Art. 228.
par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille
Les évolutions du droit de la commande publique :
Molière n’est pas tout
Le protectionnisme est-il compatible avec le droit de la commande publique ? Jusqu’à présent la réponse semblait évidente : non, les principes fondamentaux de la commande publique comme le droit de l’Union européenne ne le permettent pas. Le débat européen sur les travailleurs détachés a cependant relancé la question. Il a en effet conduit certains exécutifs locaux à chercher à utiliser le droit de la commande publique comme un outil au service du protectionnisme. Ils ont alors décidé d’intégrer des clauses d’interprétariat ou imposant la maîtrise du français dans leurs marchés publics. Il est difficile de savoir si les personnes à l’origine de ces clauses espéraient réellement que le dispositif soit validé par le juge ou s’il ne s’agissait là que d’une posture politique afin de pouvoir, une fois de plus, affirmer leur défiance à l’égard de l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de l’époque a entendu dénoncer de tels dispositifs en demandant aux préfets de déférer les clauses dites « Molière » au juge administratif (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/05/cir_42125.pdf ; AJDA 2017, p. 910, obs. J.-M. Pastor). Les juridictions administratives ont donc été saisies et le Conseil d’Etat a été amené à rendre un premier arrêt sur la question. Une solution surprenante a été retenue, ce qui nous fait dire que rien n’est en définitive réglé et que les débats devraient se poursuivre encore pendant quelques temps…
Molière ne doit cependant pas faire oublier les autres évolutions, dont certaines devraient marquer plus profondément le droit de la commande publique. Les plus remarquables concernent le contentieux des contrats de la commande publique. Le juge administratif est ainsi venu préciser comment apprécier l’intérêt à agir dans le cadre du référé précontractuel, mais également comment apprécier l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension introduit par les membres de l’organe délibérant d’une collectivité. Il poursuit ainsi son travail de redéfinition et de systématisation du contentieux contractuel. Par ailleurs, le tribunal administratif de Toulouse est venu relancer les débats sur la qualification des contrats de mobilier urbain dans le cadre de la nouvelle réglementation. Enfin, le Conseil d’Etat a fait une première application de la notion de risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession, tout en maintenant l’esprit de sa jurisprudence antérieure.
Clauses « Molière » : le politique, le juge et le droit
Les clauses « Molière » ont fait couler beaucoup d’encre et elles continueront, à n’en pas douter, de le faire (v. notamment : P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; DA n°4, avril 2017, repère 4 ; O. Didriche, « Un peu de prose au sujet de la clause « Molière »…, AJCT 2017, p. 173 ; A. Mangiavillano, « La clause Molière, une tartufferie ? », D. 2017, p. 968 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Molière si tu savais ! », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1). S’il est possible de considérer que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 4 décembre 2017 n’est que la première étape d’un long feuilleton (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la ; JCP A 2017, act. 809 ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; AJDA 2017, p. 2383 ; JCP Social, n°51-52, décembre 2017, 1423, note J.-P. Lhernould) c’est parce que l’argumentation retenue n’est pas franchement convaincante. Néanmoins, avant d’aborder cette question, il convient de faire état d’une difficulté terminologique qui doit être dépassée, n’en déplaise à Molière.
En effet, les débats récents centrés autour de la « clause » Molière offrent une seule certitude : il est difficile de définir ce qu’est une clause « Molière » et l’on a tendance à confondre sous cette appellation des choses qui ne sont en réalité pas comparables. Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat était en cause un marché public de travaux passé par la région Pays de la Loire dont le cahier des clauses administratives particulières contient deux clauses « d’interprétariat ». La première permet que soit demandée « l’intervention d’un interprète qualifié […] aux frais du titulaire du marché, afin que la personne publique responsable puisse s’assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales qui […] s’applique à leur situation ». La seconde « prévoit que, pour garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier lors de la réalisation de tâches signalées comme présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens, une formation est dispensée à l’ensemble des personnels affectés à l’exécution de ces tâches, quelle que soit leur nationalité ; que cette formation donne lieu, lorsque les personnels concernés par ces tâches ne maîtrisent pas suffisamment la langue française, à l’intervention d’un interprète qualifié ». Le Conseil d’Etat a considéré ces deux clauses comme légales. Il précise en effet qu’elles sont suffisamment liées à l’objet du marché (cons. 8 et 12), mais également qu’elles ne sont pas susceptibles, par leurs effets, « de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union » (cons. 9 et 13). Quelques jours plus tard, c’est le tribunal administratif de Lyon qui a été amené à se prononcer sur une autre clause qualifiée de « Molière » (TA Lyon, 13 déc. 2017, n° 1704697, Préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes ; JCP A 2017, act. 874, veille L. Erstein). En l’espèce, ce n’était pas un marché public précis qui était visé mais la délibération du conseil régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes du 9 février 2017 approuvant le dispositif régional de lutte contre le travail détaché. Cette délibération modifie le CCAP des marchés de travaux de la région en introduisant deux clauses. La première demande aux entreprises attributaires des marchés de travaux de fournir une attestation sur l’honneur justifiant qu’elles n’ont pas recours au travail détaché. La seconde est une « clause de langue française » par laquelle les titulaires des marchés de travaux s’engagent à ce que tous leurs personnels « maîtrisent la langue française » (et ce « quel que soit leur niveau de responsabilité et quelle soit la durée de leur présence sur le site », le Conseil régional semblant avoir eu à cœur d’expliquer qu’il s’agit là d’une mesure à portée générale ne pouvant souffrir d’aucune exception…). Des sanctions sont également prévues en cas de non-respect de ces clauses. Ainsi, le tribunal souligne notamment que le non-respect de la clause de langue française devra entraîner une pénalité de 5% du montant du marché et que des contrôles sur site seront prévus, ce qui tend à démontrer que le conseil régional souhaitait véritablement faire appliquer de telles clauses et ne pas se limiter à des effets d’annonce. Le tribunal administratif de Lyon a annulé cette délibération pour détournement de pouvoir en considérant que les clauses n’avaient pas pour objet d’assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs mais d’ « exclure les travailleurs détachés des marchés publics régionaux » et de « favoriser les entreprises régionales ».
La présentation rapide de ces deux situations permet donc de mesurer que derrière la clause « Molière » se cachent en réalité des clauses aux contenus très différents (même si l’on peut considérer que les objectifs politiques poursuivis, qu’ils soient ou non assumés, restent les mêmes : favoriser les opérateurs nationaux ou locaux dans l’attribution des marchés publics). L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne concerne qu’une hypothèse parmi d’autres. Dès lors, l’expression « clause Molière » doit être rejetée en raison de son caractère imprécis, à moins de distinguer les vraies clauses « Molière » d’un côté et les fausses ou les « ersatz » de l’autre (L. Robert, « Clause Molière, Acte II : le coup de théâtre du tribunal administratif de Nantes », note sous TA Nantes, ord., 7 juill. 2017, n° 1704447, Préfet Région des Pays de la Loire ; JCP A 2017, 2218). Il nous semble cependant préférable de n’utiliser qu’une terminologie juridique rigoureuse et de parler de clauses d’interprétariat dans la première hypothèse (celle du marché passé par le conseil régional des Pays de la Loire) et de clauses imposant la maîtrise du français et interdisant le recours au travail détaché dans la seconde (celle de la délibération de la région Auvergne-Rhône-Alpes).
Pour autant, la question centrale dans cette affaire ne porte pas sur la terminologie retenue par les commentateurs mais bien sur l’argumentation développée par le juge. En effet, et au risque d’apparaître comme un censeur (P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; préc.), il est évident que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat est contraire tant aux principes fondamentaux de la commande publique (qui sont, rappelons-le, constitutionnellement protégés…) qu’au droit de l’Union européenne (dont la primauté n’est, en principe, plus discutée…). Dans la mesure où les principes français ne constituent que la reprise des obligations fondamentales imposées au niveau européen depuis l’arrêt Telaustria (CJCE, 7 déc. 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH : Rec. CJCE 2000, I, p. 10745 ; Contrats-Marchés publ. 2001, comm. 50, note F. Llorens ; AJDA 2001, p. 106, note L. Richer ; AJDA 2001, p. 329, chron. H. Legal, C. Lambert et J.-M. Belorgey), c’est sur ce dernier point qu’il convient d’apporter quelques précisions.
Contrairement à ce que soulignait à juste titre Loïc Robert à propos de l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nantes le 7 juillet 2017 (préc.), le droit de l’Union européenne n’est pas « un grand absent » dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat. Il aurait toutefois peut-être mieux valu que tel soit le cas tant le raisonnement retenu semble discutable du point de vue du droit de l’Union européenne. D’ailleurs, il semble possible d’affirmer que le Conseil d’Etat est conscient du caractère discutable de la solution qu’il retient. En effet, après avoir affirmé que les clauses ne sont pas discriminatoires et ne constituent pas des entraves à la libre circulation, il n’arrête pas son raisonnement. Il prend en effet soin de préciser que « le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en jugeant qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union, elle poursuit un objectif d’intérêt général dont elle garantit la réalisation sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ». Pourtant, dans ses conclusions sur cette affaire, Gilles Pellissier invitait la formation contentieuse à censurer les clauses d’interprétariat en se référant. Il justifiait notamment sa position par renvoi à la jurisprudence de la Cour de justice. Il considérait ainsi qu’il existait de « sérieux doutes quant à la possibilité d’introduire de telles clauses au titre des conditions d’exécution du marché ». Surtout, même en envisageant la possibilité que de telles clauses soient justifiées par la poursuite d’un motif impérieux d’intérêt général, il estimait qu’elles ne pouvaient pas être considérées comme proportionnées à l’objectif poursuivi. C’est pour cela qu’il invitait le Conseil d’Etat à annuler l’ordonnance du tribunal administratif et de régler l’affaire au fond en annulant la procédure de passation engagée. Or, ce n’est pas la solution qui a été retenue par le juge.
Le Conseil d’Etat a préféré valider de telles clauses en considérant qu’elles sont, par principe, non discriminatoires et qu’elles ne constituent pas des entraves à la libre circulation. Cette position est particulièrement étonnante tant le contenu de ces clauses semble, au contraire, discriminatoire. Le juge administratif suprême en a d’ailleurs probablement conscience car il prend soin de répondre aux arguments avancés par le ministre de l’intérieur en indiquant, « qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union », le tribunal administratif n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en considérant qu’elles sont proportionnées aux objectifs poursuivis. Et il s’agit là d’un nouveau motif de surprise. S’il est éventuellement possible de considérer, à l’image de Jean-Philippe Lhernould (note précitée), que l’une des deux clauses d’interprétariat en cause dans le litige pourrait « passer le test de proportionnalité » du point de vue du droit de l’Union européenne, ce n’est qu’à condition de vérifier que certaines conditions sont réunies et il n’est pas certain qu’elles soient présentes en l’espèce. Surtout, s’agissant de l’autre clause, il est certain qu’elle ne passera pas un tel test en l’état actuel du droit de l’Union.
L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne cesse donc pas de surprendre et il n’est pas possible, à la lecture des conclusions du rapporteur public, d’imaginer que les juges n’aient pas anticipé cette surprise. Dès lors, l’arrêt rendu ne peut être qu’un appel du pied adressé au juge européen. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne finira nécessairement par être saisie de la question. Le Conseil d’Etat espère ainsi sans doute qu’elle fera évoluer sa jurisprudence et qu’elle validera son raisonnement. Il ne devrait cependant pas oublier toute l’importance qu’elle accorde au principe de non-discrimination.
Référé précontractuel : pour apprécier l’intérêt lésé du requérant pas de comparaison possible
Il semble aujourd’hui acquis que la question de l’intérêt à agir est essentielle dans le cadre du contentieux relatif aux contrats de la commande publique. S’agissant du référé précontractuel, c’est la jurisprudence SMIRGEOMES qui a recentré les débats autour de l’intérêt à agir du requérant en imposant au juge de vérifier que les manquements invoqués sont effectivement susceptibles de lui avoir causé un préjudice (CE, sect., 3 oct. 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, n° 305420 ; Rec. CE 2008, p. 324 ; JCP A 2008, 2291, note F. Linditch ; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 264, note J.-P. Pietri et repère 10, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; RFDA 2008, p. 1128, concl. Dacosta et note Delvolvé). Ainsi, le référé précontractuel ne se conçoit pas comme un recours entièrement objectif qui permettrait de faire prévaloir les obligations de publicité et de mise en concurrence dans toutes les hypothèses.
Cette solution se justifie en termes de sécurité juridique dans la mesure où elle évite la remise en cause systématique des procédures de passation par les requérants devant le juge du référé précontractuel. Elle a ainsi permis de considérer qu’un candidat qui a déposé une offre irrégulière n’est pas susceptible d’être lésé par des manquements survenus au stade de l’examen des offres : il ne peut être lésé que par des vices qui concernent les phases antérieures de la procédure de passation (CE, 27 oct. 2011, n° 350935, Dpt Bouches-du-Rhône ; JCP A 2011, act. 706 ; AJDA 2011, p. 2099 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 343, note G. Eckert ; BJCP 2012, p. 9, concl. N. Boulouis). Le juge administratif considère ainsi que « le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée » (CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Syndicat Ody 1218 Nextline Lloyd’s Londres et Bureau européen d’assurance hospitalière ; CPA 2012, 2327, concl. N. Boulouis ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 198, note J.-P. Pietri ; AJDA 2012, p.790 ; JCP A 2012, 2194, note Linditch). Ainsi, si le référé précontractuel n’apparaît pas comme un recours à dimension entièrement objective, le lien entre les manquements invoqués et le préjudice susceptible d’être subi par le requérant doit quant à lui être apprécié de manière objective. A ce sujet le Conseil d’Etat considère d’ailleurs que, lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas éliminé la candidature ou l’offre du requérant alors qu’il aurait dû le faire, cette circonstance n’empêche pas le juge du référé précontractuel de retenir cette irrégularité pour considérer que le requérant n’est pas susceptible d’être lésé par les manquements qu’il invoque (CE, 2 oct. 2013, n° 368900, Département de Lot-et-Garonne ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 307, note G. Eckert ; D. 2014 p. 340, note G. Kalflèche et P. Egéa : AJCT 2014, p. 114, obs. S. Hul).
C’est cette part d’objectivité dans l’appréciation de l’intérêt à agir du requérant que le Conseil d’Etat est venu rappeler et préciser dans son arrêt du 9 juin 2017 (CE, 9 juin 2017, n° 408082, Cne Saint-Maur-des-Fossés ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 222, obs. H. Hoepffner ; AJDA 2017, p. 1870). Il précise ainsi que, dans le cadre de son office, le juge du référé précontractuel doit apprécier individuellement la situation du requérant pour déterminer si les manquements qu’il invoque sont susceptibles de le léser ou risquent de le léser, sans comparer sa situation à celle des autres candidats. En l’espèce, était contestée la procédure de passation d’une convention de délégation de service public pour la gestion des parcs de stationnement et le stationnement en surface de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. A l’issue de la négociation engagée avec cinq sociétés, le règlement de la consultation prévoyait le dépôt d’offres finales comprenant deux scénarios. Or, au moment de l’appréciation des offres, la commune a refusé de prendre en compte le second scénario, faussant ainsi les conditions de mise en concurrence. C’est notamment sur ce fondement que le juge des référés du tribunal administratif de Melun avait annulé la procédure de passation. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat devait notamment déterminer si, dans le cadre de son contrôle, le juge des référés précontractuel doit rechercher si les manquements invoqués par le requérant sont susceptibles de l’avoir lésé davantage que les autres candidats. La commune considérait en effet que, parmi les sociétés ayant présenté des offres, la société requérante n’était pas celle qui avait été le plus lésée par les modifications apportées par la commune au moment de l’appréciation des offres. Elle ne prévalait donc pas, selon elle, d’un intérêt lésé suffisant. Il semblait cependant délicat pour le Conseil d’Etat de suivre le raisonnement de la commune.
En effet, admettre que les intérêts susceptibles de léser un requérant s’apprécient en comparant la situation des différents concurrents afin de n’accepter le recours que de celui a été le plus lésé par les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence limiterait considérablement le champ d’application du référé précontractuel. De plus, cela reviendrait à confier au juge une fonction qui n’est pas la sienne. Il devrait en effet substituer son appréciation à celle de l’acheteur ou de l’autorité concédante pour déterminer quel est le requérant qui aurait du être désigné comme attributaire du contrat : ce serait en effet le seul à être en mesure d’exercer un référé précontractuel ! Ce n’est cependant pas la solution retenue. Le Conseil d’Etat rappelle en effet qu’« il n’appartient pas au juge des référés de rechercher à ce titre si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats » (CE, 1er juin 2011, n° 345649, Commune de St-Benoit ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 196, note W. Zimmer ; AJDA 2011, p. 1118 ; AJCT 2011. 466, obs. O. Didriche). Si la procédure du référé précontractuel impose une appréciation subjective de la qualité du requérant pour agir, elle implique également une certaine objectivité dans la mesure où cette appréciation ne peut pas être effectuée par comparaison avec la situation des autres candidats.
Référé-suspension introduit par les membres d’un organe délibérant : une appréciation concrète et conditionnée de l’urgence s’impose
Le Conseil d’Etat est venu confirmer l’aspect subjectif du contentieux contractuel, y compris lorsque celui-ci s’exprime dans le cadre d’un référé-suspension (CE, 18 sept. 2017, n° 408894, Humbert et a. ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 264, note J.-P. Pietri). En l’espèce, était en cause l’attribution d’un marché public par une communauté de communes qui, ultérieurement, a été intégrée dans une nouvelle communauté de communes par arrêté préfectoral. A l’intérieur de cette nouvelle communauté de communes, certains conseillers communautaires ont entendu contester la validité du contrat dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; Lebon, p. 70 avec concl. B. Dacosta ; AJDA 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; D. 2014, p. 1179, note E. Gaudemet et A. Dizier ; RDI 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT 2014, p. 375, obs. S. Dyens ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta ; RFDA 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, obs. F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, comm. C. Sestier ; JCP A 2014, 2153, comm. S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, étude 5, note Ph. Rees). Dans le même temps, ces conseillers communautaires ont assorti leur recours d’un référé afin d’obtenir la suspension de l’exécution du marché public litigieux dans l’attente d’une solution au fond. Or, leur référé-suspension a été rejeté par le tribunal administratif de Lyon, ce qui les a conduits à saisir le Conseil d’Etat en tant que juge de cassation.
La principale question posée au juge administratif suprême était celle des modalités d’appréciation de la condition d’urgence nécessaire dans le cadre d’un référé-suspension. Il commence par rappeler que cette condition d’urgence ne se confond pas avec la condition exigeant de faire « état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » (art. L. 521-1 du CJA), ce qui justifie l’annulation de l’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Lyon. Surtout, le Conseil d’Etat précise ensuite quelles sont les conditions dans lesquelles les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales qui a conclu un contrat peuvent assortir leur recours en contestation de validité d’un référé-suspension. Il affirme ainsi clairement qu’une telle possibilité leur est ouverte mais encadre l’appréciation qui doit être faite de l’urgence à suspendre le contrat. En effet, le juge indique « que, pour apprécier si la condition d’urgence est remplie, le juge des référés peut prendre en compte tous éléments, dont se prévalent ces requérants, de nature à caractériser une atteinte suffisamment grave et immédiate à leurs prérogatives ou aux conditions d’exercice de leur mandat, aux intérêts de la collectivité ou du groupement de collectivités publiques dont ils sont les élus ou, le cas échéant, à tout autre intérêt public ». Cette précision indique donc que l’urgence n’est pas appréciée de manière abstraite mais concrètement en tenant compte des intérêts dont se prévalent les requérants. Certes, ces intérêts sont entendus largement dans la mesure où les requérants agissent en leur qualité de membre d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités, mais ils restreignent les conditions d’exercice du référé-suspension lorsque celui-ci est lié à un recours en contestation de validité du contrat. Dans cette affaire, le juge précise également que le risque que le coût des travaux présente pour les finances d’une collectivité ou d’un groupement de collectivité peut démontrer une situation d’urgence mais, en l’espèce, il considère que les requérants n’établissent pas l’existence d’un tel risque.
Ainsi, le Conseil d’Etat confirme le caractère subjectif du contentieux contractuel et étend la subjectivité aux demandes de suspension accompagnant un recours au fond en contestation de la validité du contrat, peu importe qu’un tel recours ne soit pas engagé par les parties au contrat.
Une nouvelle qualification pour les contrats de mobilier urbain ?
Dans une ordonnance remarquée (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape ; Contrats-Marchés publ. 2017 repère 9), le Tribunal administratif de Toulouse a retenu la qualification de concession de service pour un contrat de mobilier urbain (TA Toulouse, ord., 10 août 2017, n° 1703247, Sté Exterion Media). En l’espèce, la commune de Saint-Orens-de-Gameville avait engagé une procédure de consultation en vue de l’attribution d’une concession de service portant sur la mise à disposition, l’installation, la maintenance, l’entretien et l’exploitation commerciale de mobiliers urbains sur son domaine public. A l’issue de la procédure de passation, l’offre de la société JC Decaux France a été retenue et la commune a notifié le rejet de son offre à la société Exterion Media SA. Cette dernière a alors saisi le juge du référé précontractuel en lui demandant d’annuler la procédure pour non-respect de certaines dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et de son décret d’application du 25 mars 2016. La société requérante considérait en effet que le contrat de mobilier urbain en cause ne constituait pas une concession de service mais un marché public. Elle s’appuyait en cela sur la jurisprudence du Conseil d’Etat qui considère traditionnellement que les contrats de mobilier urbain constituent des marchés publics (CE, ass., 4 nov. 2005, n° 247298, Sté J. C. Decaux : JurisData n° 2005-069146 ; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 297, note J.-P. Pietri ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005, p. 10083, concl. D. Casas). Néanmoins, la qualification retenue par la commune et la solution retenue par le tribunal administratif de Toulouse semblent confirmer que cette solution n’est plus d’actualité dans le cadre du nouveau droit de la commande publique.
Pour bien comprendre la jurisprudence antérieure, il est nécessaire de rappeler que le juge refusait de qualifier ces contrats de délégations de service public dans la mesure où ils n’avaient pas pour objet un service public. Leur qualification comme marchés publics permettait donc de les soumettre à des obligations de publicité et de mise en concurrence, il s’agissait même du « seul moyen de mettre en concurrence leur attribution » (F. Llorens et P. Soler Couteaux, « Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape », préc.). L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Toulouse permet donc une mise en adéquation du droit français avec le droit de l’Union européenne dans la mesure où ces contrats constituent depuis longtemps des concessions de service au sens du droit de l’Union européenne. Pour qualifier retenir une telle qualification pour le contrat en cause, le tribunal administratif centre son analyse sur le critère du risque d’exploitation pour qualifier le contrat de concession de service. Il précise ainsi qu’ « il ressort des pièces du dossier et notamment des modalités de rémunération telles que définies au titre IV du cahier des charges de la concession, que le concessionnaire assume l’ensemble des risques d’exploitation et ne pourra pour quel que motif que ce soit obtenir le versement d’un prix ; qu’en contrepartie des prestations réalisées, il dispose d’un droit exclusif d’exploitation du mobilier publicitaire dont l’installation est prévue ; qu’enfin, si le contrat ne met pas à la charge du concessionnaire le paiement de la redevance domaniale, tous les impôts et taxes liés au service, et notamment la taxe locale sur la publicité extérieure, sont à sa charge ». C’est donc bien la prise en charge d’un tel risque qui impose la qualification comme contrat de concession et non comme marché public.
Enfin, il convient de préciser que le juge prend soin d’indiquer que le contrat de mobilier urbain répond « ainsi à des besoins de la commune ». Ce critère n’est pas prévu par l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession pour qualifier de tels contrats. Or, comme le relèvent François Llorens et Pierre Soler-Couteaux, la mention de ce critère « s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence en vigueur qui considère comme des conventions d’occupation du domaine public (et non pas comme des marchés publics), des contrats qui n’ont pas été conclus pour répondre aux besoins de la personne publique » (Ibidem). Il n’est toutefois pas certain que cette solution soit confirmée dans toutes ses dimensions par le Conseil d’Etat.
Les nouveaux textes invitent en effet à retenir la qualification de concessions de services pour les contrats de mobiliers urbain mais rien ne semble imposer la réponse aux besoins exprimés par le pouvoir adjudicateur comme critère de définition de la notion de concession. Cette solution se justifiait antérieurement lorsque le Conseil d’Etat cherchait à faire échapper certains contrats aux règles de publicité et de mise en concurrence en les qualifiant de conventions d’occupation du domaine public (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de Paris; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, note G. Eckert ; AJDA 2013, p. 1271, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA 2013, comm. 63, note F. Brenet ; JCP A 2013, 2180, note J.-F. Giacuzzo ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta) afin de leur appliquer la jurisprudence Jean Bouin (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, obs. G. Eckert ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; DA 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Melleray). Or, cette jurisprudence a récemment été abandonnée (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869) et il est désormais prévu en principe que la délivrance des titres d’occupation du domaine public doit passer par une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, en application du nouvel article L. 2122-1-1 du CGPPP.
Il ne semble donc plus y avoir de raison de justifier le maintien de la jurisprudence antérieure sur ce point et l’ensemble des contrats de mobilier urbain devrait donc s’inscrire au sein de la classification binaire entre les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, ayant à se prononcer sur un contrat de mobilier urbain qualifié de concession de service, le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de se prononcer sur la qualification de ce contrat (CE, 18 septembre 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron, voir la partie de la chronique consacrée aux contrats de concession).
Des précisions (in)utiles sur la notion de risque d’exploitation
Le Conseil d’Etat a été amené à faire une première application de la notion de « risque d’exploitation » telle qu’elle est consacrée par la nouvelle réglementation afin de distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CE, 24 mai 2017, n° 407213, Sté Régal des îles ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 182, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 1957, note J. Martin ; AJCT 2017, p. 513, note P. Grimaud et O. Villemagne). En réalité, si cet arrêt mérite l’attention c’est seulement parce qu’il s’agit de la première application des nouveaux textes sur ce sujet car, sur le fond, la solution retenue n’innove pas vraiment. En l’espèce, le juge devait se prononcer dans le cadre d’un référé contractuel à propos d’un contrat passé entre une commune de la Réunion – la commune de Saint-Benoît – et la société Dupont Restauration Réunion. Ce contrat avait pour objet – selon ses termes – de confier au cocontractant « la gestion du service de restauration municipale ».
Il est toute d’abord possible de relever que, dans un premier temps, la question de la recevabilité a dû être tranchée par le Conseil d’Etat, dans la mesure où la société requérante avait précédemment introduit un référé précontractuel. Néanmoins, le juge administratif relève que le contrat en cause, qui était analysé par la commune comme une délégation de service public, n’avait « été précédé de la publication d’aucun avis de concession ni d’aucune forme de publicité ». Il en déduit donc « que, dans ces conditions, la société Régal des Iles a été privée de la possibilité d’introduire utilement son référé précontractuel », ce qui induit la recevabilité de son référé contractuel (cons. 6). En réalité, c’est bien la qualification du contrat en cause qui faisait ici sa particularité. Il s’agissait, selon la commune, d’une « convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale » qualifiée de « concession provisoire de service public pour la gestion du service de restauration municipale ». Le choix de cette qualification présentait – de son point de vue du moins – un réel intérêt même si c’est justement cette qualification qui est à l’origine de l’annulation du contrat.
La « convention provisoire » faisait en effet suite à un premier contrat relatif à la gestion du service de restauration municipale, conclu en janvier 2014 avec une autre société. Or, ce contrat avait été annulé par le Tribunal administratif de la Réunion par un jugement du 31 mars 2016 pour méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence. Or, comme le relève le Conseil d’Etat, « la commune de Saint-Benoît, qui a fait appel de ce jugement, n’a pris aucune initiative en vue de lancer une nouvelle procédure de délégation du service public et a conclu le 18 novembre, sans mesure de publicité et de mise en concurrence, une convention de gestion provisoire avec la société Dupont Restauration Réunion, approuvée par une délibération du 25 novembre 2016 ». La commune a ainsi souhaité faire application du principe selon lequel « en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, (l’autorité concédante) peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service, conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de services sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites » (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert ; AJDA 2017, p. 326). Ce principe, désormais applicable à l’ensemble des concessions de service (voir le commentaire dans la chronique http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869), était en effet auparavant admis dans des termes proches pour les seules délégations de service public (CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique ; BJCP 2016, p. 264, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 161, obs. G. Eckert). En effet, dans de telles hypothèses, l’intérêt général attaché à la continuité du service est supposé prévaloir sur les règles de publicité et de mise en concurrence.
Pourtant, une telle solution ne pouvait s’appliquer en l’espèce en raison de la mauvaise qualification du contrat (il s’agit là du point central de cet arrêt). Le Conseil d’Etat fait ici une première application du critère du risque d’exploitation tel qu’il est désormais consacré par les textes pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce critère ne constitue pas, en tant que tel, une nouveauté. Il était en effet déjà consacré par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence (CE, 7 nov. 2008, n° 291794, Département de la Vendée : Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296, obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 2009, p. 55, concl. N. Boulouis), reprenant sur ce point la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 18 juill. 2007, aff. C-382/05, Comm. c/ Italie : Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 238, note W. Zimmer ; Europe 2007, comm. 252, note E. Meisse). Pour autant, le juge administratif semblait rester attaché au critère qu’il utilisait auparavant pour distinguer les marchés publics et les délégations de service public, celui de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service (CE 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de Lambesc : AJDA 1996 p. 806 ; RDI 1996 p. 369, obs. F. Llorens et P. Terneyre ; RFDA 1996, p. 715, concl. C. Chantepy ; RFDA 1996, p. 718, note P. Terneyre). En effet, depuis sa jurisprudence Département de la Vendée, le juge administratif suprême utilise le critère du risque d’exploitation mais afin de déterminer si la rémunération du cocontractant est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service. Il semble ainsi considérer que le risque d’exploitation n’est qu’une condition permettant de vérifier si le « vrai » critère de distinction des marchés publics et des délégations de service public est rempli, c’est-à-dire pour vérifier si la rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation.
Désormais toutefois, les textes consacrent expressément le critère du risque d’exploitation comme critère de distinction entre les marchés publics et les contrats de concession. En effet, l’article 4 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 précise que « les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services ». Dans le même temps, les contrats de concession sont définis par l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession comme des « contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes […] confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Dans la mesure où les acheteurs et les autorités concédantes sont définis de manière identique par ces deux textes, et parce ces deux catégories de contrat présentent un caractère onéreux, c’est le transfert d’un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service qui va permettre de distinguer les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 explicite cette notion de risque d’exploitation. Elle précise que « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d’exploitation lorsque, dans des conditions d’exploitation normales, il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service ».
Il apparaît donc clairement que les nouveaux textes ne consacrent pas le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation mais bien celui du transfert d’un risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce changement de critère se retrouve d’ailleurs dans les – rares – dispositions encore consacrées aux délégations de service public. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, l’article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales reprend la définition des contrats de concessions et définit désormais la délégation de service public comme « un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, conclu par écrit, par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Or, jusqu’à l’adoption de l’Ordonnance relative aux contrats de concession, ce même article consacrait le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation en définissant la délégation de service public comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service ».
Les textes ont donc bel et bien opéré une substitution s’agissant du critère de distinction, ce qui semble indiquer un rejet du critère antérieur. La question se posait donc de savoir si, ayant à s’interroger sur la qualification d’un contrat comme marché public ou comme contrat de concession, le Conseil d’Etat allait modifier son approche en appliquant les nouveaux textes. Or, la réponse apportée par le juge à propos du contrat conclu par la commune de Saint-Benoît permet de considérer que les nouveaux textes n’entraînent pas de véritables changements.
Pour qualifier le contrat en cause, le Conseil d’Etat applique le critère du risque d’exploitation mais son analyse est comparable à celle qu’il pouvait retenir antérieurement face à des problématiques identiques. En effet, après avoir rappelé que le contrat en cause « a pour objet de déléguer par affermage provisoire le service public de restauration scolaire », le juge administratif procède à une analyse très concrète des stipulations du contrat pour déterminer si le cocontractant s’est bien vu transférer un risque d’exploitation tel que défini par les textes. En l’espèce, la convention prévoyait que le concessionnaire devait assurer la gestion du service à ses risques et périls, en percevant un prix auprès des usagers. Dans le même temps, il était précisé que le cocontractant bénéficierait d’une subvention forfaitaire d’exploitation annuelle ainsi que d’un complément de prix unitaire au repas servi, tous deux versés par la commune. Comme le relève le juge, ces versements devaient couvrir « 86 % de la rémunération du cocontractant », le risque économique ne portant dès lors « que sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines et sur les impayés ». Or, l’analyse du contrat permet au juge de considérer que l’existence d’un dispositif de commande des repas empêchait des variations trop importantes entre le nombre de repas commandés et le nombre de repas servis, tandis que l’objet de ce contrat permettait de considérer que le nombre d’usagers du service public ne varierait pas non plus de manière importante durant la durée limitée du contrat. Tous ces éléments permettent au Conseil d’Etat de considérer « que, dans ces conditions, la part de risque transférée au délégataire n’implique pas une réelle exposition aux aléas du marché et le cocontractant ne peut, par suite, être regardé comme supportant un risque lié à l’exploitation du service ». Il décide donc de requalifier le contrat en marché public.
Le raisonnement retenu semble donc indiquer que le juge administratif a bel et bien abandonné l’ancien critère de la part de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation pour lui substituer le critère du transfert du risque d’exploitation. Pourtant, deux remarques méritent d’être effectuées. Tout d’abord, derrière ce raisonnement fondé sur le critère du risque, la part de la rémunération n’est pas totalement absente. Le Conseil d’Etat relève en effet que la part de la rémunération versée directement par la commune est importante (86% en l’espèce), et c’est parce qu’elle n’est pas susceptible de variations importantes qu’il en déduit qu’il n’y a pas transfert d’un risque d’exploitation. D’ailleurs, il est possible de relever que le Conseil d’Etat souligne qu’il n’y aura pas de « variations substantielles » de cette part de la rémunération. L’abandon de l’ancien critère s’avère ainsi tout relatif ! Surtout, le raisonnement retenu par le Conseil d’Etat est le même : le passage d’un critère à l’autre ne change pas sa méthode d’analyse pour déterminer si un contrat doit être qualifié de marché public ou de contrat de concession. En réalité, le seul véritable changement réside dans le fait que la qualification qui importe n’est plus celle de délégation de service public désormais, mais celle de concession.
Pour revenir à l’espèce, la requalification a des conséquences importantes. Ainsi que cela a été souligné, si le contrat avait été qualifié de concession, c’est parce que la commune espérait pouvoir le conclure sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence (CE, 14 févr. 2017, n° 405157, Sté de manutention portuaire d’Aquitaine, préc.). Or, le Conseil d’Etat rappelle ici que le droit des marchés publics ne permet pas aussi facilement de se passer des règles de publicité et de mise en concurrence face à une situation « d’urgence ». L’article 30 du Décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics précise en effet qu’une telle dérogation est possible « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’acheteur et n’étant pas de son fait ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées ». Il s’agit, pour le juge, d’une définition « exhaustive » des « conditions dans lesquelles une personne publique peut, en cas d’urgence, conclure un nouveau marché public, notamment à titre provisoire, sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ».
Pour certains, cette solution signifie que l’exigence de continuité du service public n’a pas les mêmes conséquences pour les marchés publics que pour les contrats de concessions (c’est notamment le sens des commentaires de Gabriel Eckert et de Julien Martin sous cet arrêt, mais également des conclusions du rapporteur public sur cette affaire). Il semble cependant que le lien avec le principe de continuité du service public doive désormais être rejeté. Dans son arrêt du 14 février 2017 (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux, préc.), le Conseil d’Etat a clairement affirmé que le pouvoir de sanction permettant une mise en régie concerne l’ensemble des contrats administratifs et, surtout, qu’en cas d’urgence, la possibilité de passer une convention de mise en régie sans respecter les règles de publicité et de mise en concurrence concerne l’ensemble des contrats de concession. Cette possibilité n’est donc plus rattachée à l’exigence de continuité des services publics dans la mesure où elle peut concerner des concessions de services qui ne sont pas des services publics. Volontairement et consciemment, ou contraint par l’évolution des règles européennes, le Conseil d’Etat détache donc peu à peu le régime juridique des contrats administratifs « nommés » de la notion de service public.
Quoi qu’il en soit, en l’espèce, même si la qualification de délégation de service public – et donc de concession de service – avait été retenue, la condition d’urgence n’aurait probablement pas été remplie dans la mesure où le contrat passé ne l’avait été que plusieurs mois après la résiliation de la première convention. L’arrêt rendu permet donc des rappels précieux mais qui n’emportent pas, en pratique, d’importantes conséquences.
Au-delà des clauses qualifiées de « Molière », le droit de la commande publique dans son ensemble connaît donc des évolutions, plus ou moins importantes, qui permettent de confirmer qu’il constitue un droit mouvant et demeure « essentiellement jurisprudentiel » (F. Llorens, « Le droit des contrats administratifs est-il un droit essentiellement jurisprudentiel? », in Mélanges Cluseau, Presse I.E.P, Toulouse, 1985, n°6, p.380).
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228.