion du service à ses risques et périls, en percevant un prix auprès des usagers. Dans le même temps, il était précisé que le cocontractant bénéficierait d’une subvention forfaitaire d’exploitation annuelle ainsi que d’un complément de prix unitaire au repas servi, tous deux versés par la commune. Comme le relève le juge, ces versements devaient couvrir « 86 % de la rémunération du cocontractant », le risque économique ne portant dès lors « que sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines et sur les impayés ». Or, l’analyse du contrat permet au juge de considérer que l’existence d’un dispositif de commande des repas empêchait des variations trop importantes entre le nombre de repas commandés et le nombre de repas servis, tandis que l’objet de ce contrat permettait de considérer que le nombre d’usagers du service public ne varierait pas non plus de manière importante durant la durée limitée du contrat. Tous ces éléments permettent au Conseil d’Etat de considérer « que, dans ces conditions, la part de risque transférée au délégataire n’implique pas une réelle exposition aux aléas du marché et le cocontractant ne peut, par suite, être regardé comme supportant un risque lié à l’exploitation du service ». Il décide donc de requalifier le contrat en marché public.
Le raisonnement retenu semble donc indiquer que le juge administratif a bel et bien abandonné l’ancien critère de la part de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation pour lui substituer le critère du transfert du risque d’exploitation. Pourtant, deux remarques méritent d’être effectuées. Tout d’abord, derrière ce raisonnement fondé sur le critère du risque, la part de la rémunération n’est pas totalement absente. Le Conseil d’Etat relève en effet que la part de la rémunération versée directement par la commune est importante (86% en l’espèce), et c’est parce qu’elle n’est pas susceptible de variations importantes qu’il en déduit qu’il n’y a pas transfert d’un risque d’exploitation. D’ailleurs, il est possible de relever que le Conseil d’Etat souligne qu’il n’y aura pas de « variations substantielles » de cette part de la rémunération. L’abandon de l’ancien critère s’avère ainsi tout relatif ! Surtout, le raisonnement retenu par le Conseil d’Etat est le même : le passage d’un critère à l’autre ne change pas sa méthode d’analyse pour déterminer si un contrat doit être qualifié de marché public ou de contrat de concession. En réalité, le seul véritable changement réside dans le fait que la qualification qui importe n’est plus celle de délégation de service public désormais, mais celle de concession.
Pour revenir à l’espèce, la requalification a des conséquences importantes. Ainsi que cela a été souligné, si le contrat avait été qualifié de concession, c’est parce que la commune espérait pouvoir le conclure sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence (CE, 14 févr. 2017, n° 405157, Sté de manutention portuaire d’Aquitaine, préc.). Or, le Conseil d’Etat rappelle ici que le droit des marchés publics ne permet pas aussi facilement de se passer des règles de publicité et de mise en concurrence face à une situation « d’urgence ». L’article 30 du Décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics précise en effet qu’une telle dérogation est possible « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’acheteur et n’étant pas de son fait ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées ». Il s’agit, pour le juge, d’une définition « exhaustive » des « conditions dans lesquelles une personne publique peut, en cas d’urgence, conclure un nouveau marché public, notamment à titre provisoire, sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ».
Pour certains, cette solution signifie que l’exigence de continuité du service public n’a pas les mêmes conséquences pour les marchés publics que pour les contrats de concessions (c’est notamment le sens des commentaires de Gabriel Eckert et de Julien Martin sous cet arrêt, mais également des conclusions du rapporteur public sur cette affaire). Il semble cependant que le lien avec le principe de continuité du service public doive désormais être rejeté. Dans son arrêt du 14 février 2017 (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux, préc.), le Conseil d’Etat a clairement affirmé que le pouvoir de sanction permettant une mise en régie concerne l’ensemble des contrats administratifs et, surtout, qu’en cas d’urgence, la possibilité de passer une convention de mise en régie sans respecter les règles de publicité et de mise en concurrence concerne l’ensemble des contrats de concession. Cette possibilité n’est donc plus rattachée à l’exigence de continuité des services publics dans la mesure où elle peut concerner des concessions de services qui ne sont pas des services publics. Volontairement et consciemment, ou contraint par l’évolution des règles européennes, le Conseil d’Etat détache donc peu à peu le régime juridique des contrats administratifs « nommés » de la notion de service public.
Quoi qu’il en soit, en l’espèce, même si la qualification de délégation de service public – et donc de concession de service – avait été retenue, la condition d’urgence n’aurait probablement pas été remplie dans la mesure où le contrat passé ne l’avait été que plusieurs mois après la résiliation de la première convention. L’arrêt rendu permet donc des rappels précieux mais qui n’emportent pas, en pratique, d’importantes conséquences.
Au-delà des clauses qualifiées de « Molière », le droit de la commande publique dans son ensemble connaît donc des évolutions, plus ou moins importantes, qui permettent de confirmer qu’il constitue un droit mouvant et demeure « essentiellement jurisprudentiel » (F. Llorens, « Le droit des contrats administratifs est-il un droit essentiellement jurisprudentiel? », in Mélanges Cluseau, Presse I.E.P, Toulouse, 1985, n°6, p.380).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228.
Abdesslam DJAZOULI-BENSMAIN, Doctorant contractuel en Droit Public à l’Université Toulouse 1 Capitole (IDETCOM)
Le Service Public et le numérique : vers une transformation majeure de l’administration
208. « Rien n’est permanent, sauf le changement ». Cette vérité que nous offre Héraclite est facilement transposable au Service Public qui, malgré son image d’ancre immobile au fond de l’océan, a toujours été confronté au vent du changement que celui-ci soit économique, social ou même politique[1]. Bien sûr, la notion elle-même a connu des évolutions, elle en subit encore, de sorte qu’il semblerait que « le service public n’est pas défini, il se constate », pour reprendre une célèbre formulation. Néanmoins, l’objet Service Public nous intéressera ici plus particulièrement dans sa définition organique comme proposée par Rolland, c’est-à-dire « une entreprise ou une institution d’intérêt général destinée à satisfaire des besoins collectifs du public (…) par une organisation publique ».
Alors que dans les années 1994, le Service Public se confronte aux évolutions nécessaires que sous-entend le développement du droit communautaire, c’est un autre basculement qui va aujourd’hui ébranler l’administration. Ce mouvement n’est pas idéologique, social ou économique mais technique. En effet, nous vivons ce que certains appellent la Révolution numérique qui bouleverse notre société, ses règles et ses habitudes.
Dans notre pays, 65%[2] des Français possèdent un smartphone de sorte qu’il leur est possible d’accéder à Internet et d’y trouver ou d’y déposer toute sorte d’information. Le développement du Cloud n’a jamais été aussi fort et de plus en plus d’entreprises et de particuliers y enregistre documents divers, factures, photos sous format numérique. De la même manière, de nombreuses entreprises privées préfèrent une correspondance électronique (plus simple, plus rapide, plus fiable) que le format papier.
Toutes ces évolutions, il y en a d’autres, nous poussent à l’interrogation puisque que l’administration, le Service Public français, à quelques exceptions, semble être à mille lieues de s’approprier cette révolution technologique.
Il suffit de se rendre dans une administration pour observer le problème. Déjà, en 1994 (et bien sûr avant), Marceau Long, Vice-Président du Conseil D’Etat, notait que « les Français sont à la fois fortement attachés à leurs services publics, et très sévères quant au fonctionnement de beaucoup d’entre eux »[3]. Ce qui était déjà à l’époque difficilement acceptable par les usagers apparaît aujourd’hui comme inconcevable. L’administration fait l’objet de nombreuses critiques et l’une d’entre-elles est son incapacité à prendre en compte l’évolution technologique et l’intérêt d’Internet et d’un transmission bien plus rapide de données. Le Service Public donne l’impression d’être resté en 1966[4], englué dans la première entreprise d’informatisation des services de l’administration, avec seulement une mise à jour des composants des ordinateurs.
Pourtant, il apparaît que, lorsque l’on juxtapose ce que propose le numérique et les principes fondamentaux du Service public, cette révolution technologique s’inscrit parfaitement dans les Lois de Rolland. Plus que cela, elle y apporte une nouvelle lecture, de laquelle découlent de nouvelles questions.
Le principe de continuité
Ce principe, relativement simple, impose à l’administration une absence d’interruption. Ainsi, quoi qu’il se passe, le Service Public doit perdurer. Cette valeur fondamentale de notre conception de la notion est utile notamment, de manière organique, concernant le droit de grève des agents. Ce principe est évidemment respecté de manière théorique, mais en de manière pratique, le Service Public est fermé en dehors des heures d’accueils et il est inexistant le dimanche ou encore les jours fériés.
Le numérique ici, grâce au développement de plateformes telles que Service-public.fr assure pleinement cette charge de continuité de sorte que la présence dématérialisée de l’administration est assurée le dimanche, les jours fériés, de jour comme de nuit. Cette avancée technologique permet même de dépasser les contingences matérielles (maladies, fermetures des locaux) en assurant aux usagers un traitement de leurs demandes par une administration qui ne serait pas forcément celle proche de son domicile.
Ainsi, le numérique est en mesure d’assurer continuité réelle du Service Public puisqu’aucune interruption n’intervient. Cela impose, par conséquent, de mieux gérer et de mieux développer l’infrastructure de maintenance dans les administrations qui, aujourd’hui, est loin d’être suffisante puisqu’il n’existe pas de corps spécialisé et que cette mission est gérée de manière éclatée par les différentes administrations[5].
Le principe de mutabilité
Ce principe enveloppe beaucoup de sujets différents, mais il s’agit, de manière générale, pour le Service Public d’assurer le meilleur service possible aux usagers. Pour cela, l’Administration doit savoir évoluer, apprendre à avancer avec son temps.
Il s’agit de l’un des principaux chantiers de cette rénovation du Service public par le numérique que nous appelons de nos vœux mais qui également nécessaire et attendu par de nombreux acteurs, aussi bien les usagers que les entreprises du privé ou même les institutions comme la Cour des Comptes.
Aujourd’hui, l’objectif est clairement celui du tout-numérique[6] en matière de procédure administrative. En ce sens, il semblerait que le gouvernement Macron 2 et notamment le Secrétaire d’Etat en charge du numérique, Mounir Majhoubi ait une volonté forte sur la question[7]. Sur ces questions, il est en effet nécessaire de se rapprocher des modèles d’Europe de l’Est sur ses questions et notamment de celui proposé par la Lituanie qui a réalisé cet objectif.
Il est nécessaire, pour achever cette ambition, d’insuffler au Service Public l’esprit numérique comme l’évoque le rapport « Des start-up d’Etat à l’Etat plateforme » de la Fonda’pol[8]. Celui-ci doit être celui de l’initiative et le rapport souligne par ailleurs les expériences réussies au sein de l’administration. A ce titre notamment, il évoque la plateforme « mes-aides.gouv.fr » permettant de réaliser une simulation de la situation personnelle du demandeur et de permettre à celui-ci de voir de quelles aides il est éligible. Cette plateforme est née du constat, simple, par un agent que les usagers n’avaient souvent pas connaissance du fait qu’ils étaient éligibles à telle ou telle aide. Et il y a d’autres exemples, notamment « Data.gouv.fr » mais également « labonneboite.gouv.fr ».
Ces exemples, cette volonté du gouvernement et les comparaisons avec les autres pays, notamment du nord de l’Europe, à la pointe sur ces questions, montrent qu’il est possible de faire évoluer notre Service Public vers une élasticité qui est au cœur même de sa définition mais qui peine encore à être une réalité en pratique.
Le principe d’égalité
Inscrit au fronton de toutes nos mairies, le principe d’égalité est évidemment une valeur fondamentale du Service Public français de sorte qu’à situation similaire, la solution doit être similaire.
Le principe d’égalité impose également un grand chantier qui dépasse largement les frontières du Service Public. Il s’agit de la démocratisation et de la généralisation de l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Il est nécessaire, puisqu’ils vont permettre au Service Public de s’adapter, d’assurer à tous l’accès à ces nouveaux services publics numériques à tous. Si ce travail n’est pas fait, il sera impossible d’assurer l’égalité de traitement des usagers.
A ce tire, il faut ici relever la bonne volonté du Gouvernement qui a annoncé la couverture totale de la France au Haut-débit et au Très-Haut-débit pour l’horizon 2022[9].
Vers un Etat-plateforme
Cette Révolution numérique est, à nos yeux essentiels. Elle permettra de revivifier la notion et l’organisation du Service Public. Elle devra être accompagnée des principes de neutralité[10] et de transparence sur la question des données personnelles qui – dans le cadre du projet de big data public[11][12] – auront un rôle fondamental dans la création d’un Service Public moderne.
Cette transformation à venir, nous l’appelons de nos vœux, sera aussi à mettre en perspective avec les difficultés économiques de la personne publique et permettra, peut-être, d’assurer à la fois un Service Public de qualité tout en diminuant ou en modifiant la part humaine des administrations.
Enfin, cette mutation devra aussi comprendre la transition écologique. Cette transition d’un Service Public dit « papier » à un Service Public dit « internet » permettra d’une part une évolution écologique notable et d’autre part une diminution – peut être seulement symbolique – de la pollution liée aux multiples déplacements nécessaires pour réaliser ses démarches administratives.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 208.
[1] Dès 1994 le Conseil d’Etat s’interroge sur l’évolution du Service public dans un rapport public : Service public, services publics : déclin ou renouveau ? RFDA 1995 p.497
[2] Etude 2016 du CREDOC « baromètre du numérique »
[4] C’est le « plan calcul » développé par le Général de Gaulle et Georges Pompidou visant à embrasser le développement de ce qui était à l’époque l’industrie des « calculateurs électroniques »
[5] Sur cette question : Rapport de la Cour des comptes sur les Relations aux usagers et modernisation de l’Etat – Vers une généralisation des services publics numériques de Janvier 2016
[6] « La Cour des comptes prône un recours généralisé aux services publics numériques » Jean-Marc Pastor, Dalloz Actualité 09 février 2016
[9] Interview de M. Mounir Mahjoubi sur FranceInter en date du 28 août
[10] Comme « neutralité de l’internet » et non pas « neutralité » comme on l’entend classiquement en ce qui concerne les services publics.
[11] « Mise en place du service public de la donnée », Jean-Marc Pastor, AJDA 2017 p.605
[12] « Communication des données publiques, Open data, accessibilité aux réseaux : dispositions de la loi pour une République numérique intéressant les collectivités », Samuel Dyens, AJ Collectivités Territoriales 2017, p.180
par Camille CUBAYNES, Doctorantecontractuelleen Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
200. Une activité peut être reconnue comme service public en vertu de la loi. A défaut de qualification législative, il faut procéder à l’identification selon les critères jurisprudentiels. Les critères classiques identifient comme activité de service public, une activité qui, gérée par une personne privée, présente un caractère d’intérêt général et pour laquelle celle-ci bénéficie de prérogatives de puissance publique (CE, Section, 28 juin 1963, Sieur Narcy). A défaut de bénéficier de telles prérogatives, la même qualité sera reconnue à l’activité exercée par la personne privée « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints ». L’ensemble de ces éléments laissant apparaître « que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (CE, Section, 22 février 2007, Association du Personnel Relevant des Établissements pour Inadaptés – APREI).
On note, en 2016, plusieurs décisions faisant application de cette méthode, reconnaissant ou déniant la qualité de service public à diverses activités au regard des situations d’espèce.
Distinction des obligations imposées par l’autorité chargée de la gestion du domaine, du contrôle d’une personne publique permettant la reconnaissance de service public à une activité exercée par un opérateur privé.
La gestion par l’opérateur privé de la cafétéria située au sein du centre hospitalier régional (CHR), ne constitue pas une mission de service public.
En effet, la prescription par le CHR, d’horaires spécifiques d’ouverture aux malades, aux visiteurs et au personnel du centre hospitalier, la détermination d’une liste limitative de produits pouvant être vendus ainsi que l’actualisation des tarifs de vente une fois par an, ne traduisent pas la volonté du CHR de faire de cette activité une activité de service public. De telles prescriptions sont la manifestation du devoir de l’autorité chargée de la gestion du domaine public d’en assurer l’affectation à l’intérêt général.
Le présent arrêt s’inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence Stade Jean Bouin[1] qui opérait une distinction entre les prescriptions imposées par la personne publique et liée à la gestion du domaine et les obligations révélant un « contrôle » de cette dernière, témoignant de sa volonté de faire de l’activité ainsi contrôlée, un service public. Par ailleurs, le fait que le successeur soit pour sa part titulaire d’une délégation de service public est inopérant. CAA Nancy, Chambre 1, 19 Mai 2016, X c./ CHR de Metz-Thionville, n° 15NC01185.
Absence d’éléments démontrant la volonté de l’autorité publique de faire de l’activité un service public.
Les conventions successives conclues entre la société et la Commune ne traduisent pas la volonté de cette dernière de faire de l’animation culturelle et touristique des sites de la carrière des Bringasses et des Grands Fonds un service public, ce, quand bien même cette activité présente les caractères d’une activité d’intérêt général. À cet égard, bien que les conventions prévoient la mise à disposition de la commune des carrières quelques jours dans l’année, « ils ne prévoyaient aucun rôle de la commune dans la programmation et la tarification des activités d’animation ni aucun contrôle ou droit de regard de sa part sur l’organisation et les modalités de fonctionnement de la société ». CAA Marseille, Ch. 6, 9 Mai 2016, n° 15MA01074.
Dans le même sens, le Conseil d’État estime qu’en se contentant de fixer les jours d’ouverture des sites du Moulin de Daudet et du Château de Montauban, et en imposant à la preneuse d’en respecter le caractère historique et culturel, la Commune n’a pas exercé, sur l’activité, un contrôle manifestant sa volonté d’en faire une mission de service public. La preneuse était en effet libre de fixer le montant des droits d’entrée, le contenu des visites, leur fréquence, ainsi que le prix et la nature des produits vendus dans le cadre de l’activité annexe, exception faite du seul fait que « les produits vendus sur les sites ne peuvent être alimentaires ou de ‘’nature dévalorisante ou anachronique pour l’image et la qualité des lieux’’ » (cons. 2 et 3). CE, 9 décembre 2016, n° 396352. (Cet arrêt fait l’objet d’une note au JDA, veille prétorienne janvier 2017, « Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique ».)
Dans les trois affaires rapportées ici, la qualification d’activité de service public n’a donc pas été retenue. Il faut noter la place qu’accorde le juge à la « volonté » de l’Administration de faire, ou de ne pas faire, d’une activité, une activité de service public. À ce titre, on peut rejoindre les propos de Didier Truchet qui estimait que l’Administration appose son « label »[2] aux activités qu’elle estime devoir reconnaître comme étant de service public. Dans certains cas par contre, la nature d’une activité ne dépend pas de la volonté de l’Administration mais est impossible en raison de motifs « de pur droit ».
Les partis politiques ne sont pas titulaires d’une mission de service public. Dans le litige qui l’opposait à son fondateur, le Front national contestait la suspension, par le juge judiciaire, de la tenue d’une assemblée générale par correspondance dont l’objectif était de modifier ses statuts en supprimant notamment toute référence à un Président d’honneur.
Analysant cette décision « comme une ingérence empêchant le fonctionnement normal d’un parti politique »[3], le Front national se pourvoit en cassation. Son premier moyen conteste la compétence du juge judiciaire à connaître du litige. Le Front national estime en effet être une personne privée titulaire d’une mission de service public en vertu de l’article 4 de la Constitution selon lequel « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. […] Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Dès lors, son règlement intérieur serait un acte administratif unilatéral d’organisation du service public dont seul le juge administratif pourrait connaître. Rejeté par les juges du fond, ce moyen l’est également par le juge de cassation au terme d’un raisonnement en deux temps.
La Cour de cassation constate d’abord que les partis politiques, bien qu’ils « jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie », sont des personnes privées qui ne détiennent ni prérogatives de puissance publique (critère de la jurisprudence Sieur Narcy) et ne font pas non plus l’objet d’un contrôle de la personne publique (critère de la jurisprudence APREI). En effet, ce contrôle est impossible en raison du « principe de liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti [et qui] s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle ». Substituant un « motif de pur droit » à ceux utilisés par la Cour d’appel pour justifier le rejet de la requête, la Cour de cassation constate dès lors elle aussi que les partis politiques étant des associations régies par la loi du 1er juillet 1901, la connaissance de leur litige relève de la seule compétence du juge judiciaire. Cour de cassation, première Chambre civile, 25 janvier 2017, n° 15-25.561.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 200.
[1] CE, 3 décembre 2010, Stade Jean Bouin, n° 338272.
[2] Truchet (D.), « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard, label de service public et statut de service public », AJDA, 1982, p. 427.
[3] Communiqué de presse du Front national en date du 8 juillet 2015, disponible en ligne.
par Pauline GALLOU Doctoranteen Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
199. L’année 2016 est une année de transformations normatives pour le service public transfusionnel. Sous la pression de son environnement social, économique et juridique, ce service public mute pour s’adapter aux évolutions récentes qui sont notamment venues redessiner les contours du monopole de l’Etablissement Français du Sang[1], établissement public en charge de la gestion de ce service public.
La loi 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (LMSS)[2] constitue la source principale de ces modifications. Cette évolution normative a été parachevée par voie d’ordonnance[3].
Parmi les changements opérés par la loi, la présente chronique retiendra d’une part, une disposition sociétale relative à la sélection des donneurs, et d’autre part, un ensemble de mesures visant à assouplir et adapter les dispositions encadrant le service public transfusionnel.
Alors que la première mesure amorce la fin de l’exclusion permanente du don de sang des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (I), l’étude du deuxième ensemble de dispositions visera à démontrer que le service public transfusionnel, confronté à une concurrence nouvelle, se voit doté de nouveaux instruments pour faire face à cette dernière (II).
I. L’évolution de la sélection des donneurs : la fin de l’exclusion permanente en raison de l’orientation sexuelle des donneurs
A la suite de la découverte de l’épidémie du Sida, une circulaire a entendu exclure du don de sang les personnes identifiées comme appartement à une population à risque (circulaire DGS/3B n° 569, circulaire du Professeur Roux du 20 juin 1983). Parmi elles, figuraient « les personnes homosexuelles ou bisexuelles ayant des partenaires multiples » (annexe II de la circulaire).
Les données épidémiologiques ont poussé les professionnels de la transfusion à exclure complétement les hommes ayant eu des rapports homosexuels. Malgré les progrès réalisés dans les techniques permettant de détecter la présence des virus, il existe un laps de temps après la contamination pendant lequel cette détection n’est pas possible (fenêtre silencieuse).
Afin de protéger les receveurs, les critères de sélections des donneurs de sang ont été réglementés.
En droit européen, la directive 2004/33 du 22 mars 2004 portant application de la directive 2002/98 concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins a précisé les exigences relatives à l’admissibilité des donneurs de sang et de plasma en instituant en fonction des cas des contre-indications permanentes ou temporaires. Or, la traduction française de la directive ne permet pas d’identifier si certaines pratiques des « individus dont le comportement sexuel ou l’activité professionnelle les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang » relèvent d’une exclusion temporaire ou définitive (existence de divergences dans les versions linguistiques).
En droit interne, l’annexe II de l’arrêté du 12 janvier 2009[4] fixant les critères de sélection des donneurs de sang a exclu de manière permanente du don de sang les hommes ayant eu des rapports sexuels avec un homme. L’arrêté pose en revanche pour les hétérosexuels ayant des pratiques à risque des exclusions temporaires.
Face à cette exclusion totale du don du sang, perçue par les personnes concernées et une partie de la population comme discriminatoire, les recours juridiques se sont multipliés. Après la CEDH[5], et le Conseil constitutionnel[6], la CJUE a été saisie d’une question préjudicielle[7] par le tribunal administratif de Strasbourg.
Lors des débats parlementaires de la loi de modernisation du système de santé, l’avocat général près la Cour de justice de l’Union européenne venait de rendre ses conclusions. Ses conclusions, assez défavorables, pouvaient laisser penser aux députés que si la Cour suivait ces dernières, la proportionnalité de l’exclusion permanente serait remise en question, et donc sa légalité[8].
Les députés ont manifesté à plusieurs reprises leur volonté de mettre fin à une situation discriminante[9]. Alors que le projet de loi n’abordait pas cette question, qui relevait pour l’exécutif du pouvoir réglementaire, les députés ont déposé en commission trois amendements[10].
Ces trois amendements ont été retirés à la demande de la Ministre de la Santé, Marisol Touraine. La ministre avait réaffirmé aux députés la volonté du gouvernement de faire évoluer l’entretien préalable au don en « supprimant la mention de l’orientation sexuelle [du questionnaire] et en ne retenant que les comportements sexuels à risque ». La ministre précisait alors qu’elle avait saisi le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) pour connaître son avis quant à la pertinence de cette évolution et qu’un groupe de travail était en place afin d’« étudier les risques liés à une éventuelle ouverture du don du sang aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ».
Le Comité Consultatif National d’Ethique ayant fait preuve de prudence dans son avis en recommandant « dans l’attente des résultats des recherches et des évolutions demandées – [que] les contre-indications actuelles soient maintenues [11]», l’amendement avait été réintroduit et adopté en session ordinaire[12].
C’est donc dans ce contexte que l’article article 40 de la loi est venu compléter l’article L. 1211-6-1 du code de la santé publique. A la suite du premier alinéa disposant que « nul ne peut être exclu du don de sang en dehors de contre-indications médicales » le législateur a souhaité énoncer le principe selon lequel « Nul ne peut être exclu du don de sang en raison de son orientation sexuelle ».
Un arrêté du 5 avril 2016 fixant les critères de sélection des donneurs de sang a ensuite transformé l’exclusion permanente pour les hommes ayant un ou des rapport (s) sexuel (s) avec un autre homme en exclusion temporaire.
Dans le cas d’un don de sang total et d’aphérèse, l’exclusion temporaire est, depuis l’entrée en vigueur de l’arrêté en juillet 2016, de douze mois après le dernier rapport sexuel considéré.
Dans le cas d’un don de plasma par aphérèse pour plasma sécurisé par quarantaine l’exclusion est de quatre mois pour les hommes ayant eu plus d’un partenaire sexuel dans les quatre derniers mois après la fin de cette situation.
A la suite du processus législatif, l’organisation du service public transfusionnel gagne en plasticité et l’établissement public qui le gère se voit doté d’outils pour faire face à l’accroissement de la concurrence dans le secteur du sang.
II. Un service public réorganisé pour faire face à la concurrence
Il convient de rappeler que la gestion du service public transfusionnel est confiée à l’établissement français du sang (EFS) qui bénéficie d’un monopole de collecte, préparation et distribution des produits sanguins labiles pour assurer sa mission.
L’établissement français du sang est un établissement public national territorialement déconcentré. Un échelon national est complété par des établissements de transfusion sanguine régionaux, sans personnalité juridique, qui constituent les entités opérationnelles de la transfusion sanguine.
L’ordonnance réécrit les dispositions législatives relatives à l’organisation interne de l’Etablissement français du sang en fusionnant dans un nouveau « chapitre II : Etablissement français du sang », les dispositions contenues auparavant dans trois chapitres distincts (Etablissement français du sang, Etablissements de transfusion sanguine, Schémas d’organisation de la transfusion sanguine). Les références aux établissements de transfusion sanguine sont systématiquement remplacées par la référence à l’établissement français du sang. L’ordonnance effectue ainsi une forme de « déclassement » des entités locales au profit d’un établissement « unique » et territorialement intégré au système de santé. Cette intégration se fait par la création d’un schéma directeur national de la transfusion sanguine qui organise sur l’ensemble du territoire national les activités relatives à la transfusion et qui sera localement décliné au niveau des établissements de transfusions sanguines. Seul l’Etablissement français du sang bénéficie d’une existence législative, les établissements de transfusion sanguine bénéficient eux d’une reconnaissance réglementaire.
L’établissement français du sang, qui se substitue aux établissements de transfusion sanguine, devient le titulaire de l’agrément qui lui permet d’exercer ses activités.
Cette évolution législative s’explique par la volonté de confier « le pilotage et les enjeux des activités de l’EFS […] au-delà du cadre régional » « directement » à l’échelon national en cas de « regroupement éventuel de ses activités ou d’exercice de celles-ci dans un cadre supra régional »[13] et dans un souci de rationalisation.
Il convient de noter que l’ordonnance modifie la durée de l’agrément. Celui-ci a désormais une durée illimitée[14]. Ces mesures vont dans le sens d’une simplification de la législation du service public transfusionnel. Ces dispositions sont les bienvenues pour permettre au service public transfusionnel et à l’Etablissement français du sang de s’adapter rapidement à son nouvel environnement.
Les mesures de simplifications ont été accompagnées de dispositions dotant l’Etablissement français du sang de nouveaux outils pour concurrencer les opérateurs privés.
Le monopole de l’Etablissement français du sang a récemment été redessiné. En effet, le plasma traité par solvants-détergents (dit plasma SD), plasma dans la production duquel intervient un processus industriel, autrefois considéré comme produit sanguin labile, est aujourd’hui entièrement soumis au régime du médicament[15].
Un régime transitoire avait été mis en place en 2015[16] à la suite d’une décision de la CJUE[17] et du Conseil d’Etat[18] pour accompagner ce changement de statut. Pour prévenir une désorganisation dans la délivrance de ce dernier, la loi avait permis à l’Etablissement Français du Sang de continuer à délivrer ce type de plasma sans avoir toutefois le statut de laboratoire pharmaceutique. Ce plasma industriel destiné à être transfusé était soumis à un régime du médicament dérogatoire consistant en un double circuit de pharmacovigilance et d’hémovigilance[19]. La loi met fin à un régime transitoire instauré pour accompagner le passage de ce plasma dans le secteur concurrentiel. Désormais ce type de plasma est entièrement soumis au régime du médicament. La loi de modernisation de notre système de santé vient réintégrer ce type de plasma dans le circuit classique du médicament et le soumet à la pharmacovigilance[20]. Le plasma industriel est désormais délivré par les pharmacies à usage intérieur (PUI) comme les autres médicaments.
Pour faire face à l’ouverture à la concurrence, l’ordonnance donne la possibilité à l’Etablissement Français du Sang de fabriquer, importer et exploiter les plasmas industriels[21]. L’EFS pourra ainsi créer un établissement pharmaceutique afin de reprendre la fabrication de plasmas industriels dont il a cessé la production. Cette évolution législative donne la possibilité à l’établissement public de concurrencer la société Octapharma[22] sur un marché concurrentiel.
Les plasmas qui ne sont pas industriellement préparés, et qui sont toujours considérés comme des produits sanguins labiles[23], se trouvent directement concurrencés par des plasmas « médicaments » qui ont la même finalité thérapeutique. Or, la loi interdisait jusqu’alors la publicité en faveur des produits sanguins labiles contrairement aux médicaments. L’article 3 de l’ordonnance crée une exception pour les plasmas dans la production desquels n’intervient pas un processus industriel « afin d’assurer le respect de libre concurrence et mettre l’opérateur en situation d’égalité avec les laboratoires pharmaceutiques commercialisant du plasma transfusionnel de statut médicament »[24]. Les modalités de cette publicité, baptisée « communication à caractère promotionnel », sont définies dans un chapitre III éponyme[25]. Celle-ci est notamment permise sous autorisation préalable de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé[26]. La communication, qui peut notamment consister à remettre gratuitement des échantillons[27], ne peut être effectuée que par un docteur en pharmacie ou en médecine[28]. Pour le Professeur Didier TRUCHET cette innovation législative s’apparenterait presque à une « révolution »[29].
L’ordonnance donne ainsi à l’opérateur du service public transfusionnel les moyens de s’adapter à une nouvelle concurrence tout en prévoyant des garanties.
La présente contribution porte sur les transformations du service public transfusionnel intervenues au cours de l’année 2016. Une prochaine chronique sera consacrée à l’actualité 2017.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 199.
[1] Le monopole de l’Etablissement français du sang est délimité par la notion française de produits sanguins labiles (PSL). Celle-ci est généralement opposée aux produits stables, à la durée de conservation plus longue, qui sont eux qualifiés de médicaments. En vertu de l’article L1221-8 du code de la santé publique « seuls peuvent être distribués ou délivrés à des fins thérapeutiques, les produits sanguins labiles dont la liste et les caractéristiques sont fixées » par décision administrative publiée au JO. La liste, fixée par le directeur de l’AFSSAPS (ANSM aujourd’hui), plusieurs fois modifiée, a fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir introduit par la société Octapharma. La décision administrative mentionnant le plasma frais congelé déleucocyté viro atténué par solvant-détergent (dit plasma SD) parmi les produits sanguins labiles sous monopole de l’Etablissement français du sang, empêchait la société de commercialiser en France son plasma SD, qui bénéficiait d’une autorisation de mise sur le marché dans plusieurs pays européen. Le Conseil d’Etat, à la suite d’une question préjudicielle posée à la Cour de Justice de l’Union Européenne a exclu le plasma SD de la liste des PSL. La haute juridiction administrative a qualifié ce plasma de médicament en raison de son processus de fabrication industriel en application de la législation européenne (CE, 23 juillet 2014, Société Octapharma France , n° 349717)
[2] Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, publiée au JO du 27 janvier 2016.
[3] Ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, publiée au JO du 21 octobre 2016.
[4] Arrêté du 12 janvier 2009 fixant les critères de sélection des donneurs de sang, publié au JO le 18 janvier 2009.
[5] CEDH, 4ième section, 5 octobre 2002, n° 49821/99, TOSTO contre l’Italie. La CEDH n’eut pas l’occasion de se prononcé, l’Italie ayant modifié sa législation entre temps.
[6] Conseil Constitutionnel, 19 septembre 2014, n° 2014-412 QPC, le Conseil constitutionnel était saisi de la question de la conservation informatisée des données sensibles,
[7] CJUE, 4e chambre, 29 avril 2015, affaire n° C-528/13, Geoffrey Léger contre Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes et Établissement français du sang.
[8] Pour lui une relation sexuelle entre deux hommes n’est pas, en soi et à elle seule, constitutive d’un comportement qui justifierait l’exclusion permanente du don de sang. Une telle exclusion peut cependant être justifiée au regard de l’objectif de protection de la santé publique, à condition qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire. L’avocat général invitait alors la juridiction nationales à vérifier la proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif poursuivi en se demandant « si la situation épidémiologique propre à la France repose sur des statistiques fiables, représentatives et récentes et si, en l’état actuel des connaissances scientifiques, il ne serait pas possible, sans soumettre la chaîne transfusionnelle à des contraintes excessives, de prévoir des mesures de mise en quarantaine des dons dans l’attente de l’expiration de la fenêtre silencieuse ».
[9] Voir en ce sens la discussion générale lors première séance du mardi 31 mars 2015 à l’Assemblée Nationale et notamment l’intervention de Monsieur Jean-Louis ROUMEGAS du parti Europe Écologie Les Verts
[10] Amendement N°AS1321 présenté par Monsieur VERAN, rapporteur ; Amendement N°AS1090 présenté par
Messieurs RICHARD, VERCAMER et TAHUAITU ; Amendement N°AS229 présenté par Messieurs ROUMEGA, CAVARD et Madame MASSONNEAU
[12] Amendement N°1289 présenté par Madame Sonia LAGARDE et Messieurs RICHARD, VERCAMER, TAHUAITU, FAVENNEC, FOLLIOT, HILLMEYER, JEGO, Jean-Christophe LAGARDE, Maurice LEROY, PIRON, REYNIER, SANTINI, SAUVADET et Philippe VIGIER
[13] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, JO du 21 octobre 2016, p.2 du rapport
[16] Ce régime transitoire a été créé par l’article 71 de la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015 puis précisé par le décret n° 2015-100 du 2 février 2015 relatif au plasma dans la production duquel intervient un processus industriel
[17] CJUE, 1ière chambre, 13 mars 2014, l’affaire C 512/12, Octapharma France SAS contre Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et Ministère des Affaires sociales et de la Santé)
[18] CE, 23 juillet 2014, Société Octapharma France , n° 349717
[19] Le décret n° 2015-100 du 2 février 2015 relatif au plasma dans la production duquel intervient un processus industriel a précisé les règles de conservation ainsi que les règles de délivrance et d’hémovigilance applicables au plasma industriel.
[20] Article 170 de loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé
[21] Article 2 de l’ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine.
[22] La société Octapharma est, à notre connaissance, le seul laboratoire pharmaceutique bénéficiaire en France d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour son plasma SD « OCTAPLASLG ».
[23] Le plasma frais congelé sécurisé par quarantaine (PFC-Se) et le plasma frais congelé traité par amotosalen (PFC-IA) sont à ce jour les deux seuls plasmas fabriqués par l’Etablissement Français du sang, un autre type de plasma ayant été retiré de la liste des PSL (plasma frais congelé traité par bleu de méthylène dit PFC-BM). Il existe également un plasma lyophilisé destiné aux unités militaires déployées en opérations extérieures (PLYO).
[24] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, p.2.
[25] Article L1223-1 et suivants du code de la santé publique
par CamilleCUBAYNES & QuentinALLIEZ, Doctorantsen Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
206. La personne publique responsable du service public dispose d’une liberté de choix d’exercice de celui-ci. Elle peut le gérer par elle-même ou en déléguer la gestion à un tiers, en principe par voie d’habilitation contractuelle (CE, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736).
Les concessions
L’année 2016 a été, en matière de modes de gestion des services publics, celle de l’importante réforme du droit des concessions avec la transposition la directive 2014/23 par l’ordonnance du 29 janvier 2016. Son article 5 nous livre la définition de la concession, considérant que celle-ci peut avoir pour objet « l’exécution de travaux ou la gestion d’un service ». Dans le cas où le contrat porterait à la fois sur des travaux et des services, l’article 6 prévoit qu’il faut se référer à son objet principal, par opposition aux prestations accessoires.
Ce même article 6 dispose que « les contrats de concession de services ont pour objet la gestion d’un service. Ils peuvent consister à déléguer la gestion d’un service public ». L’ordonnance consacre alors la concession de service qui peut-être selon les cas un service public. Le recours au contrat de concession peut conduire à confier la gestion d’un service sans que celui-ci ne soit nécessairement un service public[1]. Le droit européen, qui est ici transposé, définit la concession indépendamment de la nature du service. Alors que le droit français connaissait, quant à lui, la notion de délégation de service public.
De fait, que reste-t-il de la typologie française des contrats emportant l’exploitation du service public ? Est conservée, uniquement pour les collectivités territoriales et leurs établissement publics, la délégation de service public[2]. Au sein de cette catégorie, on retrouve, la concession qui impose au titulaire de réaliser à ses frais les investissements immobiliers en plus de l’exploitation du service. L’affermage qui prévoit que les équipements soient mis à disposition par la personne publique au fermier. Enfin la régie intéressée, la collectivité finance l’établissement d’un service public qu’elle confie à un régisseur dont la rémunération est la fois assurée par la personne publique sous la forme d’une part fixe et à la fois indexée sur les résultats de l’exploitation part variable. Les autres personnes publiques ne pouvant conclure que des concessions de service public, intégrées aux concessions de service, sous-catégorie des contrats de concessions.
Une personne publique en charge d’un service public peut donc recourir à la concession de service public comme mode de gestion de celui-ci. Il faut toutefois que le concessionnaire supporte une part du risque de l’exploitation comme le prévoit l’article 5 de l’ordonnance. L’ordonnance reprend ici les jurisprudences internes[3] et européennes[4] qui avaient érigé le risque comme critère de la concession.
[1] Le Conseil d’Etat a ainsi récemment usé de cette notion de concession de service dans son arrêt Société de manutention portuaire d’Aquitaine du 14 février 2017.
La personne publique responsable du service public dispose d’une liberté de choix d’exercice de celui-ci. Elle peut le gérer par elle-même ou en déléguer la gestion à un tiers, en principe par voie d’habilitation contractuelle (CE, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736).
Si la gestion directe n’a pas donné lieu à un fort contentieux, la gestion déléguée appelle plusieurs observations. Alors qu’il faut saluer l’intégration dans la nouvelle réglementation des règles jurisprudentielles organisant la quasi-régie (1), les règles relatives à la durée des contrats de délégations ont été rappelées (2).
Les conditions de la quasi-régie
In house ou quasi-régie. Si les conditions de délégation d’une mission de service public à une société publique locale sont remplies, cette délégation n’entre pas dans le champ des obligations de publicité et mise en concurrence.
Cette affaire rappelle les conditions de mise en œuvre de l’article L. 1411-12 du CGCT applicable à l’espèce, abrogé par l’ordonnance « concession »[1] mais repris par elle à l’article 16 sous la dénomination de quasi-régie au sein de la section consacrée aux « exclusions applicables aux relations internes au secteur public ».
En principe, on sait en effet qu’une délégation de service public doit donner lieu à une procédure particulière, notamment au regard des exigences de publicité et mise en concurrence qu’elle implique. Toutefois, l’article L. 1411-12 du CGCT prévoit que ces obligations ne trouvent pas à s’appliquer dans trois cas (monopole, création d’un établissement public ou d’une société publique locale, considérations de durée et de montant de la délégation consentie). Dans la présente affaire, une Commune avait décidé de créer une Société Publique Locale afin de lui confier la gestion du service public extérieur des pompes funèbres[2] et du crématorium de plusieurs communes au moyen d’une délégation. La délibération portant création de la SPL et dissolution de la régie qui exerçait jusqu’alors cette mission est attaquée. La société requérante estime que les conditions d’application de l’alinéa 2 de l’article L. 1411-12 du CGCT ne sont pas remplies, notamment celle tenant au « contrôle comparable » (ou analogue) exercé par la personne publique sur la SPL. Les deux autres conditions relatives au fait que cette dernière réalise l’essentiel de son activité pour la personne publique délégataire (1) et que l’activité déléguée figure expressément dans ses statuts (2) n’étant pas contestées. La Cour administrative d’appel de Bordeaux constate pourtant que « la commune dispose de la quasi-totalité du capital social et a le pouvoir de désigner tant les membres du conseil d’administration que le directeur général ; elle exerce ainsi sur la société publique locale, pour son compte et celui des autres actionnaires, un contrôle comparable à celui exercé sur ses propres services. » (cons. 10). Elle rejette dès lors la requête de la société demanderesse.
On peut rapporter que le régime de la quasi-régie a été précisé par l’ordonnance « concessions ». Transposant les exigences européennes et délaissant les formules larges, elle précise désormais que « La personne morale contrôlée réalise plus de 80 % de son activité dans le cadre des tâches qui lui sont confiées par le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ou par d’autres personnes morales qu’il contrôle ; »[3] (nous soulignons). La notion de « contrôle analogue » est également précisée puisque est réputé comme tel le pouvoir adjudicateur qui « exerce une influence décisive à la fois sur les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de la personne morale contrôlée ». CAA Bordeaux, ch. 6, 18 juillet 2016, SPL Pompes funèbres publiques des communes associées – Aunis, Société Omnium de Gestion et Financement, n°15BX00314.
Les critères de la durée du contrat de délégation
Durée d’amortissement et durée du marché : sanction durée excessive du marché à bons de commande.
Le département de la Vendée a conclu un marché à bons de commande pour une durée de 9 ans. Or, en vertu des dispositions du Code des marchés publics (applicable à l’espèce), la durée d’un tel marché est plafonnée à 4 ans, « sauf dans des cas exceptionnels dûment justifiés, notamment par leur objet ou par le fait que leur exécution nécessite des investissements amortissables sur une durée supérieure à quatre ans. » (article 77 II Code des marchés publics). En l’espèce, une durée de 9 ans est excessive car les véhicules requis pour le marché pouvaient être âgés de 10 à 20 ans selon les gabarits : « les véhicules des entreprises candidates pouvaient donc être déjà partiellement amortis à la date du début d’exécution du marché et, s’agissant des véhicules plus récents, pouvaient continuer à être amortis, après l’expiration du marché, dans le cadre d’une activité de prestation de services ultérieure, ou faire l’objet d’une revente venant compenser l’impossibilité d’amortir totalement les véhicules dans le cadre de la durée d’exécution du marché » (cons. 13). Constatant cela, le juge décide de maintenir le contrat en modifiant uniquement son terme de façon à ramener sa durée à 4 ans. TA Nantes, 2 mars 2016, Sté Voyages Nombalais, n° 1306681.
Cette solution ne semble pas conforme à la jurisprudence du Conseil d’État qui, sur une affaire très similaire (transport scolaire et régulier de passagers, marché à bons de commande d’une durée de 6 ans, véhicules d’une ancienneté maximale de 10 ans), a validé l’annulation du marché alors que l’acheteur public demandait sa résiliation en cas non reconnaissance de la nécessité de déroger à la durée plafond du marchés à bons de commande. La formule utilisée laisse entendre que la sanction de principe du dépassement non justifié de la durée maximale autorisée réside dans l’annulation, dès lors que celle-ci ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général : « il ressort des écritures du syndicat devant la cour administrative d’appel que ce dernier demandait à la cour, dans l’hypothèse où elle estimerait que l’illégalité invoquée par la société appelante était de nature à vicier la procédure, de ne pas annuler le marché, eu égard précisément à la nécessaire protection de l’intérêt général, mais de se limiter à en prononcer la résiliation ; qu’eu égard à l’absence de tout élément de nature à établir que la résiliation du contrat était elle-même de nature à porter une atteinte excessive à l’intérêt général, il s’ensuit que le syndicat mixte des transports en commun Hérault Transport n’est pas fondé à soutenir qu’en faisant droit à cette demande, la cour administrative d’appel de Marseille aurait commis une erreur de droit ou méconnu l’étendue de son office ; » (cons. 7). CE, 5 février 2016, Société Voyages Guirette c./ syndicat mixte des transports en commun Hérault Transport, n° 383149.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 206.
[1] Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, relative aux contrats de concession transposant en droit interne la Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession.
[2] Activité reconnue comme service public par l’article L. 2223-19 du CGCT.
[3] Article 16 I 2° de l’ordonnance « concession ».
par Camille CUBAYNES, Doctorantecontractuelleen Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
201. On sait que, à défaut de qualification législative directe ou indirecte, le contrat dont il faut déterminer la nature, doit être ausculté au regard des critères jurisprudentiels afin de savoir si sa connaissance relèvera du juge administratif (1) ou judiciaire (2). Pour ce qui est de la qualification de contrat administratif, outre la présence directe ou indirecte d’une personne publique, qui est le critère organique impératif, on note l’existence de trois critères matériels alternatifs que sont : le régime exorbitant du droit commun (CE, Section, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la rivière du Sant, n° 82338), la clause exorbitante du droit commun (CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges) et le lien avec le service public (CE, 4 mars 1910, Thérond). C’est ce dernier critère qui a parfois donné lieu à des appréciations divergentes, justifiant la saisine du Tribunal des conflits qui a, en outre, rendu certaines décisions contraires à l’avis de son rapporteur. L’appréciation de l’importance du cocontractant privé dans l’exécution du service public est donc délicate.
1. Compétence administrative.
Reconnaissance de la qualité de contrat constituant une modalité d’exécution du service public.
Le contrat de location d’un terrain de camping conclu entre la Commune et une association, destiné à permettre d’accueillir les campeurs de passage non adhérents à l’association propriétaire du terrain, est un contrat administratif. Les termes du contrat stipulent en effet que le tarif est proposé à la Commune par l’association et que le règlement intérieur du camping est arrêté « d’un commun accord par les parties ». Le Tribunal des conflits juge, sur conclusions contraires de son rapporteur, que ce contrat a dès lors pour conséquence d’associer la personne privée bailleuse à la gestion du camping organisée par la Commune ; cette exploitation, lorsqu’elle est menée par la Commune, étant de longue date reconnue comme constituant une activité de service public[1]. Il revient donc à la juridiction administrative d’en connaître.
Pour sa part, Bénédicte Farthouat-Danon[2] estimait dans ses conclusions que ces circonstances étaient insuffisantes pour que le cocontractant soit regardé comme « participant à l’exécution du service public ». Elle rappelait pour cela diverses décisions dans lesquelles le Tribunal des conflits avait conclu à la nature privée du contrat, au motif que celui-ci « avaitété conclupour les besoins du service public mais n’avait pas pour objet de faire participer les propriétaires du bien à l’exécution même du service public »[3]. Ce désaccord illustre donc le caractère casuistique de cette opération de qualification d’une activité. TC, 6 juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.
Le changement de statut de l’opérateur public ne modifie pas la nature des contrats conclus antérieurement.
Dans cet arrêt, le Tribunal des conflits fait application de la jurisprudence ancienne selon laquelle la nature d’un contrat s’apprécie au jour de sa conclusion (TC, 16 octobre 2006, Caisse centrale de Réassurance, n° 3506). Peu importe donc, que, par la suite, l’opérateur public ait été privatisé. Le contrat en cause conclu par GDF lorsqu’il était un EPIC avec des sociétés privées, et par la suite cédé avec effet rétroactif à la date de sa signature à une personne privée (la filiale Fosmax de la société GDF privatisée) est un contrat administratif. Lorsqu’il a été conclu, en effet, celui-ci, mettait en présence une personne publique et avait pour objet de lui permettre de satisfaire à ses obligations de service public de fourniture de gaz naturel et la sécurité des approvisionnements. Il visait à la réalisation de travaux immobiliers dans un but d’intérêt général et constitue à ce titre un contrat public relevant de la compétence de la juridiction administrative. La privatisation de l’opérateur ainsi que la cession du contrat à une de ses filiales avec effet rétroactif ne viennent en modifier la nature. TC, 11 Avril 2016, Société Fosmax Lng, n° 4043.
Compétence de la juridiction administrative pour connaître de l’action en garantie engagée par une personne publique contre une personne privée avec laquelle elle est liée par contrat.
Condamné à indemniser sur le fondement du régime de la responsabilité hospitalière sans faute, les préjudices d’un patient consécutifs à l’implantation d’une prothèse défectueuse, le CHU de Chambéry avait vu son appel en garantie engagé contre son fournisseur rejeté par la Cour administrative d’appel. Saisi à son tour et estimant être confronté à une question de compétence présentant une difficulté sérieuse, le Conseil d’État décide de surseoir à statuer et d’interroger le Tribunal des conflits. Par cette décision, ce dernier décide d’unifier le contentieux au profit du juge administratif. L’action en responsabilité du patient contre le CHU et l’action en garantie du CHU (établissement public) contre son fournisseur (personne privée) sur le fondement des (anciens) articles 1386-1 à 1386-18 du Code civil (régime de responsabilité des produits défectueux), relèvent donc du juge administratif. Cette décision est motivée par le souci d’unifier les contentieux dans un souci de bonne administration de la justice et justifiée sur le régime d’exécution du contrat. Le contrat de fournitures conclu entre le CHU et son fournisseur étant un contrat administratif (qualification législative en vertu du Code des marchés publics), le contentieux de son exécution relève de la compétence de la juridiction administrative. Avant cette décision, sauf disposition légale contraire, l’action en responsabilité engagée par une personne publique contre une personne privée relevait de la compétence de la juridiction judiciaire (rappel récent : TC, 13 avril 2015, Province des Îles Loyauté c/ Cie maritime des Îles, n° 3993). Une telle solution morcelait donc le contentieux, l’action du patient contre le CHU relevant du juge administratif, tandis que l’appel en garantie de ce dernier contre son fournisseur privé relevait pour sa part du juge judiciaire. Désormais donc, le juge administratif pourra connaître et trancher l’intégralité du litige résultant d’un produit défectueux. TC, 11 Avril 2016, Centre hospitalier de Chambéry, n° 4044.
2. Compétence judiciaire.
Lorsque la détermination de la nature de l’activité permet de déterminer le statut du domaine qui en est l’assiette.
Avant l’entrée en vigueur du CG3P de 2006, pour que le bien d’une personne publique non affecté directement à l’usage du public, appartienne au domaine public, celui devait être affecté à un service public (condition 1) et être spécialement aménagé pour ce faire (condition 2). La parcelle considérée n’étant pas directement affectée à l’usage du public, il convient de déterminer si les deux conditions relatives à son appartenance au domaine public sont réunies. Le Conseil d’État constate en l’espèce que si l’activité exercée par le titulaire présentait un caractère d’intérêt général, rien ne démontre dans la convention le liant à la Commune, la manifestation de la volonté de faire de cette activité un service public. Dès lors, la parcelle n’étant ni directement affectée à l’usage du public ou à celle d’un service public, celle-ci n’appartient pas au domaine public. Il incombe donc au juge judiciaire de connaître des litiges relatifs à la demande d’indemnisation de la société organisatrice de cette activité.
Le présent arrêt, très classique quant à la méthode d’identification du service public (non reconnu en l’espèce), peut être relevé car la non reconnaissance de la nature d’activité de service public contribue ce faisant à la qualification d’un bien du domaine (en l’espèce, refus de reconnaître que le site appartient au domaine public de la Commune). Ici, comme en matière de contrat, le service public n’est pas une fin en soi. C’est l’élément dont l’identification permet de déterminer le juge compétent et de résoudre ainsi le litige. CE, ss 8 et 3 réunies, 15 Février 2016, Société Cathédrale d’Images c./ Commune des Baux-de-Provence, n° 384228.
Un contrat répondant aux besoins du fonctionnement d’un service public sans associer le cocontractant à son exécution même, n’est pas administratif.
Dans cette affaire, la région Ile-de-France avait conclu un contrat de bail avec l’association propriétaire de lieux afin d’y installer un établissement public local d’enseignement. En contrepartie de cette occupation, la personne publique payait un loyer principalement constitué par la réalisation de travaux. Saisi d’une demande d’indemnisation et de résiliation par l’association le Tribunal de grande instance de Paris a estimé que le contrat était administratif car il faisait participer l’association au service public. Le Tribunal administratif refusant cette qualification saisit préventivement le Tribunal des conflits.
De façon classique, ce dernier adopte un raisonnement en trois temps. Il constate d’abord que ce contrat n’est pas conclu en vertu du Code des marchés publics. Il n’est donc pas administratif par détermination de la loi. Il constate ensuite que celui-ci ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun, c’est-à-dire de clause « impliquant dans l’intérêt général qu’[il] relève d’un régime de droit public » selon la nouvelle définition de cette clause posé par la jurisprudence SA Axa France IARD[4]. Enfin, il note que l’association n’est aucunement associée à la définition ou l’organisation du service public de l’enseignement mais se borne à mettre à la disposition de la Région des locaux. Il s’agit dès lors d’un simple contrat de droit privé relevant de la compétence de la juridiction administrative. TC, 14 Novembre 2016, Association professionnelle des hôteliers, restaurateurs, limonadiers (APHRL) c./Région Ile-de-France, n° 4065.
À ce titre, cette décision peut être rapprochée de la décision rapportée plus haut[5], dans laquelle le propriétaire privé du camping loué par la personne publique disposait d’un droit de regard sur le règlement intérieur des lieux et sur les tarifs appliqués ce qui justifiait selon le Tribunal la reconnaissance de son association au service public (sur conclusions contraires de son rapporteur toutefois…).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 201.
[1] TC, 14 janvier 1980, Mme Le Crom c./ Commune de Saint-Philibert, n° 02141.
[2] Farthouat-Danon (B.), Conclusions sur TC, 6 Juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.
[3] Parmi ceux-ci : TC, 17 octobre 2011, Mme Schwartz-Didier et Varraud c./ Centre hospitalier de Laragne, n° 3809 (nature privée du contrat de bail conclu entre une personne privée et un établissement public hospitalier), TC, 15 novembre 2004, Société Loxxia Bail Slibail c./ Lycée régional Hélène Boucher, n° 3431 (nature privée du contrat de location conclu entre par un établissement d’enseignement secondaire, d’appareils de reprographie), TC, 23 novembre 1998, Bergas, n° 03124 (nature privé du contrat de location de téléviseurs aux détenus d’une prison).
[4] TC, 13 octobre 2014, SA Axa France IARD c./ MAIF, n° 3963.
[5] TC, 6 juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.
Isabelle Poirot-Mazères, Professeur de droit public, Institut Maurice Hauriou, Université Toulouse 1 Capitole
198.
« Restauration », « rénovation », « réhabilitation », réaffirmation, en « habits neufs » ou refondé, les termes n’ont manqué ni aux politiques ni aux commentateurs pour essayer de qualifier le mouvement qui, de la loi Boulin de 1970 à la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, s’attache à donner identité au « service public hospitalier ». La notion étant aussi juridique que politique, fortement empreinte d’idéologie, dans un contexte en mutation rapide et aux équilibres jamais acquis, elle ne laisse nul indifférent comme en témoignent les débats qui ont accompagné la nouvelle loi. Il est vrai que l’enjeu était de taille, creuset de toutes les oppositions entre les tenants d’une conception libérale des missions hospitalières et la nouvelle majorité soucieuse de ressusciter un SPH totalement désarticulé par la loi Bachelot du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients à la santé et au territoire (HPST). Les établissements de santé, déjà éprouvés par une longue série de réformes mal assimilées, se sont retrouvés au cœur d’une controverse politique qui, au-delà d’une opposition sur le mode de gestion des services de santé, renvoie plus fondamentalement à la question du rôle de la puissance publique dans la société. En 2009, l’objectif avait été de casser la conception hospitalo-centrée et globalisante du service public, en lui substituant une série de quatorze missions, de nature à offrir un « exercice à la carte » des missions de service public que tout établissement de santé, public et privé, était susceptible de prendre en charge. Le rétablissement du grand SPH, à connotation symbolique forte, a été l’un des enjeux du débat politique et l’un des apports majeurs de la loi de 2016.
Le texte s’inscrit dans un vaste programme de refondation destiné à répondre aux enjeux auxquels la politique et le système de santé sont confrontés, le vieillissement de la population, la progression des maladies chroniques, qui touchent aujourd’hui près d’un Français sur quatre et exigent des prises en charge coordonnées entre professionnels dans une logique de parcours de soins, celui enfin de l’innovation et des avancées technologiques. La Stratégie Nationale de santé, lancée par Marisol Touraine en 2013 a posé des jalons, précisés par divers rapports et expertises, recommandations du Comité des sages, rapports relatifs au Pacte de confiance pour l’hôpital ou à l’An II de la démocratie sanitaire, travaux relatifs au Service territorial de santé au public et au service public hospitalier (B.Devictor, Le service public territorial de sante (SPTS) le service public hospitalier (SPH). Développer l’approche territoriale et populationnelle de l’offre en santé, mars 2014). Le projet de loi dans son article 26 proposait « de refonder un service public hospitalier qui soit susceptible de répondre aux attentes des citoyens en matière d’accès à la santé ». Finalement aux termes des débats parlementaires et d’une inflation incontrôlée d’amendements et ajouts multiples (227 articles dans la loi, alors que le projet en comptait 57), l’article 99 réintroduit dans le CSP un chapitre dédié : « le service public hospitalier ». Qu’en est-il de la notion ainsi reconstituée comme Osiris ? Elle est très explicitement le fruit de la volonté du gouvernement de recréer le SPH, à la mesure des ambitions affichées d’emblée en rupture avec la vision pointilliste de la loi HPST (I). Mais elle est tout aussi clairement marquée par le souci de respecter les exigences européennes. La notion de SPH s’efforce ainsi de concilier le respect d’une certaine idée du SP à la française et l’alignement sur la doxa du SIEG, et, partant, tente de dépasser les contradictions inhérentes à l’exercice (II).
I. La réaffirmation du SPH, d’une rupture à l’autre
De sa consécration initiale à sa forme actuelle, le service public hospitalier ne cesse de se métamorphoser, sous la pression d’une conception libérale que relaient les exigences européennes.
De la loi Boulin à la loi HPST
En consacrant la notion de « service public hospitalier » (SPH), la loi n°70-1318 du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière en détermine dans le même temps le contenu et le mode de gestion. Il est alors précisé que « le service public hospitalier assure les examens de diagnostic, le traitement – notamment les soins d’urgence – des malades, des blessés et des femmes enceintes qui lui sont confiés ou qui s’adressent à lui et leur hébergement éventuel », qu’il concourt aussi « à l’enseignement universitaire et postuniversitaire médical et pharmaceutique et à la formation du personnel paramédical », « aux actions de médecine préventive dont la coordination peut lui être confiée » et « conjointement avec les professionnels de santé et les autres personnes et services concernés à l’aide médicale urgente », qu’il participe enfin à la recherche médicale et pharmaceutique et à l’éducation sanitaire ». Ainsi conçu, il est assuré par les établissements publics de santé et sous conditions par des établissements de santé privés. La loi organise la coexistence du service public hospitalier constitué des hôpitaux publics et des établissements privés à but non lucratif, «participant au service public hospitalier » et de l’hospitalisation privée à but lucratif qui peut se voir confier une activité de soins au titre du service public hospitalier, dans le cadre d’un contrat d’association ou de concession. Il s’agit alors de pallier les carences de l’offre de soins proposée par les établissements totalement dédiés au service public.
Ce dispositif initié en 1970 sera conforté et précisé les décennies suivantes, singulièrement par la loi Evin n° 91-748 du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière, puis les ordonnances Juppé de 1996 (notamment Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée). L’approche du service public est alors classiquement organique et matérielle, la qualification législative suivant les indices retenus par le juge, intérêt général et rattachement à une personne publique.
Au début des années 2000, porté par un esprit de réforme « produit d’une rationalité politique originale et historiquement datée (le néo-libéralisme), opérationnalisée dans un programme d’assimilation de la gestion publique à la gestion privée (le New Public Management) » (Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski, Richard Torrielli, L’hôpital en réanimation, Ed. du Croquant, nov.2011), un processus de dissolution du service public hospitalier est enclenché. Par vagues successives, les spécificités de l’action publique sont érodées et l’on force le rapprochement entre structures. L’institution d’une tarification à l’activité (T2A) attachée aux activités MCO pour tous les établissements s’accompagne alors d’un principe de convergence tarifaire visant à rémunérer de la même manière les activités du service public et celles des cliniques privées. Le rapport Larcher, en avril 2008 (Rapport de la commission de concertation sur les missions de l’hôpital), avait en ce sens insisté sur le rôle de l’hospitalisation privée à statut commercial, les cliniques ne pouvant plus « apparaître, sauf situation particulière, comme un simple complément à l’offre de soins du service public hospitalier » dès lors qu’était recherché le maillage le plus efficient possible du territoire. Etaient invoquées tout à la fois la nécessité des complémentarités et « la spécialisation des activités ». Le rapport dénonçait l’absence de mise en concurrence entre « établissements de santé pour l’exécution du service public hospitalier, à la différence de la plupart des services publics », et le fait que le service public était « essentiellement conçu comme une prérogative de l’hôpital public, avec l’apport des établissements PSPH » (participant au service public hospitalier) (p.21).
Un an plus tard, la solution est trouvée dans la suppression de la notion même de « service public hospitalier » par la loi HPST et sa dispersion, sa « vaporisation » en quatorze missions pouvant être indifféremment attribuées, en principe au terme d’une procédure d’appel à candidatures, aux établissements publics comme aux structures privées. Beaucoup a été dit sur la réforme, notamment sur une appréhension purement matérielle et très limitative des missions de service public, réduites a minima, et qui place juridiquement les missions de soins traditionnelles, c’est-à-dire l’essentiel de l’activité hospitalière, hors du service public. De fait, parmi ces missions, il n’est plus question de diagnostic, le traitement ou de prise en charge des malades, des blessés et des femmes enceintes dès lors qu’il s’agit là du rôle de tout établissement de santé. Ainsi alors même que les soins sont réalisés dans un établissement public, par des agents publics et financées en leur quasi-totalité par des fonds publics, ils ne relèvent plus du service public mais sont désormais analysés en simples prestations appelées à être mises en concurrence avec des prestations de même nature assurées dans les cliniques privées. « Singulière conception du service public », relevait alors Didier Tabuteau « qui le définit par sa seule subsidiarité au regard des activités économiques privées et se focalise sur l’acte de soins au lieu de prendre en compte le contexte et la finalité du service proposé au patient » (« Les services publics de santé et d’assurance maladie entre repli et renouveau » in Service public et santé, RDSS 2013, p.5). Ce nivellement trouve un écho direct dans les modes de financement, la T2A pour les soins en MCO, quel que soit l’établissement qui les délivre, financements divers non liés à l’activité pour les autres prestations.
Or les logiques du marché ont ici joué plain chant, chacun prenant la part la plus intéressante des soins ainsi ouverts à tous, au détriment souvent du secteur public, englué dans la constitution compliquée des communautés hospitalières de territoire et plombé dans cette mise en concurrence par les spécificités des populations traditionnellement prises en charge à l’hôpital. En effet, en pratique, les établissements publics ont continué à assumer la plupart des missions de service public, la loi HPST ayant prévu que les établissements qui assuraient le service public hospitalier faisaient l’objet d’une reconnaissance prioritaire pour exercer ces mêmes missions. A contrario, la plupart des établissements commerciaux ont fait leur choix dans le panier de missions de service public, retenant toutes celles de nature à attirer les activités les plus rémunératrices. Certaines de ces missions, comme la permanence des soins, l’accueil des urgences, l’enseignement universitaire ou la recherche, ont concentré toutes les attentions eu égard à leur caractère structurant, crucial pour l’équilibre du système de santé et empreint d’intérêt collectif. La tension a aussi pesé sur les praticiens, qui, lorsqu’ils n’y ont pas été poussés par la nouvelle gouvernance et la remise en cause de leur rôle à l’hôpital, ont commencé à répondre aux sirènes des groupes de cliniques, aux activités de plus en plus diversifiées, bien rémunérées et accompagnées de plus en plus de missions de recherche et de formation, singulièrement médicales: ainsi « la « fuite des cerveaux » hospitaliers a bouleversé les équilibres institués par la réforme Debré » d’autant que le secteur privé non lucratif, se voyait peu à peu « mis en extinction au terme d’une concurrence inégale avec un secteur commercial irrigué de fonds propres » (Didier Tabuteau, « Loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) : des interrogations pour demain ! », Santé Publique 2010/1 (Vol. 22), p. 78-90).
La loi de 2016 : un SPH, non par matières mais de quelle manière
L’objectif du gouvernement suivant a été de restaurer le SPH des années 70, d’en retrouver l’esprit sans pour autant en revenir à la lettre. A la définition matérielle et organique d’avant 2009, à la vaporisation matérielle promue par la loi HPST, le législateur de 2016 substitue une définition désincarnée, un SPH qui intégrant toutes les missions ne peut être identifié par aucune, se définit non par la matière mais par la manière, la « façon de faire ».
C’est ainsi que le rapport Devictor présentait en 2013 l’évolution à venir, sans référence ni à la singularité des missions ni à la nature des gestionnaires : « la réintroduction dans la loi du service public hospitalier s’accompagne d’une définition des obligations de service public et de leurs déclinaisons pour ce service » et « elles s’imposent dans leur intégralité aux acteurs du SPH, sur l’ensemble de leur activité, sans présumer du statut juridique des acteurs » (p.50).
Initiée dès la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013, inscrite dans la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 au travers de la consécration des droits de la personne détenue, cette réaffirmation prend la forme d’une approche nouvelle mais non renouvelée du service public hospitalier par les obligations qui lui sont liées.
Non renouvelée car les obligations propres au service public ont toujours caractérisé le SP qu’il soit bloc de compétences comme en 1970 ou liste de missions comme en 2009.
On y retrouve sans surprise les grands principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité auxquels a été ajoutée, pour en garantir l’effectivité, «la prise en charge aux tarifs fixés par l’autorité administrative ou aux tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale». La nouveauté est que le SPH se résume désormais à un ensemble d’obligations : avant d’être, il est manière d’être. Ce faisant, il peut recouvrir toute mission prise en charge par un établissement de santé qu’il soit public ou privé dès lors que sont respectées les obligations définies par la loi comme le caractérisant : selon l’article L6112-1, « le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé par le chapitre Ier du présent titre ainsi que l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L. 6112-2 ».
La notion de SPH n’a plus aucune consistance matérielle et, à pouvoir couvrir toutes les activités des établissements de santé, n’est caractérisé par aucune, si l’on excepte l’aide médicale d’urgence. De fait, selon L.6111-1 du CSP, les établissements de santé publics, privés d’intérêt collectif et privés assurent « en tenant compte de la singularité et des aspects psychologiques des personnes, le diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes et mènent des actions de prévention et d’éducation à la santé » ; ils « délivrent les soins, le cas échéant palliatifs », « participent à la coordination des soins en relation avec les membres des professions de santé exerçant en pratique de ville et les établissements et services médico-sociaux », comme « à la mise en œuvre de la politique de santé et des dispositifs de vigilance destinés à garantir la sécurité sanitaire » et « mènent, en leur sein, une réflexion sur l’éthique liée à l’accueil et la prise en charge médicale ». Enfin, classiquement, ils « peuvent participer à la formation, à l’enseignement universitaire et post-universitaire, à la recherche et à l’innovation en santé », et « au développement professionnel continu des professionnels de santé et du personnel paramédical ».
S’ajoutent à ces activités de base, des prises en charge plus singulières de populations particulières, longtemps considérées comme le noyau dur du SPH, soins délivrés (article L6111-1-2) aux personnes en psychiatrie, aux personnes détenues en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier, aux personnes retenues dans les centres socio-médico-judiciaires de sûreté ou en application de l’article L. 551-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
Désormais, et sans exclusive, chacune de ses missions est susceptible d’être assurée aussi bien par un établissement public que privé, mais elle n’entre dans le SPH que si elle est exercée dans le respect des obligations et garanties prévues par la loi. Ainsi appréhendé, il est tentant de ne voir plus dans le SPH qu’un « label » attribué par les pouvoirs publics à certaines activités d’intérêt général en contrepartie du respect d’obligations ou de prérogatives comme l’avait identifié Didier Truchet pour le service public en général (« Nouvelles récentes d’un illustre vieillard. Label de service public et statut de service public », AJDA 1982, p.427 et s.).
A être choisies pour définir le SPH, les obligations se doivent d’en traduire l’essence, sorte d’ontologie par le comportement.
Issues des valeurs fondamentales de la notion de service public, elles s’imposent à l’ensemble des activités de l’établissement quel qu’il soit. Elles sont d’ordres différents: certaines reprennent, comme au titre de garanties offertes aux patients, les grands principes du service public, d’autres formulées en termes d’obligations ou d’actions d’intérêt collectif s’attachent plus spécifiquement au SPH, l’ensemble constituant ce que certains ont pu qualifier de nouveau « statut » du service public.
– Particulièrement prégnant en santé, le principe de continuité est réaffirmé via « la permanence de l’accueil et de la prise en charge, notamment dans le cadre de la permanence des soins organisée par l’agence régionale de santé […] ou, à défaut, la prise en charge par un autre établissement de santé ou par une autre structure en mesure de dispenser les soins nécessaires ». Dans le même esprit de garantir à tous l’accessibilité des soins, la loi reprend avec ses différentes exigences le principe de l’égalité d’accès à la prévention et à des soins de qualité, auquel se rattachent la garantie d’« un accueil adapté, notamment lorsque la personne est en situation de handicap ou de précarité sociale, et un délai de prise en charge en rapport avec son état de santé » mais aussi, depuis la loi Boulin, « l’absence de facturation de dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale » (L.6112-2-I CSP).
C’est certainement l’une des dispositions qui a le plus vigoureusement mobilisé le secteur privé commercial, notamment la Fédération de l’hospitalisation privée et les syndicats de médecins libéraux. De facto, l’interdiction de tout dépassement comme obligation inhérente au SPH ne pouvait que conduire les cliniques privées à y renoncer définitivement, la plupart d’entre elles pratiquant couramment de tels dépassements[1], renonciation incluant dans le même mouvement la prise en charge des urgences, seule mission à être intrinsèquement composante du SPH. Afin de préserver la situation des établissements privés lucratifs disposant d’un service d’urgences autorisé, le gouvernement a introduit une nouvelle modalité de prise en charge du SPH, possibilité d’ « association » de certains établissements de santé au service public hospitalier, limitée à la prise en charge des patients en situation d’urgence et aux soins consécutifs qui y sont liés (L.6112-5 CSP). Désormais, la garantie joue donc à deux niveaux : d’une part, de façon générale, au titre du SPH, pour toutes les prestations des établissements publics et celles des établissements privés habilités; et d’autre part, ponctuellement, pour les établissements « associés » au SPH au titre de la prise en charge des situations d’urgence et de la permanence des soins : l’absence de dépassements couvre toutes les prestations alors délivrées au patient et s’étend aux soins consécutifs, y compris lorsqu’il est transféré temporairement dans un autre établissement de santé ou dans une autre structure pour des actes médicaux.
La polémique fait sens et la disposition a été pensée comme telle. Fortement symbolique, marqueur fort de retour du SPH dans le giron public, perçue comme une véritable « machine de guerre » contre le secteur libéral, l’obligation de respect des tarifs opposables et d’accessibilité tarifaire traduit d’abord le souci de prendre enfin en compte la réalité des situations économiques et sociales. Mais elle conduit aussi à écarter de facto de la procédure d’habilitation au service public hospitalier la majorité des établissements privés lucratifs, dont les contrats d’exercice libéral conclus avec les différents praticiens intègrent la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires.
– Des obligations dans le fonctionnement de l’établissement pour en rendre la gestion plus transparente mais aussi plus démocratique : la loi reprend ici les principes de participation et de transparence, deux principes présents en tout service public et qui gouvernent les rapports entre l’administration et le public (Livre 1er du code des relations entre l’administration et le public). Les établissements assurant le SPH doivent garantir « la participation des représentants des usagers du système de santé », et « la transmission chaque année à l’agence régionale de santé compétente leur compte d’exploitation ». A contrario, précaution adoptée par amendement lors des débats pour rassurer l’hospitalisation privée mais préserver surtout les équilibres du système de santé, l’appartenance ou l’association au service public hospitalier ne saurait constituer un critère d’attribution des autorisations sanitaires (article L. 6112-6).
– Des actions d’intérêt collectif sont enfin identifiées qui doivent contribuer à la qualité et l’accessibilité au niveau des territoires : au titre du SPH, les établissements peuvent être désignés par le directeur général de l’agence régionale de santé « pour participer aux communautés professionnelles territoriales de santé », « en cas de carence de l’offre de services de santé », « pour développer des actions permettant de répondre aux besoins de santé de la population », notamment afin d’améliorer l’accès et la continuité des soins, ou en lien avec des risques spécifiques, dans les territoires isolés des collectivités d’outre-mer. Ils sont appelés à développer, à la demande de l’ARS, « des actions de coopération avec d’autres établissements de santé, établissements médico-sociaux et établissements sociaux ainsi qu’avec les professionnels de santé libéraux, les centres de santé et les maisons de santé ». Ils doivent d’informer l’ARS « de tout projet de cessation ou de modification de leurs activités de soins susceptible de restreindre l’offre de services de santé » et de rechercher avec elle « les évolutions et les coopérations possibles avec d’autres acteurs de santé pour répondre aux besoins de santé de la population» (L.6112-2-III CSP).
Tout n’est pas franchement inédit dans ce SPH renouvelé, quoiqu’en aient dit ses inspirateurs et porteurs. La volonté de rupture est affichée par rapport à la conception libérale qui avait conduit à sa désarticulation. Désincarné en diverses garanties et obligations, il est désormais protégé, sa substance résidant dans sa configuration. Pourtant, rien n’est jamais simple. En réalité, sous l’habillage d’une réhabilitation formelle, la loi est à la fois dans la continuité et le dépassement : elle tente dans le même mouvement de poursuivre juridiquement un alignement sur les exigences communautaires déjà présent dans la loi HPST et de préserver l’identité d’un SPH fortement ancrée dans l’imaginaire collectif et les pratiques hospitalières.
II. Le SPH nouveau ou les vertus de la dialectique
Inévitablement façonné par les exigences européennes, le SPH tente de dépasser les contradictions qui le traversent.
Un SPH sous influence : le gabarit communautaire
La santé demeure fondamentalement un domaine de la compétence des Etats membres, dont la portée est définie par l’article 168 TFUE qui précise in fine (§7) que « l’action de l’Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux, ainsi que l’allocation des ressources qui leur sont affectées ». Si la santé est ainsi appréhendée comme domaine de compétence partagée, le droit national doit toutefois se couler dans les exigences normatives européennes, ce qui a conduit à qualifier le SPH au regard des notions de SIG et SIEG. A cet égard, l’on sait que cette qualification s’articule sur un « critère pivot » : l’activité de santé considérée est-elle ou non une activité économique ? Si tel est le cas, elle se trouve alors soumise à la concurrence mais peut bénéficier de la qualification de service d’intérêt économique général. Dans le cas contraire, elle échappe au droit de la concurrence et, en qualité de service non économique d’intérêt général, continue à relever largement du droit national. C’est ainsi la nature économique de l’activité, indépendamment de l’organisme qui l’assure, de son statut et de son financement, qui est déterminante. « La césure se trouve donc dans la définition de l’entreprise. Or, de façon constante, la Cour de justice définit les entreprises comme des entités exerçant une activité économique indépendamment de leur statut juridique et de leur mode de financement. Constitue une « activité économique toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné » (CJCE 12 sept. 2000, Pavlov, C-180/98 à 184/98, Rec. p. I-6451, AJDA 2000. 307, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; Dr. soc. 2000. 1114, note J.-P. Lhernould ; RDSS 2001. 179, obs. F. Kessler et F. Muller ; ibid. 393, obs. F. Muller ; RTD com. 2001. 537, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2002. 103, chron. L. Idot). Lorsque l’activité est offerte contre rémunération, il importe peu que le service soit payé directement par celui qui en bénéficie ou soit versé par un organisme tiers (CJCE 26 avr. 1988, C-352/85, Bond van Adveteerders, Rec. p. I-2085) ».
Quid alors des activités hospitalières ? Comme le rappelle Sylvie Hennion dans la suite de ses analyses (« Service public de santé et droit européen », RDSS 2013, p.45), « dans le système français de soins, les hôpitaux et les autres prestataires de soins de santé qui offrent leur service contre rémunération, perçue soit directement auprès des patients, soit auprès de leurs assurances, rentrent dans le cadre des activités économiques et donc des entreprises. Par ailleurs, les médecins libéraux sont considérés, depuis l’arrêt Pavlov du 12 septembre 2000, comme des entreprises en tant qu’opérateurs économiques indépendants de services médicaux spécialisés. En conséquence, la question des services publics de santé s’exprime principalement dans notre système de santé dans le régime de service d’intérêt économique général ». Exerçant des activités similaires, hôpitaux publics, établissements privés d’intérêt collectif et cliniques privées se trouvent soumis aux mêmes contraintes liées au SIEG, dont les conditions de financement obéissent à des règles rigoureuses, de manière à ne pas fausser la concurrence.
À cet égard, prenant la mesure de la singularité de certains services publics, le droit de l’UE a admis que l’autorité publique puisse subventionner l’activité concernée sous forme de compensation de service public. Des subventions publiques peuvent donc être accordées, au titre des compensations financières aux obligations de service public, sous réserve du respect de certaines conditions établies notamment dans l’arrêt Altmark et le paquet Monti-Kroes adopté par la Commission européenne en 2005 et précisé par la décision Almunia, n° 2012/21/UE, adoptée le 20 décembre 2011. Ainsi, selon le cadre tracé, pour que le financement public ne soit pas considéré comme venant fausser la concurrence, un certain nombre de règles doivent être respectées: l’opérateur a été chargé d’obligations de service public effectives et clairement définies; le calcul de la compensation est fondé sur des critères préalables, objectifs et transparents ; la compensation ne dépasse pas la couverture des coûts engendrés par ces obligations, compte tenu d’un bénéfice raisonnable ; lorsque le choix de l’opérateur ne résulte pas d’une procédure de marché public, la compensation doit être déterminée par comparaison avec les coûts qu’aurait à supporter une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée pour satisfaire aux exigences de service public requises.
Par application du schéma, la compatibilité des compensations des obligations de service public versées en matière hospitalière dépend tout à la fois de la définition claire et précise de ces obligations, d’une méthode de calcul fondée sur des critères préalables, d’objectifs et transparents et de l’absence de surcompensation. Autrement dit, les charges liées aux missions de service public doivent être précisément calculées et strictement compensées pour ne pas avantager celui qui l’exerce.
Il n’est pas difficile de voir dans le SPH nouveau les traits caractéristiques du SIEG, de telle sorte que loin de constituer une rupture à cet égard avec la conception de la loi HPST, il peut en être considéré comme un prolongement, plus efficient encore tant il répond à tous les critères européens. La contradiction affichée ne serait que la confrontation d’avatars.
De fait, le contenu même des missions importe peu, ce qui justifie que l’appréhension du SPH ne soit plus forcément matérielle. De même, le statut des gestionnaire est indifférent, la loi 2016, comme les précédentes, admettant sans difficulté et sans exclusive qu’ils puissent être établissements publics ou établissements privés. Simplement, le bénéficiaire du financement public, au titre de SPH ou des missions de SP, doit avoir été effectivement chargé de l’exécution d’obligations de service public, lesquelles doivent être clairement définies. Désormais, plus d’ambiguïtés au regard de droit UE, la mutation est achevée, le SPH, c’est avant tout un régime, un ensemble d’obligations précises et clairement définies, assumées par les établissements de santé, quel que soit leur statut juridique. Conformément aux règles européennes, les autorités publiques se doivent d’exercer, a posteriori, un contrôle régulier et poussé, destiné à vérifier l’absence de surcompensation. Chaque année, les établissements de santé sont ainsi tenus d’assurer la transmission leurs comptes à l’ARS, afin qu’elle puisse contrôler « l’absence de surcompensation financière sur le champ des activités financées par l’assurance maladie mentionnées à l’article L. 6111-1 du CSP » et « procéder, le cas échéant, à la récupération des sommes indument déléguées ». Il n’y a de surcompensation, précise l’article 6116-3 CSP, « que dans le cas où l’établissement de santé dépasse le taux de bénéfice raisonnable ».
Le lignage SIEG-SPH est évident et il a été recherché. Pourtant, si le SPH de la loi Touraine, « qui repose sur une définition fonctionnelle, est donc en accord avec le droit européen » (Etude d’impact, p.115), l’alignement n’est pas achevé. Parce que le SPH porte en lui des valeurs et une symbolique fortes, qu’il est marqué aussi par une tradition d‘intervention publique et les réticences face à toute lecture économique, il est aussi le lieu de tensions et le vecteur de résistances. Il est donc toujours en construction, réussissant par le jeu de la dialectique à dépasser ses contradictions.
Un service public politiquement surinvesti: l’intégration des contradictions
Le SPH dans cette accointance au SIEG ne serait-il plus qu’une « coquille vide », un simple mot de passe réincarnant le fameux « label » de SP promu par Didier Truchet il y a 35 ans. Pour emprunter l’expression du président Chenot, le SPH relèverait d’une approche «existentialiste » (B. Chenot, « La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’Etat », EDCE 1950, p. 77). Pour autant, les faits sont têtus qui révèlent à la lecture du texte de 2016 comme dans ses silences ou flottements, que la conception française du service public résiste, réémerge implicitement dans certaines règles ou réserves qui s’écartent de la doxa européenne. Partant, en filigrane du SPH nouveau, transparaît toujours la notion dégagée par Duguit, cette « activité dont l’accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu’il est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’il est de telle nature qu’il ne peut être assuré complètement que par l’intervention de la force gouvernante » (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, Sirey, 1923, p. 55).
Tensions sur les obligations
Différentes critiques ont ici été formulées sur la généralité de certaines, la redondance d’autres au regard des principes traditionnellement attachés au SP, ou la distinction malaisée et non explicitée des « obligations de service public » et des « garanties de service public » (L.6112-2 CSP) (Cf J.-C.RICCI, « Le service public, outil de performance ? », in La modernisation du système de santé : un an d’application de la loi du 26 janvier 2016, CDSA n°24, 2017, p.86). Un point nous retiendra particulièrement à la fois parce qu’il a mobilisé lors des débats la Fédération hospitalière privée et les praticiens libéraux et qu’il est symptomatique des compromis avec le réel des tenants les plus fidèles du SPH, celui des dépassements d’honoraires. C’est l’un des points d’ancrage les plus affirmés du SPH qui doit garantir à tous l’accessibilité financière aux soins: « comme le gouvernement ne s’en était pas caché, l’obligation principale consubstantielle au service public hospitalier rénové tient à l’absence de facturation des dépassements d’honoraires » (V.Vioujas, « La résurrection du service public hospitalier », AJDA 2016, p.1272). Ce fut aussi l’une des obligations les plus discutées dès lors, nous l’avons noté, qu’elle conduisait de facto la majorité des établissements privés lucratifs à renoncer à assurer le SPH, les contrats d’exercice libéral conclus en leur sein avec les différents praticiens prévoyant la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires. Le premier acte de l’imbroglio juridique s’est joué là, la Fédération de l’hospitalisation privée dénonçant pendant des mois le favoritisme de la mesure et son incohérence, les praticiens hospitaliers étant toujours autorisés, eux, à pratiquer une activité libérale à l’hôpital public. Sur les 4 500 hospitaliers concernés, environ 2 000 réclament des dépassements d’honoraires à leurs patients. On sait les raisons de l’existence de telles enclaves libérales au cœur du secteur public comme les abus auxquels la pratique a donné lieu (D.Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, Rapport, 31 mars 2013). La faille était patente : on ne pouvait dans un même temps interdire aux établissements privés assurant le SPH tout dépassement d’honoraires et l’accepter au sein des établissements publics censés le prendre en charge tout entier, fût-ce à l’occasion d’activités libérales accessoires. Cette analyse devait trouver un relais dans la lecture faite par le Conseil constitutionnel de ces dispositions, qui ont « pour objet de garantir que les établissements de santé assurant le service public hospitalier et les professionnels exerçant en leur sein ne facturent pas aux usagers des dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus par le code de la sécurité sociale de la loi ». Bien des commentateurs en ont conclu à l’interdiction de facturer tout dépassement au sein d’un établissement de santé assurant le service public hospitalier, signant de ce fait la fin du secteur libéral à l’hôpital public. Ce n’est pas la voie finalement suivie par le ministère, qui a contrario a supprimé la faille en créant une dérogation en faveur des praticiens statutaires à temps plein exerçant au sein des établissements publics de santé. Ceux-ci pourront officiellement continuer de facturer des dépassements d’honoraires au sein de leur activité libérale, dans des conditions toutefois encadrées (V.décret n° 2017-523 du 11 avril 2017 qui vise à mieux encadrer et contrôler l’activité libérale dans les établissements publics de santé, et complète ainsi la mise en oeuvre des préconisations du rapport Laurent). Alors même que l’activité libérale des praticiens temps plein « s’exerce exclusivement au sein des établissements dans lesquels les praticiens ont été nommés ou, dans le cas d’une activité partagée, dans l’établissement où ils exercent la majorité de leur activité publique » (L.6154-2 CSP), elle est analysée comme en dehors du SPH, à l’instar de l’activité libérale de tout praticien privé n’assurant pas le SPH. Cette interprétation, garantissant la pérennité du secteur libéral à l’hôpital public, a été jugée sévèrement par les associations de patients relevant que l’« on ne peut pas d’un côté se louer d’avoir réintroduit un service public hospitalier fort porté par de solides principes de solidarité et d’égalité, et de l’autre permettre une dérogation à l’un de ces principes au détour d’une ordonnance » (CISS, Espace presse « Dépassements d’honoraires à l’hôpital : un pas en avant, deux pas en arrière ! »).
En parallèle, en signe d’apaisement, le législateur a envisagé une mesure qui se veut incitative: l’éventualité à terme de la mise en œuvre d’une mission d’intérêt général pour les établissements publics, les établissements de santé privés d’intérêt collectif et les établissements de santé privés organisés pour fonctionner sans aucun dépassement d’honoraires en leur sein. Cette possible création d’une nouvelle catégorie au sein des missions d’intérêt général et d’accompagnement contractuel (MIGAC), permettrait ainsi de compenser via ce mode de financement, le recrutement prioritaire des praticiens ne pratiquant pas de dépassements d’honoraires.
Permanence du rattachement organique
La loi HPST ouvrait la liste de missions de service public à tout établissement. La loi de 2016 revient aux sources en consacrant une organisation concentrique de la prise en charge du SPH, qui conduit à distinguer un noyau dur constitué par les hôpitaux publics, de différentes institutions privées diversement impliquées dans l’exercice du service public. Ce faisant, elle réactive implicitement, dans l’appréhension du SPH, le rattachement organique propre à tout service public.
En premier lieu, le service public hospitalier est assuré par les établissements publics de santé et les hôpitaux des armées, tenus, de par leur statut juridique, d’assurer les obligations du SPH. Eux seuls sont chargés par principe de l’exécution du service public. On retrouve ainsi l’identification, donnée constante jusqu’à la loi HPST, entre SPH et établissements publics de santé. A ce titre, il est rappelé qu’ils ne sauraient déléguer un élément essentiel et indissociable de leur mission de service public, tel que les moyens d’hébergement pour les malades qui doivent être hospitalisés (CE 16 juin 1994, n° 356101, RDI 1995. 733, obs. J.-B. Auby et Ch. Maugüé, EDCE 1994. 369). En second lieu, poursuivant la volonté de réhabilitation du SPH, la loi réintroduit, pour les établissements privés l’habilitation à assurer le service public, mais de façon graduée, en fonction du caractère lucratif ou non de l’établissement. L’habilitation est ainsi de plein droit pour les établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) existants, sauf opposition de leur part. Elle est en revanche conditionnée pour les autres établissements privés : ils se doivent d’être habilités par le directeur de l’ARS, sur leur demande, après avis favorable conforme de la commission médicale d’établissement, et s’engager à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions énoncées à l’article L. 6112-2 du CSP.
Enfin dans l’hypothèse très courante où les établissements commerciaux renoncent à assurer le SPH avec toutes ses contraintes, il est prévu qu’ils puissent y être associés ponctuellement pour certaines missions, principalement la prise en charge des urgences, autorisée pour bon nombre de cliniques en particulier de MCO et pour lesquelles elles sont tenues par les obligations afférentes, notamment l’absence de facturation de dépassement d’honoraires.
Le texte distingue ainsi quatre situations, d’abord celle des établissements publics en charge obligatoirement du SPH, puis trois possibilités pour les établissements de santé privés : une habilitation, de droit ou sur demande, une association pour la seule activité d’urgences, ou tout simplement une mise à l’écart du service public hospitalier. Dans les deux premiers cas, les conditions d’application et de respect des engagements propres à ce dernier sont précisées dans un avenant au contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) signé entre l’établissement et l’ARS.
Résurgence de l’élément matériel
La fin de l’approche matérielle du SPH a été maintes fois évoquée et présentée comme l’apport fondamental de la loi 2016. Pourtant, à y regarder de plus près, la métamorphose n’est pas complètement réalisée.
Il est d’abord une mission qui d’emblée a été isolée et intégrée de par sa nature dans le SPH, exception qui ne pouvait que confirmer la règle, l’aide médicale d’urgence, présentée comme intrinsèquement constitutive du SPH, car relevant des missions de la puissance publique et obéissant déjà aux obligations définies par la loi : « Seule l’aide médicale urgente, assurée par les SAMU, est une mission exclusive du SPH dans la mesure où cette activité est d’ores et déjà assurée dans le respect des obligations prévues par le présent projet de loi pour le SPH et dans la mesure également ou cette activité d’aide médicale urgente relève de par sa nature d’une mission essentielle de l’État et donc des établissements publics de santé » (Etude d’impact, p.108).
De façon plus générale, un travail de clarification s’impose afin de mieux appréhender la distinction entre ce qu’est aujourd’hui le SPH, dont il est exclu qu’il puisse être identifié par le contenu des missions, et les missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC) qui, elles, sont à la fois identifiées matériellement et soumises à un financement spécifique distinct de la T2A. La plupart des Etats isolent ainsi au sein des activités hospitalières des missions singulières, marquées fortement d’intérêt général, qu’assument par principe les établissements publics, souvent peu rentables et se devant comme telles d’être garanties par des dotations de la puissance publique. C’est le cas de missions d’intérêt général bien identifiées comme la formation, la recherche, l’accueil social ou la permanence des soins, mais aussi de certaines prises en charge de patients ne pouvant entrer dans les logiques de la T2A, car impossibles à quantifier à travers le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Les plus importantes de ces missions ont longtemps constitué le noyau dur des missions de service public, comme les missions d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation (MERRI) et des MIG comme : la participation aux missions de santé publique (vigilance, formation, etc.) ou à la mise en œuvre de politiques publiques (politique hospitalière, coopération internationale); la permanence des soins en établissements de santé; les soins dispensés à des populations spécifiques (prise en charge des femmes enceintes dans les centres périnatals de proximité, des détenus, des patients en situation de précarité). Les MIG sont extrêmement nombreuses (plus de cent), évolutives et d’inspirations diverses au-delà de leur caractère d’intérêt général commun. Les financements les plus importants concernent ici les services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) et la permanence des soins, soit près de la moitié du montant total.
Le rapprochement est flagrant entre ce que fut le SPH, ce qui ne saurait surprendre au regard des modalités de la prise en charge financière de ces missions. Mais MIGAC et SPH appartiennent à des dimensions différentes, obéissent à des logiques et des contraintes distinctes, les unes relevant du CSS et l’autre du CSP, le tout dans une grande complexité qui n’exclut pas leur superposition…
En conclusion forcément provisoire, il nous vient à l’esprit la fameuse formule de Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». Espérons que cette ligne de conduite formulée au coeur du XVIIème sera gage, pour le service public hospitalier, de sa pérennité.
Toulouse, juin 2017.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 198.
[1] D’après les données figurant dans le rapport de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale (préc., p. 519), seulement 29 cliniques de court séjour et 13 autorisées en psychiatrie n’ont réalisé aucun dépassement d’honoraires en 2013 et paraissent donc en mesure de remplir ces conditions. Les chiffres sont cependant supérieurs dans le domaine de soins de suite et de réadaptation (234 établissements).
Sophie Théron,
Maître de Conférences de droit public (HDR),
Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
209. Plusieurs décisions jurisprudentielles contribuent à la construction du régime de la responsabilité du service public de la justice tant administrative que judiciaire. Sont concernées aussi bien la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice que celle relative au fonctionnement du service public de la justice judiciaire.
S’agissant de la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice,
Deux aspects méritent l’attention : l’un est relatif au calcul de la durée de jugement, l’autre concerne la violation manifeste par une décision d’une juridiction française du droit de l’Union.
Le calcul de la durée de jugement
Pour la justice administrative, on se souvient que depuis la décision du Conseil d’Etat Ass. 28 juin 2002 Magiera (n°239-575), la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement est constitutif d’un fonctionnement défectueux du service public de la justice. L’Etat peut donc voir sa responsabilité engagée de ce fait sans que le juge administratif n’exige une faute lourde. Depuis cet arrêt, une des questions les plus délicates à trancher est celle de l’appréciation du délai de jugement dont on sait qu’elle est « globale » et « concrète ». En 2016, deux décisions du Conseil d’Etat ont contribué à préciser quels éléments devaient être pris en compte pour l’appréciation du délai raisonnable et intègrent les recours administratifs préalables au jugement à certaines conditions.
–CE 6 avril 2016 Société Stud’arts n°374489 (veille L.Erstein JCP-A 25 avril 2016 act.365). A l’occasion d’un contentieux en matière fiscale, le Conseil d’Etat précise qu’il doit être tenu compte de la « durée excessive d’un recours administratif préalable obligatoire dans l’appréciation du caractère raisonnable de la durée globale de la procédure ». La durée du recours préalable est appréciée de manière isolée et il en sera tenu compte s’il est déraisonnable.
–CE 13 juil. 2016 n°389 760 Jarraud n° 389760 (veille L.Erstein, JCP G 2016 n°37 ; chron. O.Le Bot JCP-A 20 février 2017 n°2053, note J.Stark JCP-A 2017 n°2124). Dans cet arrêt le Conseil d’Etat précise qu’en principe la durée d’un recours administratif préalable obligatoire doit être intégrée dans celle du jugement.
Par ailleurs, a contrario si en principe un recours préalable non obligatoire est indifférent au calcul de la durée, et c’est là l’apport majeur de la décision, si « eu égard…à ses caractéristiques particulières, notamment à la mise en œuvre d’une expertise préalable et nécessaire à l’intervention du juge, sa durée doit être incluse dans le calcul de la durée globale de la procédure juridictionnelle ». Autrement dit comme le souligne Olivier le Bot « la phase administrative n’est pas prise en compte uniquement lorsque son exercice conditionne la recevabilité de la requête mais aussi lorsque sa mise en œuvre est nécessaire au jugement ». Tel était le cas en l’espèce où il s’agissait d’un contentieux relatif à la révision des pensions d’invalidité. Dans l’affaire le fait que le requérant ait renoncé en cours d’instance à certaines de ses conclusions a été sans incidence sur le calcul de la durée.
On le voit, au fil de la jurisprudence, de plus en plus d’éléments sont intégrés dans le calcul de la durée du jugement quitte à y en inclure certains qui sont « périphériques ». Tout ceci est évidemment à la faveur du justiciable et vise indirectement à l’amélioration du service public de la justice….
La violation manifeste du droit de l’Union
La CJCE dans sa décision CJCE 30 septembre 2003 Köbler (aff. C-224/01) reconnaît la responsabilité de l’Etat en cas de violation caractérisée du droit de l’Union par une juridiction. En 2016, juge administratif et juge judiciaire se sont prononcés sur cette question : le premier a précisé sa jurisprudence existant déjà en la matière en éclaircissant la question de la compétence juridictionnelle tandis que le second a pris position sur le fond en précisant les conditions auxquelles il y a violation du droit de l’Union par le juge judiciaire.
-CE 21 septembre 2016 Société Lactalis ingredients n°394360 (obsv. C. Biget AJDA 2016 p.1776, note A.Minet-Leleu GP 8 novembre 20116 n°39 p.23).
Depuis la décision du Conseil d’Etat du 18 juin 2008 Gestas n°295831) la violation manifeste par une décision juridictionnelle définitive d’une juridiction administrative du droit de l’Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers constitue une faute lourde et ouvre droit à réparation. L’arrêt du 21 septembre 2016 précise quelle est la juridiction compétente pour statuer sur ce contentieux. S’il peut paraître délicat de le confier aux tribunaux administratifs qui seront alors amenés à statuer sur une décision rendue par le Conseil d’Etat, c’est pourtant en ce sens que tranche la haute juridiction qui applique simplement les articles L 211-1 et L 311-1 du Code de justice administrative : « il résulte de ces dispositions que les tribunaux administratifs et en appel les cours administratives d’appel, sont compétents pour connaître des actions en responsabilité dirigées contre l’Etat à raison de la faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle commise par une juridiction administrative ». Peut-être une réforme du Code de justice administrative aura-t-elle lieu afin de confier cette compétence au Conseil d’Etat comme ce fut le cas en 2005 lorsqu’un décret a attribué compétence à la juridiction administrative suprême pour statuer sur la méconnaissance par les juridictions administratives du droit à un délai raisonnable (v. en ce sens A. Minet-Leleu précitée). Il y aurait alors une cohérence et une unité de compétence pour le contentieux de la responsabilité de l’Etat du fait des décisions des juridictions administratives.
–CCass. AP 18 novembre 2016 Société Lactalis Ingredients n°15-21.438 (ZoomF.Picod JCP G 26 nov.2016 n°1288, ChronS.Destrez JCP G 23 mars 2017 doct.355, Note N.Kilgus Dalloz actualité 29 nov.2016, note M.C Sordino AJpénal 2017 n°125).
Selon l’article L 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, « L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. ». Dans cette décision la Cour de Cassation se prononce sur l’application de la jurisprudence précitée de la CJCE Köbler et son articulation avec l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire.
Dans cette affaire relative à une question de droits de douane, l’Etat s’est vu assigner en réparation de la faute lourde caractérisée par la violation du principe de rétroactivité de la peine plus légère. La Haute juridiction a donc du statuer sur le fait de savoir s’il y avait violation manifeste du droit de l’Union et si elle était susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat. Pour la Cour de Cassation « la responsabilité de l’Etat pour des dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit de l’Union européenne, par une décision d’une juridiction nationale de l’ordre judiciaire statuant en dernier ressort, n’est susceptible d’être engagée que si, par cette décision, ladite juridiction a méconnu de manière manifeste le droit applicable, ou si cette violation intervient malgré l’existence d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union européenne ». Tel n’a pas été le cas, selon elle en l’espèce.
On constate que la position de la Cour de Cassation même si elle a rendu sa décision au visa de l’article L 141-1 du Code de l’organisation judiciaire ne se précise pas explicitement que la violation du droit de l’Union est une hypothèse de faute lourde.
S’agissant de la responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement du service public de la justice judiciaire
La Cour de Cassation a précisé ce que pouvait englober la notion de « faute lourde » du service public de la justice judiciaire susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat au sens de l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire. Elle en a élargi sa conception par rapport à sa jurisprudence antérieure. On sait qu’au-delà des fautes personnelles des magistrats (par ex CAss.Civ. 20 février 1996 n°94-10.606), c’est « toute déficience caractérisant par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Cass AP 23 février 2001 consorts Bolle-Laroche n°99-16.165).
La Cour de Cassation a considéré qu’une telle faute était constituée « lorsqu’il est établi qu’un contrôle d’identité présente un caractère discriminatoire ; que tel est le cas, notamment, d’un contrôle d’identité réalisé selon des critères tirés de caractéristiques physiques associées à une origine, réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable » : Cass. Civ. 9 nov. 2016 n° 15-24.873,15-24.210, 15-24.214, 15-24.842, 15-24.212 (D. Turpin « contrôle au faciès : les contrôleurs enfin contrôlés », JCP G 30 janv.2017 doct.126, note N.Ancel JCP G 30 janv.2017 n°116, note F.Fourment GP 24 janv.2017 n°4 p.58, note J.B Perrier AJDP 01-02-2017).
En l’espèce, plusieurs personnes avaient fait l’objet de contrôles d’identité fondés sur leur faciès, certaines en vertu de réquisitions du Procureur de la République (article 78-2-2 du Code de procédure pénale), d’autres sur le fondement des articles 78-2 du Code de procédure pénale (contrôle judiciaire), d’autres encore sur celui du contrôle des titres de séjour (articles L 611-1 et 2 du CESEDA). Elles ont assigné l’Etat en réparation de leur préjudice moral. La cour d’appel de Paris a rendu treize décisions le 25 mars 2014 : l’Etat a été condamné dans 8 hypothèses. Des pourvois en cassation ont été formés contre les treize décisions. La Cour de Cassation précise le mode de preuve : c’est à la personne contrôlée d’apporter des éléments de preuve établissant qu’elle a subi une discrimination, l’administration doit ensuite démontrer soit une absence de discrimination soit l’existence d’une différence de traitement justifiée par des éléments objectifs. A partir de là, le juge exerce son contrôle. La Cour de Cassation rejette onze des pourvois, elle condamne l’Etat parce qu’il n’a pas démontré que des éléments objectifs justifiaient la discrimination.
Depuis, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur cette question des contrôles au faciès dans le prolongement de la décision de la Cour de Cassation lors d’une QPC rendue le 24 janvier 2017 (n° 2016-606/607 QPC) (v. par ex. D.Turpin « l’étau se resserre sur le contrôle au faciès JCP G 2017 n°6) .
Juin 2017
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 209.
par Camille CUBAYNES, Doctorantecontractuelleen Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou
207.
Étude jurisprudentielle des lois de Rolland, focus sur le principe de continuité et d’efficacité du service public.
Dégagés par le Conseil d’État et systématisées par la doctrine, notamment par le Professeur Rolland qui leur a donné son nom, les « lois de Rolland » constituent le régime juridique commun de tous les services publics. Sont ainsi visés trois grands principes que sont la continuité (2), la mutabilité et l’égalité du service public. En 2016, c’est le principe d’égalité, et ses corollaires qui occupent le devant de la scène (1).
Focus sur le principe d’égalité
La fin de l’année a en effet été marquée par deux décisions du Conseil d’État se prononçant sur l’installation de crèches de Noël dans les bâtiments publics (CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223 ; CE, 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122). Ces décisions faisant l’objet d’une contribution spéciale du Professeur Alexandre Ciaudo sur ce blog au sein du dossier n°3 consacré à la laïcité, nous renvoyons le lecteur à la lecture de son article (« Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite »[1]).
On précisera d’un mot ici que le Conseil d’État a jugé que, par principe, une crèche ne peut être installée dans un bâtiment public constituant le siège d’une collectivité ou d’un service public en raison du principe de neutralité. Il en va différemment en cas de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif.
Le principe d’égalité a également fait l’objet de recours plus « classiques » touchant à la tarification des services publics.
Le principe d’égalité et tarification des services publics : rappel des principes régissant les différenciations tarifaires en matière de service public.
Le principe d’égalité devant le service public est le corolaire du principe d’égalité devant et dans la loi, consacré par la DDHC de 1789. Il n’empêche pas que, sous certaines conditions, des différences de tarifs puissent être pratiquées. En vertu de la jurisprudence Denoyez et Chorques[2], il peut ainsi exister des différences de traitement, dans trois cas : si la loi l’autorise (1), si l’intérêt général en rapport avec l’objet et les conditions d’exploitation du service ou de l’ouvrage le commande (2), ou s’il existe entre les usagers des différences de situations appréciables (3).
La Cour administrative d’appel de Marseille a ainsi été amenée à se prononcer sur les tarifs institués par délibération de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole pour la desserte maritime de l’archipel du Frioul depuis le Vieux-Port de Marseille, assurée sous forme de délégation de service public. En l’espèce, la réduction de moitié du tarif de passage pour les résidents du Frioul ainsi que pour les plaisanciers dont le bateau occupe un emplacement dans le port du Frioul est validée en ce que ceux-ci se trouvent dans une situation différente par rapport aux autres usagers utilisant la desserte (cons. 15). La communauté urbaine a cependant commis une erreur manifeste d’appréciation en ne mettant en œuvre aucune réduction tarifaire en fonction des ressources, en application de l’article L. 1113-1 du Code des transports (réduction tarifaire d’au moins 50% sur les titres de transports pour les personnes dont les ressources sont égales ou inférieures au plafond fixé pour l’obtention de la couverture maladie universelle complémentaire), pour les billets unitaires aller-retour à destination du Frioul (cons. 22). Enfin, bien que la desserte maritime constitue le seul moyen pour les usagers d’accéder à l’archipel, le refus de mettre en place une rotation supplémentaire de fin de soirée durant la totalité de l’année n’est pas entaché par l’autorité organisatrice d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, les associations requérantes n’établissent pas que l’importance des besoins en déplacements des visiteurs, des habitants ou des salariés nécessitait que l’autorité délégante impose une rotation nocturne supplémentaire (cons. 24). CAA Marseille, ch. 5, 13 juin 2016, Association de défense des usagers du port du Frioul- Communauté urbaine Marseille Provence Métropole, n°15MA00808.
Focus sur le principe de continuité
On s’aperçoit à l’étude des jurisprudences suivantes, que la volonté d’assurer un service continu et efficace permet de justifier plusieurs dérogations. Pour ce motif, les règles de procédure, telles que les règles de publicité et de mise en concurrence, peuvent être reportées pour un temps (2.1), tandis que le principe de l’allotissement, lorsqu’il existe, est susceptible d’être écarté (2.2).
2.1. Le principe de continuité et l’urgence : une possible dérogation aux règles de procédure.
Une situation d’urgence justifie la passation d’un contrat de délégation temporaire non soumis à la publicité afin que la continuité du service public soit maintenue.
À la suite d’une jurisprudence bien antérieure de la Cour administrative d’appel de Marseille[3], la Haute juridiction ouvre la possibilité de conclure « à titre provisoire, un nouveau contrat de DSP sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites. » (cons. 2). En effet, le CGCT ne prévoit, contrairement au CMP, aucune condition de dérogation. Cette possibilité est conditionnée à l’existence d’une situation d’urgence (1) « résultant de l’impossibilité soudaine dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même. ». Il faut en outre que cette décision soit justifiée par un « motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public. » (2). Enfin, le Conseil d’État précise que « la durée de ce contrat ne saurait excéder celle requise pour mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence, si la collectivité entend poursuivre la délégation du service, ou, au cas contraire, pour organiser les conditions de sa reprise en régie ou pour en redéfinir la consistance. » Il ne s’agit pas en effet, ce faisant, de conclure un nouveau contrat pérenne avec un délégataire choisi discrétionnairement.
Le Conseil d’État reconnaît, ce faisant, l’urgence dans la passation d’une délégation, la législation la régissant étant sur ce point muette, à la différence des marchés publics. On distinguait déjà en effet pour les marchés publics, l’urgence simple qui permettait de réduire les délais de procédure (articles 60 II et 65 II du Code des marchés publics), de l’urgence impérieuse dispensant l’acheteur de l’ensemble des formalités de publicité et de mise en concurrence (ancien article 35 II 1° du Code des marchés publics)[4].
On note à cet égard que si le décret marchés publics reprend les dispositions de l’ancien Code des marchés publics relatives à l’urgence[5], il n’est toujours pas fait mention de possible dérogation aux obligations de publicité et mise en concurrence pour les concessions[6], tant dans l’ordonnance que dans son décret d’application. C’est pourquoi l’on peut penser que cette jurisprudence a vocation à perdurer y compris sous l’empire de la nouvelle réglementation. CE, 4 avril 2016, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique (CACEM), n° 396191.
La continuité de l’exécution du service public justifie également qu’il soit dérogé à l’interdiction faite au juge d’intervenir dans la gestion du service public. Celui-ci peut adresser des injonctions au cocontractant de l’Administration, lorsqu’elle ne dispose pas, à l’égard du titulaire, des pouvoirs nécessaires pour assurer l’exécution du contrat.
Il en va ainsi lorsque la personne publique est confrontée à la rupture unilatérale du contrat par son cocontractant ; ce contrat constituant une modalité d’exécution du service public. En l’espèce, la société chargée de la maintenance préventive et curative d’équipements de stérilisation avait résilié unilatéralement le contrat qui la liait au centre hospitalier au motif qu’elle n’était plus en mesure d’assurer l’exécution financière et matérielle de celui-ci du fait de la défection de son sous-traitant qui aurait été causée par les retards de paiement du centre hospitalier (cons. 10).
Le juge constate toutefois que le contrat en cause ne prévoyait pas au bénéfice de son titulaire, de droit de résiliation unilatérale. Une telle clause aurait d’ailleurs été illégale, la décision Société Grenke Location[7]reconnaissant la possibilité d’introduire au bénéfice du cocontractant de la personne publique une clause de rupture unilatérale étant notamment subordonnée au fait que le contrat ne porte pas sur l’exécution même du service public. Malgré les différentes pénalités infligées à son cocontractant, le centre hospitalier n’a pu obtenir l’exécution des prestations prévues au contrat, cette situation compromettant dès lors la continuité et la sécurité du service public hospitalier. Le Conseil d’État valide donc l’ordonnance par laquelle le juge des référés a enjoint à la société de reprendre son service en l’assortissant d’une astreinte de 2000 euros par jour de retard. CE, 19 Juillet 2016, Société Schaerer Mayfield France c./ Centre hospitalier Andree Rosemon, n° 399178.
Sans qu’il ne soit dérogé à aucune règle, les juges du Conseil d’État sont venus reconnaître que le principe de continuité du service public de réinsertion des mineurs justifiait également le renouvellement du titre d’occupation du domaine public à défaut pour l’autorité gestionnaire de pouvoir arguer de l’existence d’un projet d’intérêt général nécessitant de récupérer le terrain en cause (CE, 25 janvier 2017, n° 395314).
2.2. Le principe de continuité et l’efficacité du service public : une possible dérogation au principe de l’allotissement.
Contrôle du périmètre de la délégation : pas de principe général d’allotissement pour les délégations de service public. (référé)
Une Communauté urbaine a lancé une procédure de délégation de service public ayant pour objet « l’exploitation des services de la mobilité ». Plusieurs sociétés s’estimant lésées en raison du périmètre de la délégation, jugé trop large et les ayant, de fait, empêché de produire utilement une candidature, ont saisi le juge du référé précontractuel. Ce dernier ayant annulé la procédure, la Communauté urbaine et le titulaire de ladite délégation se pourvoient en cassation contre l’ordonnance.
Le Conseil d’État constate tout d’abord qu’il n’existe pas, pour les délégations, d’obligation ou de principe d’allotissement et que, dès lors, rien « n’impose à la collectivité publique qui entend confier à un opérateur économique la gestion de services dont elle a la responsabilité de conclure autant de conventions qu’il y a de services distincts » (cons. 9). Néanmoins, cette liberté de définition du périmètre du contrat de délégation n’est que relative puisque les juges du Palais royal ajoutent que celle-ci doit tenir compte des « impératifs de bonne administration [et] obligations générales de mise en concurrence » (cons. 9). L’acheteur public ne peut donc retenir un périmètre de délégation manifestement excessif ni réunir des services qui n’ont pas de lien entres eux. En l’espèce, le périmètre de la délégation était large puisqu’il comprenait la prise en charge des services de transport urbain, de stationnement et de mise en fourrière sur tout le territoire de la Communauté mais encore diverses missions de vérification de performances et d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour le projet Prioribus.
Néanmoins, le Conseil d’État estime que l’ensemble de ces services, qui concourent tous « à l’organisation de la mobilité des habitants sur le territoire de la communauté urbaine, présentaient entre eux un lien suffisant » (cons. 9). Le choix d’un prestataire unique permet ainsi d’assurer une coordination efficace entre les différents modes de transport et le stationnement. Par ailleurs, les « missions de vérification de la performance du sous-système électrique du tramway et du système d’hybridation des bus hybrides, de maîtrise d’œuvre pour le déploiement des matériels de péage et d’assistance à maîtrise d’ouvrage du projet » Prioribus « » (cons. 10) sont jugées accessoires à la mission principale de gestion du réseau de transports de la Communauté et peuvent donc légalement rentrer dans le périmètre de la délégation en tant que missions complémentaires. La délégation est alors validée. On peut noter que les requérants avaient soulevé un moyen intéressant mais inopérant car porté devant un juge incompétent pour en connaître : ceux-ci alléguaient du risque que la délégation ainsi octroyée mette son titulaire en situation d’abuser de sa position dominante (cons. 11). CE, 21 septembre 2016, Communauté Urbaine du Grand Dijon, n° 399656.
On peut noter à travers cette affaire, que c’est le principe de continuité et d’efficacité du service public qui est mis ainsi en avant.
Validation du recours au marché global : l’allotissement aux prises avec la continuité et l’efficacité de la gestion du service public (référé).
Les marchés sont, pour leur part, soumis au principe de l’allotissement (ancien article 10 du Code des marchés publics, article 37 ordonnance « marchés »[8]). Néanmoins, le recours au marché global peut être justifié dans trois cas : lorsque la passation de lots séparés est de nature à restreindre la concurrence (1), risque de rendre techniquement difficile ou financièrement coûteuse l’exécution des prestations (2) ou lorsque l’acheteur public n’est pas en mesure d’assurer par lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination (3). L’appréciation de ces conditions relève donc de l’acheteur sous le contrôle du juge.
A ainsi été validé, sur le fondement de l’exception n° 2, le marché global lancé par la ville de Paris pour « la conception, la fourniture, l’entretien, la maintenance et l’exploitation publicitaire de kiosques de presse et de quelques kiosques à autre usage ainsi que la gestion de l’activité des kiosquiers [ainsi que] la gestion de l’activité des kiosquiers » (cons. 2). Le juge reconnaît en effet que la gestion des conflits récurrents entre gestionnaire des kiosques et kiosquiers est de nature à rendre difficile et plus coûteuse l’exploitation de cette activité (cons. 6). CE,26 juin 2015, Ville de Paris, n° 389682.
Même en matière de marchés, pourtant soumis au principe de l’allotissement, c’est donc également l’efficacité du service public, son déroulement sans heurt et de façon continue qui justifient le recours au marché global.
Refus du recours au marché global (pleine juridiction).
La situation est différente s’agissant du marché confiant à son titulaire la gestion de la fourrière pour les animaux errants ainsi que la gestion du refuge. Le syndicat ayant conclu le contrat justifiait ce choix par le fait que la fourrière et le refuge se trouvaient sur un même site, le marché global favorisant ainsi une gestion intégrée. La Cour administrative d’appel souligne néanmoins que ces éléments n’entrent pas dans l’une des trois exceptions au principe de l’allotissement reprises par l’alinéa 2 de l’article 10 du Code des marchés publics, le syndicat ne démontrant pas de difficulté techniques ou de renchérissement des coûts liés à une gestion de ces missions par des prestataires distincts, ni même son incapacité à les coordonner ou le risque de restriction de la concurrence en résultant. Le contrat global ainsi conclu a donc violé le principe d’allotissement et c’est à bon droit que les juges de premières instances en ont prononcé la résiliation avec effet différé. CAA, Douai, Chambre 2, 10 Mai 2016, Syndicat intercommunal de création et de gestion de la fourrière pour animaux errants de Lille et ses environs et Sté SACPA, n° 13DA00047.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 207.
[1]Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 118.
[3] CAA Marseille, 12 décembre 2002, Commune de Ramatuelle c./ M. Tomaseli, n° 00MA02904 (conditions non remplies en l’espèce, la Commune ne démontrant pas qu’elle était dans l’impossibilité de prendre en charge par elle-même la gestion du service public.
[4] Sur ces éléments, voir la fiche de la DAJ consacrée à L’urgence dans les marchés publics [En ligne], disponible sur
Hiam MOUANNÈS Maître de Conférences, HDR Université Toulouse Capitole Institut Maurice Hauriou
Art. 210.
La présente problématique est traitée sous le prisme de l’élection, le 31 octobre 2016, du général Michel AOUN, 13ème président de la République libanaise. Cette élection aboutit au bout de la 46ème séance parlementaire et après deux ans et cinq mois de vacance présidentielle (du 25 mai 2014 au 31 octobre 2016), par un Parlement dont le mandat deux fois auto-reconduit est entaché d’une inconstitutionnalité manifeste[1].
Un interminable processus électoral présidentiel (articles 34, 49 et 73-C)
Le Liban est une République parlementaire sui generis. Le président de la République y est élu par le Parlement (composé d’une seule Chambre, la Chambre des députés). Son mandat est de six ans.
Il appartient cependant de droit et conformément à la tradition, à la communauté chrétienne maronite et il doit faire l’objet d’un consensus entre toutes les forces communautaires et politiques représentées au Parlement.
L’élection a lieu : « un mois au moins et deux mois au plus avant l’expiration du mandat du président de la République ». Pour cela « le Parlement se réunit sur convocation de son président ». A défaut de convocation, la réunion du Parlement « [a] lieu de plein droit, le dixième jour avant l’expiration du mandat présidentiel » (article 73-C).
En cas de vacance de la présidence de la République (décès, démissionou pour toute autre cause), « l’Assemblée se réunit immédiatement et de plein de droit pour élire un nouveau Président ». Si, au moment où se produit la vacance « la Chambre se trouve dissoute, les collèges électoraux sont convoqués sans retard, et aussitôt les élections faites, la Chambre se réunit de plein droit » (article 74-C).
Le mandat du Président sortant, Michel SLEIMAN, était venu à échéance le 25 mai 2014. Le 23 avril 2014, la Chambre des députés s’est réunie sur convocation régulière pour élire un nouveau chef de l’Etat. Mais, lors de ce premier tour de scrutin, aucun candidat n’a pu obtenir la majorité requise des deux-tiers (soit 86 voix sur 128 députés composant la Chambre).
La Chambre des députés était donc censée rester en réunion (ou y retourner) jusqu’à l’aboutissement du processus électoral au(x) tour(s) suivant(s) où la majorité absolue suffit (soit 65 voix).
Au lieu de quoi d’autres convocations auront bien lieu mais en vue d’un nouveau et éternel « premier tour ». Et toutes se soldaient par un nouveau report de la « séance » parlementaire pour défaut de quorum (en l’occurrence celui des deux-tiers).
Quarante-six convocations, lancinement étalées sur deux ans et cinq mois, ont ainsi été nécessaires pour mettre un terme à la vacance présidentielle libanaise.
Election affectée par un parlement deux fois inconstitutionnellement auto-reconduit
Le Parlement libanais, défaillant, s’est réfugié pendant deux ans et cinq mois derrière l’introuvable quorum. Introuvable, mais seulement pour les séances relatives à l’élection présidentielle où la majorité des deux-tiers est requise au premier tour.
En effet, pour se réunir et voter la reconduction de son propre mandat, la Chambre des députés a pu trouver le quorum nécessaire, celui de la majorité absolue indiquée à l’article 34 de la Constitution.
Mais le quorum exigé à cet article 34-C, c’est-à-dire la majorité absolue, s’applique aussi à l’élection présidentielle lorsque le Parlement n’arrive pas à élire le chef de l’Etat dès le premier tour (le quorum de deux-tiers n’étant nécessaire que pour le seul premier tour de l’élection présidentielle).
Or, au lieu de saisir ces réunions pour réaliser les « autres tours » de scrutin en vue de l’élection du président de la République et pour lesquels justement la majorité absolue suffit, toutes les convocations du Parlement en vue de l’élection d’un Président, l’ont été pour réaliser le premier tour !
Par ce truchement, il est manifeste que la Chambre des députés a failli à plusieurs exigences constitutionnelles.
Elle a failli d’abord à l’exigence d’organiser des élections législatives et, aussitôt les élections réalisées, de se réunir « de plein droit » pour élire un nouveau président de la République. Les élections législatives n’ayant pu se tenir, la Chambre des députés a failli à son devoir constitutionnel de se réunir, également « de plein droit », pour élire un nouveau Président (articles 73 et 74-C). Elle a ensuite failli à l’exigence de se constituer en « collège électoral et non en une assemblée délibérante » (article 75-C). Elle a enfin failli à l’exigence de « procéder uniquement, sans délai ni débat, à l’élection du chef de l’Etat » (art. 75-C).
Ce quorum de deux-tiers, permettant à la Chambre des députés de se réunir et miraculeusement trouvé au bout de deux ans et cinq mois, l’a en réalité été en raison du consensus sur le nom de Michel AOUN, chef du Courant patriotique libre, proche de l’alliance du 8-Mars portée par le Hezbollah et alliée du régime de Bachar EL-ASSAD soutenu par Moscou.
Le consensus était en réalité irano-saoudien/Russo-américain induisant un consensus chiite/sunnite, impliquant à son tour un consensus conjoncturel mais éphémère entre les deux alliances libanaises du 8-Mars et du 14-Mars. C’est dans ces conditions qu’il a été mis un terme à la vacance présidentielle libanais le 31 octobre 2016, les députés n’avaient plus qu’à se présenter au Parlement pour glisser leurs bulletins.
Le 14 juin 2017, le Conseil des ministres libanais approuve un nouveau projet de loi électorale pour les élections des députés au Parlement. La Chambre des députés, deux fois déjà auto-reconduite, a définitivement adopté le projet de loi le 16 juin 2017.
Le même jour, le 16 juin 2017, le Parlement libanais décide de s’auto-reconduire une troisième fois et jusqu’en mai 2018.
Le Chambre des députés actuelle, issue des dernières élections législatives du 7 juin 2009 pour un mandat de quatre ans, est ainsi depuis huit ans en exercice suite à trois auto-prorogations consécutives et sans aucun fondement juridique. La première fut décidée le 31 mai 2013 (prorogation au 20 novembre 2014) au motif d’un désaccord sur un nouveau projet de loi électorale[2]. La deuxième prorogation fut décidée le 5 novembre 2014 (prorogation au 20 juin 2017) pour deux motifs : les « tensions sécuritaires et politiques » au Liban en raison de la guerre en Syrie[3] et la vacance présidentielle. La troisième auto-prorogation fut décidée le 16 juin 2017 (prorogation au 20 mai 2018) pour des « raisons techniques » liées à la complexité et la technicité du nouveau code électoral.
Ce dysfonctionnement des institutions politiques libanaises met en exergue la très grave affectation de la souveraineté de l’Etat libanais. Cette affectation induit (ou est la conséquence de) l’affaiblissement général de l’autorité de l’Etat plié sous d’enjeux politiques, religieux et de sécurité régionale et internationale le dépassant. Et laisse ainsi totalement désagrégé un des services publics de souveraineté et un des droits constitutionnels[4] du peuple libanais, celui de choisir ses représentants lui-même directement ou indirectement.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 210.
[1] Pour une lecture détaillée de cette problématique, lire « Un président d’une République libanaise ni indépendante ni souveraine », Hiam MOUANNÈS, Revue Politeia, n° 30/2016, p.p. 95-109.
[2] L’article 58 de la Constitution libanaise permet pourtant à l’Exécutif, en l’occurrence au président de la République de « rendre exécutoire par décret pris sur l’avis conforme du Conseil des ministres, tout projet de loi qui aura été déclaré préalablement urgent par le Gouvernement par le décret de transmission pris sur l’avis conforme du Conseil des ministres, et sur lequel la Chambre n’aura pas statué dans les quarante jours qui suivront sa soumission à l’Assemblée ».
[3] Pourtant la situation sécuritaire peu enviable qui régnait lors des deux dernières échéances législatives (en 2005 et en 2009) n’avait nullement empêché les élections législatives d’être tenues.
[4] L’article 27-C désigne les électeurs comme seul corps électoral de la Chambre représentant « toute la Nation ». L’article 21-C identifie l’« électeur » comme étant « tout citoyen libanais âgé de 21 ans révolus, qui remplit les conditions prévues par la loi électorale ».
Julia Schmitz Maître de conférences de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou
Directrice ajointe du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
204. Si l’on a pu faire le constat, dans l’éditorial de la présente chronique, de la pérennité de la notion de service public, les vicissitudes du couple « mythique »[1] qu’elle forme depuis l’origine avec celle de puissance publique perdurent également. La prédominance de la notion de puissance publique, au détriment de celle de service public ou en combinaison avec celle-ci, continue en effet d’irradier la théorie du droit administratif (I) et son identification jurisprudentielle (II).
I) Actualité doctrinale de la puissance publique et du service public
Le débat entre l’Ecole de la puissance publique et l’Ecole du service public continue de nourrir les réflexions doctrinales. Ce sont en particulier les thèses consacrant la notion de puissance publique comme critère déterminant de l’identification du droit administratif ou de la répartition des compétences entre les ordres juridictionnels qui font l’objet de plusieurs rappels.
La critique virulente et systématique faite par Charles Eisenmann de la thèse moniste portée par l’Ecole du service public est ainsi l’objet d’un article de Frédéric Rolin revenant sur la défense du « droit administratif réel » et la « thèse dualiste » développée par cet auteur dans le corpus de ses cours publiés en 1982.
Rolin, « Charles Eisenmann et les doctrines du service public », RDP 2016, p. 403.
C’est également la doctrine du doyen Vedel, mettant à l’honneur la notion de puissance publique comme expression de la souveraineté de l’Etat et s’opposant à l’Ecole du service public, qui est à nouveau analysée. Antoine Faye rappelle ainsi que si l’Ecole du service public masque la « filiation directe du droit administratif et de la Constitution », la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif du doyen Vedel se fonde sur « la notion de souveraineté, par le truchement de la puissance publique » pour unifier « nécessairement, par son origine constitutionnelle, le droit public, en ce qu’elle constitue le fondement du droit administratif ».
Antoine Faye, « L’unité du droit public dans l’oeuvre du doyen Vedel », RFDA 2016 p. 398.
Egalement, un dossier de l’AJDA du 23 janvier 2017 revient sur les « 30 ans de la décision Conseil de la concurrence » de 1987 qui fait de la notion de puissance publique, le noyau dur de la compétence du juge administratif : « conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle » (Cons. Const., Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, Rec., p. 8, consid. 15).
Ce dossier est l’occasion pour Fabrice Melleray de réaliser un retour sur la théorie des bases constitutionnelles du doyen Vedel, qui place au fondement du droit administratif la notion de puissance publique au détriment de celle de service public. Rappelant l’affirmation de Pierre Delvolvé selon laquelle la décision rendue par le Conseil constitutionnelle est « une confirmation éclatante de la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif » (P. Delvolvé, « L’actualité de la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif », RFDA 2014, p. 1211), l’auteur constate au contraire que « le principe qu’elle dégage, outre qu’il porte sur le juge compétent et non sur le droit applicable, est à l’évidence trop étroit pour servir de « socle sur lequel se construit le droit administratif» pour reprendre le mot utilisé par Pierre Delvolvé pour caractériser les bases constitutionnelles de la matière ». Par la même occasion, l’auteur remet en cause l’expression « bases constitutionnelles » qui « permet d’entretenir un phénomène que Georges Vedel dénonçait avec vigueur dans ses derniers écrits, celui de la construction « d’un univers juridique sur le fondement d’un impérialisme « constitutionnaliste » dont la Constitution, son juge et ses commentateurs détiendraient toutes les clés et garderaient toutes les voies »[2] ».
Melleray, « En relisant la décision Conseil de la concurrence », AJDA 2017, p. 91.
II) Actualité jurisprudentielle et normative du service public et de la puissance publique
La notion de puissance publique, combinée ou non à celle de service public, fait toujours l’objet d’une utilisation jurisprudentielle ou normative comme critère de répartition entre les ordres juridictionnels. Plusieurs exemples en témoignent. D’autres en soulignent les limites.
Dans le dossier de l’AJDA consacré aux 30 ans de la jurisprudence du Conseil constitutionnel Conseil de la concurrence, Charles Froger s’est livré à une analyse de ses suites, pour constater la limitation ou la confirmation du noyau dur de la compétence du juge administratif, et soulever par la même occasion sa critique.
Le législateur a tout d’abord limité ce principe de répartition des compétences entre les ordres juridictionnels dans l’intérêt d’une « bonne administration de la justice » en consacrant des blocs de compétences au profit du juge judiciaire. L’auteur fait notamment référence à la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 qui institue au profit des tribunaux de grande instance un bloc de compétence en matière de contentieux d’admission à l’aide sociale (allocation différentielle et prestations de compensation accordées aux personnes handicapées). De même, après le contentieux de l’annulation des décisions administratives d’hospitalisation sans consentement (loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011), c’est celui de l’annulation des décisions de placement en rétention administrative qui est conféré au juge de la liberté et de la détention par la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016.
Mais si ces deux derniers contentieux semblent relever de la compétence naturelle du juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle selon l’article 66 de la constitution, l’auteur constate que le législateur a également confirmé le noyau dur de la compétence du juge administratif fondé sur la notion de puissance publique, en soulignant que « ces confirmations peuvent parfois être subversives et jeter le discrédit sur la juridiction administrative ». En effet, les dispositions législatives relatives à l’état d’urgence précisent que les mesures prises dans ce cadre relèvent de la compétence du juge administratif, alors même qu’elles peuvent mettre en cause la liberté individuelle. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant et renforçant l’état d’urgence précise ainsi qu’à « l’exception des peines prévues à l’article 13, les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif » (art. 14). De même, la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste donne compétence au juge administratif des référés pour autoriser l’autorité administrative à exploiter des données informatiques saisies à la suite de perquisitions administratives (art. 5). Et la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant l’état d’urgence confère au Conseil d’Etat la compétence pour autoriser la prolongation d’assignations à résidence au-delà de douze mois (art. 2). Le Conseil constitutionnel est également venu confirmer la compétence du juge administratif pour les mesures de police administrative prises dans le cadre de l’état d’urgence telles que les assignations à résidence (Cons. const. 22 déc. 2015, n° 2015-527 QPC, consid. 5) ou les perquisitions « y compris lorsqu’elles ont lieu dans un domicile », lesquelles, précise-t-il, « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution » (Cons. const. 19 févr. 2016, n° 2016-536 QPC, consid. 4). Dans la même logique, la loi n° 2015-1556 du 30 novembre 2015 relative au renseignement (CSI, L. art. 841-1) confie au juge administratif le contentieux des décisions relatives à l’autorisation et à la mise en oeuvre des techniques de renseignement, qui relèvent, comme le précise le Conseil constitutionnel, de la seule police administrative (Cons. const. 23 juill. 2015, n° 2015-713 DC, consid. 9).
Froger, « Les interventions législatives après la décision Conseil de la concurrence », AJDA 2017, p. 112.
En ce qui concerne la jurisprudence administrative, le nouveau décret n° 2016-1054 du 1er août 2016 relatif au règlement disciplinaire type des fédérations sportives agréées est l’occasion de rappeler l’importance de la notion de prérogative de puissance publique en tant que critère de répartition entre les ordres juridictionnels. Jean-François Lachaume revient sur la distinction entre fédérations agrées et fédérations délégataires lesquelles bénéficient d’un « monopole de droit dans l’organisation des championnats nationaux ou régionaux, dans l’exercice du pouvoir réglementaire fédéral et dans celui de la répression disciplinaire, si bien que ces fédérations font plus que participer à l’exécution d’une mission de service public administratif : elles en assurent, avec la mise en oeuvre de véritables prérogatives de puissance publique et nonobstant leur nature privée, l’exécution même ». Est ainsi rappelée la jurisprudence « bien établie liant service public administratif et prérogatives de puissance publique » selon laquelle le contentieux de la légalité des règlements disciplinaires et des sanctions adoptés par les fédérations délégataires relève du juge administratif (CE 22 nov. 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, n° 89828, Lebon 577 ; CE 26 nov. 1976, Fédération française de cyclisme, n° 95262), tandis que le contentieux des actes adoptés par les fédérations simplement agrées, qui participent à l’exécution d’une mission de service public mais ne disposent pas de prérogatives de puissance publique, relèvent du juge judiciaire (CE 19 déc. 1988, Mme Pascau, n° 79962).
J.-F. Lachaume, « Réflexions sur le décret du 1er août 2016 relatif au règlement disciplinaire type des fédérations sportives agréées », AJDA 2017, p. 623.
La notion de puissance publique apparaît également, en combinaison avec celle de service public, comme critère d’identification de l’acte règlementaire dont le contentieux de la légalité revient au juge administratif. Ainsi, le critère de « l’organisation du service public », associant mission de service public et prérogative de service public est l’objet d’un rappel de la jurisprudence du Tribunal des conflits Commune de Clefcy du 13 juin 1969 (n° 76261, Lebon p. 30) par le rapporteur public Jean Lessi dans ses conclusions sur un arrêt relatif à un refus d’agrément ministériel opposé à un institut d’ostéopathie. Selon cette jurisprudence, sont règlementaires les décisions ayant pour objet « l’organisation même d’un service public », ce qui englobe les actes « créant ou supprimant les structures constituant l’ossature ou le cadre du service public », ceux « ayant pour objet de modifier ponctuellement la répartition et la circulation des compétences au sein d’un service », ceux « affectant la consistance du service offert aux usagers et aux modalités de délivrance de ce service » et enfin ceux qui « font participer » ou qui « investissent » un organisme privé d’une mission de service public.
Lessi, « L’organisation du service public comme critère de l’acte réglementaire. Conclusions sur Conseil d’État, section, 1er juillet 2016, Institut d’ostéopathie de Bordeaux, n° 393082 et n° 393524 », RFDA 2016, p. 1107.
La notion de puissance publique comme critère de répartition des compétences juridictionnelles est également parfois remise en cause. Le contentieux relatif aux contrats passés entre les caisses d’assurance maladie et les professionnels de santé est l’occasion pour Jean Lessi de revenir sur cette notion et de constater qu’elle « a tout à la fois la force, le flou et la plasticité des grands concepts régulateurs du droit » et peut être remise en cause. Ainsi, si les caisses de sécurité sociale, personnes de droit privé, peuvent se voir confier « des pouvoirs « hors du commun » au sens juridique du terme », justifiant la compétence du juge administratif, elles peuvent également mettre en œuvre des prérogatives de « puissance privée » lorsqu’elles prononcent une sanction pour inexécution d’un contrat. C’est ce qu’a affirmé le Conseil d’État concernant le litige opposant une caisse primaire d’assurance maladie et une entreprise de transport sanitaire, en considérant que le recours formé par celle-ci contre la sanction qui lui était infligée ne se détachait pas de ces relations contractuelles de droit privé (CE, 30 déc. 2015, Caisse primaire d’assurance maladie de l’Eure, n° 386720). L’auteur rappelle également que le législateur peut décider de confier au juge judiciaire certains contentieux où sont en cause des prérogatives de puissance publique (ainsi du contentieux du recouvrement des contributions et cotisations sociales confié aux tribunaux des affaires de Sécurité sociale par l’article L. 142-2 du CSS).
Lessi, « Les relations entre professions de santé et assurance-maladie, entre droit public et droit privé », Journal de Droit de la Santé et de l’Assurance Maladie, 01/10/2016, n° 14, pp. 99-101.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 204.
[1] J.-M. Duffau, A. Louvaris, E. Mella (Coord.), Service public, Puissance publique : permanence et variations d’un couple mythique. Mélanges en l’honneur de Monsieur le professeur Alain-Serge Mescheriakoff, Bruylant, 2013.
[2] G. Vedel, Propos d’ouverture, in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Economica-PUAM, 1998, p. 13.