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Le suicide médicalement assisté : la quête de la justification éthique

Art. 418.

Le présent article rédigé par M. Théo Fautrat, étudiant en Master 1 droit de la santé, Université Toulouse Capitole s’inscrit dans le cadre de la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

L’auteur remercie pour ses conseils et relectures Mme Alizée FAYOT, doctorante en droit privé et sciences criminelles, école doctorale de droit et de science politique, Pierre Couvrat, équipe de recherche en droit privé EA1230, Université de Poitiers.

Le débat sur le du suicide médicalement assisté est comme un océan tumultueux dans lequel des vagues émotionnelles se heurtent, chacune apportant une perspective et une sensibilité distinctes face à cet acte délicat qui questionne notre éthique et nos valeurs fondamentales. Il nous confronte aux fondements mêmes des interdits sociaux et moraux, ce qui en fait un sujet d’ampleur qui touche tous les domaines de la société : médicales, juridiques, philosophiques ou encore religieux. Un sujet qui revient régulièrement sur le devant de la scène en France et qui a fait une entrée remarquée le 22 avril 2002 en Europe, à la suite d’un arrêt rendu par la Cour Européenne des droits de l’homme[1]. En 2023, plus de 800 000 soignants ont publié un avis éthique et pratique sur les conséquences d’une telle législation. Ils affirment que ces pratiques ne peuvent en aucune manière relever du soin et alertent le législateur sur les menaces que ferait peser cette nouvelle pratique sur des personnes vulnérables.[2]

Mais que recouvre en réalité la notion de Suicide Médicalement Assisté (ci-après SMA), fréquemment confondu avec l’euthanasie. Il consiste à fournir, à la suite de la demande d’un patient, une substance létale que celui-ci s’injectera[3]  et qui nécessite que la personne soit capable et consciente. A contrario, l’euthanasie se rapporte au fait qu’un médecin administre une substance létale afin de soulager les souffrances d’un patient en fin de vie.  

La première difficulté est que la société, marquée par une influence significative de la chrétienté, considère le suicide comme un acte condamnable. La personne est coupable de crime envers Dieu selon le cinquième commandement qui énonce que : « la vie est un don sacré de Dieu, dont Dieu est seul à pouvoir disposer ». C’est pourquoi, aucune justification du suicide ne saura être tolérée puisque cela témoignerait d’un « attentat envers Dieu » selon Saint Thomas d’Aquin, qui est seul propriétaire de notre vie[4]. C’est grâce à la Révolution française que cette rupture avec l’église s’est instaurée, puisque dès 1789 avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), mais aussi la loi du 18 août 1792 supprimant les congrégations séculières, de premiers pas ont été franchis dans l’acceptation du suicide.  

L’article 5 de la DDHC dispose que “La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société”[5]. Or, celui qui souhaite en finir avec la vie ne lui cause directement aucun tort et ne doit donc plus être mis à l’écart. C’est dans ce sens qu’en 1810, Napoléon décide de décriminaliser le suicide dans le code civil.

Depuis, nos sociétés occidentales n’ont eu de cesse de s’interroger sur le fait de savoir si, comme l’énonçait Albert Camus en 1965, “la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue”[6]et si la dépénalisation du suicide n’ouvre pas la voie à un « droit au suicide ». Ce questionnement est encore aujourd’hui sujet à de nombreuses controverses plus ou moins virulentes.

L’intérêt pour le SMA se manifeste juridiquement en France par diverses tentatives de légalisation. Le 7 avril 2021, le député français, Olivier Falorni, porte une nouvelle proposition de loi devant l’Assemblée nationale dans le but de disposer d’une assistance médicalisée active pour mourir. Cette dernière sera contrecarrée dès son émergence par trois mille amendements, puis finalement rejetée.

Dès lors, de nombreux mouvements juridiques et religieux se manifesteront contre l’idée même d’une quelconque légalisation. Pour beaucoup, le suicide reste un acte blasphématoire, qui ne peut être valider par la loi. De plus, en février 2024, la ministre déléguée aux Professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, prévoit de présenter le projet de loi sur « le modèle français de la fin de vie ». Cette initiative fait suite à la requête d’Emmanuel Macron visant à élaborer ce projet avant la fin de l’été 2023. Toutefois, une extension du calendrier a été nécessaire afin d’approfondir la stratégie des soins d’accompagnement.[7]

Au vu de cette conjecture, en quoi l’instauration d’une législation assurant l’accès à un suicide médicalement assisté peut-être perçu comme une progression de nos libertés fondamentales ?

Bien sûr, vaincre les réticences pour qu’il soit légaliser ne se fera pas sans parcourir un chemin semé d’embûches. Mais on peut toutefois espérer car les changements sociétaux sont tels, que ces difficultés pourraient être aisément surmontées. Il suffirait d’invoquer explicitement, dans le cadre de la défense des libertés fondamentales, les droits au respect de la dignité de la personne humaine. Cela fait l’objet de nombreux textes juridiques internes, régionaux et internationaux qui les dotent d’un caractère jus cogens (I), comme en atteste l’évolution progressive des lois qui tendent à aller dans ce sens et qui ne cesse de démontrer que le droit positif poursuit son élan (II).

Selon un sondage émanant de l’Institut Français d’Opinion Public (IFOP)[8] du 8 avril 2021, quatre-vingt-neuf pour cent des Français seraient favorables à la légalisation du suicide médicalement assisté en France, pour les personnes souffrant de maladies incurables ou insupportables, tel que : la sclérose en plaque, le cancer des poumons, etc.  Au vu de ces chiffres, se pose alors la question des motifs faisant barrage à l‘entrée en vigueur dudit droit (A). Nonobstant ces écueils, la société française témoigne ainsi d‘une avancée considérable dans la quête d’une construction de la légitimité d‘une fin de vie digne (B).

A. L’approbation d’un droit au suicide médicalement assisté : des entraves considérables.

En 1707, un édit royal, acte législatif émanant du roi[9], dispose que toute personne diplômée devra lors de sa soutenance de thèse en médecine se soumettre au serment d’Hippocrate[10]. Cet engagement épouse la forme d’une promesse proclamée de manière solennelle. Par cette déclaration, le médecin s’engage à respecter les devoirs gouvernant sa fonction. Différentes règles sont alors énoncées, telles que le fait de ne pas provoquer la mort d’un patient délibérément[11], mais aussi l’obligation du secret médicale[12]. Toute la complexité de l’exercice réside à trouver le bon équilibre entre deux règles majeures : assurer une fin de vie, tout en préservant la dignité de l’intéressé. Le personnel de santé doit ainsi trouver les moyens nécessaires pour répondre de la manière la plus adéquate possible à cette question. Déontologiquement, le suicide médicalement assisté, ne peut trouver sa place sans remettre en cause l’une des lois fondamentales de ce serment. Celui-ci ayant une valeur purement éthique, il instaure tout de même des principes tel que le respect de la vie, la confidentialité, l’intégrité professionnelle. C’est sur ces grands principes, que des règles déontologique et le code de conduite professionnelle pour les médecin ont été établis. Dès lors, il sera nécessaire de le moderniser afin de répondre à une demande croissante d’une forte majorité de la population.

Confrontés à ces problématiques, s’adjoint une difficulté supplémentaire, celle de l’évaluation de la maladie. Quel spécialiste de la santé peut, avec certitude, se prononcer sur une durée exacte de fin de vie. Parfois, les certitudes sont confrontées à des réalités extraordinaires. Quel médecin n’a pas un jour été confronté à une guérison dite « spontanée » ou « miraculeuse » ?

Ainsi, le 18 novembre 2021, en Argentine, la communauté scientifique a déclaré qu’une personne séropositive avait guéri du sida sans avoir suivi aucun traitement[13].

Le patient alors atteint d’une maladie dont tous les médecins estimaient la guérison impossible, s’est rétabli définitivement. Le corps humain est doté d’un système immunitaire hors du commun qui confirme que nul ne peut prophétiser une fin de vie. Dès lors, autoriser et justifier un SMA comporte certains risques face au syllogisme exposé ci-dessus.

Dans la perspective d’une éventuelle légalisation, cet argument « d’être proche de la mort » ne peut être considérer comme une justification puisque des « guérisons miraculeuses » ou « spontanées » existent et montrent que rien ne peut être réellement définitif en ce domaine. Elles invitent à ne pas considérer pour acquis les pathologies des malades et à rechercher un cadre légitime dans lequel le SMA pourra voir le jour.

 D’un point de vue culturel, la société française, basée sur des valeurs judéo-chrétiennes, voit d’un regard réprobateur les différentes formes de suicide. Le cinquième commandement[14] proscrit toute forme de suicide chez le croyant. Il considère que se suicider va à l’encontre de l’amour de soi et donc de l’amour de Dieu.[15]

Le Donum Vitae, publié en 1987 par la Congrégation pour la doctrine de la foi dirigée par le Cardinal Ratzinger (futur pape Benoit XVI), renvoi au respect de la vie humaine. Il dispose qu’elle doit être respectée et protégée de manière absolue de la « conception jusqu’à la mort »[16].  D’un point de vue strictement judéo-chrétien, le SMA est considéré comme une infraction à l’interdit public, car nul n’a le droit de prendre la vie d’un autre, seul Dieu peut créer ou mettre fin à la vie.[17] Le droit pénal vient appuyer ses propos en précisant que le « fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre » (Article 221-1 du code pénal). Dans la tradition biblique, transgresser cet interdit revient de fait à rompre la relation de l’homme avec l’omnipotence de Dieu : l’Homme se substituant à son créateur.

Légalement, l’assistance au suicide est prohibée par le code pénal. L’article 223-13 le réprime d’une peine d’emprisonnement et du versement d’une amende[18]. Dans l’éventualité d’une dépénalisation du suicide médicalement assisté, cette loi devra faire l’objet d’une profonde révision.  Certains auteurs tels que Ruwen Ogien[19] estiment que la pénalisation du suicide médicalement assisté n’est pas licite[20]. Ce philosophe allègue que l’humanisme se place au-dessus des dogmes et des principes religieux.  L’être humain   est en mesure de choisir le moment de sa mort puisqu’il ne nuit à personne d’autre que lui. Ruwen Ogien développe de facto un nouveau courant de pensée. Celui de l’éthique minimal dont le but est de respecter le principe de « non-nuisance ». Ce dernier se fonde sur l’idée qu’on ne peut « contraindre un individu que pour une seule raison, l’empêcher de causer du tort à autrui ». Si ce n’est pas le cas, nul ne peut interférer sur sa décision[21].

Pour finir, avant 2005, la France autorisait l’acharnement thérapeutique. (Article L1110-5 alinéa 4 du Code de Santé Publique, ci-après CSP). Issu de la loi[22] du 5 mars 2002, Il précisait que le médecin devait tout mettre en œuvre pour prolonger la vie de son patient dans la dignité.  

De nombreux problèmes se sont alors posés et plus particulièrement dans les services de réanimation où les moyens mis en œuvre pour sauver des vies sont parfois très invasifs. A titre d’exemple, dans les mois suivant un séjour en réanimation, entre 14 et 41% des patients sont atteints d’un État de Stress Post Traumatique (ci-après ESPT) et entre 10 et 30 % ont des symptômes de dépression. Le problème lié à ces pathologies est également lié au défaut de prise en charge préventive et curative lié à ces symptômes[23]. La question primordiale est d‘identifier avec exactitude le moment où l’acharnement thérapeutique peut avoir lieu. En 2005, la loi Léonetti a intégré un alinéa à l’article L1111-11 du CSP[24] permettant opportunément au patient de se prononcer sur l’issue de son état de santé au moyen d’un outil spécifique : les directives anticipées. C’est un document dans lequel le patient écrit ses dernières volontés sur les soins qui lui seront apportés en fin de vie. Cette loi représente un véritable pas en avant pour l’effectivité du droit à l’autodétermination.[25]

Depuis ce premier élan en faveur d’un choix délibérément humaniste et non plus soumis à une contrainte dogmatique, la question des directives anticipées, qu’a apporté la loi Léonetti a permis de donner un premier coup de boutoir à l’interdiction du suicide médicalement assisté.

Toutefois, une brèche non négligeable persiste qui consiste en l’absence formelle de définition précise du droit à la vie en droit français. Ce vide juridique permet potentiellement de revêtir la forme d’un fondement en faveur de l’instauration française du suicide médicalement assisté. Mais il suppose un profond remaniement du droit pénal, du serment d’Hippocrate et du Code de Santé Publique.

Malgré les freins constatés, le droit de disposer de son corps fait l’objet de nombreuses évolutions, que ce soit d’un point de vue religieux, juridique ou même philosophique. C’est en 2005 qu’une véritable progression va avoir lieu dans le droit de disposer de son corps grâce au combat mené par un député français du nom de Jean Léonetti.

B. L’élargissement d’un droit de disposer du corps humain, des difficultés surmontables.

Au début du XXe siècle, le pape Pie XII vantait l’utilité des soins palliatifs. Il estimait que lorsqu’un patient arrivait en fin de vie et que plus aucun soin curatif n’était possible, ils étaient nécessaires de trouver un moyen d’atténuer les souffrances. Les traitements mis en place permettant de réduire les douleurs physiques et psychologiques (comme l’injection de morphine). Le 25 mars 1995, dans l’Evangelium Vitae, lettre encyclique écrite par Jean Paul II dans laquelle est réitéré le souhait de Pie XII, il est écrit : « est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie s’il n’existe pas d’autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux ».[26]Jean Paul II confirme ainsi la position de l’église sur la question du traitement de la fin de vie.

Cette déclaration montre clairement un nouveau cheminement de pensée. Le courant juridique partisan du suicide médicalement assisté rejoint celui de la philosophie et de la religion. Il faut désormais privilégier une fin de vie digne en administrant des médicaments au patient afin de soulager ses douleurs, plutôt que de privilégier un acharnement thérapeutique. C’est l’ébauche de l’acception d’une euthanasie passive que le député Jean Leonetti reprendra quelques années plus tard.

Très fortement impliqué sur les questions d’éthique médicale, Jean Leonetti et Alain Claeys établissent un premier rapport concernant les besoins des professionnels de santé et de la population sur la question du traitement de la fin de vie[27]. Ce compte rendu a permis d’établir le 22 avril 2005 des lois concernant “les droits des malades et de la fin de vie[28]. Parmi ces lois, se trouve l’article L1111-4[29] du CSP qui autorise le droit à une euthanasie passive. Ce privilège appelé ”directives anticipés” confère au patient le choix sur les interventions du corps médical à poursuivre ou non le maintien en vie du patient en fonction des décisions que le malade aura lui-même fourni au médecin. Elles permettent de faciliter le recours à l’euthanasie passive, puisque les dispositions formelles de rédaction desdites directives sont particulièrement aisées à faire : il suffit de les rédiger par écrit, les dater, les signer et les transmettre à son médecin généraliste ou auprès du corps médical avant une intervention. Et il est bien sûr possible de les modifier à tout moment.

Ainsi, si l’état de santé d’un patient se trouve fortement dégradé et nécessite une intervention lourde, les médecins ne peuvent plus aller à l’encontre de sa volonté si celui-ci ne souhaite pas entrer dans un processus thérapeutique[30].

Le 24 septembre 2000 alors que ces directives n’existaient pas encore, une affaire très fortement médiatisée a présenté des difficultés similaires et a permis de faire naître ce projet de loi. Cette affaire appelée « Vincent Humbert », du nom du patient impliqué, témoigne d’un jeune homme de 22 ans devenu tétraplégique, muet et presque aveugle à la suite d’un accident de voiture. 

Il avait réclamé “le droit de mourir” au président de la république en novembre 2002, qui le lui avait refusé. Le 24 septembre 2003 la mère de Vincent Humbert accompagnée de son médecin, décidaient de lui injecter une dose massive de barbituriques, qui le plongeait dans le coma. À la suite de cela, un non-lieu avait été conclu en 2006[31]. A l’époque, les directives anticipés n’existaient pas et des conflits déontologiques étaient apparus. Les médecins devaient-ils laisser le patient souffrir ou lui accorder le droit de mourir. Les directives, auraient pu permettre au médecin de suivre la volonté de son patient si elles avaient existé, et c’est grâce à cette affaire que la loi Léonetti a pu voir le jour.

La légalisation française du SMA encore à l’état de droit prospectif, aurait un retentissement mondial considérable et obligerait l’Organisation Mondiale de la Santé (ci-contre OMS) à revoir sa définition de référence de la santé au sein de sa Constitution du 7 avril 1948. Elle y est définie comme un « état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »[32] et a permis de revisiter le droit positif français à la suite d’affaires européennes tel que l’arrêt Pretty.[33]

Dans cette arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a accordé un droit à l’autodétermination. Il s’agissait de savoir si le droit à la vie pouvait plus généralement signifier, le droit d’avoir une vie décente, et par extension, de pouvoir choisir sa mort. 

Grâce à la décision judiciaire qui a été rendu, la cour européenne des droits de l’homme a reconnu, pour la première fois, un droit à l’autodétermination à la vie et admis, que l’interdiction du suicide assisté par le droit pénal d’un État pouvait être une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des personnes concernées.[34]

La France en tant que pays signataire dudit texte, devrait adopter les mesures positives s’y référent tel que l’arrêt de l’acharnement thérapeutique en milieu hospitalier.

La légalisation relative au SMA permettrait donc aux patients en grande souffrance de mettre un terme à ses douleurs et donc de facto à sa pathologie incurable. Enfin, la santé mentale du patient, très souvent oubliée au profit de la dimension physique de la santé, se doit d’être remise au centre des soins afin de trouver un équilibre entre les deux et de mettre en adéquation la France avec ses obligations internationales[35]. En effet, elle ne peut être oublié. C’est un aspect fondamental que nul ne peut négliger, surtout lorsqu’un patient décide de demander un SMA où aucun retour en arrière n’est possible. Pour ce faire, il faudrait organiser des rendez-vous avec au moins deux psychologues, deux avis différents et neutres, pour déterminer l’état mental de la personne qui le demande.

Le SMA est encore un sujet controversé en France, a contrario, certains pays européens tendent à le légaliser. C’est pourquoi, l’impact de l’Union Européenne (UE) pourra dès lors être un élément essentiel dans la légalisation de ce droit en France grâce au principe de primauté du droit européen.  Enfin, de nouvelles libertés individuelles commencent à voir le jour dans nos sociétés, en lien direct avec un droit à l’autodétermination tel que l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) ou encore la Procréation Médicalement Assistée (PMA).

II. Un contexte propice à la légalisation française du suicide médicalement assisté

L’union européenne ayant un droit de primauté sur le droit national, a de facto une incidence sur la législation française (A). Certaines de nos libertés individuelles actuelles, telles que l’Interruption Volontaire de Grossesse (ci-joint IVG), ou la Procréations Médicalement Assistées (ci-contre PMA) ont permis de changer des lois en les légalisant. Au vu de toutes ces avancés, un droit au suicide médicalement assisté pourrait potentiellement voir le jour (B).

A. L’impact considérable du droit européen sur la législation française

En tant que membre de l’Union européenne, la France est soumise à un système juridique complexe, rappelant la théorie de Hans Kelsen sur la hiérarchie des normes.

Dans son livre de 1934, « The Pure Theory of Law », Kelsen présente une organisation pyramidale de règles juridiques qui permet de résoudre d’éventuels conflits de normes en déterminant la supériorité relative des normes.[36] Au sommet de la pyramide, le bloc de constitutionnalité, composé de l’ensemble des normes juridiques à valeur constitutionnelle[37] suivi du bloc de conventionnalité qui se rapporte aux lois et traités internationaux et pour finir le bloc de légalité se référant aux lois et ordonnances de l’état.

Dans l’arrêt Costa c. Enel du 15 juillet 1964, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a retenu un principe de primauté du droit de l’union européenne[38]. Ce principe a pour but de faire prévaloir le droit de l’UE par rapport aux droits nationaux des États membres.  Ces derniers ne peuvent manifester leur désaccord, sauf si un État décide de ne pas ratifier le texte litigieux ou pose une réserve relative au texte[39]. L’UE travaille donc à harmoniser les lois des pays y adhérant, afin de permettre aux citoyens européens de suivre des règles communes. Le fait de devoir s’adapter aux lois de chaque pays européen tend à disparaître et permet également d’atténuer les voix des courants nationalistes ou religieux rigides en la matière.   

En France, le Conseil constitutionnel par sa décision du 27 juillet 2006[40] a disposé qu’une loi de transposition ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti[41]. Cela signifie donc que si la norme européenne porte atteinte à la Constitution, le système français est en droit de la rejeter. Mais en matière de SMA, rien dans la constitution ne l’interdit et ce principe de primauté pourrait permettre son entrée en vigueur.

Un second arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme[42],  a estimé qu’une Nation devait protéger les personnes vulnérables en évitant de rendre le recours à la mort trop systématique. Les juges ont également disposé que les lois nationales pouvaient rendre illégale la pratique du suicide médicalement assisté.[43]

Depuis cet arrêt, une évolution législative a eu lieu dans plusieurs pays européens. En Belgique, la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, réglemente cette pratique médicale. La personne demandeuse doit faire état de souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables, qui ne peuvent être apaisées et résultent d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable[44]. En France le droit à l‘euthanasie est toujours interdit.  Néanmoins, en acceptant les valeurs de l’Europe, la France pourrait aller vers une acception du SMA par effet d’entraînement, poursuivant le mouvement amorcé par ses voisins.

D’autres pays ont déjà suivi le chemin belge. L’Italie a voté en 2017 une loi[45] légitimant le droit au suicide médicalement assisté. Celle-ci a été adoptée à la suite des dispositions de l’article 2[46] et 32[47] de la Constitution italienne qui permettent au patient de refuser d’être maintenu en vie artificiellement et qui pourrait être source d’inspiration pour le droit français. En s’appuyant sur l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1976 qui garantit un droit à la santé pour tous, notre pays pourrait s’engouffrer dans la brèche.  Pour cela, il est nécessaire de définir clairement les termes de « vie » et de « mort ».

Ainsi, l’article 580[48] de la loi n°219 du code pénal italien précise qu’elle ne peut être appliquée que sous certaines conditions. Le patient doit tout d’abord formuler une intention de suicide de façon libre et autonome, et cela implique également que sa pathologie cause des souffrances physiques ou psychologiques intolérables. Ce trait, parce que subjectif, est un argument qui pourrait être une « arme » brandie en défaveur du SMA. 

Pour finir, le malade doit être en mesure de prendre des décisions libres et conscientes.[49] Le patient peut ainsi demander une aide au suicide malgré l’interdiction édictée par l’article 580 du code pénal.

Quelques années après la promulgation de cette loi, le Portugal à la suite d’un décret parlementaire[50], réglemente à son tour les conditions de la mort médicalement assistée en modifiant son Code pénal, et ce malgré la forte opposition de la Conférence Épiscopale Portugaise (ci-joint CEP) qui avait tenté de l’empêcher.

Au niveau européen, les pays commencent donc à accepter l’idée d’une aide active à la fin de vie et c’est probablement grâce à eux, en tant que membres de l’Union Européenne, qu’ils pourront exercer une influence dans l’acceptation de ce nouveau droit, appuyé par le principe de primauté.

La France, en tant qu’État membre, pourrait ainsi à son tour adopter un texte allant dans ce sens, et pourquoi pas l’Union européenne elle-même, pourrait se voir dotée d’une loi applicable par tous les états. Bien que cette option s’avère complexe, il semble que l’on puisse raisonnablement penser qu’elle puisse être intégrer au droit européen mais aussi international grâce aux droits internes.

Les nouvelles lois en lien avec le développement des libertés fondamentales, tel que la procréation médicalement assistée ou encore l’interruption volontaire de grossesse permettent de poursuivre le mouvement de progression opéré.

B. L’élargissement d’une libertés individuelles, une possibilité accrue d’adoption d’un droit au suicide médicalement assisté français.

Le 16 décembre 1966, à New York, un pacte international relatif au droit civils et politiques a été adopté par l’assemblée générale des Nations unies. Ce pacte a pour but de protéger les particuliers contre les ingérences de l’état en établissant des lois, tel que celles permettant de préserver la vie prévue par l’article 6.[51]

Le droit à la vie n’a pas de définition commune dans tous les pays. En France, elle se réfère à l’ensemble des disposition légales qui concourent à garantir le respect de la vie humaine sans plus de précision. L’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que tout individu a droit à la vie[52]. De plus, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme énonce que le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi[53]. Enfin, l’article 16 du code civil dispose que la loi assure la primauté de la personne, interdit tout atteinte à la dignité de celle-ci et garantie le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. Cet article est l’un des fondements de la définition du droit à la vie.

En France, une avancée progressive des libertés individuelles a été constatée avec l’instauration du droit à l’avortement ou de la loi sur la procréation médicalement assistée. Le droit à l’avortement est entré en vigueur en 1975 grâce à la loi Veil du 17 janvier[54]. Quant au droit à la PMA, c‘est grâce à la loi du 2 août 2021 qu’elle a vu le jour.[55]. Ces règles ont permis de mettre en avant l’autodétermination des individus. Les êtres humains sont désormais maître de leur destin ce qui n’était pas concevable au début des années 1990. Aujourd’hui, une nette évolution a eu lieu. Tout homme est maître de son existence et peut choisir de créer ou d’interrompre sa vie.

À la suite de cela, de nombreuses controverses sont apparues. C’est ainsi qu’en ce qui concerne le droit à l’avortement, l’article 6 va en deçà de l’IVG qui consiste à retirer la vie du fœtus. Pour remédier à ce problème, le droit français considère que le fœtus n’a pas de personnalité juridique et ne peut bénéficier des droits mentionnés dans les Chartes, dont le droit à la vie[56]

Il n’empêche que ce pacte a permis d’avancer considérablement vers un droit au suicide médicalement assisté.

Contrairement à l’avortement où la fin de vie portait sur l’embryon, le SMA pose la question de l’appartenance de son propre corps. Il s’agit de déterminer si nous sommes libres de choisir pour nous-même notre propre fin. Et dans le cas où le patient choisirait d’en finir dignement, selon sa volonté, il pourrait alors s’administrer lui-même la dose létale. Contrairement à l’euthanasie qui implique un tiers, le SMA donne au patient la maîtrise de son destin et renforce ainsi nos libertés individuelles.

Tout reste bien sûr à faire en France, mais au vu de l’évolution suivie par les pays voisins, tout reste possible. Nous pouvons envisager que prochainement une nouvelle proposition de loi favorisant les libertés fondamentales soit mise en avant, tout comme le souhaitaient certains candidats aux dernières présidentielles, lorsque l’association pour le droit à mourir dans la dignité a demandé aux différents partis politiques de se positionner sur le sujet, quitte à organiser un référendum citoyens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Fautrat Théo, « Le SMA : la quête de la justification éthique »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 418.


[1] Wikipedia contributors. (2021b, janvier 28). Affaire Pretty contre Royaume-Uni. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Pretty_contre_Royaume-Uni

[2] Panorama rapide de l’actualité « santé » des semaines du 13 février, du 20 février et du 27 février 2023 – Karima Haroun, rédactrice spécialisée, Dictionnaire Permanent Santé, bioéthique, biotechnologies, Éditions Législatives – 16 mars 2023, Dalloz Actualité.

[3] Cédric Daubin. (2019, 8 février). Euthanasie et suicide médicalement assisté : un débat au-delà de celui de l’accompagnement de la fin de vie | La base Lextenso. labase-lextenso, N°029. https://www.labaselextenso.fr/petites-affiches/LPA138j8

[4] Deutéronome 32 : 39 « Sachez donc que c’est moi qui suis Dieu, et qu’il n’y a point de Dieu près de moi ; je fais vivre et je fais mourir, je blesse et je guéris, et personne ne délivre de ma main. »  (s. d.). https://saintebible.com/deuteronomy/32-39.html

[5] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. (1789, août 26). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006527431/

« La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas »

[6] Camus, A. (1985). Le Mythe De Sisyphe Essai Sur Labsurde (Collection Folio / Essais) (French Edition) (GALLIMARD éd.). Gallimard. pp17- 18

[7] Liberation, & Afp. (2023, 8 décembre). Le projet de loi « fin de vie » sera présenté « courant février » . Libération. https://www.liberation.fr/societe/sante/le-projet-de-loi-fin-de-vie-sera-presente-courant-fevrier-annonce-agnes-firmin-le-bodo-20231208_LRMREKIF2ZAEVCOSESPFIDXKEE/

[8] Regard des Français sur la fin de vie. (2021, 8 avril). IFOP. https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-fin-de-vie-2/

[9] Édit de Marly portant Règlement pour l’étude et l’exercice de la médecine registré en Parlement le 18 mars 1707. (s. d.). Gallica. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86022352/f10.item

[10] Larousse, Ã. (s. d.-b). Serment d’Hippocrate – LAROUSSE. Larousse. https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Serment_dHippocrate/143995#:%7E:text=Ensemble%20des%20r%C3%A8gles%20morales%20de%20l%27art%20de%20gu%C3%A9rir%2C,l%27%C3%A9dit%20royal%20de%201707%2C%20qui%20est%20toujours%20appliqu%C3%A9.

[11]Serment d’Hippocrate | Conseil départemental du Val de Marne de l’Ordre des médecins. (s. d.). https://conseil94.ordre.medecin.fr/content/serment-dhypocrate-1

“Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion”

[12] Serment d’Hippocrate | Conseil départemental du Val de Marne de l’Ordre des médecins. (s. d.). https://conseil94.ordre.medecin.fr/content/serment-dhypocrate-1

Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas”

[13] R. (2021, 17 novembre). Sida : une patiente argentine guérie « naturellement » sans traitement. RFI. https://www.rfi.fr/fr/science/20211117-sida-une-patiente-argentine-gu%c3%a9rie-naturellement-sans-traitement

[14]Godet, F. (s. d.). Exode 20 – Commentaire biblique du verset 13 Bible annotée. Levangile.com. https://www.levangile.com/Bible-Annotee-Exode-20-Note-13.htm

« Tu ne tueras point »

[15] Luc. (s. d.). Luc 10 : 27 « Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même. » | La Sainte Bible par Louis Segond 1910 (LSG) | https://www.bible.com/fr/bible/93/LUK.10.27.LSG

[16] Joseph Card. Ratzinger, & Alberto Bovone. (1987, 22 février). Instruction sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation. Réponses à quelques questions d’actualité. Vatican.Va.https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19870222_respect-for-human-life_fr.html

[17] Bernhard Meuser. (2020, 10 juillet). Le suicide est-il autorisé du point de vue de la Bible ? | YOUCAT. Youcat. https://www.youcat.org/fr/credopedia/suicide/

L’Église catholique le considère comme une contradiction fondamentale des lois de Dieu, qui est le seul Seigneur sur la vie et la mort.

[18]  En vertu de l’article 223–13 qui dispose que “Le fait de provoquer le suicide d’autrui est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d’une tentative de suicide.”

[19] Né le 24 décembre 1949 puis mort le 4 mai 2017 Ruwen Ogien était un philosophe libertaire français

[20] Ogien, Ruwen. « La vie, la mort, l’État », Martine Gross éd., Sacrées familles ! Changements familiaux, changements religieux. Érès, 2011, pp. 251-262.

“Le suicide assisté sous ses différentes formes, la gestation pour autrui, l’aide médicale à la procréation pour les gays et les lesbiennes et les femmes jugées « trop âgées », et même le clonage reproductif ne visent nullement à causer des torts à quiconque. Ce sont, par conséquent, des « crimes sans victimes » qu’il est injuste de pénaliser.”

[21] Ogien, Ruwen. Penser la pornographie. Presses Universitaires de France, 2008

[22] Article L1110-5 – Code de la santé publique – Légifrance. (2002, 5 mars). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006685747/2002-03-05/

“Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées. Les actes de prévention, d’investigation ou de soins ne doivent pas, en l’état des connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté.

Les dispositions du premier alinéa s’appliquent sans préjudice de l’obligation de sécurité à laquelle est tenu tout fournisseur de produit de santé, ni des dispositions du titre II du livre Ier de la première partie du présent code.

Toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doit être en toute circonstance prévenue, évaluée, prise en compte et traitée.

Les professionnels de santé mettent en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort.”

[23] Pochard, F., Kentish-Barnes, N., & Azoulay, E. (2007, 1 octobre). Évaluation des conséquences psychologiques d’un séjour en réanimation. Elsevier. https://www.srlf.org/wp-content/uploads/2015/11/0710-Reanimation-Vol16-N6-p533_537.pdf#:~:text=Le%20contexte%20de%20stress%20v%C3%A9cu%20lors%20du%20s%C3%A9jour,sur%20la%20vie%20relationnelle%2C%20affective%20et%20sociale%20despatients.

[24] Article L1111-11. (2020, 1 octobre). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000041721077

“Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées expriment la volonté de la personne relative

[25] S-M., F. (2018). Le droit à l’autodétermination de la personne humaine (French Edition). IRJS.

“le pouvoir de choisir, entre plusieurs options, celle qui correspond à ses aspirations personnelles”

[26] II, J. P. (1995, 25 mars). Evangelium vitae (25 mars 1995) | Jean Paul II. Vatican.Va. §79 https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_25031995_evangelium-vitae.html

“qu’Est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie pousuivant que s’il n’existe pas d’autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux”

[27] Vie publique.fr. (2021, 4 octobre). Rapport de présentation et texte de la proposition de loi de MM. Alain Claeys et Jean Leonetti créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. https://www.vie-publique.fr/rapport/34495-rapport-de-presentation-et-texte-de-la-proposition-de-loi-de-mm-alain-c

[28] LOI n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (1) – LégiFrance. (s. d.). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFARTI000001291462

[29] Arrêt d’acharnement thérapeutique. (2002, 5 mars). Legifrance.                 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006685766/

 ”Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé.”

[30] Marchesini, Silvane Maria. « Le suicide assisté : la nouvelle « peine de mort » induite par la société contemporaine ? Une analyse à la frontière entre droit et psychanalyse », Études sur la mort, vol. 141, no. 1, 2012, pp. 37.

“Elle ouvre un espace pour une analyse concrète de l’arrêt de « l’acharnement thérapeutique » à travers la consultation de « directives anticipées » éventuellement formulées par le malade, en maintenant la limite que constitue « l’homicide », sans décriminaliser ou dépénaliser l’euthanasie à travers le suicide assisté consenti.”

[31]Affaire Vincent Humbert. (2015, 8 mars). Dans Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Vincent_Humbert

[32] Santé mentale : renforcer notre action. (2018, 30 mars). Organisation Mondial de la Santé. https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/mental-health-strengthening-our-response

Le préambule de la constitution de l’OMS dispose que “La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité”

[33] Affaire Pretty c. Royaume-Uni / Suicide assisté – Institut Européen de Bioéthique. (2019, 16 janvier). Institut Européen de Bioéthique. https://www.ieb-eib.org/fr/justice/fin-de-vie/euthanasie-et-suicide-assiste/affaire-pretty-c-royaume-uni-suicide-assiste-66.html

“Mme Pretty, qui est paralysée et souffre d’une maladie dégénérative incurable, alléguait dans sa requête que le refus par le Director of Public Prosecutions d’accorder une immunité de poursuites à son mari s’il l’aidait à se suicider et la prohibition de l’aide au suicide édictée par le droit britannique enfreignaient à son égard les droits garantis par les articles 2 portant sur le droit à la vie, 3 ayant pour thème l’interdiction à la torture, 8 sur le respect de la vie privée et familiale, 9 énonçant la liberté de pensée, de conscience et de religion et l’article 14 sur l’interdiction à la discrimination de la Convention européenne des droits de l’homme dans le Titre 1 Droits et libertés.”

[34] E. (2022, 3 mars). Droits de L’Homme : Cours Magistral PDF. eBoik.com. https://eboik.com/droits-de-homme/#ib-toc-anchor-0

[35] Méthode de l’interview, Alizée Fayot.

[36] PROTIERE Guillaume, CHAMBARDON Nicolas, MALBLANC Matthias et al., « Fiche 9. La hiérarchie des normes », dans : , Les indispensables du droit constitutionnel. sous la direction de PROTIèRE Guillaume, CHAMBARDON Nicolas, MALBLANC Matthias et al. Paris, Ellipses, « Plein Droit », 2016, p. 57-62. URL : https://www.cairn.info/les-indispensables-du-droit-constitutionnel–9782340013148-page-57.html

[37] Qu’est-ce que le bloc de constitutionnalité ? (2020, 28 juillet). Vie-publique. https://www.vie-publique.fr/fiches/275483-quest-ce-que-le-bloc-de-constitutionnalite

[38] Arrêt de la Cour de justice, Costa/ENEL, affaire 6–64 (15 juillet 1964). (1964, juillet). CVCE. https://www.cvce.eu/obj/arret_de_la_cour_de_justice_costa_enel_affaire_6_64_15_juillet_1964-fr-cb4154a0-23c6-4eb5-8b7e-7518e8a2a995.html

[39] Primauté du droit de l’Union européenne – Fiches d’orientation – juin 2020 | Dalloz. (2020, juin). Dalloz. https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=DZ%2FOASIS%2F001065#_

Le principe de primauté signifie que le droit de l’Union prévaut sur les droits nationaux des États membres. Il bénéficie à toutes les normes de droit européen disposant d’une force obligatoire et s’exerce à l’égard de toutes les normes nationales.

[40] Décision n° 2006–540 DC du 27 juillet 2006. (2006, 27 juillet). Conseil constitutionnel. https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2006/2006540DC.htm

[41]Décision n° 2006–540 DC du 27 juillet 2006. (s. d.). Conseil constitutionnel. https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2006/2006540DC.htm

Considérant, en premier lieu, que la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti

[42] Cour européenne des droits de l’homme 29 avril 2002 n° 2346-02 affaire Pretty

[43] Wikipedia contributors. (2021, 28 janvier). Affaire Pretty contre Royaume-Uni. wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Pretty_contre_Royaume-Uni#:%7E:text=L%27%20arr%C3%AAt%20Diane%20Pretty%20contre%20Royaume-Uni%20du%2029,l%27%20euthanasie%20ayant%20eu%20un%20retentissement%20international%20

Considérant, en premier lieu, que la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti

[44] C. (2021, 1 juin). Euthanasie, suicide assisté, la législation en Belgique. Confiance en soin. https://confiance-en-soin.com/euthanasie-ou-suicide-assiste-en-belgique/

[45] Loi n° 219 du 22 décembre 2017

[46] Art. 2 costituzione. (s. d.). Brocardi.it. https://www.brocardi.it/costituzione/principi-fondamentali/art2.html

 La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’homme [4, 13 et suiv.], tant en tant qu’individu que dans les formations sociales où sa personnalité a lieu [18, 19, 20, 29, 39, 45, 49 ; c.c. 14 ff., 2247 et suiv.], et exige l’accomplissement des devoirs obligatoires de solidarité politique, économique et sociale [4, 23 , 41-44, 52-54; vers .c. 834-839, 1175, 1176, 1900 3]

[47]Art. 32 costituzione. (s. d.). Brocardi.it. https://www.brocardi.it/costituzione/parte-i/titolo-ii/art32.html

La République protège la santé en tant que droit fondamental de l’individu [38 2] et l’intérêt de la communauté, et garantit la gratuité des soins aux plus démunis.

Personne ne peut être astraint à un certain traitement de santé sauf par la loi. En aucun cas, la loi ne peut violer les limites imposées par le respect de la personne humaine

[48] Art. 580 codice penale – Istigazione o aiuto al suicidio. (s. d.). Brocardi.it. https://www.brocardi.it/codice-penale/libro-secondo/titolo-xii/capo-i/art580.html

« Toute personne qui incite d’autres personnes à se suicider ou renforce l’intention d’autrui de se suicider, ou facilite leur exécution de quelque manière que ce soit, est puni, en cas de suicide, d’une peine d’emprisonnement de cinq à douze ans. Si le suicide ne se produit pas, il est passible d’une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans, à condition que la tentative de suicide entraîne des blessures graves ou très graves. »

[49] Giuridica, R. (2019, 29 septembre). REDAZIONE GIURIDICA. Brocardi.it. https://www.brocardi.it/notizie-giuridiche/consulta-apre-strada-suicidio-assistito/2036.html

[50] Décret parlementaire n° 199/XIV du 5 novembre 2021

[51] Wikipedia contributors. (2022b, février 16). Pacte international relatif aux droits civils et politiques. wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pacte_international_relatif_aux_droits_civils_et_politiques

Article 6 : droit à la vie et sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide à la privation de la vie.

[52] Déclaration des Droits de l‘Homme et du Citoyen de 1789 (1789). Légifrance.Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

[53] E. (s. d.). European Convention on Human Rights – Official texts, Convention and Protocols. European Court of Human Rights. https://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=basictexts&c=

[54] Loi n°75-17 relative à l’interruption volontaire de grossesse (1975, 17 janvier) Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

[55] Loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (2021, 2 août) LOI n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (1) – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

[56] Conditions d’accès, d’utilisation et mise en garde | Vos droits en santé. (s. d.). vosdroitsensante. http://www.vosdroitsensante.com/1499/le-statut-juridique-du-foetus#:%7E:text=Avant%20toute%20chose%2C%20signalons%20qu%27aujourd%27hui%2C%20il%20est%20bien,s%C3%Bbret%C3%A9%20et%20%C3%A0%20la%20s%C3%A9curit%C3%A9%20de%20sa%20personne.


SOURCES :

Bibliographie :

Livres :

Camus, A. (1985). Le Mythe De Sisyphe Essai Sur Labsurde (Collection Folio / Essais) (French Edition) (GALLIMARD éd.). Gallimard. pp17- 18

Godet, F. (s. d.). Exode 20 – Commentaire biblique du verset 13 Bible annotée.

Luc. (s. d.). Luc 10 : 27 Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même. | La Sainte Bible par Louis Segond 1910 (LSG)

Ogien, Ruwen. « La vie, la mort, l’État », Martine Gross éd., Sacrées familles ! Changements familiaux, changements religieux. Érès, 2011, pp. 251-262.

Ogien, Ruwen. Penser la pornographie. Presses Universitaires de France, 2008

Articles :

Cédric Daubin. (2019, 8 février). Euthanasie et suicide médicalement assisté : un débat au-delà de celui de l’accompagnement de la fin de vie

Revues :

Gallopin, Christian. « Un suicide n’est jamais accompagné », VST – Vie sociale et traitements, vol. 98, no. 2, 2008, pp. 94-99.

Marchesini, Silvane Maria. « Le suicide assisté : la nouvelle « peine de mort » induite par la société contemporaine ? Une analyse à la frontière entre droit et psychanalyse », Études sur la mort, vol. 141, no. 1, 2012, pp. 37-53.

Journal de presse :

Morel, S. (2021, 30 janvier). Au Portugal, le Parlement légalise l’euthanasie. Le monde

Méthode de l’interview :

Alizée Fayot doctorante en droit de la santé

Sitographie :

Légifrance :

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240/

https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006071194

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006685747/2002-03-05/

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000041721077

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006685766/

Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

LOI n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (1) – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFARTI000001291462

Wikipédia :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Premier_concile_de_Braga

https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Vincent_Humbert

Affaire Pretty contre Royaume-Uni — Wikipédia (wikipedia.org)

Pacte international relatif aux droits civils et politiques — Wikipédia (wikipedia.org)

Larousse :

Définitions : serment – Dictionnaire de français Larousse

Brocardi :

Art. 2 costituzione – Brocardi.it

Art. 32 costituzione – Brocardi.it

Art. 580 codice penale – Istigazione o aiuto al suicidio – Brocardi.it

La Consulta apre la strada al suicidio assistito – Diritto penale – Notizie Giuridiche – Brocardi.it

Autres :

https://conseil94.ordre.medecin.fr/content/serment-dhypocrate-1

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86022352/f10.item

https://saintebible.com/deuteronomy/32-39.html

Europe : Quels sont les pays qui autorisent le suicide assisté ? (soin-palliatif.org)

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/29/au-portugal-le-parlement-legalise-l-euthanasie_6068124_3210.html

Le regard des Français sur la fin de vie – IFOP

https://www.conseilnational.medecin.fr/medecin/devoirs-droits/serment-dhippocrate

https://www.rfi.fr/fr/science/20211117-sida-une-patiente-argentine-gu%c3%a9rie-naturellement-sans-traitement

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Instruction sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation. Réponses à quelques questions d’actualité (vatican.va)

Evangelium vitae (25 mars 1995) | Jean Paul II (vatican.va)

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Affaire Pretty c. Royaume-Uni / Suicide assisté – Institut Européen de Bioéthique (ieb-eib.org)

https://eboik.com/droits-de-homme/#ib-toc-anchor-0

https://www.cairn.info/les-indispensables-du-droit-constitutionnel–9782340013148-page-57.html

Arrêt de la Cour de justice, Costa/ENEL, affaire 6-64 (15 juillet 1964) – CVCE Website

Primauté du droit de l’Union européenne – Fiches d’orientation – juin 2020 | Dalloz

Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 | Conseil constitutionnel (conseil-constitutionnel.fr)

Euthanasie, suicide assisté, la législation en Belgique ~ Confiance en soin (confiance-en-soin.com)

Art. 2 costituzione – Brocardi.it

Art. 32 costituzione – Brocardi.it

Art. 580 codice penale – Istigazione o aiuto al suicidio – Brocardi.it

La Consulta apre la strada al suicidio assistito – Diritto penale – Notizie Giuridiche – Brocardi.it

Primauté du droit de l’Union européenne – Fiches d’orientation – juin 2020 | Dalloz

Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 | Conseil constitutionnel (conseil-constitutionnel.fr)

Euthanasie, suicide assisté, la législation en Belgique ~ Confiance en soin (confiance-en-soin.com)

European Convention on Human Rights – Official texts, Convention and Protocols (coe.int)

Conditions d’accès, d’utilisation et mise en garde | Vos droits en santé (vosdroitsensante.com)

https://www.vie-publique.fr/fiches/275483-quest-ce-que-le-bloc-de-constitutionnalite


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ParJDA

L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, un établissement de soin qui se doit d’être aussi un service public de la réparation du soin

Art. 420.

Le présent article rédigé par Mme Marie-Charlotte Dalle, directrice juridique de l’AP HP, s’inscrit dans le cadre du colloque de l’Association Française de Droit de la Santé (AFDS) : Les juges de la santé qui s’est tenu à Bordeaux les 28 et 29 septembre 2023.

En outre, la contribution rejoint la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif et – pour cette publication – de la Revue de droit sanitaire et social (RDSS éditions Dalloz).

La loi du 4 mars 2002 a instauré l’obligation d’assurance du risque médical des établissements de santé. Quelques mois après, la loi du 30 décembre a prévu une possible dérogation à cette obligation, dérogation susceptible d’être « accordée par arrêté du ministre chargé de la santé aux établissements publics de santé disposant des ressources financières leur permettant d’indemniser les dommages dans des conditions équivalentes à celles qui résulteraient d’un contrat d’assurance ».[1] A ce jour, seule l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) s’est vue accordée une telle dérogation au terme d’un arrêté ministériel du 3 janvier 2003[2].

Néanmoins, elle avait déjà opté depuis 1977 pour un dispositif « d’auto-assurance », à la suite de la dénonciation par son assureur de l’époque du contrat qui garantissait le risque médical de l’AP HP. En effet, l’évolution de la sinistralité de l’établissement aboutissait à un nouveau contrat prévoyant un doublement de la prime assurantielle. La direction générale écarta cette proposition et décida que l’AP-HP assurerait elle-même directement le risque médical encouru au sein de ses 38 sites.

Cette fonction assurantielle du risque médical s’est donc mise en place au sein de la direction juridique de l’AP-HP, progressivement, au fil du temps, et sans être véritablement anticipée, réfléchie ni organisée comme telle : un établissement de soin n’est pas une société d’assurance, le cœur de métier de l’hôpital n’a rien à voir avec l’objet social d’un assureur. Endosser cette mission d’assurer directement les patients que l’on soigne suppose d’en évaluer les composantes et les enjeux, afin de la structurer au mieux, la suivre et la contrôler.

C’est dans cette perspective que la direction juridique de l’AP-HP fait aujourd’hui évoluer son organisation et son fonctionnement afin de mieux répondre au rôle qui lui est dévolu par l’institution d’assurer le risque médical. Un rôle qui s’inscrit dans la continuité du soin, et peut même constituer une étape du parcours de soin : réparer le soin défaillant c’est encore soigner, indemniser la défaillance, c’est aussi réparer.

Dans cette perspective, il s’agit moins pour l’AP HP d’être son « autoassureur », que d’accomplir une mission de service public de la réparation du soin[3]. Dès lors, s’impose la nécessité de structurer, de professionnaliser et d’encadrer ce service et de veiller à ce qu’il s’exerce avec qualité et célérité, dans le respect des quatre principes fondamentaux du service public hospitalier que sont l’égalité d’accès et de prise en charge, la continuité, l’adaptation et la neutralité[4].

Réparer le soin défaillant – rôle des équipes soignantes – ou indemniser la défaillance du soin – rôles de l’équipe de la direction juridique[5] – participent d’une même mission de service public, exigeante, aux enjeux humains et économiques majeurs.

Assumer en direct, sans l’intermédiaire d’une société d’assurance, le suivi, le traitement et la réponse aux réclamations indemnitaires impose à la direction juridique de l’AP –HP de disposer de ressources humaines compétentes, mobilisées et attentives et d’outils performants et facilitateurs. Cela implique également pour l’équipe juridique, de collaborer au quotidien avec les équipes administratives et soignantes de proximité sur sites, celles qui connaissent les patients, celles qui ont accès à leur dossier médical. Ainsi, échanges d’informations individuelles et contextuelles, éléments d’explications médico-légales, accès aux retours d’expérience, identification rapide des dysfonctionnements ou des malentendus, tout ce travail participe à la qualité et à la célérité du traitement des réclamations et de la réponse que le service public hospitalier doit apporter à chaque usager.

Ce travail permet aussi d’identifier plus finement les situations et les contextes à risque, afin d’en prendre la mesure, d’en établir une cartographie précise, et ainsi de parvenir à échanger avec la communauté médicale de façon constructive et préventive, notamment à l’occasion de la présentation du bilan de sinistralité annuel.

Assumer directement les procédures d’indemnisation des patients,  c’est aussi prendre la main sur une stratégie plus volontariste en termes de démarches amiables, voire de médiation, et dépasser la seule approche du règlement pécuniaire des conflits pour proposer aux patients et à leurs proches, rencontres, accompagnement, lieux et moments d’écoute et de reconnaissance de ce qui a été vécu, ressenti, éprouvé. C’est aussi participer avec la direction qualité à une relecture de l’ensemble des affaires constitutives d’évènements indésirables graves, et d’en évaluer les impacts sur les patients et les équipes soignantes, les actions correctives, les projets d’amélioration.

Ainsi, en assumant cette mission de service public de la réparation du soin, la direction juridique de l’AP HP s’inscrit pleinement dans la politique qualité des soins de l’établissement. Avec la conviction de  pouvoir faire siens les propos de Louis Pasteur, « guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Dalle Marie-Charlotte, « L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, un établissement de soin qui se doit d’être aussi un service public de la réparation du soin »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 420.


[1] Ces dispositions sont codifiées à l’article L.1142-2 du code de la santé publique.

[2] A. 3 janv. 2003(JO 8 janv), art 1er : « La liste des établissements publics de santé exonérés de l’obligation de souscrire une assurance pour la couverture de leur responsabilité civile ou administrative suite à des dommages subis par des tiers et résultant d’atteintes à la personne survenant dans le cadre de leur activité de prévention, de diagnostic ou de soins est la suivante :

Assistance publique-hôpitaux de Paris. »

[3] En écho d’ailleurs à une récente décision du Conseil d’Etat qui, dans le cadre d’un litige opposant l’AP-HP à l’ONIAM, a considéré que « L’AP-HP, bénéficiant d’une dérogation à l’obligation de souscrire un contrat d’assurance, ne peut être regardée comme un assureur pour l’application des dispositions de l’article L. 1221-14 du code de la santé publique » CE 20 juin 203, n°460868

[4] Cf. Art. L.6112-1 et suivants du code de la santé publique

[5] Le département de la responsabilité hospitalière au sein de la direction juridique de l’AP HP rassemble l’équipe en charge du traitement des réclamations indemnitaires, composée d’une douzaine de juristes et d’une quarantaine de médecins conseil (vacataires).

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Une justice des pairs, Juger les siens ? 

Art. 421.

Le présent article rédigé par M. Christophe Eoche-Duval, Conseiller d’Etat, s’inscrit dans le cadre du colloque de l’Association Française de Droit de la Santé (AFDS) : Les juges de la santé qui s’est tenu à Bordeaux les 28 et 29 septembre 2023.

En outre, la contribution rejoint la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif et – pour cette publication – de la Revue de droit sanitaire et social (RDSS éditions Dalloz).

Ma contribution retranscrite  à votre table ronde « Une justice des pairs, Juger les siens ? », à laquelle j’ai été honoré d’être invité, se bornera à rappeler les quelques pistes de réflexions dont j’ai pu témoigner, et non pas son verbatim ni une contribution remaniée. Je suivrais l’ordre des questions de notre présidente de table ronde. Naturellement, je ne m’exprimerai ni au nom du Conseil d’Etat ni au nom de l’Ordre des infirmiers, mais comme juriste ou auteur de doctrine, précisément auteur des jurisclasseurs des Ordres de santé .

Une justice à part ou à part entière ?

Il est incontestable que l’effet de la réforme de 2002, entrée en vigueur en 2007, a érigé la juridiction ordinale en justice à part entière, entrainant l’application du code de justice administrative, par renvoi ou « appropriation-adaptation au code de la santé publique, impliquant l’irruption du droit à un « procès équitable ».

C’est aussi une justice à part dans la double mesure où cette juridiction échevinée, dans laquelle les « assesseurs » non-magistrats professionnels et véritables pairs du mis en cause  sont majoritaires dans le quorum (rappel : 5 ; N.B. : article R. 4311-93 du code de la santé publique, s’agissant de la chambre nationale des infirmiers) concourent à n’interpréter que des règles de déontologie professionnelle, co-élaborées par leurs Ordres professionnels, et à les sanctionner en prenant toute l’expression de leur vécu pour en apprécier les manquements.

En résumé, j’aurais tendance à souligner que les professionnels renvoyés, qui font l’expérience devant leurs  pairs de cette justice à part et à part entière vivent une certaine « sidération ». Je  relève souvent, au stade de l’appel, que la phase du premier degré de juridiction ne leur a pas toujours permis de mesurer complètement que, de cette juridiction, dépend l’enjeu d’une réputation ou d’un droit d’exercice. L’appel aide à se ressaisir, mais la prise de conscience aurait dû mieux se faire dès la phase de conciliation préalable.

Quelles sont les compétences ratione materiae ?

 Il faut aborder, pour nourrir votre réflexion, plusieurs sujets.

Contrairement à d’autres contentieux disciplinaires, la juridiction ordinale des Ordres de santé, depuis le cadre de la réforme de 2002, est saisie presque automatiquement par l’effet d’une plainte, qui ne peut être classée par un tri d’opportunité des Ordres. Certes elle doit faire l’objet d’une conciliation préalable, mais cette phase délivre nécessairement, à défaut de conciliation, un permis de citer que n’a même plus à effectuer le plaignant, l’Ordre étant tenu de saisir la juridiction ordinale (en s’y associant ou non). L’inflation des requêtes, l’efficience de l’opportunité de la recherche d’une voie de conciliation, la nécessité de ne pas confonde signalement ou avertissement d’un usager ou d’un confrère et plainte sérieuse en bonne et due forme, ne feront pas échapper à la réflexion des progrès à faire (y compris réglementaire) dans la phase en amont du procès ordinal, sauf à « emboliser » gravement celui-ci.

Deux angles morts de la saisine du juge ordinal doivent aussi être souligner, car ils sont « mal vécus » et obéissent à une jurisprudence qui relève plus d’une casuistique difficile à comprendre et non insusceptible de revirements jurisprudentiels .

Il y a d’abord une compétence ordinale réservée aux seuls praticiens inscrits au tableau. Certes, les praticiens non-inscrits encourent d’autres voies de poursuite (pénale)  mais en pratique ce n’est pas le plaignant ni l’ordre qui peuvent d’eux-mêmes le mettre en mouvement mais le Parquet , pour exercice illégal. Les poursuites sont loin d’être systématiques, même si la transparence manque. L’exercice illégale du point de vue de l’absence d’inscription au tableau est peut être anecdotique chez les professions de santé « anciennes » tels les médecins, mais loin de l’être chez les infirmiers ( 130 000 infirmiers ne le sont toujours pas !). Il y a une jurisprudence (CE, 23 mars 1990, n°90095 ; CE. 21 septembre 2015, n°375016, ADDA. 2015. Page 1776, etc. ) qui permet au juge ordinal de maintenir sa compétence si les faits antérieurs à l’inscription au tableau auraient, s’ils avait été connus lors de l’inscription, donné lieu au titre  de l’appréciation des conditions de moralité, eu égard à leur gravité, à un motif de refus d’inscription. Mais cette jurisprudence n’est pas exempte de critiques, et surtout d’incompréhension.

Il y a ensuite le « privilège » des praticiens qui exercent au sein du service public de santé et que le plaignant ne peut par lui-même faire renvoyer devant le juge ordinal, sauf si la faute est détachable par sa gravité ou son étrangeté de l’exercice normal du service public. Cette seconde jurisprudence, qui s’appuie sur l’article L. 4124-2 du code de la santé publique, et l’interprète (elle est si abondante que je me borne à citer l’arrêt CE, 19 février 1982, n°08929, Conseil départemental de l’ordre des médecins du Bas-Rhin, Gaz. Pal. 1982, 2, page 338) ,  est également sujette à bien des interrogations des justiciables.

L’une comme l’autre de ces jurisprudences ne pourront pas faire l’économie de réflexions, voire d’évolutions législatives (pour le second cas évoqué) ou réglementaires (pour le premier cas évoqué).

Quelle qualité de la justice des pairs ?

Cette question m’inspire deux réponses latérales. La qualité de la justice ordinale dépend aussi beaucoup de la formation en amont des praticiens à leurs devoirs déontologiques. Sont-ils, aujourd’hui, assez instruits des bonnes pratiques déontologiques de leur profession, au cours de leur formation initiale comme (dans notre cas d’espèce, les études d’infirmiers, mais on pensera bien sûr aux autres professions de santé) ? Je crains que la réponse soit dans la question. Et qu’en est-il au titre de leur formation continue, qui devient pourtant une cause de la future certification ? Bref, l’expérience montre hélas que la plainte et le procès font (souvent) « découvrir » des règles déontologiques qu’on ignorait dans leurs détails, leur opposabilité et leurs conséquences.

Seconde réflexion, la formation des assesseurs professionnels à leurs fonctions juridictionnelles. Les prud’hommes essaient de former les conseillers prudhommaux tant au Droit du travail qu’au code de procédure civile,  en est-il suffisamment de même des Ordres ?

La justice ordinale dépend aussi des moyens de juger octroyés par les Ordres. Les moyens des greffes, sur la formation initiale et continue desquels une réflexion pourrait aussi s’ouvrir, dépendent entièrement de la main administrative des Ordres, sans même un avis conforme du chef de la juridiction…

Acceptabilité de la justice des pairs ?

« On n’a que vingt-quatre heures pour maudire ses juges ? », la maxime de Beaumarchais vaudrait-elle pour les praticiens ? La question n’est pas qu’anecdotique. Nous renvoyons d’abord à nos jurisclasseurs sur les Ordres de santé (Fasc. 144-20 et n°144-30) pour plus de statistiques et de ventilation par manquements renvoyés et par sanctions infligées. Nous avons déjà évoqué la « sidération » que peut engendrer le procès ordinal. Cette sidération prend le praticien à l’annonce de sa sanction. La palette du quantum est pourtant large mais le caractère ressenti comme « infamant », y compris du simple « avertissement », étonne d’une forme d’acharnement de principe à faire appel d’une sanction ressentie comme « injuste » .

A la palette des sanctions « infamantes » de l’art L 4124-6 du code de la santé publique, s’était de manière prometteuse ajoutée une faculté ouverte par la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009. Le juge disciplinaire peut adjoindre ou substituer une sanction « curative » ou « pédagogique » comme on veut. C’est le nouvel article L. 4124-6-1 du code de la santé publique qui prévoit en effet d’enjoindre à l’intéressé de suivre une formation. Hélas, d’une part, il aura fallu attendre cinq ans le décret d’application n°2014-545 du 26 mai 2014 (JORF du 28 mai 2014, page 8921) et d’autre part, des imperfections à ce régime de mise en œuvre réglementaire, et enfin l’absence à la disposition des chambres qui jugent d’un « catalogue » de formations (avec des thèmes et es durées) pouvant faire l’objet d’une injonction, rendent cette réforme quasiment ineffective. Et je le regrette vivement. Car cette sanction serait souvent plus acceptée qu’un …avertissement.

Il est toujours délicat de fixer le quantum, en l’absence de « justice ordinale prédictive », alors que c’est une question très délicate. N’oublions jamais qu’à partir de trois mois sans sursis d’interdiction d’exercice, un praticien libéral (qui n’a pas Pôle emploi) ferme la porte de son cabinet.

L’acceptabilité ne doit pas être seulement envisagée du côté des praticiens mais aussi du « patient », mot que je préfère à celui d’usagers des prestations de santé. Cette acceptabilité renvoie au sentiment que la justice ordinale doit être « équitable » pour apprécier leur cause alors que quatre des cinq membres de la formation qui statuera sont des pairs du praticien mis en cause. Il n’y a pas de voix qui s’élève à ce jour, mais tôt ou tard on ne pourra faire l’économie d’une réflexion tendant à ouvrir l’échevinage à l’introduction d’un assesseur « représentant » des patients, choisi selon un mode ou autre parmi les associations agréées de patients et d’usagers du service public de santé. Leur regard comme « assesseur » peut s’assurer aussi précieux pour bien juger que celui des assesseurs professionnels qui sont nos experts de l’acte professionnel dont il est déontologiquement discuté devant le juge.

(…)

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Eoche-Duval Christophe, « Une Justice des pairs, Juger les siens ? »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 421.

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Observations à propos des référentiels de l’Oniam

Art. 417.

Le présent article rédigé par Mme Louise Viezzi-Parent, doctorante en droit public, Université Toulouse Capitole, IMH, s’inscrit dans le cadre de la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

La présente recherche s’inscrit dans la continuité d’un mémoire de recherche du Master II Droit de la santé intitulé « Entre incapacité permanente partielle et déficit fonctionnel permanent : passé, présent et perspectives d’évolutions », et fait l’objet d’un approfondissement dans le cadre de travaux de Doctorat.

Si l’on pensait que la question de la juridicité des normes dites « de droit souple » avait trouvé un épilogue grâce à l’arrêt GISTI du 16 juin 2020, il semblerait que le caractère de certaines d’entre eux continue d’interroger.

Tel est le cas en l’espèce, concernant les référentiels indicatifs de l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ci-après « ONIAM ») qui concernaient respectivement les accidents médicaux et les dommages imputables à la contamination par le virus de l’hépatite C.

Si dès la première page de ce référentiel, ce dernier est cristallisé comme n’ayant qu’une simple portée indicative du fait « qu’aucune situation ne ressemble vraiment à une autre (…) une offre ne peut se fonder sur la seule application mécanique d’un référentiel », tout en rappelant qu’ « une fourchette est proposée », laquelle « ne reste pour autant qu’une indication », il n’en reste pas moins que la portée juridique de cet outil est aujourd’hui source de débats.

C’est ainsi que deux Professeurs d’Université ont tenté de faire annuler de manière partielle et pour excès de pouvoir, les deux référentiels suscités arguant d’une part, que l’indemnisation proposée par l’ONIAM pour ce poste de préjudice de « l’aide tierce personne »[1] était inférieur aux minima salariaux, d’autre part, que l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent créait une violation de l’égalité entre homme et femme pourtant gravée dans notre ordre juridique interne au sommet de la hiérarchie des normes, trouvant son essence dans le préambule de la Constitution de 1946[2].

Néanmoins et avec ces arguments, le Conseil d’État ne leur laissera pas la possibilité d’aller plus loin, réfutant un intérêt à agir[3], tant en leur qualité de membres du collège d’experts des victimes du valproate de sodium placé auprès de l’ONIAM, qu’en qualité d’usagers du système de santé. Le Conseil d’Etat choisissait ainsi de rejoindre la conception restrictive prise par les défenseurs de l’ONIAM, s’éloignant de la position choisie par les requérants aux mots du Doyen Hauriou : « De même que chaque citoyen a le bulletin de vote, de même il convient qu’il ait la réclamation contentieuse »[4].

Dès lors, il ne s’agira pas ici de s’attarder sur la qualification, ou non, d’un intérêt à agir puisque cette thématique a d’ores et déjà été traitée par le brillant Professeur Touzeil-Divina[5], mais bien de se pencher sur la question de la normativité d’un tel référentiel (I), s’interrogeant sur la sémantique même de ce mot (II).

Si la juridicité des normes de Droit souple a longtemps été l’objet d’une négation (A), la question des référentiels de l’ONIAM en tant que tels se pose (B).

A. De la négation de la juridicité des normes de Droit souple à son acceptation

La question de la justiciabilité et de la normativité des instruments de droit souple n’est pas nouvelle puisqu’elle s’était d’ores et déjà posée de manière plus générale en droit administratif où s’entremêlent à la fois les sources de droit formelles et matérielles, lui permettant d’exister « hors des canaux officiels de production du droit »[6]. Si cette question suscite encore les passions à l’heure actuelle, elle est largement aidée tant par le Conseil d’Etat ayant consacré son étude annuelle sur cette thématique, que par les avocats aux différents conseils de l’Ordre, consacrant sa revue « Justice et Cassation » de 2023 sur « Le contentieux du Droit souple ».

Il est dès lors opportun de revenir à la genèse d’une telle préoccupation. Aussi, le « droit mou », « droit gazeux »[7] ou encore de manière plus anglo-saxonne « soft law » a « pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ; ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ; ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit »[8],mais peut également être amorcé comme « Un ensemble disparate de dispositifs d’origines diverses (directives, circulaires, recommandations, déclarations, résolutions, guides de déontologie, codes de conduite…) qui ont en commun de ne pas avoir de valeur normative impérative, n’étant créateur ni de droits ni d’obligations, mais qui n’en exercent pas moins une influence régulatrice sur les comportements en cause »[9].

Si tant le rapport de 2013, que le lexique des termes juridiques s’attachent à relever que le Droit souple, n’est créateur ni de droit, ni d’obligation, cette affirmation semble aujourd’hui erronée du fait de la jurisprudence particulièrement prolifique sur ces questions[10].

Cette tendance n’est pas nouvelle, puisque portée par les préoccupations juridiques de la seconde moitié du XXe siècle qui rendaient possible un recours en annulation face à des actes au demeurant considérés comme insusceptibles de recours. La tendance était ainsi lancée en 1954 dans l’arrêt Notre Dame du Kreisker[11]qui différenciait les circulaires interprétatives des circulaires recouvrant un caractère règlementaire. Si ces premières se bornent « à interpréter les textes en vigueur »[12], les secondes fixent « des règles nouvelles »[13], et c’est bien en cela qu’elles présentent le caractère d’actes règlementaires susceptibles de recours.

Cette interprétation prétorienne ne se pérennisera pas pour autant[14], mais présentera l’avantage d’ouvrir le contentieux de l’excès de pouvoir à des normes pourtant considérées comme ne faisant pas grief. Il en sera de même pour les lignes directrices[15], les mesures d’ordre intérieur[16] qui régissent selon les mots du Doyen Hauriou « la vie intérieure des services » ou bien de manière plus spécifiques, les recommandations de bonne pratique édictées par la Haute Autorité de Santé en matière médicale[17].

Cette révolution sera finalement parachevée par l’arrêt GISTI[18], qui viendra poser le principe selon lequel « les documents de portée générale émanant dautorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de lexcès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre »[19].

Cet arrêt présentera l’avantage de viser in extenso les documents de portée générale, permettant une approche élargie, mais également l’inconvénient de ne comprendre que ceux émanant d’autorités publiques, limitant dès lors la portée de cette jurisprudence aux seuls actes de ces dernières.

B. Les référentiels ONIAM, une norme de Droit souple ?

Comme nous avons pu le voir, l’arrêt GISTI présente l’avantage de définir clairement les actes de droit souple susceptibles de faire grief mais circonscrit néanmoins cette possibilité aux seuls actes pris par les autorités publiques dont il convient de spécifier la portée. La doctrine assimile bien souvent la définition « d’autorités publiques » à celle de « pouvoirs publics », cette dernière recouvrant néanmoins une dimension moins restrictives que celle précitée. Dès lors, peuvent être considérés comme « pouvoirs publics », les « organes de l’État et même parfois ceux des collectivités territoriales »[20].

Aussi, puisque l’ONIAM est un établissement public administratif national, il ne fait aucun doute qu’il entre dans la conception qui est faite des pouvoirs publics. C’est puisque la gestion a été déléguée de l’État à un établissement public que ce dernier met en oeuvre la volonté de la puissance publique, et c’est ainsi qu’il dispose d’instruments[21] et qu’il participe en tant que pouvoir public à un intérêt général donné conformément à son principe de spécialité.

Dès lors et conformément à l’essence de la jurisprudence GISTI, il pourrait apparaître que les référentiels en cause recouvrent en eux-mêmes, les caractères énoncés par le prétoire entraînant ainsi la possibilité d’une annulation pour excès de pouvoir.

Il s’en trouverait ainsi que si l’on oppose la conception de « norme » à celle de « droit souple » ces derniers ne pourraient de prime abord, qu’être antonymes. En effet, tandis que la norme repose sur les critères d’obligation, de généralité mais également d’impersonnalité, il n’est pas dans l’essence même du droit souple que de recouvrir ces caractères.

C’est puisque la possibilité est donnée que le droit est souple, c’est puisqu’il est recommandé et non pas imposé que la portée est toute autre, c’est puisque l’on conseille que l’on s’éloigne de toute portée contraignante ; c’est néanmoins puisque l’on impose au lieu de préconiser que la loi « douce » ne l’est plus tant et qu’elle recouvre ainsi une partie de l’acception de la norme. De la confusion de deux antonymes pourrait ainsi naître des synonymes.

Si le Conseil d’Etat n’a dès lors, pas offert la possibilité aux requérants d’exposer leur(s) argument(s) que rejoint la présente démonstration sur le caractère contestable de l’acte, nul doute qu’un revirement de jurisprudence aurait eu fait grand mal dans la sphère du dommage corporel, à l’heure où cette matière est gouvernée par des soi-disant « référentiels » et « nomenclatures »[22] qui, en réalité, « se révèlent fortement normatifs »[23].

Le Droit du dommage corporel est une matière, de facto, gouvernée par le droit souple du fait de l’application de « référentiels » et de « nomenclatures » (A), néanmoins nuancé par la sémantique même de ces outils (B).

A. Le Droit du dommage corporel : une matière gouvernée par le « droit souple »

La question de la sémantique adoptée pour les référentiels de l’ONIAM n’est pas la seule qui gouverne le Droit du dommage corporel.

La principale problématique de cette matière tend à la justesse de l’appréciation du coût de la vie. Si selon Malraux « la vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie » – que l’on pourrait aisément appréhender dans un autre contexte – cette vérité n’est pas si absolue là où il est aisément admis que les larmes se monnaient[24] et que bien « qu’irréparable par nature, le dommage corporel doit néanmoins être indemnisé »[25].

Dès lors que le dommage est déterminé, encore faut-il décider à quel prix ces larmes se monnaient. La difficulté réside en l’appréciation in concreto qui est faite auprès de chaque juridiction. Dès lors, une personne présentant des dommages similaires à une autre pourrait obtenir une indemnisation tout à fait différente de cette dernière du fait de postes de préjudice subjectifs pour la plupart[26], ne permettant pas d’uniformiser les sommes octroyées.

Nous avons ainsi pu amorcer les référentiels ONIAM qui ne peuvent être considérés autrement que comme du droit souple susceptible de recours du fait de leur caractère particulièrement influent sur les comportements en cause, le Droit commun se réfère pour sa part le plus souvent au référentiel Mornet et peine par ailleurs parfois à s’en détacher, soulevant la peur de voir un jour « forfait sur l’indemnité »[27] alors même que le principe de réparation intégrale gouverne ce contentieux[28].

Mais les « barèmes » utilisés en dommage corporel ne sont pas les seuls à souffrir de cette rigidification du « droit souple ». Le même constat peut être fait pour la nomenclature Dintilhac[29], notamment du fait que les juridictions peinent à s’en détacher alors même que certains postes de préjudice appellent à amélioration, voire à totale refonte. Tel est le cas du déficit fonctionnel permanent dont il est censé être la seule prolongation post-consolidation du déficit fonctionnel temporaire, mais qui ne contient pour autant pas les mêmes sous catégories.

Si de prime abord et lors d’une lecture simple nous pourrions croire en la possibilité d’une contestation de ces référentiels et nomenclatures en tant qu’ils influencent grandement l’indemnisation des intéressés, cette hypothèse est totalement exclue dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir devant les juridictions administratives, n’entrant pas dans les « pré-requis GISTI » – du fait qu’ils ne sont pas pris par les autorités publiques – s’éloignant ainsi d’un possible contentieux.

Le contentieux du dommage corporel dans son indemnisation et dans la détermination des postes de préjudice qui faisait auparavant sa force du fait de la facile modulation qui pouvait être entreprise par les acteurs, en fait aujourd’hui son point faible à laquelle sont opposés, entre autres, les avocats de victime, craignant d’une rigidification des procédures – ce qui est d’ores et déjà le cas aujourd’hui – qui entraînerait une baisse des indemnisations des victimes qui s’en trouveraient doublement lésées ; une première fois lors de la survenance du dommage, une seconde, lors de l’indemnisation de ce dernier.

B. Les référentiels ONIAM, vraiment ?

En l’espèce, il s’agissait de contester, d’une part, le taux de l’aide tierce personne, d’autre part, la différenciation de situation qui était faite dans le référentiel entre les hommes et les femmes – comme dans le référentiel Mornet ou bien le barème de capitalisation de la Gazette du Palais qui en font la distinction –, qui mène pour la dernière tranche d’âge, alors même que le déficit fonctionnel permanent est le même, à une baisse de l’indemnisation proposée pour le sexe féminin – qui est nonobstant largement défavorable aux hommes comme nous pouvons l’observer, pour les quatre vingt dix premières années -.

Nous ne nous attarderons pas dessus ici en ce que le Conseil d’Etat n’a pas laissé aux requérants, l’opportunité de défendre ce point de vue, très audacieux et qui interroge encore à l’heure actuelle l’égalité entre hommes et femmes, pourtant consacrée par nos plus hautes normes.

Évidemment, les plus grands défenseurs de cet outil – dont nous admettrons volontiers qu’il permet a minima d’offrir une vue d’ensemble aux acteurs de l’indemnisation – se baseront sur le fait qu’il n’est « qu’indicatif »[30] et que ses dispositions ne sont qu’une simple « indication »[31].

Pour autant, dans la réalité, les juridictions font application quasi-systématique des dispositions de ce « référentiel ».

Ainsi par exemple, très récemment, le tribunal administratif de Rennes[32] s’est-il basé sur « le barème de l’ONIAM » – vraisemblablement un barème alors… – pour déterminer l’indemnisation d’une femme suite à un accident médical. Lui ont ainsi été octroyées la somme de 9,86 € par jour de déficit fonctionnel temporaire – en référence au « barème ONIAM »  qui fixe l’indemnisation ne pouvant vraisemblablement être inférieure à 300 € par mois, soit sur 30,5 jours,… 9,83 € –, de 3.100 € pour des souffrances endurées à 3 / 7 – toujours en référence au « barème », lequel propose un minima de 3.076 € –, de 2.300 € pour un déficit fonctionnel permanent de 2 % chez une femme de 39 ans au moment de la consolidation – c’est 82 € de moins que ce que le « barème » propose, dont nous remarquerons la table d’équivalence comme profondément injuste, comme si des personnes de 20 à 29 ans pouvaient être classées dans une même catégorie, là où le référentiel Mornet innove[33], en proposant un delta de cinq ans entre les périodes –, et de 1.000 € pour un préjudice esthétique (PEP) de 1,5 / 7 – là où le référentiel propose une moyenne de 955 € pour un PEP de 1 / 7 et de 1.849 de 2 / 7 -.

Nous pourrions croire que la référence à un « barème » qui plus est « indicatif » – les deux mots semblant entendus ici comme étant difficilement conciliables –, par la juridiction de Rennes n’était qu’un hasard. Néanmoins, bis repetita, le tribunal administratif de Nancy[34] octroiera une indemnisation de… 1.849 € à une femme ayant subi des souffrances évaluées à 2 / 7, cette fois-ci en n’explicitant pas s’être basé sur le « barème de l’ONIAM », mais reprenant pour autant la très exacte somme à laquelle il fait référence.

Nous ne blâmerons évidemment pas le juge qui ne peut statuer ultra petita, mais dont le rôle serait ainsi de ramener à de plus juste proportions les sommes demandées, pour se conformer au « barème » et évincer toute demande qu’il jugerait ainsi disproportionnée en référence à ce dernier.

Si le référentiel de l’ONIAM dès son prologue, nous annonce permettre « l’égalité de traitement des demandeurs sur l’ensemble du territoire », aidé par les juges qui se positionnent en tant que gardien de ce premier, une telle égalité d’un point de vue de l’indemnisation ne serait-elle pas davantage utopiste qu’objectivement réalisable ? La contradiction de cette disposition tient en ce que dernier n’est « qu’indicatif » parce-qu’« aucune situation ne ressemble vraiment à une autre », mais dont l’application par les juges lui donne de facto, le caractère de « barème ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Viezzi-Parent Louise, « Observations à propos des référentiels de l’Oniam »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 417.


[1] Ce poste de préjudice s’entendant, au sens de la nomenclature Dintilhac, comme étant un préjudice patrimonial permanent, soit entrant en jeu après la consolidation de l’intéressé. Il est défini à l’article 34 de cette première comme visant « à indemniser le coût pour la victime de la présence nécessaire, de manière définitive, d’une tierce personne à ses côtés pour l’assister dans les actes de la vie quotidienne, préserver sa sécurité, contribuer à restaurer sa dignité et suppléer sa perte d’autonomie ».

[2] L’égalité entre homme et femme est consacrée symboliquement dans les trois premiers alinéas du préambule de la Constitution de 1946, constitutionnalisé en 1971 par la décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971.

[3] Pour une définition de l’intérêt à agir, voir Guinchard S. (dir.) et alii, Lexique des termes juridiques 2020-2021, Paris, 2020, p. 582 : « Condition de recevabilité de l’action en justice consistant dans l’avantage que procurerait au demandeur la reconnaissance par le juge du bien-fondé de sa prétention. L’intérêt doit être personnel, direct, né et actuel ».

[4] Citation provenant des conclusions de l’affaire.

[5] Touzeil-Divina M., « Irrecevabilité d’un recours contre le référentiel ONIAM », JDA, 2023.

[6] Deumier P., « Saisir le droit souple par sa définition ou par ses effets » in Le Droit souple, étude annuelle 2013, 2013, p. 250.

[7] Magnon X., « L’ontologie du droit : droit souple c. droit dur », RFDC, 2019, p. 946.

[8] Conseil d’Etat, Le Droit souple, Étude annuelle, 2013.

[9] Guinchard S. (dir.) et alii, Lexique des termes juridiques 2020-2021, op. cit.

[10] Deumier P., Puig P., « Quand le droit souple rencontre le juge dur ; Note sous Conseil d’État, assemblée, 21 mars 2016, requête numéro 368082 », RTD Civ, 2016, p. 571.

[11] CÉ, 29 janvier 1954, Notre Dame du Kreisker, req. 07134.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Sur ce point voir CE, Ass., 28 juin 2002, Villemain, req. 220361 qui offre la possibilité de saisir le juge administratif lorsque l’interprétation faite par les circulaire « méconnaît le sens et la portée des prescriptions législatives ou réglementaires qu’elle se propose d’expliciter ou contrevient aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques », mais également CE, 18 décembre 2002, Duvignères, req. 233618 qui abandonne la dichotomie auparavant opérée dans l’arrêt Notre Dame du Kriesker pour se consacrer davantage, non pas sur l’objet, mais sur les effets de l’acte. C’est puisqu’une circulaire recouvre des dispositions impératives qu’elle est susceptible de faire grief.

[15] CE, Ass., 21 mars 2016, Fairvestra, n°368082, CE, Ass., 21 mars 2016, Société NC Numéricable, n°390023.

[16] Sur les mesures d’ordre intérieur qui ont fait l’objet d’un lourd contentieux, voir T. Confl., 22 février 1960, Dame Fargeaud D’Epied, req. 01647, CE, Ass., 27 janvier 1984, Caillol, req. 31986, CE, 12 mars 1980, Centre Hospitalier spécialisé de Sarreguemines, req. 12572, CE, 10 octobre 1990, Garde des Sceaux, req. 107266, CE, Ass., 17 février 1995, Marie, req. 97754, CE, 14 décembre 2007, Garde des Sceaux c/ Miloud, req. 290730, CE, 14 décembre 2007, Pascal, req. 306432, CE, 14 décembre 2007, M. A, req. 290420 .

[17] Sur ce point voir CE, 26 septembre 2005, Conseil National de lOrdre des Médecins, req. 270234 et CE, 27 avril 2011, Formindep, req. 334396.

[18] CE, 12 juin 2020, GISTI, req. 418142.

[19] Sur ce point voir Touzeil-Divina M., « Un nouveau « recours Gisti » contre les lignes directrices ? À propos de CE, sect., 12 juin 2020, n° 418142, Gisti, Lebon », JCP A, 2020, p. 4.  

[20] Guinchard S. (dir.) et alii, op. cit.

[21] Pour ne citer que les prérogatives de puissance publique.

[22] Sur ce point voir la nomenclature Lambert-Faivre suivie de la nomenclature Dintilhac qui, bien qu’indicatives recouvrent de manière bien trop régulière, celle de norme impérative.

[23] Quézel-Ambrunaz C., « Les postes extra-patrimoniaux dans les référentiels d’indemnisation face à l’inflation », Gaz. Pal., p. 9, 2023, n°33.

[24] Pour une illustration voir Tapinos D., « L’appréhension du dommage corporel par la doctrine juridique », Gaz. Pal., 2013, n°47,

[25] Lambert-Faivre Y., « Dommage corporel. Mieux réparer l’irréparable », in Études offertes à Geneviève Viney, LGDJ, 2008, p. 567.

[26] À titre d’exemple, si le déficit fonctionnel permanent est constitué en lui-même d’un élément objectif qu’est l’atteinte physiologique, il est également composé de deux éléments objectifs – les douleurs ressenties post-consolidation ainsi que les troubles dans les conditions d’existence –, qui rendent difficile un chiffrage uniforme sur un même dommage et qui entraîne de manière quasi-systématique à la seule indemnisation du dommage physiologique.

[27] EWALD F., L’État providence, Grasset, 1986, p. 283, prononcé à l’occasion d’un discours du Sénateur Thévenet sur l’indemnisation des accidents de travail.

[28] Référentiel ONIAM, p. 3.

[29] Nomenclature sur laquelle l’ONIAM se base pour fixer les postes de préjudice pouvant être indemnisés, la nomenclature Dintilhac étant considérée comme la plus aboutie à l’heure actuelle bien qu’elle recouvre une dimension de plus en plus vétuste et qui devrait être sujette à actualisation et amélioration.

[30] Référentiel indicatif d’indemnisation par l’ONIAM, p. 4.

[31] Ibid.

[32] TA Rennes, 16 octobre 2023, req. 2302299.

[33] Nous ne prendrons pas le parti de dire que ce dernier est exempt de tout reproche.

[34] TA Nancy, 18 août 2023, req. 2101427.

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ParJDA

Jules Liégeois (1833-1908), « professeur hypnotisant » du Droit (II/II)

Art. 417.

Le présent article rédigé par le pr. Mathieu Touzeil-Divina, Co-directeur du Master Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, s’inscrit dans le cadre de la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif. Il est composé de deux parties :

Jules Liégeois (1833-1908)
« professeur hypnotisant » du Droit – II

La présente contribution est respectueusement dédiée à la plus nancéienne des avocates (Sophie H.) et au plus liégeois des Méditerranéens (Idir C.) ainsi, naturellement, qu’au chevalier Estéban T.
Elle est, enfin, offerte à la plus hypnotisante et chérie des sœurs.


Jules Liégeois,
entre les médecines & les droits

1884-1889. En matière de suggestion, l’ouvrage le plus important de Liégeois se construira en deux temps : en 1884, d’abord, il fait publier son Mémoire préc. de 1884 qu’il a défendu, non sans courage, à l’Institut de France. En 1889, il a considérablement augmenté le volume de sa démonstration et de sa production et en offre un opus intitulé : De la suggestion et du somnambulisme dans leurs rapports avec la jurisprudence et la médecine légale[1]. Il s’agit de son œuvre la plus importante hors des Répétitions écrites sur le droit administratif.

De 1884 à 1888, il a affiné ses théories, démontré à nouveau et avec plus de rigueur ce qu’il avait commencé à indiquer et – surtout – il a tenu compte de tous les arguments contraires notamment portés par Charcot et ses disciples pour prévoir quelques contre-attaques et/ou réponses. En effet, comme le rappelle Liégeois en introduction de la publication de 1889, son mémoire du printemps 1884 avait occupé cinq séances complètes à l’Institut : deux (les 05 et 19 avril) pour qu’il expose ses propositions et découvertes et trois (les 26 avril, 03 et 10 mai 1884) pour qu’elles soient discutées et parfois contredites violemment. Il comptait donc beaucoup – pour être davantage entendu et compris – sur l’aide de celui qui l’avait invité au printemps 1884 à présenter son point de vue devant l’Académie des sciences morales et politiques : Émile Boutmy (1835-1906). Fondateur (en 1871) de la future Sciences Po Paris, l’homme est ouvert à toutes les idées susceptibles d’entraîner progrès, discussions mais aussi controverses. Avec Liégeois, il trouve un orateur réunissant toutes ces qualités et l’invitera même à rejoindre l’Académie comme correspondant en 1899.

L’exemplaire sur lequel nous avons eu la chance et le plaisir de travailler cette contribution était précisément dédié à Boutmy, en 1889, avec un hommage des plus sincères. Nul doute qu’il s’est agi d’un précieux soutien permettant à Liégeois, au-delà de Nancy, de présenter et de confronter ses doctrines (A) mais aussi de s’insérer dans le milieu de la médecine légale alors exclusivement dirigé par des docteurs en médecine, surtout parisiens (B).

A.   Jules Liégeois & les doctrines de la suggestion
aux prismes du Droit

Doctrines liégeoises de la suggestion. En 1889, les premiers mots de la démonstration de Liégeois sont pour l’École de Paris et – plus spécialement – non pour Charcot mais pour son élève Gilles de la Tourette. Liégeois et lui forment un duo exceptionnel de savants aux caractères trempés et aux convictions profondes n’hésitant pas à s’invectiver parfois et à s’interpeller souvent à l’instar d’un Duguit (1859-1928) et d’un Hauriou (1856-1929) à la même époque dans les Facultés de Droit. Ainsi écrit Liégeois[2] : « L’auteur, qui est médecin » ce qui est déjà un premier tacle lorsqu’on se rappelle que Gilles de la Tourette lui faisait remarquer qu’il n’avait aucune légitimité à parler de santé en tant que profane… ce qui permettait ici au professeur de Droit de faire remarquer que dans l’expression « médico-légale » il y avait aussi du Droit. « L’auteur, qui est médecin » donc « proclame que « s’il y a quelque chose que l’on puisse redouter dans l’hypnotisme, ce n’est pas la suggestion » ». Or, contredit de façon diamétralement opposée le Lorrain : « s’il y a, au point de vue médico-légal, quelque chose à redouter dans l’hypnotisme, c’est la suggestion ».

L’ouvrage est alors s’abord construit sur l’étude des racines et des progressions de la suggestion au regard du mesmérisme, du magnétisme animal ou encore de l’hypnotisme de Braid. Et ce n’est qu’après avoir rappelé[3] cette évolution qu’il va pouvoir distinguer la suggestion telle qu’elle est envisagée à Nancy de toutes les autres méthodes. L’œuvre pédagogique en est remarquable comme l’est[4] sa façon d’oser affronter toutes les autres théories et thèses existantes de front. Partant[5] va insister Liégeois : il existe différentes formes, degrés et modes d’hypnotismes, de sommeils et de suggestion. Toutefois, au regard du Droit, la première question essentielle est, selon lui, celle du consentement.

En travaillant d’abord et avant tout sur les questions de volonté et de consentement à un acte ou à un fait, la démarche du juriste Liégeois n’étonne pas. Il s’agit de la base même de l’ensemble du droit romain et du droit privé encore positif. Il s’agit aussi de ce que l’on attend d’une étude juridique ou par un juriste sur un sujet donné.

À nos yeux, à cet égard, le premier apport de Liégeois à la réflexion sur l’hypnose réside bien dans ce questionnement : quelle est la liberté des hypnotisés ? ; jusqu’où peut aller la suggestion malgré la volonté ou le consentement ? Et c’est d’ailleurs précisément sur ce sujet qu’on le consultait et qu’on attendait ses propositions et ses expertises juridiques comme en témoigne la visite préc. du professeur belge Delbœuf à Nancy en 1887[6]. De tous les promoteurs de l’École de Nancy, Liégeois était manifestement le « préféré » de Delbœuf qui n’a à son égard, même lorsqu’il est en désaccord, que des termes mélioratifs et positifs (ce qui n’est clairement pas le cas avec Bernheim (où l’on sentirait même des relents d’antisémitisme[7]). On pourrait même dire, avec gourmandise, que de Liégeois, Delbœuf avait fait son chocolat liégeois.

Concrètement, affirmait Liégeois, sous certaines conditions – d’où un danger évident – quiconque pouvait être hypnotisé et – certains – (et non tout un chacun) en fonction de ses appétences, de ses croyances et de son sens moral (soulignera Bernheim) pouvait se voir suggérer, comme malgré sa volonté, de commettre les pires infractions. Juridiquement, cependant, puisque la volonté n’avait pas été exprimée et le consentement matérialisé, la victime hypnotisée ne pouvait[8] « dès lors être considérée comme libre, ni, par suite, comme responsable ».

De même, sur ces rapports entre Droit, hypnotisme, suggestion et médecine, Liégeois proposait même que la Justice n’ait[9] « pas le droit de faire hypnotiser un prévenu pour obtenir de lui, par ce moyen des aveux ou les dénonciations auxquels » il se serait refusé « dans son état normal, c’est-à-dire quand il jouit de son libre arbitre ».

Suggérer une infraction malgré le consentement de l’hypnotisé est-il possible ? « Oui », assurément, répond presque avec gourmandise Liégeois qui en effraye le public craignant que n’importe qui ne se voit suggéré de tuer quiconque ou de voler n’importe quoi. Même s’il va, au fur et à mesure des années, et dès 1889, atténuer cet enthousiasme en montrant l’importance de réunir plusieurs conditions pour qu’un crime soit suggéré malgré la volonté de son commettant, Liégeois, alors tout de même soutenu par Beaunis, va trop inquiéter ses collègues nancéens et réjouir ses détracteurs qui ne retiendront que cette hypothèse (et non les conditions de sa matérialisation). En 1884, ainsi, devant l’Académie des sciences morales et politiques, Liégeois avait conclu que[10] « les personnes qui rêvent à haute voix et qui semblent a priori plus hypnotisables que les autres, agiront prudemment en ne regardant pas trop longtemps et avec trop grande fixité des étrangers, des inconnus, avec lesquelles elles se trouveraient seules, par exemple, dans un compartiment de chemin de fer ». Georges Gilles de la Tourette[11] s’en était ouvertement moqué en résumant le propos comme suit : « la suggestion est l’épée de Damoclès constamment suspendue sur nos têtes » !

Suggérer une infraction malgré le consentement de l’hypnotisé est-il possible ? « Non » va alors rétorquer très rapidement Bernheim rassurant ledit public et ses autorités mais se séparant une fois de plus de son « ami Liégeois » : pour qu’une telle suggestion soit possible, il faut nécessairement que le « sens moral » de l’hypnotisé accepte (sinon encourage) l’infraction suggérée. Il faut, expliquait Bernheim dans son dernier ouvrage[12], une « conscience morale absente » ainsi qu’une « suggestibilité » très forte.

Ainsi, écrit explicitement Bernheim[13] : « Quand M. le professeur Brouardel[14] nous fait dire que toujours le somnambule appartient au magnétiseur (sic) comme le bâton du voyageur appartient au voyageur, il exprime là une idée qui n’appartient pas à l’École de Nancy » (nunc). En effet, pour Bernheim, une idée même amorale n’est que « suggérée » à un hypnotisé qui demeure « capable de volonté ». N’est-ce pas, peu ou prou, le même « diagnostic » ou énoncé que celui préc. mais un siècle et demi plus tard des juges administratifs nancéens dans leur décision du 29 mars 2022[15] : « le procédé de l’hypnose ne peut, pour pouvoir être pratiqué, être réalisé contre le gré du patient ». Les magistrats ont donc suivi Bernheim bien plus que Liégeois.

Insistant sur la force des mots et de la parole suggérés pour démontrer avoir coupé les liens avec le mesmérisme, les fluides et les « passes » magnétiques, Liégeois va même être l’un des pionniers en matière de suggestion à distance. Dès 1885, il s’en fait l’écho à l’Académie de Stanislas[16] (et le reprendra dans l’ouvrage préc. de 1889) par l’usage du téléphone ce que Braid dans sa neurypnologie avait déjà imaginé en proposant des pratiques d’hypnose à distance.

Liégeois est par ailleurs l’initiateur des « crimes de laboratoire » ce pour quoi il sera autant admiré et applaudi (par Delbœuf par exemple) qu’hué et dénigré (par Gilles de la Tourette en particulier). De quoi s’agissait-il ? Pour démontrer son hypothèse selon laquelle on pouvait non seulement suggérer des infractions à certaines personnalités particulièrement sensibles ou prêtes à ces actes, Liégeois – respectueux du Droit et du Code pénal – entendait recréer des infractions virtuelles aux fins d’études. Il suggérait ainsi par exemple à une femme de commettre un parricide mais ce, avec des balles à blanc afin simplement de constater s’il était possible de suggérer de tels actes. Et c’est précisément parce que ces « crimes de laboratoires » étaient concluants qu’il les estimait réalistes et non imaginaires ou impossibles comme le prétendait l’École de Paris.

C’est à ce titre qu’il consacre le plus de pages de son plus important ouvrage (celui préc. sur la Suggestion et le somnambulisme de 1889) : à décrire des expériences qu’il a réalisées ou dont il a été l’observateur. Il analyse alors les conséquences juridiques de suggestions faites à des hypnotisés et imagine leurs implications judiciaires et juridictionnelles. En particulier, on l’a dit, il insiste sur les hypothèses les plus violentes ou les plus dramatiques : le viol, le crime, le parricide, etc. Plus précisément[17] encore, il imagine comment – en Justice – essayer de démontrer qu’une personne a été hypnotisée et comment l’en débarrasser[18] : « puisque le principe de l’automatisme somnambulique aurait pour effet de préserver d’une punition méritée l’auteur delà suggestion ; puisque le prévenu, en vertu de l’ordre reçu, ne le dénoncera jamais directement, il faut le lui faire dénoncer indirectement, par des actes dont il ne comprendra pas la signification, ou même par des démarches auxquelles on donnera une apparence de protection ou de défense pour le criminel lui-même ».

Au titre des « crimes de laboratoire », il traite aussi aux côtés de Bernheim les « hallucinations négatives » (dont l’expression sera jugée inepte par l’École de Paris) et qui consiste en la suggestion faite de faire disparaître du réel une chose ou une personne pourtant matériellement présente[19]. Alors explique-t-il avec des termes d’une très intéressante modernité[20] :

« Examinons maintenant quelles sont les conclusions qui peuvent être tirées des faits qui précèdent. Ils établissent, cerne semble, que, durant l’hallucination négative, les hypnotisés voient ce qu’ils paraissent ne pas voir et entendent ce qu’ils paraissent ne pas entendre. Seulement, ils voient et ils entendent d’une façon inconsciente. Il y a, en eux, deux moi : un moi inconscient, qui voit et entend, et un moi conscient, qui ne voit ni n’entend, mais auquel on peut faire des suggestions, en passant, si je puis m’exprimer ainsi, par l’intermédiaire du premier moi ».

On ressent plus loin, dans sa conclusion, une véritable excitation quand aux perspectives qu’il ouvre ou croit ouvrir et cet enthousiasme est communicatif. On l’entendrait presque s’écrier[21] :

« Jusqu’ici, on a cru que la personne rendue invisible pour le sujet hypnotique n’était pas vue par lui ; qu’elle n’était pas entendue de lui, quand on lui avait suggéré de ne pas l’entendre.
Or, j’ai montré le contraire ; je crois avoir prouvé que celui qui paraît ne pas voir, voit ; que celui qui paraît ne pas entendre, entend ; que celui qui semblait devoir être, pour un temps, insensible aux suggestions de la personne objet de l’hallucination négative, les subit avec une docilité parfaite et les réalise avec une exactitude absolue.
Si donc, — mais, c’est là une si grande espérance que j’ose à peine la formuler ! — s’il en était de même pour le malade, agité par le délire de la fièvre ? pour l’aliéné, jeté hors de la vie réelle par les fantômes que crée son cerveau halluciné ? S’il y avait là des faits de vie inconsciente, analogues, sinon identiques à ceux que nous venons de produire ? Et si l’on pouvait, dès lors, trouver dans ces désordres mêmes de la pensée, un moyen de la rétablir dans son intégrité, de faire des suggestions thérapeutiques produisant tout l’effet qu’on en obtient dans les autres états hypnotiques ? Si le délire lui-même donnait au médecin, à l’homme de l’art, le moyen de faire cesser le délire et de guérir le malade ?
Mais je m’arrête. Sans doute, l’ambition est trop grande » !

Liégeois perçoit, valorise et se réjouit de ces perspectives thérapeutiques qu’un non-médecin comme lui approche pourtant.

Il a souvent été reproché à Liégeois de n’être qu’un juriste théoricien. Or, rappelait-il fréquemment, au fil de ses pages. Comme hypnotiseur, il était un praticien. Certes, il ne détenait pas un doctorat en médecine mais voyait bien « en pratique » toutes les applications possibles et thérapeutiques de la suggestion. Et, quand on lui reprochait de n’être qu’un praticien de salon ou de « laboratoire » à l’instar de ses « suggestions criminelles » préc., il n’hésitait pas à rappeler qu’aux côtés des médecins Liébeault, Beaunis et Bernheim, il avait été conduit aussi à pratiquer des arts curatifs.

On avoue d’ailleurs être très étonné de ce qu’à aucun moment il n’ai été poursuivi en exercice illégal de la médecine alors qu’il décrivait des pratiques suggestives susceptibles de soigner. En particulier, insistait-il déjà et de façon très moderne, la suggestion hypnotique a des effets physiologiques et notamment antalgiques fondamentaux. Il est alors l’un des premiers non-médecins à décrire[22] « l’anesthésie chirurgicale » au moyen de la suggestion. De même affronta-t-il la question de l’amnésie potentielle des hypnotisés.

Dès 1866, Liébeault avait constaté et commencé à théoriser cette l’amnésie des hypnotisés à leur réveil sur ce qu’ils venaient d’accomplir pendant leur « sommeil ». C’est alors que le pionnier nancéen eut l’intelligence de comparer l’état d’hypnose à[23] « certains sommeils profonds » qui donnent l’impression aux réveils des intéressés qu’ils n’ont pas rêvé car ils ne se souviennent de rien. Toutes les études postérieures ont alors montré la véracité de l’intuition : nous rêvons toutes et tous dans notre sommeil « classique » et pourtant nous ne nous souvenons pas toujours desdits songes. Il en serait logiquement de même de l’état de sommeil hypnotique selon Liébeault mais rassureront ses successeurs dont Bernheim, un souvenir réel ou imaginé ressentit par un individu peut toujours être réactivé.

Partant, avait imaginé Liégeois, il existerait un « état second » provoqué par plusieurs types de sommeils qu’il avait cherché à systématiser. Partant de la théorie développée par le Dr bordelais Eugène Azam (1822-1899) sur la « condition seconde », Liégeois[24] développe l’idée selon laquelle non seulement la théorie d’Azam est la sienne mal interprétée et sans le citer mais encore qu’elle doit être améliorée pour montrer la part de « conscience » des hypnotisés. Même son pire détracteur[25] le reconnaîtra : « nous pouvons (…) concéder à [Liégeois] que personne ne lui contestera la priorité de l’idée qu’il se fait de l’état second ». Gilles de la Tourette en fera même un usage dans son ouvrage[26] sur « les états analogues » à l’hypnotisme, montrant bien, de ce fait qu’il partageait – sur ce point au moins – la conception lorraine.

B.   Jules Liégeois & la médecine légale
en théories comme en pratiques

Un triple « non » au pouvoir central. Le professeur Liégeois était courageux et parfois même téméraire pour ne pas dire imprudent. A plusieurs reprises, ainsi, il a osé dire « non » dans des situations où la plupart de ses contemporains auraient surtout contacté la fuite plus encore que le courage.

  • Ainsi, avait-il su dire « non » au pouvoir central parisien en refusant de rester au ministère de l’Intérieur pour y préférer le professorat en province. « Non » avait-il également dit à l’extension de ce même pouvoir exécutif de plus en plus centralisé. Raison pour laquelle dans ses Répétitions écrites de droit administratif, la place des territoires et notamment des départements et des communes était-elle valorisée. Il faut lire à cet égard son important commentaire[27] (de plus de cent cinquante pages) décentralisateur de la Loi du 10 août 1870 sur les conseils généraux.
  • « Non », on l’a déjà compris, avait-il également osé proclamer, en pleine séance de l’Institut de France, à l’académisme et à la Faculté de médecine de Paris. « Non » à l’École de la Salpêtrière et à Charcot, Babinski et Gilles de la Tourette qui ne pensaient pas voir venir la contestation de province et d’un juriste !
  • « Non » avait-il encore osé crier plus jeune lorsque Liégeois avait pris des risques et s’affirmer puisque l’Histoire raconte (et notamment son biographe à la notice préc. des Mémoires de la Société de Bar-Le-Duc) qu’après le coup d’état du futur Napoléon III, le chef de cabinet Liégeois apprenant que les têtes du parti républicain local (les frères Isidore (1812-1860) et Nicolas (1823-1902) Buvignier) allaient être arrêtés puis déportés, les en avertit en cachette par une missive anonyme qui leur permit de s’exiler à temps en Belgique.

Liégeois savait dire non et marquer son refus comme il savait prendre des risques et non se réfugier dans un confort commode.

L’affaire Gouffé-Bompard & le coupable liégeois idéal. Cette affaire[28] sordide est l’une des grands contentieux médiatiques et pénaux de la fin de siècle. En résumé, c’est le jour de la Sainte Radégonde, le 13 août 1889, que l’on a découvert, en deux endroits de la campagne lyonnaise (à Millery et à Saint-Genis-Laval), les restes humains mutilés d’un huissier de Justice parisien disparu depuis quelques jours, Toussaint Auguste Gouffé (1841-1889) (ainsi, en un autre lieu, que la malle les ayant contenus). L’homme n’est d’abord pas identifié formellement au point qu’il faille, trois plus tard, faire intervenir le ponte lyonnais (aux célèbres moustaches) de la médecine légale, Alexandre Lacassagne (1843-1924). Les soupçons vont alors se tourner vers un couple de suspects dont la femme, Gabrielle Bompard (1868-1920), qui va se rendre spontanément[29], va prétendre avoir agi sous hypnose au nom et sous l’influence de son amant manipulateur, Michel Eyraud (1843-1891).

Si sa théorie va être qualifiée d’impossible par les médecins de l’École de Paris, Jules Liégeois, quant à lui, non seulement va y croire mais va se déplacer à la Barre des Assises de la Seine pour expliquer son point de vue sur la possible suggestion criminelle. Il avait, cela dit, été précédé de Bernheim (qui refusera pourtant d’aller témoigner comme expert) qui avait déclaré[30] – ce qui contrariera sinon agacera l’expert médical l’ayant examiné (le pr. Paul Brouardel (1837-1906)) ainsi que l’École de Paris – que « cette jeune fille, qu’il n’avait du reste jamais vue, avait certainement agi sous l’influence de l’hypnotisme. Nous avons su, de plus, que certaines personnes l’avaient hypnotisée ». Reprenant ces propos pour les disqualifier, Brouardel (cité[31] par Gilles de la Tourette) dénia la présence d’un hypnotisme.

Pour Liégeois il ne faisait alors aucun doute (ce qu’il tentera de démontrer en une plaidoirie fleuve de quatre heures !) : Bompard était irresponsable puisque sous l’emprise suggestive de son amant. Selon Cuvelier (qui ne cite que trop rarement ses sources) : « le procureur général » (il s’agissait de Jules Quesnay de Beaurepaire (1834-1923)) « réagit violemment » à la « plaidoirie » de Liégeois à laquelle il niera toute prétention scientifique ce qui permet à Brouardel, tel un matador, d’achever le taureau liégeois et de[32] « faire rire le public aux dépends de ce professeur de droit qui voulait faire de la médecine ».

Cela dit, il n’écrit pas que Bompard a été forcée d’agir de façon criminelle. Bien au contraire, il prétendit presque « à la Bernheim » qu’elle aurait agi en fonction de la « suggestion qui lui était la plus agréable ».

La presse va saisir ce moment pour opposer les deux Écoles et notamment deux de leurs porte-parole : Liégeois et Gilles de la Tourette. Dans son « épilogue d’un procès célèbre », le médecin[33] assassina le professeur de droit et toute l’École de Nancy alors qu’en 1887, il avait soutenu et publié qu’une suggestion criminelle était tout à fait envisageable et avait même pu exister[34]. Il raconte le procès en ces termes manifestement fort justes[35] : « les journaux politiques, enchantés de l’aubaine, exploitent cette nouvelle mine et se préparent à servir à leurs lecteurs un vrai régal, un nouveau spectacle à la Molière : deux Écoles rivales s’apprêtant à s’entre-déchirer, et cela dans le prétoire » !

Le jury, cela dit, ne fut pas convaincu par Liégeois et condamna les deux amants : l’une aux travaux forcés et l’autre à la guillotine. Alors, résume le docteur en médecine Cuvelier[36], « c’est bien Liégeois qui allait par ses imprudences (sic) amorcer le déclin de l’École de Nancy ». Et, plus loin[37], « ce fut Liégeois qui, par sa fougue habituelle, commença à porter le discrédit sur Bernheim et entama la confiance de l’opinion publique vis-à-vis de Nancy ». Avec encore moins de tact mais beaucoup plus d’humour, Gilles de la Tourette[38], avait résumé[39] : « Conclusion : vingt ans de travaux forcés de la part du jury réfractaire aux suggestions de M. Liégeois » ! Edgar Bérillon, pourtant favorable aux doctrines nancéennes, dressera – dans sa Revue – un constat partiellement identique (mais plus diplomatique) en 1891[40] :

« L’intervention de M. Liégeois a-t-elle été utile à l’accusée ?
Sur ce point les avis sont partagés. Mais l’impression générale est que les doctrines de l’École de Nancy ont essuyé, sur le terrain juridique, une défaite, d’autant plus regrettable que rien ne justifiait en cette occurrence la nécessité de livrer la bataille. Elle n’a plus qu’à attendre qu’une occasion favorable, qu’un crime qui soit manifestement le résultat d’une suggestion criminelle, lui permette de prendre une revanche éclatante. Jusqu’à ce moment elle doit se recueillir, compléter ses recherches par de nouvelles expériences, affirmer son existence et sa vitalité par des travaux qui défient toute critique ».

Selon Cuvelier (sans encore citer de sources[41]), Bernheim en aurait été meurtri et aurait écrit à Beaunis : « il nous a compromis ». Manifestement, après le procès Gouffé-Bompard, Liégeois était pour son « École » comme un boulet liégeois. Pourtant, dans la Revue de l’hypnotisme, Bernheim salue le courage avec lequel Liégeois a essayé d’exposer ses doctrines pour conclure sur deux éléments fondamentaux que l’on peut résumer ainsi : sur le fond, l’École de Nancy ne prétend pas (pas même Liégeois) que chacun peut se voir suggérer de commettre un crime qu’il ne voudrait pas commettre mais seulement que sous certaines conditions, tenant en grande partie à la faiblesse et au sens peu moral de l’hypnotisé ainsi qu’à la force de suggestion de l’hypnotiseur, des suggestions d’infractions sont possibles. Sur la forme[42], il renvoie Gilles de la Tourette à l’un de ses sports favoris (après que ce dernier ait ridiculisé Liégeois en en rendant Bernheim responsable) : « il ne convient pas de suivre M. Gilles de la Tourette sur le terrain des insinuations personnelles peu dignes d’une plume scientifique » !

Et voilà le débat rendu totalement stérile, chacun accusant l’autre de ne pas être assez scientifique selon ses propres échelles et méthodes.

« Paroles, Paroles » (sur un air connu). Autour de 1900, Liégeois – malgré l’affaire Gouffé-Bompard – est reconnu pour ses travaux et ses appréhensions juridiques de la suggestion hypnotique. On lui confia en 1892 la vice-présidence du second Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique (Londres) puis (à Bruxelles) la présidence d’honneur du congrès international de neurologie et d’hypnologie. Sa consécration s’imposait.

On le fit même venir à l’Université… de Liège[43] où Liégeois – invité par le Liégeois Delbœuf en 1888-1889 – entama une tournée internationale auprès des partisans de l’École de Nancy. Il fut décoré de la Légion d’honneur par décret du 26 juillet 1904 et membre correspondant de l’Institut de France (Académie des Sciences morales et politiques) depuis le 28 décembre 1899 attestant bien de ce que son célèbre Mémoire de 1884 avait aussi fait plus d’émules et comptait beaucoup plus de défenseurs qu’on ne l’avait suggéré.

À nos yeux, son apport principal – en ce que l’on nomme aujourd’hui le droit de la santé – consiste à avoir su affirmer, aux côtés de docteurs en médecine comme Liébeault et Bernheim surtout, que le procédé de suggestion hypnotique pouvait être thérapeutique[44] et ce, pourtant, sans être exercé par un médecin et sans que l’on touchât même au monopole médical puisqu’aucun diagnostic n’aura été posé et que l’hypnotiseur n’aura rien « prescrit » au sens d’ordonné mais aura seulement proposé : suggéré au patient une ou plusieurs solutions qu’il est le seul à pouvoir mettre en œuvre.

La force extraordinaire de ce mouvement consiste à reconnaître qu’une question de santé n’est pas qu’un objet d’études et de médecine réifié mais que le plus important est toujours le sujet : la personne humaine juridique actrice de sa propre santé. Sans aller jusqu’à dire qu’on peut lire dans l’École de Nancy une prédisposition des droits du patient acteur tels que la Loi du 04 mars 2002 les à consacrés, il nous semble évident que les réflexions nancéennes sur l’hypnose ont œuvré en ce sens – entre Droit et Médecine – en faisant du « sujet » et non de « l’objet » une priorité assumée. C’est aussi sur ce rapport au sujet[45] que se construiront les psychothérapies basées sur la parole même du patient.

Parallèlement à Liégeois, c’est en partie ce qu’affirmera Bernheim quand il explique que[46] « faire intervenir l’esprit pour guérir le corps, tel est le rôle de la suggestion appliquée à la thérapeutique, tel est le but de la psychothérapie ». « Ce n’est pas la parole de l’opérateur qui fait la guérison, c’est l’influence produite sur le cerveau de l’opéré ».

Pour mettre en avant l’École de Nancy, ses promoteurs citent souvent la visite, en 1889 à Nancy, du traducteur vers l’allemand de Bernheim, Sigmund Freud (1856-1939). Et s’il évidemment un[47] « titre de gloire pour Bernheim » et son mouvement « d’avoir profondément impressionné l’esprit de Freud » comme il en a explicitement témoigné dans plusieurs écrits, « il faut bien dire que l’œuvre de ces deux penseurs » notamment n’a « en réalité » que peu « de points communs » ! Si le dénominateur commun de la parole (suggérée ou non) est assurément un moteur identique, le terme d’inconscient, en particulier, ne revêt pas les mêmes significations.

Discrédit doctrinal & mandarinal. Cela dit, mais toujours à propos de « paroles », la dernière question que nous voudrions poser au lecteur est la suivante (a priori, ledit lecteur doit avoir une idée de la réponse que nous lui donnerions) : si l’on peut tout à fait entendre et comprendre qu’un médecin est – par formation académique et pratique clinique notamment mais aussi par protection étatique eu égard au monopole médical en France – ; si un médecin – donc – est vraisemblablement plus autorisé que quiconque non-médecin à parler de médecine, en est-il nécessairement de même lorsque l’on parle de soin et de santé ? Autrement dit, pourrait-il enfin être entendu (et plus discuté) que la santé dépasse la seule médecine et que chacun, au regard de son expérience de soin, et plus particulièrement les autres personnels et travailleurs en santé aient des mots à dire et à entendre hors du seul monopole médical ?

Dans l’histoire – y compris la plus récente – de l’hypnose, cette façon de confondre sciemment médecine et soin se répète et évacue parfois d’un revers autoritaire de main toute personne qui oserait en parler alors qu’il n’est pas médecin[48]. Cela dit, si les médecins savent user de ce stratagème rhétorique idiot consistant à discréditer un adversaire en le qualifiant de disqualifier pour ne pas lui répondre au fond, les juristes (et les professeurs de Droit y compris) en abusent également en déniant parfois aux citoyens non diplômés la capacité d’appréhender ledit Droit.

A l’instar de Delbœuf qui l’admirait peut-être aussi pour cette raison (pour en avoir également souffert[49]), Liégeois en souffrit. On raconte même qu’il en fit du boudin Liégeois.Partant, beaucoup d’hypnothérapeutes et de thérapeutes non conventionnels en souffrent encore également aujourd’hui. Or, si l’on peut s’accorder sur le fait que des soins non conventionnels peuvent être thérapeutiques ou, a minima, intégrer la définition internationale de la santé comme état de « complet bien-être », force est de constater qu’il faut inclure de nombreux exclus à la table des échanges.

À titre très personnel, on avouera avoir été très impacté et impressionné par la force de travail et de proposition de Liégeois. Ce que l’on peut entrevoir en ces quelques lignes de son travail en droit administratif comme à propos de l’hypnose et du rapport à la santé ne peut – et ne doit – qu’impressionner.

Plus fondamentalement, assure-t-on, Liégeois nous incite à apercevoir entre hypnose et Droit une relation que nous n’aurions jamais… imaginée auparavant. En effet, si – comme nous le croyons – le Droit est une représentation du réel (qui peut en différer), force est de constater que la suggestion hypnotique l’est (et peut l’être) également.

Voilà que nos deux thématiques qui pouvaient paraître si éloignées dans le même cerveau d’un ancien professeur de droit public pratiquant l’hypnose nous paraissent désormais évidentes et convergentes : c’est aux représentations du réel que Liégeois a consacré sa vie.

Après tout, cela dit, n’est-ce pas là l’essence de tous les chercheurs ayant lu Arthur Schopenhauer (1788-1860) que de considérer, après lui[50], que[51] « la représentation est le seul mode d’être à la conscience du monde » et qu’après tout le réel n’est que ce que nous voulons (et parfois pouvons) représenter : « le monde est ma représentation » ; « malgré toute l’objectivité dont la science est capable, nous ne connaissons finalement du monde que la manière dont il est pour nous, c’est-à-dire dans sa dépendance de la conscience humaine ».

Plus dramatiquement cependant, concluons en rappelant que Liégeois décéda dans un tragique accident de la circulation[52] « écrasé sous les yeux de sa femme » par un camion de transport le 14 août 1908 alors qu’il était venu prendre « les eaux » dans la station thermale vosgienne de Bains-les-Bains. Liébault avait alors déjà conclu à son égard avec un jeu de mots liégeois qu’on aurait aimé faire avant lui[53] :

« les exubérances de Liégeois dans l’affaire Gouffé nous ont valu un recul, mais c’est un recul pour mieux sauter. Les vérités surnagent comme le liège. Elles n’immergent pas ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Jules Liégeois (1833-1908), « professeur hypnotisant » du Droit (II/II) »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 417.


[1] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme dans leurs rapports avec la jurisprudence et la médecine légale ; Paris, Doin ; 1889.

[2] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme (…) ; op. cit. ; p. III.

[3] Ibidem ; aux pages 01 à 86.

[4] Ibidem ; chap. V ; p. 143 et s.

[5] Ibidem ; chap. III ; p. 87 et s.

[6] Delbœuf Joseph, Le magnétisme animal ; à propos d’une visite à l’École de Nancy ; Paris, Félix Alcan ; 1889 ; p. 77 et s. Les chapitres XIV et s. de son opus sont totalement consacrés à l’étude de Liégeois et de ses doctrines.

[7] Op. cit. ; p. 50.

[8] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme (…) ; op. cit. ; p. 714 et spécialement aux § 159 et s. ; 259 et s. ; 324 et s. ainsi que 402 et s.

[9] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme (…) ; op. cit. ; p. 717 et cf. §. 560.

[10] Liégeois Jules, Mémoire sur la suggestion hypnotique (…); Paris, Picard ; 1884 ; p. 69.

[11] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre : affaire Eyraud-Bompard ; Paris, Le Progrès médical ; 1891 ; p. 10.

[12] On cite ici la version de 1916 de De la suggestion ; op. cit. ; chapitre X, § 3.

[13] Cité par Cuvelier ; op. cit. ; p. 61.

[14] Il s’agit de l’un des « pontes » parisiens contemporains de la médecine légale. À son sujet, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « De la « chirurgie/médecine légale » au(x) « droit (s) de la santé » (1522-2022) » in Rdss 2022, hors-série ; p. 159 et s.

[15] Décision préc. ; req. 19NC01704.

[16] Liégeois Jules, « Hypnotisme téléphonique ; suggestions à grande distance » in Mémoires de l’Académie de Stanislas ; 1885, t. III, p. 133 et s. 

[17] Voyez en ce sens : « Des expertises médico-légales en matière d’hypnotisme ; recherche de l’auteur d’une suggestion criminelle » in Revue de l’hypnotisme ; juillet 1888, p. 03 et s.

[18] Op. cit. ; p. 07.

[19] Liégeois y consacre de nombreux développements dans son ouvrage de 1889 ainsi que dans « Un nouvel état psychologique » in Revue de l’hypnotisme ; août 1888, p. 33 et s.

[20] Op. cit. ; p. 39 et s.

[21] Ibidem.

[22] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme (…) ; op. cit. ; p. 253 et s.

[23] Liébeault Auguste, Du sommeil et des états analogues (…) ; op. cit. ; chap. XIII.

[24] Liégeois Jules, De la suggestion et du somnambulisme (…) ; op. cit. ; p. 355 et s.

[25] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre ; op. cit. ; in fine ; note 22.

[26] Gilles de la Tourette Georges, L’hypnose et les états analogues au point de vue médico-légal (…) ; Paris, Plon ; 1897 (avec une préface dithyrambique du pr. Brouardel).

[27] Liégeois Jules, De l’organisation départementale, commentaire de la loi du 10 août 1870 sur l’organisation et les attributions des conseils généraux et des commissions départementales ; Paris, Marescq Aîné ; 1873.

[28] Il existe de très nombreux comptes-rendus et articles sur l’affaire (dont : Nicolas Serge, L’hypnose : Charcot face à Bernheim, l’école de la Salpêtrière face à l’école de Nancy, Paris, L’Harmattan, 2004). Tous étant très partisans, on a décidé – pour soutenir Liégeois ! – de proposer au lecteur la lecture (sûrement un peu romancée !) d’une des versions de la vérité (non judiciaire) par l’accusée Bompard et ce, dans des mémoires feuilletonnées qu’à l’époque on pouvait aisément faire paraître et qui se vendirent particulièrement bien à très grands renforts de publicité : Bompard Gabrielle, Drames vécus ; « ma confession » ; 28 numéros parus du 5 décembre 1903 au 02 juillet 1904.

[29] Alors que son complice sera extradé de l’île de Cuba où il s’était enfui après avoir d’abord rejoint Londres.

[30] Revue de l’hypnotisme ; 1889-1890 ; p. 266 et s.

[31] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre ; op. cit. ; p. 05.

[32] Cuvelier ; op. cit. ; p. 70.

[33] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre ; op. cit.

[34] Gilles de la Tourette Georges, L’hypnotisme et les états analogues du point de vue médico-légal ; Paris, Plon-Nourrit ; 1887.

[35] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre ; op. cit. ; p. 06.

[36] Op. cit. ; p. 63.

[37] Ibidem (p. 69).

[38] Rappelons, pour l’anecdote historique, que le malheureux médecin fut victime de sa négation des suggestions criminelles. En effet, en 1893 une ancienne patiente lui tira dessus au revolver en prétendant avoir été hypnotisée ! Sans le tuer pour autant, cela le rend singulièrement dépressif et – dit-on – hypomaniaque au point que sa santé mentale en sera de plus en plus perturbée jusqu’à son décès en 1904.

[39] Gilles de la Tourette Georges, L’épilogue d’un procès célèbre ; op. cit. ; p. 16.

[40] Bérillon Edgar, « L’Hypnotisme à la Cour d’assises » in Revue de l’Hypnotisme ; 1891 ; p. 407.

[41] Op. cit. ; p. 71.

[42] Cité par Cuvelier ; op. cit. ; p. 71.

[43] Ce que rapporte Delbœuf dans son ouvrage préc. ; p. 81 et s.

[44] Avec une autre clairvoyance, Braid avait déjà envisagé la « puissance curative » de l’hypnotisme (mais non de la suggestion) ainsi qu’on peut le lire dans la traduction originelle suivante : Braid James, Neurypnologie ; Traité du sommeil nerveux ou hypnotisme par James Braid traduit de l’anglais par le Dr Jules Simon (…) ; Paris, Delahaye ; 1883 ; p. 63 et s.

[45] Sur ce rapport, on lira : Carroy Jacqueline, Hypnose, suggestion et psychologie ; Paris, Puf ; 1991 ; p. 07 et s.

[46] Cité par Cuvelier ; op. cit. ; p. 71 et s.

[47] Kissel Pierre, « L’œuvre de Bernheim : sommeil hypnotique et suggestion » in Hippolyte Bernheim (1840-1919), (…); Nancy, Pun ; 2023, p. 71.

[48] Est topique à cette égard l’édition – passionnante cela dit – du récent ouvrage sur Bernheim et qui ne met en avant « que » des professeurs de médecine comme s’ils étaient les seuls autorisés à s’exprimer : Legras Bernard (dir.), Hippolyte Bernheim (1840-1919) (…); Nancy, Pun ; 2023.

[49] L’auteur (originellement mathématicien puis philologue avant d’enseigner la psychologie) raconte ainsi qu’après sa première étude publiée sur l’Origine des effets curatifs de l’hypnotisme en 1887, la presse médicale belge « l’accueillit avec sourires et se moqua agréablement » de lui « qui n’était pas médecin cela se voyait » : Delbœuf Joseph, Le magnétisme animal (…) op. cit. ; p. 25.

[50] On fait évidemment référence à : Schopenhauer Arthur, Die Welt als Wille und Vorstellung ; Leipzig, Brockhaus ; 1819. On travaille quant à nous sur l’édition et la traduction suivante : Le Monde comme volonté et comme représentation ; Paris, Puf ; 2014 (traduction originelle de Burdeau revue par Roos).

[51] Ainsi que le rappelle : Ucciani Louis, « La représentation. Entre vérité et mensonge » in Sens-Dessous ; 2014 ; n°14 ; p. 83 et s.

[52] Notice nécrologique préc. au Bulletin de la Société d’économie politique ; op. cit. ; p. 147.

[53] Ibidem.

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ParJDA

Jules Liégeois (1833-1908), « professeur hypnotisant » du Droit (I/II)

Art. 416.

Le présent article rédigé par le pr. Mathieu Touzeil-Divina, Co-directeur du Master Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, s’inscrit dans le cadre de la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif. Il est composé de deux parties :

Jules Liégeois (1833-1908)
« professeur hypnotisant » du Droit

La présente contribution est respectueusement dédiée à la plus nancéienne des avocates (Sophie H.) et au plus liégeois des Méditerranéens (Idir C.) ainsi, naturellement, qu’au chevalier Estéban T.
Elle est, enfin, offerte à la plus hypnotisante et chérie des sœurs.


Selon la Cour administrative d’appel de Nancy[2] (qui s’y connaît donc en matière d’hypnotisme puisque ses magistrats semblent avoir lu les travaux de Jules Liégeois (1833-1908) et de l’École de ce même ressort géographique), « le procédé de l’hypnose ne peut, pour pouvoir être pratiqué, être réalisé contre le gré du patient ». Le juge administratif serait donc devenu un sachant médical et/ ou de santé pour affirmer cela ? Tâchons d’en savoir davantage en interrogeant Jules Liégeois.

Une, deux, trois, quatre ou « cinq » (vies de) Jules Liégeois ? Avant de nous consacrer au Jules Liégeois juriste et hypnotiseur, il faut mettre de côté d’« autres » Jules Liégeois que sont ses homonymes et qui n’auront, malgré leurs noms, aucun intérêt ici. On en recense de nombreux en France comme dans le Bénélux et ce, sûrement du fait d’un patronyme à consonnance wallonne faisant référence à la ville de Liège. On connaît ainsi un Jules Liégeois encore en activité à Nancy et dont la société s’appelle « Monsieur Jules Liégeois » ; on en recense plusieurs sur les réseaux sociaux dont ce Jules Liégeois étudiant à l’Icn Business School nancéenne ou encore ce « développeur Web Full Stack Php » installé dans la « Liégeois Inc » à Carnoux-en-Provence. Mentionnons encore un Jules Liégeois (1861-1914) serrurier et mécanicien à Andenne[3] (en Belgique) et, toujours de manière contemporaine à notre auteur, un Jules Liégeois de Wasquehal, ferblantier.

Il n’a en revanche existé qu’un seul Jules Liégeois, professeur de droit[4] et hypnotiseur (celui de notre étude) mais au point qu’on est amené à penser qu’il a eu autant de vies et de facettes prétendument qu’un chat ou qu’un personnage romanesque. À l’image des cinq autres Jules Liégeois, on peut aisément identifier cinq vies ou visages de celui ici honoré :

  • Liégeois, haut administrateur engagé dans le corps préfectoral (ce qu’il accomplira de la fin de la Monarchie de Juillet jusqu’au Second Empire) ;
  • Liégeois, professeur de droit et – en l’occurrence – premier professeur de droit administratif après la recréation de la Faculté de Nancy en 1864 (et ce, jusqu’à son départ en retraite en 1904) ;
  • Liégeois, professeur libéral d’économie politique (de 1868 à 1877 puis de 1895 à 1904 spécialement s’agissant des doctrines économiques[5]) ;
  • Liégeois, hypnotiseur et membre – d’aucuns écriront même « fondateur » – de l’École « dite » de Nancy en matière de suggestion hypnotique ; dès 1884, ainsi, avant même que le docteur Bernheim (1840-1919) ne soit davantage connu (on y reviendra), Le Monde illustré le qualifiait[6] (d’où notre titre) de « professeur hypnotisant » ;
  • et – peut-être – pour résumer les quatre aspects précédents un Liégeois autodidacte passionné par l’étude et curieux ; membre en ce sens de plusieurs sociétés savantes[7] qui déploreront son décès en 1908 même si ledit caractère passionné l’avait parfois entraîné à quelques fâcheries diplomatiquement qualifiées de[8] « malentendus » lors de son décès.

C’est en effet « seul » (on dirait aujourd’hui « à distance ») – en se préparant par des lectures et des recherches personnelles au cœur de son activité première professionnelle au sein de l’administration française – que, de la fin des années 1850 à 1863, il gravit un à un les échelons académiques pour conquérir un baccalauréat ès lettres, une licence puis un doctorat en droit. Il s’était alors inscrit à l’Université de Strasbourg (celle de Nancy n’ayant pas encore été recréée) et les archives académiques relèvent son nom comme lauréat de différents concours même s’il fut dispensé d’assiduité au regard de sa carrière. Étudiant à part et sur le « tard », il ne faut donc pas lui chercher de « maître » en droit public car il fut, comme en hypnose, son propre maître.

Une, deux, trois ou « quatre » buste(s) liégeois ? À quoi ressemblait Jules Liégeois ? Nous le savons et disposons pour ce faire d’au moins quatre éléments iconographiques principaux dont un en quatre exemplaires. Il y a d’abord une photographie dont l’un des tirages originaux (phototypie) est aux archives départementales préc. Il s’agit d’un portrait couleur sépia de l’homme, au tout début de l’année 1891 (alors âgé de 57 ans) à l’instar de ceux que l’on prenait à l’époque l’habitude de faire pour les cartes de visite. À partir de cette prise d’un dénomma « HP », Charles Morel en fixa une gravure identique et notamment reproduite dans Le Monde illustré du 27 décembre 1890 (à l’occasion du procès médiatique de l’affaire dite Gouffé). Il y a également celui que l’on nomme[9] « l’album Liébeault » qui représente, au fil de ses pages et au titre des figures de l’École de la suggestion, le professeur Liégeois. On connaît également au moins trois photographies relativement similaires (circa 1905-1908) du professeur qui servirent dans Le petit parisien, notamment, à sa nécrologie[10] ainsi qu’à l’annonce de l’érection de ses monuments et bustes[11]. Enfin, et surtout, on dispose d’un (et en fait de quatre) bustes au moins du héros lorrain. Cette production est l’œuvre du céramiste et sculpteur, Ernest Bussière (1863-1913), à qui l’on en commanda plusieurs (du bronze au plâtre) : le premier à Damvillers, au cœur de la place de la mairie de sa ville natale ; le deuxième à Bains-les-Bains près du parc des thermes où il décéda et le troisième pour la Faculté de droit de Nancy où il est également encore présent dans les salons d’honneur. En outre, on peut affirmer qu’un quatrième exemplaire au moins dudit buste existe puisqu’on l’a repéré dans la chapelle funéraire familiale où il repose au cimetière nancéen.

Une, deux, trois ou « zéro » Écoles nancéenne(s) ? Bussière, que nous venons de citer a d’ailleurs illustré une autre des célèbres écoles nancéennes : celle de « l’Alliance provinciale des industries d’art » d’Émile Gallé (1846-1904) qui a fait rayonner l’Art nouveau. Une deuxième École (outre les Mines) a marqué Nancy : la première à s’être consacré de façon scientifique et technique à la sylviculture : l’École forestière ou des forêts. Toutefois, c’est encore à une troisième de ces « Écoles de Nancy » que nous allons nous intéresser : celle dite de la naissance de la psychologie que l’on nomme également « École de la suggestion » ou même de « l’hypnotisme ».

Cela dit, comme nous avons eu l’occasion de le développer dans d’autres écrits[12], on doute – très fortement – de ce que l’École nancéenne de la suggestion ait été une véritable « École » au sens classique du terme. S’il est en effet possible d’y identifier des personnalités s’y rattachant géographiquement, thématiquement et chronologiquement (on songe singulièrement à Ambroise-Auguste Liébeault (1823-1904), à Hippolyte Bernheim, à Henri Beaunis (1830-1921) et – tardivement – à son renouveau par Émile Coué (1857-1926)), il n’y eut aucun véritable « maître » incontesté (même si la personnalité de Liébeault est originelle) et surtout à part la thématique de l’hypnose et de la suggestion, il y avait presque autant de différences et de divergences d’approches entre eux que de points d’accord. Toutefois, si l’expression devenue mythique[13] a « pris » dans le ciment académique c’est, croyons-nous et affirmons-nous, parce que, comme souvent en matière de mythologie fédératrice, elle a permis à ses promoteurs de s’affirmer face à un autre mouvement institutionnalisé à Paris, dans « l’École de la Salpêtrière » derrière Jean-Martin Charcot[14] (1825-1893) et son chef de clinique, Joseph Babinski (1857-1932) dont chacun connaît le célèbre « test » ou « signe » réflexologique.

Une, deux, trois, quatre, cinq ou « six » spécialités liégeoises ? Par ailleurs, parce que l’on a été fort déçu de ne pas trouver d’ascendance belge directe chez Liégeois et parce que l’on adore ce Royaume singulièrement dans sa partie wallonne, on a décidé de faussement dissimuler six des nombreuses spécialités liégeoises dans cette contribution afin d’en tenir le lecteur éveillé. Il y sera donc, malgré tout, bien question de café, de chocolat, de boulets (et non de boulettes comme à Bruxelles), de boudin (à la marjolaine), de sirop (évidemment !) ou encore de Lacquemant liégeois afin de leur rendre également hommage. Et l’on aurait même pu y ajouter des bières (dont la Bestiale ou la Curtius), des boukètes, de la salade, des gaufres, des rognons et même du pékèt – tous liégeois – mais il nous a semblé qu’avec six clins d’yeux, le clou serait suffisamment enfoncé. Par ailleurs, si l’on apprécie le pékèt de Liège, cette eau-de-vie de genévrier (du gin donc !), on demeure conquis par la plus lorraine mirabelle ce qui nous ramène immédiatement à Nancy où nous allons pouvoir présenter Jules Liégeois et ses travaux non seulement au cœur des « Écoles » (I) mais encore des disciplines : entre droit, hypnose et médecine (II).

I.Jules Liégeois, parmi les Écoles… ?

Avait-il un « Jules », Liégeois ? Assurément non ! Il s’est marié avec Hélène (Marie Henriette) Pfeifer (1842-1935) le 25 septembre 1867 à Nancy[15]. De cette union, naquirent au moins deux enfants :

  • Anne (Marie Marguerite) (1868-1897[16]) qui épousera[17] le premier professeur titulaire (en Sorbonne) d’une chaire d’histoire de la langue française et qui professera à Lyon puis à Paris, Ferdinand (Eugène Jean-Baptiste) Brunot[18] (1860-1938).
  • Gaston[19] (Jules Albert) (1875-1930) qui embrassera la magistrature judiciaire en étant affecté aux tribunaux de première instance d’Évreux puis d’Épinal, de Reims et enfin de Nancy.

Le couple habita notamment au 4, rue de la source puis au 8, rue de la monnaie à Nancy ainsi qu’en attestent plusieurs des archives d’État civil précédemment citées et utilisées. A Nancy, la sépulture attitrée est celle des familles Liégeois-Brunot et Gybal. Reposent ainsi aux côtés de Jules Liégeois qui avait dénoncé ce qui lui semblaient être des « menaces socialistes », un journaliste et activiste militant du parti communiste, André Gybal (1885-1960) ainsi que des compagnons de Jaurès (1859-1914), au sein de la famille de son gendre, le doyen Brunot.

« Qui trop embrasse mal étreint » ? C’est certainement ce que certains ont pu dire et penser de Jules Liégeois tant il paraît insaisissable et versé dans de nombreux champs disciplinaires et d’intérêts. Le docteur en médecine (et partisan affirmé de Charcot et de l’École de la Salpêtrière) Georges Gilles de la Tourette (1857-1904) écrira d’ailleurs à propos de Liégeois pour ridiculiser son Mémoire présenté à l’Institut de France[20] :

« Nous l’engageons (…) à méditer la vieille formule « qui veut trop prouver, ne prouve rien » et étant donné les bizarres théories médicales qui émaillent à chaque page de l’ouvrage (…), nous avons bien peur que l’École de Nancy ait trouvé en lui le malencontreux ami de la fable ».

On croit, au contraire, que c’est avec une rigueur et une volonté scientifiques identiques sinon communes qu’il a abordé puis conquis tant le droit administratif (A) que la question hypnotique (B).

A.   Jules Liégeois & l’École de Droit (le droit administratif)

Triple rencontre liégeoise. C’est en 2003, lors de nos travaux de doctorat, que nous avons rencontré pour la première fois le patronyme de Jules Liégeois associé au droit administratif ainsi qu’au nom de Louis-Pierre-François Cabantous (1812-1872), professeur titulaire (et renommé) de droit administratif à Aix-en-Provence de 1843 à sa mort. Cabantous était l’un des pères (avec les Foucart (Émile-Victor-Masséna) et les Laferrière (Firmin)) du droit administratif français dont Liégeois et Laferrière (fils) notamment s’avéraient déjà former une deuxième génération. Liégeois fut en effet le « continuateur » de l’ouvrage magistral de Cabantous (qui n’était pas son maître) : les Répétitions écrites de droit administratif au point que les deux dernières éditions de l’ouvrage furent surnommées le Cabantous-Liégeois. Cela dit, le second ayant uniquement écrit en droit administratif après la mort de celui à propos duquel on effectuait nos recherches, nous n’avons que peu contacté sa doctrine.

En 2013, en revanche, nous avons tenu à ce qu’il figurât dans la liste des plus importants juristes français dont on cherchait à établir l’état des sépultures dans le cadre d’un travail sur la mémoire des juristes au sein du Traité des nouveaux droits de la Mort. Dans ce cadre, la tombe de Jules Liégeois nous avait donné du fil à retordre puisque personne, dans ses villes de naissances et de décès et alors qu’il y était encore célébré par des monuments, ne savait où il avait été inhumé. C’est alors presque par hasard que l’on a retrouvé sa trace dans l’un des cimetières de Nancy. Par ailleurs, on avait été frappé des épitaphes ou iconographies entourant l’homme : si elles le représentaient (comme pour son buste) en tenue académique de juriste professeur, les écrits qui le qualifiaient surtout (sur les monuments et la sépulture) retenaient son implication comme « fondateur » (et non simple participant !) de l’École de Nancy et/ou de la « suggestion ». Voilà que notre juriste publiciste devenait comme relégué au second plan d’un autre Liégeois bien plus célèbre : l’hypnotiseur. En 2023, ainsi, c’est pour tenter de percer ce mystérieux personnage, après avoir travaillé sur les racines magnétiques de l’hypnotisme[21], que l’on a décidé d’en savoir davantage.

Le droit administratif par la pratique. Jules (Joseph) Liégeois est né le 30 novembre 1833 à Damvillers[22] dans la Meuse près de Verdun. Sa famille est étrangère au monde juridique. Son père (Joseph Martin Liégeois (1797-1854)), comme l’avait été son propre père, était arpenteur forestier/conducteur des Ponts-et-Chaussées à Étain[23] puis à Damvillers non loin de l’autre École (forestière) de Nancy. Contrairement à ce qu’on lit encore parfois, son père n’était donc pas notaire[24]. Sa mère quant à elle se nommait Anne Rosalie Tabutiaux (1810-1890).

Par ailleurs, à la différence de la quasi-totalité de ses collègues, Jules Liégeois n’a pas « fait » son Droit pour ensuite tenter les concours, l’avocature et/ou le professorat. Il a effectivement directement intégré l’administration après des études générales (primaires) entamées à Damvillers puis à Verdun ainsi qu’à Avesnes (dans le Nord auprès des boulettes et non des boulets liégeois). Son père venait en effet d’y être muté et lui proposa, à l’âge de treize ans, de le suivre afin de[25] « travailler chez l’ingénieur d’Avesnes, comme élève-conducteur des Ponts-et-Chaussées » à l’image paternelle. Remarqué par son employeur, il est placé sous la protection du sous-préfet de la même ville, Albert (Mathieu Fidèle Joseph) Lenglé[26] (1798-1867) qui en fait son secrétaire particulier et lui propose de l’accompagner dans ses différentes fonctions préfectorales lors de ses nominations dans la Meuse (Bar-le-Duc) de 1851 à 1854 puis dans la Meurthe (Nancy) de 1854 à 1861. C’est lors de ces deux dernières affectations que non seulement Liégeois se « notabilise » en fréquentant les sociétés savantes préc. de Bar-le-Duc puis de Nancy mais également qu’il décide de s’inscrire auprès de la Faculté de Droit la plus proche de Nancy à l’époque : Strasbourg. En 1851, il décroche la nomination de « sous-chef de bureau » de la préfecture puis gravit les échelons et devient « chef de bureau » du préfet Lenglé. Fort de ses connaissances administratives pratiques, il fait publier au moins deux premières : une contribution statistique à la connaissance du département qu’il aidait à administrer ainsi, déjà, qu’une première monographie en économie politique et finances[27] en sa qualité de lecteur assidu des travaux de Frédéric Bastiat (1801-1850), présenté comme son auteur favori par la notice que lui consacra l’Académie de Stanislas à son décès. Précisément, Liégeois fut-il membre de plusieurs sociétés savantes qui s’emparaient des nouvelles questions économiques et notamment des doctrines dites libre-échangistes. Manifestement, l’économie politique[28] était son loisir gourmand : son Lacquemant liégeois.

Académiquement, il soutient à la Faculté de Droit de Strasbourg sa première thèse (de licence) le 14 février 1861[29] (à propos des prêts et des intérêts ainsi qu’il a déjà commencé à s’y spécialiser mais aussi – en droit administratif – s’agissant des « attributions des conseils généraux et des conseils d’arrondissement ») et celle de doctorat en 1863. Cette dernière, continuité de la précédente et de ses premiers écrits d’administrateur, s’intitule[30] Du prêt à intérêt. Toutefois, quand il est félicité pour ses qualités doctorales et juridiques et qu’il se propose de rejoindre une Faculté comme enseignant, la matière des sciences économiques ou de l’économie politique n’est pas encore diffusée hors des cénacles parisiens. Il propose donc ses services dans une matière que jusqu’à récemment peu de collègues (à l’époque généralistes du Droit et non publicistes ou privatistes) voulaient enseigner : le droit administratif.

En 1864, un cours étant précisément vacant à Lille qu’il avait connue dans sa jeunesse avec son père, Jules Liégeois accepte d’y être chargé de cours à compter de la rentrée suivante. Toutefois, son inscription n’y sera que virtuelle puisque la même année, un décret impérial du 09 janvier 1864 rétablit la Faculté de Droit de Nancy et que le ministre de l’Instruction publique, ami personnel du préfet Lenglé, Victor Duruy (1811-1894), est tout à fait disposé à y nommer Liégeois. Ce dernier hésite, semble-t-il par modestie, puis accepte et est installé comme titulaire dès le 19 octobre 1865. Entre temps, il a tutoyé les ministres en étant nommé haut fonctionnaire, sous-chef du cabinet du ministre de l’intérieur, le marquis Charles de la Valette (1806-1881), du 10 avril au 18 octobre 1865.

Dès 1868, par ailleurs, il réussit à obtenir la création, originale et spéciale pour la Faculté de Lorraine, d’un cours complémentaire d’économie politique dans lequel il s’investit totalement en livrant plusieurs publications (des articles) reconnues.

Osant lier et relier les matières et les questions sans être aveuglé par des œillères académiques (ce qui est propre à une conception de l’Unité et non de la diversité du Droit), il publie une étude intéressante sur les rapports entre l’économie et le droit public ainsi qu’une contribution (à destination des administrateurs) sur le Code civil et les successions[31]. Outre plusieurs autres articles juridiques et d’économie politique[32], mentionnons un important Essai sur l’histoire et la législation de l’usure daté de 1863.

Surtout, on lui doit la reprise, en 1873 de la 5e édition posthume de l’ouvrage préc. de Cabantous. Comment, pour autant relier deux hommes qui a priori n’avaient jamais travaillé ensemble ni même ne s’étaient rencontrés ?

On avouera avoir longtemps « séché » sur cette question dont nous ne présumions qu’une chose : il n’était pas au café – Liégeois – lorsqu’il rencontra le Provençal Cabantous dont la belle-famille avait des origines en Côte d’Or alors qu’il était, quant à lui, désireux de retrouver les siens à Toulouse. Ni au café ni autour d’un procès ou d’un moment académique, le doyen Cabantous n’a jamais été le « maître » du nancéen et cela se ressent explicitement dans les préfaces des deux éditions (1873 et 1882) que continuera le Lorrain.

Il y avait une évidente admiration intellectuelle du plus jeune pour le plus ancien et celle-ci suffisait à ce que Liégeois acceptât la mission qu’on lui proposa. En effet, Cabantous mourut le 19 octobre 1872 à Noyers-sur-Serein[33] alors qu’il était en vacances familiales près du Dijonnais alors qu’il aurait dû rendre à son éditeur une nouvelle édition enrichie. Ledit éditeur, avant de s’associer à son gendre pour former la librairie éditoriale Chevalier-Marescq (l’ancêtre de l’actuelle Lgdj), n’était autre que Hyacinthe-Auguste Marescq (aîné) (1817-1873). Ce dernier se vit alors suggérer par un autre éditeur nancéen (Berger-Levrault) le nom du titulaire de la chaire de droit administratif à Nancy depuis près de dix années et ancien haut administrateur : Liégeois. Ce dernier accepta la mission de succéder à Cabantous et proposa d’abord, en 1873[34], une édition formellement similaire aux précédentes et très respectueuse du plan originel. Elle contenait toutefois des éléments fondamentaux du nouveau droit public et administratif qui allait devenir pleinement républicain à travers les nouvelles normes d’organisation territoriale et – surtout – le passage acté d’une Justice administrative retenue à une Justice déléguée (ainsi que la recréation du Tribunal des conflits) et ce, par la Loi du 24 mai 1872.

En 1882, en revanche, même si la préface symboliquement datée du jour anniversaire du décès de Cabantous, honorait encore le prédécesseur, le plan, et le volume surtout de l’ouvrage avaient singulièrement été mis aux jours liégeois. Le contentieux trouvait une place bien plus grande et l’économie politique – évidemment – ainsi que la recherche des « principes juridiques » étaient bien plus affirmés. En particulier, sensible notamment aux bases constitutionnelles[35] du droit administratif telles que les avaient enseignées avant lui le doyen Foucart[36], Liégeois se distingua de Cabantous en imposant d’importants développements sur ces questions. Dès l’édition de 1873, par ailleurs, le républicain Liégeois revendiquait son libéralisme économique et sa haine des socialistes ayant[37] « précipité les 150 000 fédérés de la Commune de Paris dans leur entreprise insensée et criminelle contre la patrie, encore foulée par la botte du vainqueur ». Sa préface parle finalement bien plus de l’utilité de l’économie politique et de sa haine des Communards et autres « socialistes[38] » que de droit administratif à proprement parler ! Plutôt que de marquer par exemple les changements fondamentaux entraînés par la Loi préc. du 24 mai 1872, il dénonce les gabegies de financements publics[39]…. « pour bâtir un opéra » !

La dernière édition des Répétitions écrites[40] s’en fait l’écho au fil des pages renouvelées du livre mais non dans la nouvelle préface « adoucie ». Désormais le Cabantous-Liégeois est devenu le Liégeois-Cabantous puisqu’après avoir refusé d’offrir une nouvelle édition, le Lorrain s’est laissé convaincre[41] « en réclamant une liberté d’allures [qu’il n’avait] pas eue en 1873 » de son propre aveu. Ayant doublé le nombre de pages de ce véritable traité pratique, Liégeois concluait qu’il s’agissait moins désormais d’une « révision » que d’une « sorte de collaboration posthume ».

Du droit administratif, il fit son sirop Liégeois. Quels sont les expertises ou apports principaux de Liégeois au droit administratif ? On croit pouvoir, à la lecture de la 6e édition des Répétitions écrites au moins en identifier trois d’essentielles.

  • D’abord, il faut revenir sur la façon dont Liégeois a tenu à intégrer de manière non anecdotique mais – au contraire – très développée les bases constitutionnelles préc. du droit administratif (c’est-à-dire ce que l’on nommait à l’époque le droit public). Il ne s’y est pas contenté de donner quelques éléments mais il a véritablement offert un double traité de droit public et administratif (à la « Foucart » pourrait-on dire) en insistant particulièrement sur la description des pouvoirs d’un acteur qui, jusqu’à alors, ne faisait qu’entériner les demandes de l’exécutif : le Parlement. Sentant bien arriver l’enracinement républicain, Liégeois est un des premiers auteurs postérieurs à 1870 (mais avant que l’enseignement du droit constitutionnel ne soit obligatoire) à offrir plus d’une centaine de pages à cette étude[42].
  • Ensuite, fort de son expérience en administration, Liégeois est un de ceux qui comprennent le mieux (et de l’intérieur) certains comportements et fonctionnements administratifs qu’il a lui-même ordonnés et pratiqués. En particulier, on lira avec intérêts ses passages sur les préfets[43] mais surtout sur les attributions, organisations et compétences des conseils généraux[44].
  • Enfin, en matière de contentieux administratif, écrivant – on l’a dit – après la Loi du 24 mai 1872, il faut lire aussi ses remarques sur ceux qui ne sont pas encore qualifiés de tels mais qu’il ose décrire comme des « tribunaux administratifs[45] » à part entière : les conseils de préfecture qu’ici encore dont il avait appris le fonctionnement en interne.

Enfin, on pourra émettre – à propos du titre de l’ouvrage – une dernière remarque. Si, en 1854, Cabantous[46] avait bien offert un manuel directement issu de ses propres notes de cours (d’où répétitions écrites) sans développements supplémentaires et pouvant ainsi être directement utilisé par et pour les étudiants, les éditions successives de l’opus et – particulièrement – la dernière édition (1882) matérialisait un véritable traité théorique et pratique du droit public et administratif français. Par ailleurs, comme on l’a développé dans nos Éléments de patristique administrative[47], les versions premières de Cabantous étaient très descriptives. Et ce n’est qu’à Liégeois que l’on doit d’avoir augmenté « considérablement le Titre Ier du premier Livre consacré aux « principes placés sous la garantie des pouvoirs publics ». C’est donc plus à lui que l’on doit une véritable recherche de « principes généraux » qu’à Cabantous qui s’était contenté d’une dizaine de pages que son successeur quintupla. Toutefois, ces mêmes pages sont davantage un précis de droit constitutionnel que la recherche des principes généraux du droit administratif. En outre, cédant à la pratique majoritaire, Liégeois introduisit en 1882 (pour la 6e édition) un Livre V intitulé « matières administratives » ce qui dénatura complètement l’œuvre originelle de Cabantous qui s’y était refusé, intégrant, comme Serrigny[48], lesdites matières dans l’étude des compétences juridictionnelles des tribunaux administratifs ».

Une position triplement singulière à la Faculté. Si le professeur Liégeois a, très tôt, été introduit dans toutes les sociétés savantes importantes des lieux où il a séjourna (de Bar-Le-Duc sous le Second Empire à la prestigieuse Académie de Stanislas à compter du 23 janvier 1863[49] où il est considéré comme associé avant sa consécration académique puis comme Président en 1882[50]), s’il a assurément compté parmi les notables lorrains, sa position dans la Faculté de Droit était autre. Arrivé dans le corps en 1865 comme professeur titulaire, il est promu à la deuxième classe à compter du 1er janvier 1885 à l’ancienneté et non – comme presque toujours à l’époque comme aujourd’hui en le sollicitant. Il en sera de même pour son passage en « première classe » au 1er janvier 1890[51]. Il faut alors rappeler que le « personnage » dérangeait plusieurs de ses collègues pour au moins trois raisons :

  • d’abord, on lui reprochait d’être parvenu au professorat certes en ayant gravi ses grades et diplômes comme tous mais non seulement en venant directement de l’administration mais encore en y étant parvenu plus tardivement que d’autres et sans jouer le jeu classique de la relation mandarinale du maître à ses disciples. En outre, du fait d’un carnet d’adresses politiques qu’il avait construit dans sa première carrière, Liégeois n’hésitait pas à interpeller directement des hommes politiques et des élus ce qui, à l’époque, surprenait. Le nombre de ses pétitions signalées à la Chambre des députés ou encore de ses lettres à des ministres impressionne[52]. Républicain et libéral, il est engagé et ne le dissimule jamais.
  • Ensuite, Liégeois se distinguait en ce qu’il n’avait pas été coopté par ses pairs par le biais d’un ou de plusieurs concours de chaires mais qu’il avait été directement nommé par les gouvernants lors de la création d’une chaire de la nouvelle Faculté de Lorraine. Or, dans les Écoles de Droit, la nomination n’a jamais été bien considérée par les pairs.
  • Enfin, la spécialité de Liégeois, avant d’être l’économie politique et l’hypnose, était le droit public et administratif et l’on sait qu’il faudra des années (pour ne pas dire des siècles) avant qu’elle ne devienne aussi respectable que les prétendues véritables matières juridiques du droit privé.

Cela n’empêcha pas Liégeois de s’affirmer (au contraire même semble-t-il, cela le galvanisait) et de revendiquer l’importance du droit public par exemple en faisant soutenir d’intéressants travaux comme cette thèse[53] (certes, de licence) d’un dénommé Fernand Loppinet (1844-1922) qui deviendra, comme le père du professeur, un important acteur[54] de l’administration des eaux et forêts.

B.   Jules Liégeois & l’École de Nancy (la suggestion)

Même si, régulièrement, les travaux sur l’École dite de Nancy[55] en matière de suggestion sont – heureusement – renouvelés, ils commencent à être bien connus et l’on se permettra donc d’être rapides en ce qui concerne leurs exposés ou résumés. On s’accordera effectivement a priori pour y reconnaître les éléments fondateurs, chronologiques et saillants suivants :

  • Auguste (Amboise) Liébeault – on l’oublie parfois – était également docteur en médecine[56] mais comme, au milieu des années 1860, il se revendiqua également « guérisseur » en se basant d’abord sur les théories mélangées et/ou confuses de Mesmer (1734-1815) et de Braid (1795-1860) en matière de magnétisme et d’hypnotisme, son crédit scientifique en a beaucoup été affecté. Qu’on le veuille ou qu’on le déplore, il est pourtant l’initiateur incontestable du mouvement nancéen et sa « clinique » ouverte aux plus pauvres et aux plus déçus de la médecine conventionnelle a été un véritable succès international. Fasciné par les travaux de Mesmer et leur validation partielle par le célèbre (mais non revendiqué par l’Académie de médecine) rapport Husson[57] qui encourage les recherches médicales sur le magnétisme incompris, Liébeault va quitter son cabinet de campagne pour s’installer à Nancy, convaincu par les traductions diffusées (notamment par Alfred Velpeau (1795-1867)) de James Braid sur la neurypnologie et l’hypnotisme. Le premier ouvrage de Liébeault sur le sommeil paraît en 1866[58] mais ne trouve pas son public. Il faudra attendre qu’un universitaire (et non uniquement un autre médecin) les révèle et les diffuse.
  • Ce sera Hippolyte Bernheim, arrivé en 1872 de Strasbourg à Nancy lors de l’installation, toute patriote, de la nouvelle École de médecine rattachée, comme il se doit, à son hôpital. C’est lui qui, autour de 1883, fera naître et connaître « l’École » à laquelle il se joint en accompagnant Liébeault (qu’il reconnaît comme créateur) tout en lui apportant ou revendiquant un crédit scientifique médical ainsi qu’une clinique désormais hospitalière et académique[59]. Toutefois, très tôt les différences entre les deux hommes vont se multiplier : Liébeault croit au fluide et Bernheim non ; le premier se concentre sur le sommeil et le second sur la seule suggestion. Dès 1883 (et c’est ce qui fera connaître le mouvement nancéen), Bernheim[60] affirme « comme Braid, comme le docteur Liébeault (…), j’ai constaté que la grande majorité des sujets peut être influencée par l’hypnose à un degré variable ».
  • Rejoints par HenriBeaunis et par JulesLiégeois, les quatre hommes vont se réunir autour de quatre idées communes :
    • l’affirmation de ce que l’hypnose et le somnambulisme ne sont pas des techniques réservées aux hystériques (doctrine parisienne de Charcot et du mouvement de la Salpêtrière) ;
    • qu’il est a priori possible, mais à plusieurs degrés d’intensité, d’hypnotiser toute personne ;
    • que l’hypnose entraîne une réflexion et des recherches sur les termes de sommeil (provoqué ou non), de conscient et d’inconscient ainsi que de suggestion(s) ;
    • enfin, que la technique hypnotique peut être à visée thérapeutique.
  • Tous, collaborent à plusieurs revues dont celle (1886) du docteur (parisien) en médecine Edgar Bérillon (1859-1948) (Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique).
  • Enfin, ce ne sera qu’avec Émile Coué[61], le pharmacien promoteur de la pensée et de l’autosuggestion positives[62] que l’École de Nancy reprendra du « service » et de l’aura en 1913 par la fondation de son École lorraine de psychologie appliquée.

Rendre « scientifiques » les rapports à l’hypnose. L’un des points communs entre Bernheim et Liégeois est assurément leur rapport à la science et à l’envie de démonstrations inscrites dans une méthodologie positive sinon positiviste déliée de considérations de foi, de morale ou encore de paranormal. Alors que Liébeault assume les liens entre hypnose et magnétisme et emploiera toujours le terme de « fluide » issu du magnétisme, les deux universitaires lorrains, Bernheim et Liégeois, ont l’ambition ferme (et a priori réussie) de ne plus considérer (sinon de renier) l’origine mesmérienne de l’hypnose en l’objectivant au regard de seuls critères dits scientifiques : médicaux pour l’un et juridiques pour l’autre. Le décorum inutilen’a alors plus sa place selon eux dans l’hypnose et outre les paroles suggestives, il faudrait ôter tout ce qui ne serait que parasite à l’instar de l’apposition quasi magnétique des mains sur les tempes ou les globes oculaires. C’est la suggestion seule qui doit primer et apparaître ce qui leur permet, par exemple, de dénigrer les expériences parisiennes de Charcot lorsqu’il s’entoure encore de[63] « tam-tam et de gong chinois » à la manière, précisément, de Mesmer et de son harmonica.

Ce qu’ambitionnent les universitaires Liégeois et Bernheim consiste ainsi à « laïciser » l’hypnose en la débarrassant de toute référence occulte ou magique[64].

En 1916, dans son dernier ouvrage de vulgarisation sur la suggestion, Bernheim revendique en un avertissement les propos suivants[65] : « c’est pour combattre cette conception erronée » qualifiée une ligne auparavant d’« extrascientifique », « pour dégager la question de son apparence mystique et thaumaturgique » que le médecin déclare avoir fondé toute son œuvre au sein de l’École de Nancy. Cela affirmé, Bernheim comme Liégeois ne vont jamais nier les racines mesmériennes de l’hypnose et de la suggestion ce qui implique d’assumer (pour le dépasser ensuite) le fait que[66] « l’hypnotisme est né du magnétisme comme la chimie est née de l’alchimie ». Cependant, les deux auteurs vont se détacher y compris de Braid en revendiquant que la suggestion ne procède en rien d’une « manipulation » ou d’une « passe » magnétique. Et si les deux auteurs reprochent à Liébeault de considérer toujours l’idée d’un « fluide », ils lui reconnaissent la paternité d’une théorie au cœur de l’École de Nancy : l’affirmation de ce que la suggestion hypnotique peut être thérapeutique.

Se séparant même du terme d’hypnose trop associé à Braid, Bernheim lui préférera celui de « suggestibilité » voire de[67] « déterminisme cérébral ». Il explique ainsi que la suggestion ne va pas donner des dons à des hypnotisés ne les possédant pas déjà ou encore les rendre à l’instar d’automates. La suggestion, selon lui, n’est en cela pas dangereuse ou magique : elle n’est que la réalisation cérébrale d’un acquis dissimulé. C’est ce que complétera Joseph Delbœuf[68] (1831-1896) lorsqu’il résumera comme suit les travaux de Liégeois et de Bernheim : « il n’y a pas d’hypnotisme, il n’y a que des degrés – et des modes – divers de suggestibilité ».

Liégeois, « Le » fondateur de l’École de Nancy ? De quand date la naissance de l’École de Nancy si tant est qu’elle ait existé ? Il est impossible de retenir 1866 et les premiers travaux publiés de Liébeault sur le sommeil puisqu’à l’époque personne ne l’accompagnait. C’est vraisemblablement davantage autour de 1882-1883 que l’on peut considérer que le quarteron des « 2B-2L » (Liébault-Liégeois-Bernheim-Beaunis) s’est volontairement associé aux fins d’incarner un mouvement militant en faveur de la « suggestion hypnotique ».

Toutefois, si le nom de Bernheim est généralement le plus retenu et le plus cité (parce qu’il fut médecin), on croit pouvoir affirmer que la revendication scientifique et académique première du mouvement revient à Jules Liégeois. C’est ce qu’affirme son « monument » à Bains-les-Bains comme à Damvillers mais l’argument hagiographique ne suffit évidemment pas. C’est à travers les publications scientifiques que l’on croit pouvoir affirmer cette paternité. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que Liégeois aurait écrit avant Bernheim sur l’hypnose : les deux, globalement, ont travaillé auprès de Liébeault de 1882 à 1884 pour rendre compte, dès 1883, dans différents supports, médias et académies ou sociétés savantes de leurs travaux et de leur importance[69].

En revanche, c’est – croyons-nous – dès avril 1884 (avec une rédaction connue en 1883) et pour la première fois publiée dans son[70] Mémoire sur la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit civil et le droit criminel que Liégeois revendique l’existence d’une « École de Nancy » (mouvement constitué originellement des 2B-2L préc.) en ce que ses principes communs s’opposeraient tous à « l’École de Paris » ou « École de la Salpêtrière » de Charcot : non, l’hypnose ne serait pas connexe à l’hystérie ; non, elle ne serait pas une maladie comparable au somnambulisme et – surtout – du sommeil, c’est la suggestion hypnotique qui importerait et pourrait même être curative. Voilà comment, croyons-nous, est née l’expression formelle d’« École de Nancy » proposée par Liégeois ce qui lui permettait – alors qu’il n’était pas médecin mais pratiquait l’hypnose – de s’y inclure.

Avoir par ailleurs osé affirmer cela à l’Institut de France, haut lieu de l’Académisme, lors de la défense de son Mémoire préc. au printemps 1884 était une prouesse ainsi qu’un mécanisme ingénieux de communication. Par suite, Liégeois confirmera son appartenance scholastique non seulement par une pratique fréquente de l’hypnose (dont témoignent ses travaux et ceux de ses visiteurs[71]) mais encore par une théorisation et une défense doctrinale de l’École de la suggestion[72].

En outre, au sein des 2L-2B, Liégeois était le liant. Non pas le meneur mais celui capable de trouver avec chacun des autres des points communs et des amitiés sincères. Alors que les trois autres se drapaient parfois dans des certitudes toutes médicales et s’opposaient entre collègues avec vivacité, Liégeois jouait la carte du dénominateur commun : l’union par la promotion de la suggestion. Une preuve de ce rôle se retrouve dans un document familial et administratif. En 1890[73], en effet, Liégeois se rend à l’hôtel de ville de Nancy pour y déclarer le décès de sa mère. Qui choisit-il pour l’accompagner ? Liébault ; présent dans la souffrance comme ami plus encore que comme médecin.

Une position triplement singulière au cœur de l’École de Nancy. Ce faisant, comme on l’a fait au sein de la Faculté de Droit, on peut aisément conclure qu’au sein de l’École de Nancy, aussi, Liégeois occupait une position singulière.

  • D’abord, il en était même conspué car il n’était pas (à la différence des trois autres) un docteur en médecine, un véritable « scientifique ». Un ouvrage contemporain comme celui préc. du docteur (en médecine évidemment !) Cuvelier en atteste et se plaît à citer les médecins critiquant Liégeois du seul fait de sa tare originelle : n’être qu’un juriste. Bernheim, ainsi, méritait (puisque médecin) les honneurs mais Liégeois… apparaissait presque comme le « coupable idéal » du déclin de l’École. Citons en ce sens Paul Janet (1823-1899) (pourtant non-médecin mais philosophe) qui, à la suite de l’intervention de Liégeois à l’Académie des Sciences morales et politiques, rétorqua, pour défendre Charcot[74], « si un médecin, tel que le docteur Bernheim est si vague et si peu lumineux sur les rapports de l’hystérie et de l’hypnose, ce n’est pas à un professeur de droit comme Liégeois qu’il faut demander des détails précis sur l’état physiologique et pathologique de ses sujets » !
  • Ensuite, Liégeois était aussi mis à l’écart du fait de son caractère parfois trop vif ou trempé, entier comme l’affaire Gouffé le démontrera ci-après.
  • Enfin, Liégeois nous semble aussi avoir été vilipendé en ce qu’il tenait une position socialement très dangereuse : celle selon laquelle l’hypnose pouvait entraîner des infractions et des crimes, malgré la volonté des hypnotisés.

Or, ainsi que l’a particulièrement bien démontré[75] le psychanalyste Léon Chertok (1911-1991), depuis Bossuet on a associé l’idée de suggestion à celle du démon. Ainsi, admettre le fait qu’un individu puisse en influencer un autre (jusqu’à lui faire commettre des infractions pénales) est particulièrement perturbant sinon séditieux.

On préfère souvent le nier pour affirmer sa volonté et son existence, son consentement libre et ses actions propres mais en vivant en société, il ne peut en être autrement.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Jules Liégeois (1833-1908), « professeur hypnotisant » du Droit (I/II) »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 416.


[2] Caa de Nancy, 29 mars 2022, Patients X. c. Hôpitaux universitaires de Strasbourg ; req. 19NC01704.

[3] Son état civil a même été numérisé : https://www.bibliotheca-andana.be/?p=156081.

[4] Il n’existe pas, sauf omission de travaux scientifiques importants sur l’homme et son œuvre. Il existe plusieurs notices nécrologiques (qui seront citées infra) ainsi que plusieurs dossiers aux archives nationales (dont F/17/21954/A son dossier personnel académique), départementales de la Meurthe-et-Moselle (Personnel enseignant, W114775 ; travaux personnels des professeurs, W114778) ainsi qu’à la Faculté de droit nancéenne (comme les registres du personnel ou ceux des délibérations). On dispose en outre des copies de son état civil et de celui de sa famille (cité ci-après) qui permettent aisément d’en établir la généalogie ainsi que son dossier dans la base de la Légion d’Honneur (LH/1639/26).

[5] Cf. sa « notice » in Bulletin de la Société d’économie politique ; 1908 ; p.145 et s.

[6] Le Monde illustré ; 16 août 1884 ; p. 2.

[7] En ce sens : « Le professeur Liégeois » in Mémoires de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc ; 1912 ; séance du 27 mai 1909 ; p. CIII et s. ; ou encore « Nécrologie » in Mémoires de l’Académie de Stanislas ; 1908-1909 ; p. LXXVIII et s.

[8] C’est ce que retient par exemple la notice préc. publiée par l’Académie de Stanislas dont il avait été membre (et même Président) et avec laquelle il avait pris, après 1892, quelques distances.

[9] Il s’agit de l’album photographique offert le 25 mai 1891 au docteur Liébeault. Conservé aux archives départementales de la Meurthe-et-Moselle, il a fait l’objet d’une édition : Andrieu Bernard, Album Liébeault ; Nancy, Pun ; 2008.

[10] Ainsi in Le Petit parisien daté du 19 août 1908 (p. 1) ou encore dans Le Matin du 16 août 1908 (p. 5).

[11] Dont celui érigé dans sa ville de décès et annoncé dans l’édition du 24 juillet 1909 (p. 2) du Petit parisien.

[12] Notamment résumés in : Touzeil-Divina Mathieu, « École (de droit) » in Dictionnaire de droit public interne ; Paris, LexisNexis ; 2017, p. 156 et s.

[13] A pari mais avec d’autres arguments : Nicolas Serge, « De l’hypnose à la suggestion : Bernheim et le « mythe » de l’École de Nancy » in Hippolyte Bernheim (1840-1919), Professeur de la Faculté de médecine (…); Nancy, Pun ; 2023 ; p. 141 et s. De même : Klein Alexandre, « Nouveau regard sur l’École hypnologique de Nancy à partir d’archives inédites » in Le Pays Lorrain ; 2010, vol. 91 ; p. 337 et s. On relèvera, cela dit, que dès le début du siècle précédent, le docteur Beaunis, pourtant membre prétendu de l’École, affirmait dans ses Mémoires qu’elle n’avait jamais existé « à proprement parler, car le mot École implique un corps de doctrine cohérent et coordonné ». Et de conclure que rien de tel n’avait existé dans le mouvement nancéen : Beaunis Henri, Mémoires dactylographiées ; 1914, p. 418 (cité par Jacqueline Carroy dans son étude citée infra).

[14] Un célèbre tableau d’André Brouillet (1857-1914) les représente notamment tous deux lors d’une « leçon clinique à la Salpêtrière » où figure également Blanche Wittmann (1859-1913), patiente hystérique (sic). On y préfère la caricature de Charcot sortant d’un crâne humain sous le mot hypnotique de suggestion (in Les Hommes d’aujourd’hui ; « une » du n°343 de 1878 par Manuel Luque de Soria (1854-1924)).

[15] Ainsi qu’en atteste le registre municipal (p. 499 sous le numéro d’acte 302) versé aux archives départementales préc. de la Meurthe-et-Moselle.

[16] Comme en atteste le registre municipal (n°815, p. 115) versé aux Archives de Paris.

[17] Le 12 mai 1891 à Nancy (acte n°271 du registre municipal, p. 168 et s.).

[18] Qui deviendra doyen de la Faculté des lettres de 1919 à 1928.

[19] Aux archives nationales, son dossier personnel figure sous la cote BB/6(II)/1025.

[20] Gilles de la Tourette Georges, « Bibliographie (…) De la suggestion et du somnambulisme (…) par M. Liégeois (…) » in Archives de neurologie ; 1889, Tome XVII ; p. 156 et s.

[21] Touzeil-Divina Mathieu, « Magnétisme & Médecine : charlatanisme(s) & pratique(s) entre les Lois » in Rdss ; juin 2023 ; p. 476 et s.

[22] Il est inscrit en ce sens comme l’enfant n°21 de l’année 1833 (registre municipal (p. 124) aux archives départementales préc. de la Meuse).

[23] Il s’agit, selon la notice préc. des Mémoires de la Société de Bar-le-Duc, du village-source de la famille Liégeois dont les ancêtres auraient été meuniers dans la même région (op. cit. ; p. CIII).

[24] Alors que son future beau-père (ce qui explique peut-être la confusion) l’était.

[25] Ibidem.

[26] Et non « Lenglet » comme on le lit dans de nombreuses notices qui laissent évoquer la présence d’Eugène-Émile Lenglet (1811-1878) avocat et homme politique républicain d’Arras, qui occupa aussi des fonctions préfectorales.

[27] Il s’agit respectivement de : Liégeois Jules, Annuaire statistique du département de la Meuse (…) ; Bar-le-Duc ; Robin ; 1852-1854 en trois épais vol. puis de De la liberté de l’intérêt ; Nancy, Grimblot ; 1858.

[28] Il l’avait même enseignée, à titre bénévole, tous les dimanches pendant des dizaines d’années auprès de l’école normale de Commercy nous apprend l’une de ses notices nécrologiques préc. au Bulletin de la Société d’économie politique ; op. cit. ; p. 146.

[29] Liégeois Jules, De mutuo et foencre ; du prêt de consommation ; Nancy, Raybcis ; 1861.

[30] Liégeois Jules, Du prêt à intérêt (en droit romain et en droit français) ; Nancy, Lepage ; 1863.

[31] Respectivement : Liégeois Jules, « Des Rapports de l’économie politique avec le droit public et administratif » in Revue pratique de droit français ; juillet 1865 et « Le Code civil et les droits des époux en matière de succession » in Revue générale d’administration ; juin 1878.

[32] Dont : Liégeois Jules, « La question monétaire, ses origines et son état actuel » in Revue générale d’administration ; 1881, p. 5 et s. ou encore : Le tarif des douanes et le prix du blé ; Nancy, Berger-Levrault ; 1881.

[33] Son acte (p. 156 du registre d’État civil de la commune disponible aux archives départementales de l’Yonne) fut également retranscrit à l’État civil d’Aix-en-Provence (p. 82 du registre communal versé aux archives départementales des Bouches-du-Rhône) même si son corps a bien été inhumé à Noyers-sur-Serein où sa sépulture, à la suite d’un défaut d’entretien, s’est tant dégradée qu’elle en a fait l’objet d’une reprise.

[34] Cabantous Louis & Liégeois Jules, Répétitions écrites sur le droit administratif (…) ; Paris, Marescq ; 1873, 5e éd.

[35] On se permettra à cet égard de renvoyer à nos développements in Touzeil-Divina Mathieu, Un père du droit administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) ; Paris, Lgdj ; 2020, aux § 66 et s. et 143 et s.

[36] Foucart Émile-Victor-Masséna, Éléments de droit public et administratif ; Paris, Marescq ; 1855, 4ème éd.

[37] Op. cit. ; p. 13.

[38] Il faut lire à cet égard son pamphlet contre les théories socialistes des « travailleurs » (sic) : Liégeois Jules, Origines et théories économiques de l’Association internationale des travailleurs ; Nancy, Ac. de Stanislas ; 1872.

[39] Ibidem.

[40] Cabantous Louis & Liégeois Jules, Répétitions écrites sur le droit administratif (…) ; Paris, Marescq ; 1882, 6e éd.

[41] Op. cit. ; p. IX.

[42] Op. cit. ; p. 21 et s.

[43] Op. cit. ; p. 144 et s.

[44] Op. cit. ; p. 218 et s.

[45] Op. cit. ; p. 422 et s.

[46] Cabantous Louis, Répétitions écrites sur le droit administratif (…) ; Paris, Marescq ; 1854, 1ère éd.

[47] Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste (1800-1880) ; Éléments de patristique administrative ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009 ; p. 128 et s.

[48] Serrigny Denis, Traité de l’organisation de la compétence et de la procédure en matière contentieuse administrative dans leurs rapports avec le droit civil ; Paris, Durand ; 1865.

[49] « Tableau des membres (… » in Mémoires de l’Académie de Stanislas ; 1879 ; p. 412.

[50] Comme se plaît à l’affirmer la 6e éd. préc. des Répétitions écrites (…).

[51] Cf. aux archives départementales préc. W114775 les arrêtés des 22 décembre 1884 et 29 décembre 1890.

[52] Parmi d’autres, signalons : Liégeois Jules, « Projet de création d’une caisse de prévoyance des fonctionnaires civils » in Revue générale d’administration ; 1881, p. 5 et s. ; « Lettre adressée à M. le Président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, à propos du projet de modification de la loi militaire » in Revue internationale de l’enseignement supérieur ; 1883, T. V ; p. 666 et s. ; ou encore sa pétition portée par le député Albert Desjardins (1838-1897) de l’Oise et déposée à l’Assemblée en janvier 1873 (in Jorf du 11 janvier 1873 ; p. 189). Ledit Desjardins, avant d’être représentant de la Nation, avait également été enseignant à la Faculté de Nancy (comme historien du Droit) avant de rejoindre celle de Paris.

[53] À propos, notamment, de la compétence juridictionnelle résiduelle des ministres : Loppinet Joseph Auguste Fernand, Thèse pour la licence présentée à la Faculté de Droit de Nancy ; Nancy, Collin ; 1868.

[54] Et dont l’immeuble « Art nouveau » au 45 de l’avenue Foch est un des plus remarquables de Nancy.

[55] On lira à son égard : Cuvelier André, Hypnose et suggestion ; de Liébeault à Coué ; Nancy, Pun ; 1987.

[56] Cf. Liébeault Auguste Ambroise, Étude sur la désarticulation fémoro-tibiale ; Strasbourg, Liébeault ; 1850.

[57] Dupotet (de Sennevoy) Jules, Expériences publiques sur le magnétisme animal (…) [incluant le rapport Husson] ; Paris, Dentu ; 2nde éd. ; 1826.

[58] Liébeault Auguste, Du sommeil et des états analogues (…) ; Paris, Masson ; 1866.

[59] Dans le discours qu’il prononce à son jubilé en 1911 (in Revue médicale de l’Est ; 1911, p. 386 et s.) Bernheim raconte qu’en 1882-1883 il est allé trouver Liébault parce qu’on lui avait indiqué un médecin qui « traitait gratuitement les malades par le sommeil provoqué » et qu’il se décida à y aller « avec le plus grand scepticisme ».

[60] Bernheim Hippolyte, « Discours au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences » (Rouen, 20 août 1883) cité par Cuvelier ; op. cit. ; p. 53.

[61] On ne résiste pas à rappeler ici que le grand-oncle maternel du susdit n’était autre que le grand père de Michel et le père de Victorien (1831-1908) : Antoine Léandre Sardou (1803-1894).

[62] On lui doit outre la méthode éponyme : Coué Émile, La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente ; Nancy, Coué & Oliven ; 1920.

[63] Cf. Pesic Peter, « Composing the Crisis : From Mesmer’s Harmonica to Charcot’s Tam-tam » in Nineteenth-Century Music Review ; 2022 ; n°19 ; p. 07 et s.

[64] Il faut lire à ce sujet : Stengers Isabelle, L’hypnose entre magie et science ; Paris, Les empêcheurs de penser en rond ; 2002.

[65] Bernheim Hippolyte, De la suggestion ; Paris, Albin Michel ; 1916 (avertissement).

[66] Ibidem ; aux premières lignes du chapitre suivant.

[67] Comme dans la version de 1916 de De la suggestion ; op. cit. ; chapitre X, § 1.

[68] Cité in Duyckaerts François, Joseph Delbœuf, philosophe et hypnotiseur ; Paris, Les empêcheurs de penser en rond ; 1992, p. 128.

[69] Ainsi Bernheim publie-t-il en septembre 1883 au numéro 17 de la Revue médicale de l’Est une contribution intitulée « De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille » ce qui sera la première pierre de son ouvrage majeur au titre identique : De la suggestion dans l’état hypnotique (…) ; Paris, Doin ; 1884.

[70] Liégeois Jules, Mémoire sur la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit civil et le droit criminel [lu devant l’Académie des Sciences morales et politiques les 05 et 19 avril 1884]; Paris, Picard ; 1884.

[71] A l’instar du professeur Delbbœuf dont il sera question ci-après.

[72] Outre le Mémoire préc. dont la seconde édition (1889) attendra les 800 pages, on peut citer parmi de nombreuses contributions et sans exhaustivité : Liégeois Jules, « Vésication par suggestion hypnotique » in Mémoires de l’Académie de Stanislas ; 1885, t. III ; p. 126 et s. ; « Hypnotisme téléphonique ; suggestions à grande distance » in Mémoires de l’Académie de Stanislas ; 1885, t. III, p. 133 et s. ; « De l’hypnotisme au point de vue médico-légal » in Journal des débats ; 24 août 1886 ; « Une suggestion à 365 jours » in Journal des débats ; 1er novembre 1886 ; « Des expertises médico-légales en matière d’hypnotisme ; recherche de l’auteur d’une suggestion criminelle » in Revue de l’hypnotisme ; juillet 1888, p. 03 et s. ; « Un nouvel état psychologique » in Revue de l’hypnotisme ; août 1888, p. 33 et s. ; « La question des suggestions criminelles ; ses origines, son état actuel » , octobre 1897, p.

[73] Acte de décès de la ville de Nancy n°452 ; 21 février 1890 (registre déposé aux Archives départementales préc.).

[74] Cité par Cuvelier ; op. cit. ; p. 54.

[75] Par exemple dans cet ouvrage collectif qu’il a dirigé : Résurgence de l’hypnose ; une bataille de deux cents ans ; Bruges et Paris, Desclée de Brouwer ; 1984 ; p. 15 et s.

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ParJDA

La zombification : une forme anthropo-juridique de traite des personnes

Art. 415.

Jean Renel SENATUS,
Avocat au barreau de Port-au-Prince, Senior au Cabinet SÉNATUS, 29 angle des rues Metellus et Chavannes, Petion-Ville, Haïti,
& Président de l’Université Soleil d’Haiti (USH), Rue O#13, Port au Prince, Haïti
& Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), UFR des Sciences de la Santé, UVSQ / Paris-Saclay, 2 avenue de la Source de la Bièvre, 78180 Montigny-Le-Bretonneux, France /
senatusjnrenel@yahoo.fr

Philippe CHARLIER,
Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), UFR des Sciences de la Santé, UVSQ / Paris-Saclay, 2 avenue de la Source de la Bièvre, 78180 Montigny-Le-Bretonneux, France /
& Fondation Anthropologie, Archéologie, Biologie (FAAB) – Institut de France, 23 quai de Conti, 75006 Paris, France / philippe.charlier@uvsq.fr

Résumé

La zombification est une forme de traite des personnes ignorée tant à l’échelle nationale d’Haïti qu’à l’internationale. Les deux faits se ressemblent dans leurs éléments constitutifs ou dans leurs mécanismes de constitution. Elles poursuivent une même finalité, celle de réduire en esclavage une personne humaine au mépris de la dignité qui lui est inhérente, ce, en vue de poursuivre des objectifs généralement économiques, sous couvert d’une justification de justice magico-religieuse’. Dans cet article, notre analyse anthropo-juridique porte sur la manière de procéder des organisations criminelles liées à la traite des personnes ou la zombification et un plaidoyer y est fait pour que la zombification soit prise comme une forme ignorée de traite des personnes, qui devrait être incriminée, sanctionnée et prévenue avec l’adoption de mesure de réinsertion ou de réhabilitation des victimes de la zombification.

Mots-clés

Zombification, zombi, traite des personnes, exploitation, droits humains, esclavage

Summary/abstract

Zombification is a form of human trafficking that is ignored both nationally in Haiti and internationally. Zombification and human trafficking are practices that affect the well-being and dignity of the human person. The two facts are similar in their constituent elements or in their mechanisms of constitution.  They have the same purpose, that of enslaving human beings in disregard of their inherent dignity, in order to pursue generally economic objectives, under the guise of a justification of « magico-religious justice ». In this article, an anthropo-legal analysis spotlight is shone on the way criminal organizations deal with human trafficking or zombification.  A plea is made that zombification be taken as an ignored form of human trafficking, which should consequently be criminalized, sanctioned and prevented, with the adoption of measures for the reintegration or rehabilitation of zombification victims.

Keywords

Zombification, zombi, human trafficking, exploitation, slavery

Photo d’illustration ; P. Charlier (c)

Introduction

La traite des personnes, en raison de la domination de l’homme par l’homme qu’elle préconise, est une forme de violation majeure des droits fondamentaux de la personne humaine.  Elle désigne en clair le processus par lequel des personnes sont recrutées, transportées, transférées, hébergées, reçues etplacées sous contrôle ou influence d’autrui, avec des contrôles spécifiques sur leur liberté de mouvement ou déplacements en vue de les maintenir en situation d’exploitation multiforme et continue, à des fins économiques ou autres[1].

Le phénomène de zombification a commencé à attirer l’attention des scientifiques   internationaux à la fin du XXe siècle. Cette chronologie écarte, semble-t-il la tradition de pensée sociale haïtienne nationaliste revendiquant l’érection du fait révolutionnaire de 1804, comme la première forme de contestation géopolitique et historique de la traite humaine à grande échelle, explicable par le colonialisme et l’esclavagisme des temps modernes. Cette institutionnalisation de pratiques d’injustice masque les fondements criminels de la zombification par l’invocation des principes et valeurs du système de droit informel haïtien, à forts relents religieux. Pourtant, le processus de la zombification comporte des traits juridiques analogues aux pratiques de traite humaine. En effet, le processus de zombification s’authentifie avec le processus qui part du choix, de l’identification ou du recrutement de la victime, de la demande de la « mise à mort », de l’administration du poison/ou de l’envoûtement, du renforcement de l’apparence de la mort, des rites d’exhumation et de réveil, l’orientation en état vers un lieu de dépendance, le convoiement ou transport / déportation ou effacement et poursuit les mêmes finalités que la traite des personnes.

En effet, les zombis sont contraints de travailler dans les champs de canne à sucre, les bananeraies, les mines, dans les installations de pêche, la construction, d’exécuteur des tâches domestiques ou de s’atteler à sans espérer la contrepartie salariale définie par les conventions internationales, notamment, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en ses articles[2] 23, 24, sur les  droits  des  travailleurs  et encore moins  les  avantages et privilèges tels que l’assurance  de travail, les  congés, la prime de fin d’année, alors qu’ils sont contraints de réaliser des travaux non contrôlés et régulés par l’Etat et par la loi.

Des femmes-zombies à l’instar de Nadia[3], Medula[4] et Ermithe rapportent avoir enfanté et été exploitées sexuellement pendant la durée de leur zombification. Sans droit de visite médicale, elles ont été faites esclaves sexuelles et détenues dans des conditions inhumaines et de terreur constante.

Si des sources internationales avancent que plus de 80 % des personnes touchées par la traite des personnes sont victimes d’exploitation sexuelle, dans le cas de la zombification peu de chiffres sont disponibles et l’on comprendra les obstacles auxquels s’exposera un chercheur dans ce domaine. D’où la nécessité de mettre les projecteurs sur cette forme de traite complètement ignorée sur le plan anthropologique  et juridique[5]

Comme dit ci-haut, la traite des personnes est diversement interprétée à travers le monde et magnétise l’attention de nombre d’organisations nationales et internationales qui ne cessent de conjuguer des efforts, les uns plus visibles que des autres en vue de l’éradiquer.

S’il est un fait que des progrès considérables ont été observés dans la lutte contre la traite des personnes à travers le monde, comme en témoignent les différents rapports de l’Organisation des Nations Unies, aucune littérature n’a été établie sur les liens entre la zombification et la traite des personnes, vu que celle-là est considérée comme une fiction dans l’imaginaire collectif occidental pendant qu’elle est une réalité incontestable dans le mental collectif haïtien. En dépit des visibles similitudes qu’elle partage avec la traite des personnes, la zombification n’a jamais préoccupé les chercheurs juristes. Aussi, sommes-nous amené à formuler la question suivante : qu’est ce qui empêche les scientifiques du droit, de la sociologie, de l’anthropologie à considérer la zombification, selon les procédés de sa mise en œuvre, comme une forme de traite des personnes ?


Quid de la dignité de la personne du zombie ?

L’humanité ne devrait-elle pas être interpellée et sensibilisée à combattre cette forme de traite ?

Pour répondre à ces préoccupations, nous proposons ici d’essayer de mettre en lumière les similarités complexes qui unissent ces deux réalités. Nous exposerons les différents mécanismes d’exécution de la traite des personnes et nous nous pencherons sur les différentes formes de lutte engagées contre la traite sur les plans local, régional et mondial afin de dégager l’identité du zombi à partir des caractéristiques de la personne humaine et de montrer, au regard du processus de la zombification, que le zombi est une victime de traite des personnes.

Pour répondre à ces questions, notre article sera organisé en trois parties : la première sera consacrée aux généralités, statistiques et luttes visant l’éradication de la traite dans le monde ; la deuxième exposera la zombification et le processus de zombification. Quant à la dernière partie, il sera question des points de ressemblance et des finalités de la traite des personnes et la zombification. 

A la fin de ce parcours, qui se veut un plaidoyer pour que les pratiques de la zombification soient prises en compte tant sur les plans juridique et anthropologique, nous serons amenés à reconnaitre que la zombification est une forme de traite des personnes, complétement ignorée par les scientifiques, ce qui mérite d’être redressé pour le plus grand bien de l’humanité.

Partie A

Traite des personnes dans le monde :
généralités, statistiques et luttes :

Nombre d’instruments adoptés par des institutions de renommée mondiale ont tenté de définir la traite des personnes. Ainsi, la Convention Europol de 1995 définit la traite des êtres humains comme suit : 

« Soumettre une personne en abusant d‘un rapport d‘autorité ou de manœuvres en vue notamment de se livrer à l‘exploitation de la prostitution d‘autrui, à des formes d‘exploitation et de violences sexuelles à l‘égard des mineurs ou au commerce lié à l‘abandon d‘enfant[1] ». 

En effet, la traite des personnes est considérée comme l’esclavage des Temps modernes, en ce sens que des êtres humains sont contraints à se prostituer, travailler en dehors des normes du code de travail et de la dignité, subir des extractions d’organes ou contraints de mendier au profit d’autrui. Toutes ces actions supposent des relations ou rapports de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme.

De son côté, l‘Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), dans « Trafficking in Human Beings: implications for OSCE [2] », propose une définition plus ample dudit phénomène :

«Tous les actes inclus dans le recrutement, l‘enlèvement, le transport, la vente, le transfert, l‘hébergement ou la réception des personnes;- par la menace ou l‘utilisation de la force, la tromperie, la coercition, ou la servitude pour dettes;- à des fins de placement ou de détention des personnes, payées ou non, dans un état de servitude involontaire, pour un travail forcé ou pour un créancier, dans une communauté autre que celle dans laquelle la personne vivait avant d‘être trompée, prise de force ou soumise à des créanciers[3] ».

La lecture des faits constitutifs de la traite tel que vus par l’OSCE offre un large éventail d’actions ou de faits faisant partie de ce crime. 

En dehors des instruments légaux internes d’abolition de l’esclavage, adoptés par certains pays, c’est en 2000 qu’un cadre juridique solide voit le jour avec le Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier commise contre les femmes et les enfants. Cet instrument juridique se révélait d’une importance capitale pour la lutte et des engagements allaient être pris par des acteurs internationaux en vue de la naissance de la coopération internationale ou le partenariat multilatéral indispensable à la lutte. Ce protocole semble proposer la meilleure définition de la traite des personnes :

« Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes[4]»

Cette définition semble englober la traite des personnes dans toutes ses dimensions. On y décèle aussi toute une kyrielle d’infractions ou de comportements réprimés par certaines législations locales, tels que l’enlèvement, la fraude, la duperie, l’abus de pouvoir ou exploitation de l’état d’ignorance ou de la situation de vulnérabilité de l’autre avec le miroitage de conditions et situation de vie meilleure projetée à la victime. L’entreprise mafieuse de traite des personnes est à date, une entreprise extrêmement prospère, un marché noir prometteur pour les trafiquants et touche une bonne faction de la population mondiale. Pour combattre la traite de personnes, des actions se sont multipliées partout à travers le monde.

Ainsi, l’histoire de l’activisme contre la traite des personnes aura retenu l’année 1990 comme celle des grandes mobilisations qui visaient l’éradication de ce fléau. Yasmeen Hassan[5], Directrice exécutive d’Equality Now, rappelle qu’avant les années 1990, il n’y avait pas d’organisation de militance et d’activisme contre la traite des personnes. A partir de cette date, des voix se sont élevées pour dénoncer ces pratiques, sensibiliser le monde aux menaces qu’elles représentent pour l’humanité et poser les bases de partenariat multilatéral entre états pour les combattre. Le plaidoyer de la société civile internationale (ONG et institution internationale) met en évidence les statiques alarmantes des pratiques de traite dans le monde contemporain.


  1. Rapports sur l’état de la situation

Selon un rapport de 2006 de l’UNICEF, des enfants (7-18 ans) recrutés illégalement, par force, fraude ou coercition sont exploités dans le cadre des travaux forcés ou d’esclavage sexuel partout à travers le monde[1]. Le taux le plus élevé de victimes est enregistré en Afrique où 41 % des enfants âgés de 5 à 14 ans sont soumis aux travaux forcés contre 21% en Asie et 17% dans les Caraïbes.

La clandestinité et la fraude figurent parmi les grands moyens de contrainte qui caractérisent les opérations de traite des personnes. En dépit de ces faits, en 2016, La fondation Walk Free et l’OIT ont dénombré les victimes du phénomène à 25 millions de personnes soumises aux horreurs du travail forcé, d’exploitation sexuelle, du trafic d’organe, et ce, à l’échelle mondiale[2].  Le rapport mondial 2016 de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) sur l’identification par rapport au genre des victimes de la traite rapporte « que 51 % des victimes sont des femmes, 21 % des hommes, 20 % des filles et 8 % des garçons. Parmi ces personnes, 45 % ont été victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle et 38 % de travail forcé [3]». Le rapport[4] de 2020 sur la catégorisation des victimes note que « les femmes victimes continuent d’être particulièrement touchées par la traite des personnes. En 2018, pour 10 victimes détectées dans le monde, environ cinq étaient des femmes adultes et deux des filles. Environ un tiers de l’ensemble des victimes détectées étaient des enfants, filles (19 %) et garçons (15 %), tandis que 20 % étaient des hommes adultes. » Suivant le rapport, ces victimes sont destinées à travailler dans des chantiers divers et sont ainsi réparties : 50% de travail sexuel, 38% de travail forcé, 6% d’activité criminelle, 1.5% de mendicité, 1% de mariage forcés[5], 1% de trafic d’enfant et/ou d’organes.

La traite des personnes est considérée comme la nouvelle forme que prend l’esclavage à travers le monde. D’après le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme OHCHR[6] :

« Plus de 40 millions d’hommes, de femmes et d’enfants suivant les estimations datées de 2020, sont réduits à l’esclavage. Parmi eux, 25 millions de personnes sont victimes de travail forcé et 15 millions, de mariage forcé. Une victime sur quatre est un enfant[7]. »

Devant des statistiques aussi alarmantes, l’Assemblée générale des Nations Unies, sous la présidence de M. Abdulla Shahid, s’est autosaisie de ces faits et les a considérés comme « une puissante tragédie humaine qui affaiblit la sécurité nationale, provoque la distorsion des marchés, enrichit les criminels et les terroristes et constitue un affront aux valeurs universelles ». Devant l’ampleur de la lutte visant l’éradication du fléau, les Nations Unies ont consacré et proclamé le 30 juillet « Journée mondiale de la lutte contre la traite d’êtres humains » en vue de sensibiliser les acteurs, prévenir ces faits horribles, protéger les victimes et restituer la dignité aux personnes victimes. Pour le président Shahid, la problématique de traite de la personne humaine est plus qu’une question politique : «Elle est à cet égard une puissante tragédie humaine qui affaiblit la sécurité nationale, provoque la distorsion des marchés, enrichit les criminels et les terroristes et constitue un affront aux valeurs universelles ».

Le rapport « Traficking in persons report » du département d’Etat, rendu public en 2018, traitant de la position vulnérable d’Haïti en matière de traite, rapporte que :

« Le Gouvernement a identifié pas moins que 31 victimes potentielles de la traite, contre 43 victimes en 2016. En 2017, les fonctionnaires du Gouvernement ont fermé des orphelinats qui abritaient 116 enfants et potentiellement impliqués dans le trafic. »

Par ailleurs, les statistiques en Haïti révèlent que plus de 300 000 enfants sont soumis à la domesticité ou travaux forcés et à l’exploitation sexuelle.

Dans un rapport de 2022, le gouvernement français estime que sur 40 000 à 50 000 personnes qui sont dans la prostitution en France, environ quatre-vingt-dix pour cent (90 %) sont étrangères, probablement des victimes de la traite des êtres humains.

Tout en reconnaissant le droit de résister à sa réduction en esclavage ou son asservissement, comme un droit de l’homme à part entière, Michele Bachelet a reconnu que « l’esclavage est l’une des violations les plus graves et les plus totales de la dignité humaine », lors de la réunion-débat. L’esclavage est une attaque choquante contre toutes les sociétés[8]

La traite des personnes, productrice de l’esclavage, est donc la négation totale des droits de la personne humaine, en ce sens qu’elle met à mal les avancées en matière des droits de l’homme.  Les victimes de la traite sont dépouillées du droit fondamental l’être humain, c’est-à-dire la dignité. L’esclave sexuel, le travailleur forcé est un « zombi » dont le corps prime sur la conscience, la volonté et la dignité. 

En raison de son expansion considérable, la traite des personnes est devenue une préoccupation mondiale. Sa clandestinité ne permet pas aux organisations et activistes d’établir le nombre de ses victimes. Cependant, des organisations internationales soutiennent que ce chiffre varie de 700 000 à 4 millions de victimes par an. Le réalisme de l’ethnobotaniste Wade Davis et d’Emerson Douyon sur la zombification permet, à cet égard, de parvenir à la conclusion suivante :

« L’arme par laquelle des juges d’un système parallèle de justice imposent le respect de certains principes réglant souterrainement la vie sociale haïtienne. Le phénomène est ainsi analysé sous l’angle de sa fonction sociale dans le cadre d’une problématique ethno-criminologique.Mais Emerson Douyon semble aller plus loin dans le fragment précité : ces crimes censément rituels masqueraient d’autres crimes de bien moindre prestige. ».

Emerson Douyon, Crimes rituels et mort apparente en Haïti : vers une synthèse critique. Anthropologie et sociétés (Caraïbes), volume 8, numéro 2, 1984.

2. Les instruments légaux de combat contre la traite des personnes

Dans le souci croissant et justifié de protéger les victimes de la traite des êtres humains, des instruments légaux pouvant servir de base référentielle juridique, sur le plan étatique, conventionnel régional ou international ont été élaborés. Déjà en 1948, quelque trois années après la Seconde Guerre Mondiale, la Déclaration universelle des droits de l’homme, avait déjà prévu :

« Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude : l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.

Cette disposition est aussi adoptée, la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales l’art.4 :

1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ».

Des conventions sont adoptées des entités spécialisées de l’ONU. De son côté, l’OIT a également adopté un corpus normatif prévoyant la suppression du travail forcé par le biais de la Convention no 29 sur le travail forcé ou obligatoire en 1930 ; la Convention n105 concernant l’abolition du travail forcé en 1957 ; la Convention no 182 concernant l’interdiction des pires formes de travail des enfants et l’action immédiate en vue de leur élimination de 1999 qui interdit l’esclavage sous quelque forme qu’il se pratique vente d’humain majeur ou mineur, servage, exploitation de prostitutions etc.

Avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le droit international s’est officiellement engagé en faveur de cette lutte en interdisant la traite des êtres humains. Puisque les catégories les plus convoitées par les malfaiteurs de la traite sont les femmes et les enfants, dans une approche progressive et ciblée.

L’adoption de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et des enfants, d’une part, et la Convention relative aux droits de l’enfant par le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés et le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants allait renforcer l’engagement des acteurs internationaux à endiguer cet état de fait.

Quant aux travaux forcés, la convention (nº 29) sur le travail forcé, 1930, l’Organisation des Nations Unies engage les Etats membres et les exhorte à supprimer tout travail ou service exigé d’un individu sous toute forme de violence ou de contrainte.

Le Protocole de Palerme[1] de 2000 aura aussi enjoint auxétats d’adopter des mesures visant à prévenir la traite, à former les agents des forces de l’ordre et des frontières en vue sceller du sérieux le combat pour l’éradication de la traite, jugée incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine, mettant en danger le bien-être individuel et collectif. 

  • De la personne du zombi

Considérant les dispositions de loi et des conventions internationales régissant la traite des personnes, une question s’impose : le zombi est-il une personne humaine ? En quoi peut-il être considéré comme un sujet de droit ?

D’emblée, rappelons qu’en droit une personne[2] comme « tout être humain ou organisme susceptible d’acquérir des droits et de contracter des obligations et distingue plusieurs types de personnes, à savoir : les personnes physiques (les êtres humains) et les personnes morales ou juridiques (les sociétés, les corporations, l’État, les organisations sociales, etc.)»

Partant de l’étymologie traditionnelle[3], le terme « personne » vient du latin persona, terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir », et désigne le masque de théâtre, le masque équipé d’un dispositif spécial pour servir de porte-voix.

Pour sa part, le Dictionnaire juridique de Serge Braudo définit ce même concept de la manière suivante : «Tout individu, homme ou femme, est une « personne » c’est-à-dire, un sujet de droit, doué de capacité et responsable. »

La personne, suivant cette définition, est un être humain vivant auquel s’attachent rationalité, conscience de soi-même, intelligence, volonté, sensibilité et identité ou disposant ou jouissant in globo, de l’état des personnes. Partant de cette définition et eu égard au cas de la zombie Ermithe Rubin ci-haut exposé, un être aux apparence d’un humain connu dont l’identité a été légalement anéantie par un acte de décès, frappée d’hébétude, enceinte et qui n’est pas en mesure de décliner le nom du géniteur de son enfant, dépourvue même de la capacité de déclarer légalement et  officiellement la naissance de son nouveau-né, Ermithe est-elle une personne à laquelle pourraient s’attacher des  droits inhérents, inaliénables, imprescriptibles et intangibles ? Si oui, comment les sciences humaines et sociales peuvent elles s’auto-saisir de ce cas-limite ?

La notion de personne, issue de la psychologie et de la philosophie suivant une tradition occidentale, été vue comme la jonction indissociable de l’âme et le corps formant un tout doué de raison et de perfectibilité[4]. Ce tout constitué du physique et du psychique présente un caractère unique ou singulier.

Pour le psychologue, une personne « est un être social pourvu de sensibilité, avec une intelligence et une volonté proprement humaine ». La personne est donc un être humain sans distinction de race, de sexe, ou de religion.

Répondant à la question de savoir si le zombi est une personne, le feu Max Beauvoir, ex-atti (chef spirituel)[5] national du vaudou, lui, a défini celui-ci comme « une personne[5] comme toutes les personnes, qui a son corps, mais possède une panoplie d’esprits qu’on appelle ‘‘nanm’’ dans laquelle on trouve le ‘‘gros bon ange’’, le ‘‘petit bon ange’’ ».

En fait, le nouveau code pénal publié dans le Journal officiel de la République d’Haïti, Le Moniteur, en date du 24 juin 2020, en son article 281, traitant de la zombification par empoisonnement, sans le terme, qualifie le zombi comme une personne. Il dispose :   

« Est passible de quinze (15) ans à vingt (20) ans de réclusion criminelle le fait d’administrer à une personne des substances de nature à provoquer un état léthargique momentané ou prolongé, ou de provoquer une altération durable des facultés mentales ou psychiques, annihilation de toute volonté ».

L’infraction est passible de vingt ans à trente ans de réclusion criminelle lorsque le décès de la personne a été déclaré à un officier de l’état civil et que cette personne, après son inhumation, a été identifié et reconnue comme une personne se trouvant occasionnellement ou vivant en la demeure officielle ou le lieu de travail ou la voiture ou accompagnant d’une personne avec laquelle elle a ou non un lien de parenté ».

Le législateur a préféré ici parler de « personne » au lieu de « cadavre » de la personne inhumée. On peut donc conclure que le législateur haïtien reconnait que le zombi est une personne dont la déclaration de sa « réapparition » confirme le nouveau statut qu’il incrimine, sanctionne et en prévoit sans nul doute la réparation, sans piper mot sur la réhabilitation ou la réinsertion[6] de ce dernier dans le corps social. Dès lors, si nous admettons que le seul fait d’exister et d’appartenir à l’espèce humaine montre que le zombi est une personne à part entière, et qu’en est-il de la dignité de sa personne ?  

  • Le zombi et la dignité humaine

La dignité est la valeur intrinsèque qui élève et fait vivre la personne humaine. Elle s’oppose d’ailleurs au vocable mérite, lié à sa famille de naissance, la réputation de sa famille de naissance qui peuvent se perdre comme c’est le cas d’ailleurs du zombi. Des circonstances de la vie peuvent conduire à la perte de toutes les considérations sociales mais elles ne peuvent en aucun cas, annihiler la notion de la dignité. Cette valeur intrinsèque aurait tiré sa source dans la Bible puisque l’homme est fait à l’image de Dieu. La dignité humaine est d’abord celle du physique ou du psychique de l’humain, qu’il soit vivant ou mort.

Quand l’humain est traité comme un objet ou un instrument, sa valeur intrinsèque couverte par la notion dignité est violée, son essence est humiliée. Il faut reconnaitre que, suivant une conception moderne de la dignité développée par Descartes dans le Discours de la Méthode, la notion de dignité implique le triptyque autonomie-indépendance et maitrise. La maladie, à elle seule, peut saper les deux autres. Ce triptyque réunit les conditions dignes de la dignité. Pour Descartes, « la santé est la première des conditions de tous les biens ».

L’artiste Nicola Ciccone[7] souligne, de son côté, que la dignité est un simple mot qui résume les concepts de respect et d’humanité. Celle-ci est l’aune qui mesure l’égard qu’on a pour chaque être dans une société. « Je veux qu’on m’enterre droit debout, je veux garder ma dignité. Les plus faibles seront protégés au nom de la dignité… ». En ce sens, elle est ontologique.

Pour Maya Hertig Randall, professeure à la Faculté de droit de l’université de Genève, la dignité humaine est la première des quatre valeurs universelles à côté de la liberté, l’égalité et la solidarité, elles-mêmes fondatrices des droits de l’homme.

Ce concept englobe en quelque sorte le respect physique, psychologique ou moral des êtres humains. En ce qui concerne la personne du zombi, nul ne peut lui réclamer un quelconque droit à la dignité, en application de ce que son statut d’humain lui doit. Comme toute victime de traite des personnes, le zombi vit sa vie dans l’indignité la plus criante et cruelle. Comment un individu peut-il devenir zombi ? Quels en sont les mécanismes ?


Partie B

Le processus de la zombification

Le processus[1] de la zombification repose sur tout un rituel dans lequel plusieurs acteurs sont impliqués depuis le jour de la déclaration de décès de la victime[2] de la zombification. Evidemment, la première étape consiste à simuler « la mort apparente » de la victime. Ce rituel est très discret puisqu’on n’utilise jamais d’arme à feu, ni d’arme blanche pour tuer ou persuader ce décès apparent sauf dans le cas des accidents provoqués. Toutefois, est-il de bon ton ou n’est-il pas impropre de parler de tuer quand on sait que la personne n’est pas vraiment décédée ?

Cette première étape est souvent l’œuvre d’un redoutable « connaisseur » qui a recours aux ressources disponibles de la biocénose tropicale et de la toxicologie traditionnelle en Haïti. Cet empoisonneur maitre peut être très proche d’un prêtre religieux ou d’une société secrète (Champwèl, Bizango, Vlenglendeng, etc.)

Étape 1 : Le choix ou le recrutement[3] de la victime / la demande de la « mise à mort » formulée par un client, un parent ou une personne qui se plaint d’avoir été victime d’un comportement reprochable de la personne ciblée. Un contrat verbal est passé entre les parties, en vertu duquel la condamnation ou culpabilité sera arbitrairement suite à la tenue d’une audience mystique publique tenue par des régiments d’une secte secrète ou d’un connaisseur indépendant du procédé d’empoisonnement. Le jugement une fois prononcé, le condamné devra être écarté de la communauté. De ce fait, son décès devra être simulé.

Le docteur Yves Saint-Gérard, dans son ouvrage intitulé « Le phénomène zombi » (1992, p. 25), a abordé cette idée de justice-vengeance. Pour le chercheur, le processus de la zombification reflète ainsi une idée de vengeance souvent disproportionnée d’un sujet très susceptible, humilié (injures, injustices, déceptions amoureuses…) ou abusé par sa victime ou un proche de celle-ci. La zombification est le bénéfice secondaire d’une riposte qui n’est heureusement pas toujours maximale. Cette punition va de l’infirmité mineure à la mort réelle, en passant par des sanctions économiques comme les pertes d’objets précieux, d’emploi ou d’instruments de travail[4] ».

Étape 2 – Administration du poison/ou l’envoûtement

La première étape une fois franchie, il faut trouver dans l’entourage immédiat de la cible quelqu’un qui soit capable de lui administrer le poison ou la substance provoquera un état de mort apparente chez son sujet qui sera cliniquement mort. Il faut noter que, dans nombre de cas de zombification, il ne se révèle pas nécessaire de procéder ainsi dans la mesure ou les objectifs peuvent être atteints sans qu’il soit nécessaire de créer cet état de mort apparente. Au dire de feue Mme Euvonie Georges Auguste, on ne procède ainsi rien que pour porter les parents et amis à accepter que la personne cible n’est plus de ce monde. Ce peuvent donc être des funérailles factices, symboliques, non seulement sans cadavre, mais aussi sans corps.

Il faut noter aussi que dans l’imaginaire haïtien, certains peuvent parfois prendre la qualité de zombificateur en vue de créer une certaine peur dans leur environnement immédiat.

Plusieurs facteurs doivent authentifier le décès à savoir :

a) l’établissement sommaire d’un certificat de décès ;

b) une justification issue d’une procédure médico-légale, non disponible dans les milieux reculés ;

c) l’organisation de rites funéraires faits de façon expéditive, parfois dans les 24 heures suivantes ;

d) l’embaumement spécial qui interdit une longue exposition.

Autant de facteurs vont faciliter les effets du poison selon un chronométrage approximatif réglé à l’avance. On peut comprendre que la personne victime n’a pas besoin d’être enterrée pour devenir zombi. C’est justement une astuce utilisée par les « malfrats des ténèbres », ces « architectes de cauchemars funéraires », pour feindre que leurs victimes ne sont plus de ce monde.

Il se révèle important de souligner que ce n’est pas dans tous les cas de zombification que la poudre est indispensable, bien au contraire.

Étape 3Les funérailles du sujet

Après avoir atteint la proie, l’apparence de la mort créée, un contact sera vite établi avec la morgue d’accueil pour étiqueter le cadavre afin qu’il soit protégé jusqu’au jour de ses « funérailles ».

Des « funérailles » publiques sont alors organisées en sa mémoire. 

Étape 4 – Rites d’exhumation et de réveil

Suivant les données ethnographiques disponibles[5], l’exhumation de sujet fait l’objet de tout un rituel magique. La personne enterrée, peut être captivée soit à la faveur d’expertises magiques réalisées sur place au cimetière ou au carrefour quatre chemins le plus proche (procédé Bluetooth). Le rituel d’exhumation est brutal, atroce et horrifiant, à en croire à certains initiés et/ou témoignages de victimes.

Étape 5 – L’orientation vers un état de dépendance/ transport / déportation et effacement) :

Le cadavre transformé en « mort-vivant », une fois « réanimé », le corps se met en marche, sous la conduite d’une escorte, appelée « Kondè » du français « conducteur » (à moins qu’il ne s’agisse de l’argot français pour le mot « policier » ?) vers un lieu de réclusion où il accède à un nouveau statut, celui de zombi, à une nouvelle personnalité et même une nouvelle identité. Privé de son nom, uniquement affublé d’un prénom, il est nourri à même le sol sur une feuille de bananier, sans sel, comme les anciens esclaves, et souvent drogué pour le priver définitivement e tout libre arbitre.


Partie C

Zombification et traite des personnes : 
Similarités des processus

Le législateur ou le juge, dans le questionnement des éléments de la traite des personnes, est autorisé à questionner ou à rechercher les éléments caractéristiques de base de la traite des personnes, à savoir : recruter, transporter, transférer, héberger, recevoir,placer sous contrôle ou une influence sur leurs mouvements ou déplacements et maintenir en situation d’exploitation multiforme, à des fins économiques.

La traite des personnes, vue comme une forme moderne d’esclavage et une des plus sévères violations des droits de la personne s’affiche dévastatrice des valeurs, engagements et enseignements du droit international de la personne humaine. Elle est considérée comme une agression constante, dévalorisante et envahissante à l’égard des droits fondamentaux des victimes et la suppression totale de la notion de la dignité humaine. Les modes opératoires des trafiquants et des zombificateurs se ressemblent. Ils ont un dénominateur commun à savoir, la privation imposée aux victimes de leurs droits, de leur liberté, de leur dignité et de leur potentiel humain. Les deux opèrent en pleine clandestinité. Ils utilisent des moyens diversifiés de contrôle sur leurs victimes, lesquels sont soumis à un même traitement sur le plan anthropologique.

La zombification et la traite des personnes se partagent des objectifs internationalement reconnus et réprimés. Elles poursuivent, entre autres, et pour le moins, des fins de travail forcé non ou peu rémunéré pour la victime, des activités criminelles forcées, des fins d’exploitation sexuelle et des fins du prélèvement d’organes.

Déduisons que pour parler de traite de personnes, tout en considérant qu’elle crée une situation de vulnérabilité et implique l’abus de ladite situation par laquelle la victime n’a pas d’autre choix que de se soumettre (par force ou tromperie). Au moins trois critères doivent se réunir pour la constitution de ce crime : l’acte, les moyens et les fins d’exploitation, pour le moins, manifestés dans des actions concrètes tendant à : faire le recrutement, transporter, transférer, héberger, détenir, offrir / recevoir des avantages ; faire usage de violence, coercition, enlèvement, fraude, tromperie, excès ou abus de pouvoir pour contraindre la victime ; poursuivre la psychologie d’exploitation de la victime soit sous la forme d’exploitation sexuelle (prostitution, proxénétisme, porno), de travaux forcés (non rémunéré ou peu rémunéré, esclavage), de prélèvements d’organes à des fins économiques, etc. 

Il y a une nécessité de réparer les effets psychosociaux de ces faits, de travailler la réinsertion des victimes dans leur famille et dans la société, en raison de la rupture des liens familiaux et les protéger contre les stigmatisations d’une part ; de leur accorder une assistance financière en vue de leur réinsertion économique et assistance juridique de l’Etat pour poursuivre les trafiquants et zombificateurs et faire en sorte que les représailles changent de camp. 

Voilà pourquoi les Haïtiens et les autres états doivent se préparer et engager (les 4 P) :

  1. La prévention qui devrait se matérialiser dans la dotation du pays d’instruments légaux, à l’instar du projet du nouveau code pénal, conçus dans les lignes du combat dans l’adoption et la ratification de conventions internationales visant à réprimer cette pratique ; dans la lutte pour l’adoption d’une véritable politique publique en matière de famille en Haïti ; durcir la législation haïtienne dans la fixation des peines y afférentes et opter pour la politique tolérance zéro en matière de traite de la personne.
  2. La protection : par une vaste campagne visant à sensibiliser sur c’est qu’est la traite et réduire en conséquence le nombre des acteurs et victimes. À réprimer sévèrement et surtout les auteurs, les co-auteurs et les complices de cette activité inhumaine, par une véritable synergie entre les officiers des unités spécialisées des forces de l’ordre, les organes de poursuites répressives, d’instruction et de jugement de manière afin de disposer de plus de dossiers qui aboutissent à des condamnations. Aujourd’hui, l’infraction « traite de la personne » et « zombification » devrait faire l’objet d’une spécialisation dans la police/justice. Il faut que ces secteurs soient mieux armés professionnellement pour traiter de pareilles infractions.
  3. Notons que la prise en charge est aujourd’hui quasi impossible en Haïti, en raison de l’état actuel de son économie et de ses pouvoirs politiques. Cependant, en tant qu’Etat, elle devrait constituer un objectif à atteindre.
  4. Le partenariat : la traite, ayant mis en exergue l’indisponibilité de l’intégrité morale et physique de la personne humaine est un acte violateur de la dignité. L’anéantissement de cet acte sous-tend des luttes collectives bien organisées en ce sens que la traite implique assez souvent des déplacements et ceux-ci ne sont pas toujours exécutés à l’interne.

Conclusion

Si la zombification est ce processus qui tend à empoisonner ou envoûter une personne cible, simuler son décès, renforcer la perception du décès, l’exhumer de son caveau, la maltraiter et la conduire au lieu de dépendance à des fins d’explorations économiques entre autres, le means rea de la traite des personnes exige ce même mécanisme à savoir : « recruter », « transporter », « transférer », « héberger ». Recevoir, placer et maintenir en situation d’exploitation, il y a lieu de comprendre que même différentes dans leurs appellations, la traite des personnes et la zombification méritent d’être réprimées partout à travers le monde. Cette dernière mérite d’être prise en compte et même intégrée dans les conventions internationales relatives à la protection de la personne humaine.

Comme nous l’avons soutenu tout au long de cet article, le processus de la traite des personnes, à travers le recrutement, le déplacement, l’accueil et l’asservissement non ou sous-rémunéré du sujet est un acte qui doit être sanctionné par la société. Il faut un engagement ferme dans la poursuite des objectifs fixés dans la règle des 4 P indispensables à l’éradication de ce mal.

Dans des cas de traites à des buts de trafic d’organes ou d’exploitation de proxénétisme, on signale assez souvent des déplacements internationaux.

Pour le zombi, le droit international des droits de l’homme cherche à assurer une spéciale et particulière protection aux groupes, aux minorités et catégories comme les femmes et les enfants, les personnes vivant avec des handicaps, pour ne citer que celles-là : et pourquoi pas les zombis ? Il faut prêter l’oreille aux zombis du point de vue juridique et anthropologique, les écouter et réfléchir sur leur sort en tant que personne, même par simple existence physique.  

Lutter contre la traite des personnes, plus particulièrement contre la zombification, est plus qu’une exigence légale. C’est une obligation morale, citoyenne et responsable, dans la perspective de bannir la méfiance et de ressouder le lien social entre des membres d’une société, de prévenir la décapitalisation[1] de la société, finir avec la haine de groupe, clan ou de famille qui pourrait entretenir l’incohésion sociale et mettre fin à toutes les formes d’esclavage moderne. Elle doit s’appuyer sur les derniers éléments de la recherche anthropologique, dans une complète collaboration entre disciplines scientifiques et leur application directe en terme juridique, éthique et législatif.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Senatus Jean-Renel & Charlier Philippe, « La zombification : une forme anthropo-juridique de traite des personnes » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2023 ; Art. 415.

Bibliographie 

ALLARD, Jérôme-Olivier. (2015), Les morts se lèvent : Zombies, Pouvoir et Résistance, [thèse de maitrise, Université de Montréal].

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CASIMIR, Jean. (1981,2001), La culture opprimée, Delmas, Imprimerie Lakay.

CHARLIER, Philippe (2015). Zombi. Enquête sur les morts-vivants en Haïti. Paris, Tallandier.

CHARREDIB, Karim. (2013),Les zombies et le visible : ce qu’il en reste. Une pratique artistique de la hantise cinématographique [Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne].

DEGOUL, Franck. (2005), Dos à la vie, dos à la mort : Une exploration ethnographique des figures de la servitude dans l’imaginaire haïtien de la zombification, [Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille/ Laval].

DESCARDES, Jean Rosier, (1998-1999). Dynamique vodou et droits de l’homme en Haïti, [Mémoire de DEA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne].

HURBON, Laennec (1988), Le barbare imaginaire, Paris, Editions du Cerf.

Karim Charredib, Les zombies et le visible : ce qu’il en reste, thèse de doctorat, Université Paris I, Panthéon Sorbonne, 2013

MONTALVO-DESPEIGNES, Jacquelin. (1976). Le droit informel haitien, Paris, Presses universitaires de France.

PIERRE-LOUIS, Patrick, (2009), Le système coutumier haïtien. Dans L. Hurbon & M. Hector (dirs.). La genèse de l’Etat haïtien (1804-1859) (pp 207-224). Editions de la Maison des sciences de l’Homme.

TOSUN, Leman (2011), La traite des humains : étude normative, [Thèse de doctorat, l’Université de Grenoble].

SENATUS, Jean Renel, Le Commissaire du Gouvernement et ses attributions de poursuite au regard du phénomène de la zombification, Mémoire de maitrise, FDSE.

Frantz Alix LUBIN, Le Processus de zombification en Haïti.

Joseph, Maxo, Pasteur, Le réveil, un antidote à une société zombifiée, First printing, 2016.

Article : Zombification: Condamnation secrète b, Journal le nouvelliste  du  12  septembre  2008

Webographie:

https://www2.gov.bc.ca/gov/content/justice/criminal-justice/victims-of-crime/human-trafficking/human-trafficking-training-fr/module-1/trois-elements

https://www.interpol.int/fr/Infractions/Traite-d-etres-humains/Types-de-traite-d-etres-humains

https://haiti.loopnews.com/content/haiti-la-rencontre-des-filles-vendues

https://haiti.loopnews.com/content/verrettes-des-fillettes-sont-vendues-des-hommes-comme-concubines

https://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201512/12/01-4930573-haiti-plus-de-200-000-enfants-exploites-comme-domestiques.php

https://www.ohchr.org/fr/node/100325, plan  des  Nations  Unies  contre la  traite

https://www.interpol.int/fr/Infractions/Traite-d-etres-humains/Types-de-traite-d-etres-humains

L’esclavage : une « attaque choquante » contre nos sociétés | OHCHR

Rapport 2018 de la lutte contre la traite, Haïti en position vulnérable | Haïtitweets

UNICEF, La situation des enfants dans le monde 2006 : exclus et invisibles, 2005. http://www.unicef.org/french/sowc06/pdfs/sowc06_fullreport_fr.pdf


[1] ONU/HCDH, Le HCDH, les droits de l’homme et la traite des êtres humains, 16 juin 2023, www.ohchr.org/fr/trafficking-in-persons

[2] Article 23
 Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. 
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. 
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. 
4. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Article 24
Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodique.

[3]  SENATUS, Jean Renel, Le Commissaire du Gouvernement et ses attributions de poursuite au regard du phénomène de la zombification, Mémoire de licence, UEH /FDSE, p 100, 2018.

[4]  WIENGFIELD, Roland : Sur la piste du zombi, éditions 24 heures, p.162.

[5]  Interpol, Traite d’êtres humains, trafic de migrants, www.interpol.int/fr/Infractions/Traite-d-etres-humains-et-trafic-de-migrants


[1] La Convention Europol, Bruxelles, 26 juillet 1995.

[2] Organization for Security and Co-operation in Europe, Trafficking in Human Beings: Implications for the OSCE, 16 September 1999, www.osce.org/odihr.

[3]   TOSUN Leman, La traite des humains : étude normative, [Thèse de doctorat, l’Université de Grenoble]. p.33.

[4] Article 3 du Protocole de Palerme.

[5]  KELLY L., “‘You can find anything you want’: A Critical Reflection on Research on Trafficking in Persons within and into Europe”, International Migration, vol. 43, n°1/2, 2005, pp. 235-265.


[6] La Convention Europol, Bruxelles, 26 juillet 1995.

[7] Organization for Security and Co-operation in Europe, Trafficking in Human Beings: Implications for the OSCE, 16 September 1999, www.osce.org/odihr.

[8]   TOSUN Leman, La traite des humains : étude normative, [Thèse de doctorat, l’Université de Grenoble]. p.33.

[10]  KELLY L., “‘You can find anything you want’: A Critical Reflection on Research on Trafficking in Persons within and into Europe”, International Migration, vol. 43, n°1/2, 2005, pp. 235-265.


[1] UNICEF, La situation des enfants dans le monde 2006: exclus et invisibles, 2005. http://www.unicef.org/french/sowc06/pdfs/sowc06_fullreport_fr.

[2] ONU, Plan des nations unies contre la traite, www.ohchr.org/fr/node/100325

[3]OHCHR,  Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants |

[5] Les victimes des mariages forcés sont considérées comme des esclaves modernes. Voir : Global Estimates of Modern Slavery. There were 5.4 victims of modern slavery for every thousand people in the world in 2016. There were 5.9 adult victims of modern slavery for every 1,000 adults in the world and 4.4 child victims for every 1,000 children in the world. global_estimates_of_modern_slavery-forced_labour_and_forced_marriage.pdf (alliance87.org).

[6] The Office of the High Commissioner for Human Rights (UN Human Rights) is the leading UN entity on human rights. 

[7] L’esclavage : une « attaque choquante » contre nos sociétés | OHCHR.

[8] ONU, L’esclavage : une « attaque choquante » contre nos sociétés, 02 décembre 2019, consulté le 4  septembre 2023, en ligne.


[1]Dont l’objectif est de prévenir et de combattre la traite des personnes, en accordant une attention particulière aux femmes et aux enfants, de protéger et d’aider les victimes d’une telle traite en respectant pleinement leurs droits fondamentaux ; de promouvoir la coopération entre les États Parties en vue d’atteindre ces objectifs.

[2] www.dictionnaire-juridique.com/index

[3] Cette définition est tirée du blog – Encyclopædia Universalis

[4] Ce terme renvoie au représentant national du secteur vodou en Haïti.

[5] CINCIR Amos et coll., Zombification : condamnation secrète b, Journal Le Nouvelliste du 12 septembre 2008,  

[6] ALLARD, Jérôme-Olivier, Les morts se lèvent : Zombies, Pouvoir et Résistance, thèse de maitrise, Université de Montréal], 2015.

[7] Ethnomusicologue


[1] Voir LUBIN Frantz Alix : Le Processus de zombification en Haïti, p 76.

[2] Normalement pour zombifier quelqu’un, deux procédés peuvent être utilisés : l’empoisonnement et l’envoutement.  

[3] JOSEPH, Maxo, Pasteur : Le réveil, un antidote à une société zombifiée, p36.

[4]  DEGOUL, Franck. (2005), Dos à la vie, dos à la mort : Une exploration ethnographique des figures de la servitude dans l’imaginaire haïtien de la zombification, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille/ Laval, p.163.

[5] CHARLIER, Philippe (2015). Zombi. Enquête sur les morts-vivants en Haïti. Paris, Tallandier.


[1] Aujourd’hui en Haïti, l’organisation des funérailles constitue l’une des causes d’appauvrissement des membres de la société. Très attachés aux proches disparus, ils acceptent des débours faramineux pour célébrer les derniers jours des dits proches. Si Dr Lalime Parle de 1000 zombis par année, avec mille dollars américains pour chaque funérailles, un million de dollars auraient été déjà partis en fumée d’une part ; de l’autre, sauf quelques exceptions, la zombification ne vise que des gens préparés faisant partie de la force active du pays. Assez souvent c’est le leader économique et financier de la famille qui est victime de cette conjuration. Dès lors, la famille est plongée dans la misère et le désespoir.

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ParJDA

1982-2022 : 40 ans de décentralisation(s) en 40 contributions

Art. 389.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina
Professeurs de droit public aux Universités Côte d’Azur & Toulouse 1 Capitole,
Coordinateurs de l’ouvrage, Cerdacff & Imh,
Membres du Journal du Droit Administratif (Jda)

Décentralisation(s). Joyeux anniversaire la décentralisation ou plutôt joyeux anniversaires tant ils sont nombreux les points de vue(s) et les possibilités – tant positives que négatives – tant laudatives que dépréciatives – de considérer les décentralisations assumées, avérées, imaginées, redoutées ou encore fantasmées et parfois même repoussées que la France a connu entre les mois de mars 1982 et 2022.

Tel a bien été l’objectif que nous nous sommes fixé en proposant aux lecteurs et aux citoyens « 40 points de vue(s) », « 40 contributions », « 40 regards » sur 40 ans de décentralisation(s) et non de décentralisation au singulier. Partant, le présent projet s’inscrit dans deux « traditions » que matérialisent au quotidien de leurs travaux le Journal du Droit Administratif (Jda) et le Collectif L’Unité du Droit (Clud), partenaires de la présente publication aux côtés de l’Université Toulouse 1 Capitole et de son laboratoire, l’Institut Maurice Hauriou (Imh).

Le Jda, en effet, a pour vocation, depuis 1853[1] lors de sa première création depuis la Faculté de Droit de Toulouse, d’offrir et de diffuser des points de vue(s) et des publications qui non seulement cherchent à mettre « à la portée de tous » et donc des citoyennes et des citoyens des questions juridiques potentiellement réservées à des juristes spécialistes mais encore à diversifier sciemment et volontairement ces points de vue en confrontant des opinions diverses mais surtout complémentaires afin que chacun, in fine, se forge sa propre opinion née de la confrontation potentielle des avis éclairants d’autres auteurs. C’est aussi pleinement la vocation du Clud et de ses éditions (les Éditions L’Épitoge) qui depuis dix-huit années déjà (autre anniversaire de majorité !) emploient et assument dans leurs contributions l’usage du « s » dit cludien (sic) placé entre parenthèses et évoquant de façon assumée la potentialité des avis et d’éventuelles diffractions doctrinales.

Voici donc bien 40 regards… sur 40 ans de décentralisation(s).

D’un anniversaire, l’autre. Depuis Toulouse à Nice, de 1852 à 1982.

Avant de présenter les 40 contributions formant le présent ouvrage, il nous a semblé important et opportun de rappeler un clin d’œil historique singulièrement toulousain.

Effectivement, si la très grande majorité des textes de notre opus se concentre sur les quarante dernières années de décentralisation(s) égrenées et provoquées à la suite de l’adoption de « la » Loi dite Gaston Defferre du 2 mars 1982 (Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions) en confrontant cette norme et celles lui ayant succédé de façon positive pendant ces quarante dernières années (évoquant alors ses succès ou ses regrets), quelques textes (dont celui de Maître Landot à propos de l’épisode mutuelliste et décentralisateur communard de 1871 et la mise en avant du Programme de Nancy l’ayant précédé aux débuts du Second Empire dit libéral de 1860-1863). Or, une dizaine d’années auparavant, précisément lors de la fondation, à Toulouse, en Haute-Garonne, et non à Paris, du Journal du Droit Administratif, il est évident qu’un vent de décentralisation(s) sinon de déconcentration(s) et d’intérêt(s) envers les libertés et les « collectivités » – que l’on nommera par suite « territoriales » – soufflait.

Nous pensons et affirmons par suite que si – en mars 1852 en Haute-Garonne – deux professeurs de droit public (Adolphe Chauveau et Anselme Polycarpe Batbie) ont désiré initier un média spécialement consacré au droit administratif (le Jda), cette proposition – déjà réalisée en étroit partenariat entre la Faculté de Droit ainsi que le Conseil de préfecture du département et la commune de Toulouse et les collectivités environnantes d’Occitanie – a réussi à croître et à trouver son public parce qu’elle répondait – aussi – à une première réflexion en matière de décentralisation(s).

Il faut alors rappeler que la première norme importante à mentionner et à revendiquer le terme même de « décentralisation » n’est pas la Loi Defferre dont on célèbre le quarantième anniversaire mais le décret[2] du 25 mars 1852 sur « la décentralisation administrative », dont on fête ainsi (et aussi) le cent-soixante-dixième anniversaire ! Signé aux Tuileries par Napoléon III à la demande de son ministre de l’Intérieur, Victor Fialin, le duc de Persigny, le décret retenait en son préambule :

« Considérant que, depuis la chute de l’Empire, des abus et des exagérations de tout genre ont dénaturé le principe de notre centralisation administrative, en substituant à l’action prompte des autorités locales les lentes formalités de l’administration centrale ;

Considérant qu’on peut gouverner de loin, mais qu’on n’administre bien que de près ; qu’en conséquence, autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’État, autant il est nécessaire de décentraliser l’action purement administrative ».

On reconnaît évidemment à l’intérieur de cet exposé des motifs une formule des plus célèbres en matière de décentralisation : celle selon laquelle « on n’administrerait bien » que de « près ».

Cela dit[3], en utilisant le vocable contemporain de « décentralisation », on se rend bien compte qu’il s’agissait alors – en 1852 – principalement de déconcentration et non de décentralisation proprement dite puisque la plupart des normes posées entre 1800 et 1852 redistribuèrent les compétences étatiques auprès des préfets, agents du gouvernement, sans augmenter sensiblement la compétence du « pouvoir[4] municipal[5] ».

Il faut alors envisager cinq normes successives : quatre, propres à la Monarchie de Juillet, puis une, établie sous le Second Empire. Annoncé par la « nouvelle » Charte de 1830 (en son article 69), le mouvement décentralisateur consenti par Louis-Philippe au profit des administrations locales et en particulier de leurs élus, fut mis en œuvre dès 1831 pour aboutir en 1838. Il fut concrètement constitué de deux lois municipales et de deux autres au profit des départements. Chronologiquement, les deux premières aménagèrent et consacrèrent le principe électif des conseils d’administration locale par les Lois des 21 mars 1831 et 22 juin 1833 (sur l’organisation des communes, départements et arrondissements) alors que les deux dernières, (en date des 18 juillet 1837 et 10 mai 1838) régirent les attributions mêmes de ces collectivités. Politiquement, la Monarchie constitutionnelle avait alors voulu enrayer la centralisation jugée abusive des révolutionnaires jacobins puis l’uniformité excessive et militaire qu’avait imposée l’Empire et que les Restaurations avaient précieusement conservée. Il s’agit donc du « lent et difficile épanouissement de la démocratie locale » ainsi que le souligne le professeur Verpeaux[6] puisque, par ces quatre normes et en particulier par le mécanisme restauré de l’élection locale, les collectivités étaient réaffirmées dans leur individualité et leur rôle de proximité citoyenne. Également, par cette réorganisation, quelques rares domaines de compétences (comme celui des biens communaux) même s’ils peuvent aujourd’hui paraître insignifiants, allaient être détenus et maîtrisés directement par des organes non centraux (pour reprendre la qualification négative d’Eisenmann[7]) ; organes qui allaient, enfin, être associés à l’administration centrale qui conservait, néanmoins et de toute façon, la « maîtrise de l’activité ».

Si l’on met donc de côté les deux premières normes (de 1831 et 1833) essentiellement relatives au principe électif, c’est la Loi de 1837, encore aujourd’hui nommée « Loi municipale » qui s’avère être la plus importante et qui a d’ailleurs donné lieu, dès son entrée en vigueur, à de nombreux commentaires ou suppléments à de nombreux ouvrages doctrinaux. Ainsi en fut-il, dès le mois d’octobre 1837, lorsque Albin Le Rat de Magnitot fit publier ses commentaires[8] à insérer à l’entrée « attributions municipales » de son dictionnaire de droit public et administratif. De même, le doyen Foucart attendit-il la Loi annoncée de 1838, relative aux attributions départementales, pour l’intégrer avec la Loi municipale de 1837 à la troisième et nouvelle édition (1839) de ses Éléments de droit public et administratif. Pour tous, il s’agissait en effet du premier événement au profit des « droits locaux » ; le second étant, le décret précité du 25 mars 1852.

Or, dès ses premières livraisons, le Journal du Droit administratif avait présenté (dès ses articles 02 & 11 en 1853) et commenté cette norme de déconcentration(s) plus encore que de décentralisation(s). En tout état de cause, le « passé » à Toulouse justifiait bien que le Jda revienne sur la décentralisation à travers le présent ouvrage également porté par deux professeurs issus de sa Faculté de Droit. Un clin d’œil peut même se faire avec Nice où, désormais, l’un des deux coordinateurs de l’opus est associé en ce que, en 1872, c’est à Nice que mourut Victor de Persigny, porteur du décret de 1852. Toutes ces occasions et anniversaires ne justifiaient-ils pas notre action même si le lancement contemporain de ces « festivités » a parfois de quoi effrayer lorsque certaines actions étatiques traduisent peut-être, en 2022 encore, une habitude plus proche de l’État unitaire et centralisé que de l’autonomie à laquelle aspirent les collectivités territoriales ? En témoigne par exemple, ce 31 janvier 2022, les cinq ordonnances médiatiques du Tribunal administratif de Montreuil et rendues sur déféré préfectoral du représentant de l’État en Seine-Saint-Denis, ce dernier ayant obtenu de la juridiction administrative, malgré le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales que les communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil sont contraintes – sous injonction – d’adopter les délibérations d’adaptation de leurs fonctions publiques territoriales aux « 35 heures » hebdomadaire du temps « national » de travail[9].

40 regards sur 40 ans de décentralisation(s). Notre ouvrage, entre optimisme et parfois pessimisme sur ces 40 dernières années, en est construit autour de quatre thématiques : celle des bilans et perspectives (I), celle des compétences décentralisées au cours des 40 dernières années (services publics, finances publiques avec une focale sur le secteur sanitaire et social) (II), celle de la mise en perspective(s) des territoires (III) ainsi qu’une série conclusive de tribunes et de témoignages (IV).

Ont ainsi participé au 40e anniversaire de la décentralisation française en nous offrant leurs contributions : Célia Alloune, Jean-Bernard Auby, Robert Botteghi, Jordan Chekroun, Pierre-Yves Chicot, Jean-Marie Crouzatier, Florence Crouzatier-Durand, Méghane Cucchi, Carole Delga, Virginie Donier, Maylis Douence, Vincent Dussart, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Pierre Esplugas-Labatut, Bertrand Faure, André Fazi, Léo Garcia, Nicolas Kada, Marietta Karamanli, Florent Lacarrère, Franck Lamas, Éric Landot, Xavier Latour, Jean-Michel Lattes, Pierre-Paul Léonelli, Alexis Le Quinio, Marine de Magalhaes, Wanda Mastor, Clément Matteo, Jean-Luc Moudenc, Isabelle Muller-Quoy, Jean-Marie Pontier, Laurent Quessette, Anne Rainaud, Claude Raynal, Jean-Gabriel Sorbara, Marie-Christine Steckel-Assouère, Mathieu Touzeil-Divina, Michel Verpeaux & André Viola.

40 autres années de décentralisation après la loi 3ds.

Oserons-nous décentraliser ? Les 40 regards témoignent d’un paradoxe : si les avancées sont nombreuses, si la reconnaissance des libertés et responsabilités locales est une réalité, parfois une victoire, la déception est néanmoins très grande dans de nombreux domaines. Comment alors envisager, imaginer, les 40 prochaines années décentralisées ? S’il convient de rester optimiste, la loi 3ds actuellement en discussion ne peut à elle-seule le permettre, loin de là. L’ambition décentralisatrice doit être réaffirmée, la différenciation territoriale peut en être le cœur et le moteur ; osons différencier et au-delà osons décentraliser ! Plusieurs projets de loi ont envisagé la reconnaissance de la différenciation territoriale, voire son inscription dans la Constitution. Ainsi, en 2019, le législateur avait proposé que, « sous son autorité, certaines collectivités territoriales pourraient exercer des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie ». Au-delà, « les collectivités territoriales et les établissements publics de coopération intercommunale pourraient, sous certaines conditions, déroger pour un objet limité aux dispositions qui régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation[10] ». Si le projet de loi n’a pas abouti, la question de la différenciation territoriale est demeurée, depuis lors, une réflexion constante, si l’on en croit l’étude du Conseil d’État « Améliorer et développer les expérimentations pour des politiques publiques plus efficaces et innovantes ». Par la suite, les réflexions et propositions de la Haute juridiction administrative devaient apparaître dans l’initial projet de loi dit 4d, pour Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Décomplexification. Celui-ci est devenu le projet de loi 3ds relatif à la Différenciation, la Décentralisation, la Déconcentration et portant diverses mesures de Simplification de l’action publique locale. La question des expérimentations locales a été considérée séparément, elle a fait l’objet d’une loi organique adoptée le 19 avril 2021[11].

Ces deux textes illustrent l’immense déception précédemment évoquée. En effet, le projet de loi 3ds, initialement très prometteur, a été indéniablement vidé de sa substance. Les ambitions gouvernementales de reconnaissance de la différenciation sont réduites, pour ne pas dire anéanties. Cela s’inscrit dans un mouvement constant si l’on considère la loi du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations, réduite dans sa portée par le Conseil constitutionnel[12], le refus par ce même juge de la reconnaissance des langues régionales[13] ou enfin la réticence à admettre un statut particulier pour la Corse[14], autant d’exemples de l’absence d’ambition décentralisatrice qui caractérise notre époque.

La déception de l’expérimentation. En vue de donner un plein effet aux expérimentations locales, le Conseil d’État a proposé qu’une législation expérimentée puisse être pérennisée sur le seul territoire où l’expérimentation a eu lieu[15]. La Haute juridiction développe sa position en 2019, elle propose un bilan des expérimentations et conclue en recommandant au Gouvernement d’améliorer et donc de modifier la législation afin de « faciliter la participation des collectivités territoriales aux expérimentations dérogeant aux lois et règlements relatifs à l’exercice de leurs compétences, et de donner aux élus locaux davantage de marges de manœuvre et de responsabilités ». L’expérimentation locale pouvait alors devenir un véritable droit à la dérogation et le concept de différenciation était expressément reconnu. C’eut été une vraie avancée dans la reconnaissance de la diversité territoriale et un réel progrès dans l’efficacité de la gestion publique locale qui exige à la fois proximité et adaptation aux réalités locales. Pourtant, la loi du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, devant apporter davantage de souplesse à la technique expérimentale en simplifiant son régime juridique, n’aura pas le résultat escompté. Certes les procédures sont indéniablement simplifiées, tant dans la mise en œuvre que dans la conduite des expérimentations. En outre, la loi prévoit que les mesures expérimentales peuvent être maintenues dans les collectivités expérimentatrices ou dans certaines d’entre elles, elles peuvent aussi être étendues à d’autres collectivités justifiant d’une différence de situation. C’est incontestablement l’innovation la plus importante : dans le respect du principe d’égalité, les mesures prises à titre expérimental peuvent être maintenues dans les seules collectivités ayant participé à l’expérimentation, dans certaines d’entre elles seulement, et la loi prévoit aussi la possibilité d’étendre les mesures expérimentales à d’autres collectivités territoriales. Il est indéniable que les critiques unanimes comme les préconisations du Conseil d’État ont été entendues : l’intervention de l’État est limitée, l’autonomie locale et la libre administration davantage respectées, les libertés locales reconnues.

Le Conseil constitutionnel a néanmoins formulé une réserve conséquente dans sa décision du 15 avril 2021. Il précise que « le législateur ne saurait maintenir à titre pérenne des mesures prises à titre expérimental dans les seules collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation sans les étendre aux autres collectivités présentant les mêmes caractéristiques, justifiant qu’il soit dérogé au droit commun ». Cette réserve constitutionnelle limite incontestablement la portée du texte et rend très difficile, voire impossible, le maintien des mesures dérogatoires dans les seules collectivités ayant expérimenté[16].

La décentralisation se heurte à l’unité du pouvoir normatif et à l’égalité des politiques publiques, au nom de l’indivisibilité de la République. Quelle confiance de l’État dans ses territoires, dans ses élus locaux ? La décentralisation se heurte aussi à la frilosité du juge constitutionnel : le refus de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local, la censure de l’enseignement immersif des langues régionales et l’utilisation de signes diacritiques comme le tilde (~) dans les actes de l’état civil, et l’expérimentation normative locale en sont des illustrations[17]. Le jacobinisme demeure solidement ancré et la démocratie locale menacée car l’épanouissement des richesses territoriales semble impossible. Il est temps d’accepter de décentraliser !

La déception de la différenciation. La différenciation est l’action pour les choses ou les êtres de se différencier ou l’action de différencier les êtres ou les choses ; c’est la distinction. Appliquée à la décentralisation, la différenciation territoriale consiste à admettre que des collectivités d’une même catégorie exercent des compétences différentes, mais également qu’elles exercent une même compétence de manière différente. C’est aussi la possibilité pour les collectivités territoriales d’adapter les lois et règlements selon leurs spécificités locales et éventuellement de déroger aux lois et règlements. Des compétences différentes exercées par des collectivités territoriales ayant le même statut, il s’agit de reconnaître des territoires différents au sein de la République. C’est la reconnaissance des statuts particuliers[18].

La différenciation territoriale n’est pas une nouveauté. Ce concept a été mis en œuvre pour les collectivités d’outre-mer par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 qui a reconnu les territoires ultramarins et leurs populations, dans leur spécificité, au sein de la République. J. Chirac déclarait : « les statuts uniformes ont vécu et chaque collectivité d’outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte un statut sur mesure[19] ». La reconnaissance de collectivités à statut particulier en France hexagonale par les lois du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales[20] et du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles[21] supposait aussi d’admettre la différen-ciation territoriale. De plus, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite Notre[22], du 7 août 2015 a reconnu et mis en œuvre la différenciation territoriale dans les régions. En outre, la loi relative au développement et à la protection de la montagne, repensée en 2016[23], et celle relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral[24] ont également créé des formes de différenciation territoriale.

Ce sont les territoires ultra-marins qui connaissent les adaptations les plus significatives, initialement consenties au nom de la diversité des territoires. Pourtant, si l’adaptation des normes constitue une forme intéressante de différenciation, elle est, en l’état, insatisfaisante dans la mesure où l’exigence préalable d’habilitation réduit considérablement le pouvoir et l’autonomie des collectivités ultramarines. Le Parlement doit donner son accord, le Conseil constitutionnel contrôle les caractéristiques et contraintes particulières, le juge administratif s’assure que les adaptations au droit commun sont justifiées et proportionnées. La diversité territoriale est reconnue de manière trop limitée, il n’y a pas d’autonomie d’administration. Il apparaît plus que jamais nécessaire à une bonne gestion locale, à une meilleure administration des territoires d’aller au-delà.

Face au refus, réaffirmé par la loi 3ds, de la reconnaissance d’un pouvoir normatif aux collectivités territoriales[25], la notion de différenciation aurait pu être la solution. Les députés sont revenus sur les propositions sénatoriales visant à renforcer le pouvoir réglementaire des collectivités locales (articles 2 et 2 bis). De surcroît, la différenciation territoriale est devenue peau de chagrin : le projet prévoit que « dans le respect du principe d’égalité, les règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte des situations objectives dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de cette catégorie ». Ou encore, à titre indicatif et s’agissant des départements, « un conseil départemental ou, par délibérations concordantes, plusieurs conseils départementaux peuvent présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou réglementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’un, de plusieurs ou de l’ensemble des départements. Ces propositions peuvent en particulier porter sur la différenciation des règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables aux départements afin de tenir compte des différences de situations dans lesquelles ils se trouvent » (article 1).

Ce projet est une grande déception pour les partisans de la décentralisation comme pour les exécutifs locaux, il est finalement constitué de mesures peu importantes et disparates, touchant à un grand nombre de champs de l’action publique locale telles que la transition écologique, le logement et l’urbanisme ou encore la Métropole d’Aix-Marseille-Provence[26].

Il est temps de relancer la décentralisation !


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 389.


[1] Sur le média : Touzeil-Divina M., « Le premier et le second Journal du Droit Administratif : littératures populaires du droit public ? » in Littératures populaires du Droit ; Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.

[2] Décret n°3855 « sur la décentralisation administrative » du 25 mars 1852 (Bull. des Lois, 10e Série, B. 508).

[3] On reprend ici des éléments publiés in Touzeil-Divina M., Un père du Droit Administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) – Éléments d’histoire du droit administratif ; Lgdj ; 2020 ; § 243 et s.

[4] On se permet également de renvoyer ici à nos notices de présentation des doctrines de décentralisation(s) émises lors de ce siècle par le doyen Foucart et le Président Henrion de Pansey au très bel ouvrage notamment coordonné par notre collègue, le professeur Kada (Les grandes figures de la décentralisation ; de l’Ancien régime à nos jours ; Berger-Levrault ; 2019).

[5] Ce qui est encore peut-être le cas aujourd’hui lorsque certains politiques parlent de décentralisation(s) alors qu’ils ne vont pas consacrer des droits locaux mais bien une incarnation étatique préfectorale. Singulièrement lors des actes dites « II » et « III » de la décentralisation, plusieurs normes en témoignent explicitement.

[6] Verpeaux M., Droit des collectivités territoriales ; Puf ; 2005 ; p. 9.

[7] Eisenmann C., Centralisation et décentralisation ; esquisse d’une théorie générale ; Lgdj ; 1948 ; p. 89 et s.

[8] Le Rat de Magnitot A., Loi du 18 juillet 1837 avec les commentaires de M. Albin Le Rat de Magnitot ; Joubert ; 1837.

[9] À leur égard : Touzeil-Divina Mathieu, « La mise aux 35 heures sur ordonnances & injonctions de la fonction publique territoriale ; note sous TA de Montreuil, 31 janvier 2022, cinq ordonnances, Préfet de la Seine-Saint-Denis (req. n°2200066 ; n°2200082 ; n°2200117 ; n°2200141 & n°2200159) c. communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil » in Jcp A ; 4 février 2022.

[10] Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, déposé le 29 août 2019.

[11] Loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.

[12] CC, Décision n°2021-816 DC du 15 avril 2021, Loi organique relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.

[13] CC, Décision n°2021-818 DC du 21 mai 2021, Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.

[14] Mastor W, Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse, 11 oct. 2021.

[15] Conseil d’État, Étude, « Développer et améliorer les expérimentations pour des politiques plus efficaces et innovantes », 3 oct. 2019.

[16] Crouzatier-Durand F., « Différenciation territoriale et modulation des compétences des collectivités territoriales : vers une évolution de l’expérimentation locale ? ; à propos de l’avis du Conseil d’État du 1er mars 2018 », in Bjcl, 2018.

[17] Crouzatier-Durand F., « Quid du pouvoir normatif régional ? Le refus réaffirmé de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local », in Bjcl, 2018.

[18] Crouzatier-Durand F., « La différenciation, reconnaissance contemporaine des particularismes territoriaux ? », Actes du colloque Les collectivités à statut particulier, Université de Corse, 13-14 sept. 2019, Éditions Peter Lang, à paraître ; « La reconnaissance d’un droit à la différenciation : quelles innovations pour les collectivités territoriales ? », in Les Cahiers juridiques de la Gazette, 2018.

[19] Discours prononcé en Martinique le 11 mars 2000.

[20] Loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales.

[21] Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.

[22] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

[23] Loi n°2016-1888 du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne.

[24] Loi n°86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral.

[25] Le projet de loi prévoit d’inscrire dans le Code général des collectivités territoriales un principe de portée générale selon lequel, « dans les conditions prévues par la loi, les collectivités territoriales disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences » (article 1er ter B). Cette formule reprend mot pour mot l’alinéa 3 de l’article 72 de la Constitution.

[26] Le projet est transmis à la Commission mixte paritaire au moment où nous écrivons ces lignes.

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ParJDA

Transports publics et décentralisation 

Art. 396.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Culture 31

Jean-Michel Lattes
Maître de Conférences à l’Université Toulouse Capitole,
Chercheur à l’Institut de Droit Privé (Idp – Ea 1920),
Président de Tisséo Collectivités

Si la décentralisation en France apparaît comme une aspiration plus ancienne que les lois Defferre de 1982, nul doute cependant que celles-ci constituent un acte majeur souvent qualifié d’« Acte I de la décentralisation ».

La loi votée le 28 janvier 1982, promulguée le 2 mars 1982, complétée par la loi du 22 juillet 1982, introduit en effet des modifications considérables dans l’organisation territoriale de notre pays. Les évolutions induites par ces textes et ceux qui les ont complétés ont façonné durablement le fonctionnement de notre pays jusqu’alors très centralisé. La promotion de la région en collectivité territoriale à part entière désormais élue au suffrage universel, le président du conseil général – départemental désormais – en charge de l’exécutif du département, l’institution d’un contrôle juridictionnel a posteriori remplaçant une tutelle administrative a priori, la création des Chambres Régionales des Comptes… il nous est possible, près de quarante ans plus tard, de mesurer l’importance des mutations engagées dans de nombreux domaines.

D’autres textes ont cependant accompagné ce mouvement de décentralisation[1]. Les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 bouleversent la répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales. La loi du 5 janvier 1988 dite « d’amélioration de la décentralisation » vient préciser le champ du contrôle des Chambres Régionales des Comptes tout en déterminant le domaine d’intervention économique des collectivités locales. Par suite, la loi relative à « l’administration territoriale de la République » du 6 février 1992 relance la démocratie locale et la coopération intercommunale tout en renforçant les processus de déconcentration[2].

Ce processus est complété par de nombreux textes renforçant cette première approche décentralisatrice et portant sur la coopération intercommunale[3], sur le développement durable[4] ou encore sur le renouvellement urbain[5] ou la démocratie de proximité[6].

La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République constitue le point de départ de la mutation vers « l’Acte II de la décentralisation ». Le principe de « l’organisation décentralisée » de la République est posé (art. 1er de la Constitution) et la région est inscrite dans la Constitution au même titre que les autres collectivités locales que sont la commune et le département. Plusieurs lois organiques organisent un important transfert de compétences nouvelles au profit des collectivités territoriales[7]. En particulier, la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales leur transfère de nouvelles compétences dans le domaine du développement économique, du tourisme, de la formation professionnelle tout en intégrant, par ailleurs, la responsabilité de certaines infrastructures comme les routes, les aérodromes et les ports.

L’adoption de la loi du 10 juillet 2006 autorisant l’approbation de la Charte européenne de l’autonomie locale est parfois qualifiée d’étape décisive vers un « Acte III de la décentralisation » qui trouve son aboutissement avec la loi de Modernisation de l’Action Publique territoriale et d’Affirmation des Métropoles du 27 janvier 2014[8]. Ici encore, de nombreux textes consacrent cette progression vers une France toujours plus décentralisée[9].

On parle aujourd’hui d’un « Acte IV de la décentralisation ». La loi dite 3ds pour « Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Simplification de l’action publique » a été présentée au Parlement en 2021. Les modifications au projet de loi induites par le Sénat témoignent de l’intérêt des parlementaires pour cette nouvelle étape de la décentralisation.

Au-delà des textes traitant de la décentralisation au sens large, certains d’entre eux traduisent la volonté de faire évoluer la compétence transport[10]. De la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs, dite loi Loti, au projet de loi relatif à la Différenciation, la Décentralisation, la Déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite loi 3ds[11], le paysage juridique des transports publics évolue sans pour autant que l’État se dessaisisse totalement d’un domaine dans lequel il conserve une fonction de régulation et d’organisation.

Il est, de fait, possible de parler de l’impact des textes de décentralisation sur la compétence transport en analysant ce que l’on peut appeler « L’An I de cette mutation » (Partie 1) autour des lois Loti et Maptam puis de prolonger notre analyse autour des évolutions (Partie II) induites par les textes postérieurs, en particulier les lois Notre et Lom. Les mutations induites par le projet de loi 3ds peuvent nous permettre d’imaginer les perspectives induites par de possibles nouvelles évolutions (Conclusion).

I. L’an 1 de la décentralisation dans la compétence transport

A. La loi Loti, première étape dans la décentralisation des transports publics

La loi d’Orientation des Transports Intérieurs (Loti) du 30 décembre 1982[12] est souvent qualifiée de loi fondamentale tant elle modifie l’organisation des services publics de transport. De manière générique, elle affirme le principe en vertu duquel « un droit au transport » est reconnu. Elle précise en effet que ce droit doit permettre de se déplacer « dans des conditions raisonnables d’accès, de qualité et de prix ainsi que de coûts pour la collectivité ».

La question de la répartition de la responsabilité des transports publics est au cœur de cette évolution. Au-delà de la responsabilité de l’État, la loi de 1982 organise une répartition de la compétence transports entre les différentes collectivités locales : les communes, les départements et, désormais, la région reconnue comme une collectivité à part entière.

Deux éléments de la loi Loti modifient fondamentalement l’équilibre en place. Le statut d’Autorité Organisatrice des Transports (Aot) est attribué aux collectivités locales en vue d’organiser les transports collectifs[13]. Par ailleurs, les Plans de Déplacement Urbain (Pdu) sont instaurés pour permettre une définition globale de l’organisation des déplacements à l’échelle d’une commune ou d’un groupe de communes[14].

L’importance de ce texte se mesure dans l’évaluation de ses conséquences directes ou indirectes. Au-delà de l’affirmation de grands principes[15], la loi réorganise la répartition des compétences. C’est véritablement la définition d’une politique des transports qui est proposée dans toutes ses dimensions : planification globale, règles de concurrence et recherche de complémentarité, répartition des rôles entre l’État et les collectivités territoriales, contractualisation des dispositifs déployés…

Si certaines limites du texte seront rapidement relevées[16], la loi Loti a cependant réussi à combiner l’intervention de multiples acteurs du monde des transports tout en garantissant une véritable régulation des acteurs publics[17]. La loi dite « Grenelle II » de 2010 impacte et aménage les orientations prises par la loi Loti[18]. Le nouveau texte traite ainsi de la « cohérence régionale et interrégionale des services ferroviaires régionaux de voyageurs ». Il renforce la coordination des services de transport dans les agglomérations de plus de 100.000 habitants et intègre la problématique de l’évaluation des émissions de gaz à effet de serre dans l’élaboration et la révision des Pdu[19].

B. La loi Maptam et la consécration de la notion de mobilités

La loi de Modernisation de l’Action Publique Territoriale et d’Affirmation des Métropoles, dite « Maptam » a été publiée le 28 janvier 2014[20]. Ce texte, complété par la loi Notre[21], modifie et réorganise le dispositif mis en place par la loi Loti pour structurer la gestion des transports sur le territoire métropolitain.

Dans le dispositif Loti, le choix avait été fait d’élargir le système des transports publics en se basant sur la répartition des principaux modes de transports : le transport ferroviaire pour les régions – les départements en charge des transports non-urbain et scolaire – les structures communales pour mettre en place les transports urbains.

Ces dispositifs sont revus en transférant les transports non urbains et scolaires aux régions, les départements ne conservant que le transport spécial des élèves handicapés[22]. Les structures communales voient, de leur côté, leurs compétences élargies à de nouveaux services. Les anciennes Autorités Organisatrices des Transports Urbains (Aotu) deviennent des Autorités Organisatrices des Mobilités (Aom) avec un ressort territorial correspondant au périmètre de l’intercommunalité qui exerce la compétence mobilité[23].

Le changement de mots est ici essentiel. On passe de la compétence sur « les transports publics » à la compétence « mobilité ». Ce changement a du sens et se trouve valorisé dans les textes ultérieurs. Les Aom se voient confier les mobilités avec des prérogatives élargies : transports à la demande, logistique urbaine, appui au développement des nouveaux services à la mobilité… Cette notion de mobilité sera, par suite, renforcée au point d’intégrer les nouvelles mobilités souvent qualifiées de douces.

La loi Maptam consacre le rôle de la région comme la structure compétente pour organiser l’intermodalité des transports et leur complémentarité. C’est, en effet, désormais au niveau régional que se définissent les règles traitant de l’intermodalité entre les services publics de transport au travers de la mise en place des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) consacrés par la loi Notre[24].

II. Les évolutions de la compétence transport


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 396.


[1] De 1982 à 1986, près de 25 lois complétées par plus de 200 décrets consacrent le mouvement de décentralisation.

[2] Ces réformes sont prolongées par la loi du 4 février 1995 sur « l’aménagement et le développement du territoire ».

[3] Loi dite Chevènement du 12 juillet 1999 relative « au renforcement et à la coopération intercommunale » – (Loi n°99-586, Jorf n°160 du 13 juillet 1999, p. 10361 et s.).

[4] La loi Voynet du 25 juin 1999 relative à « l’aménagement et au développement durable », (Jorf n°148, n°148 du 29 juin 1999).

[5] Loi dite « solidarité et renouvellement urbain » du 13 décembre 2000 (Jorf n°289 du 14 décembre 2000).

[6] Loi sur « la démocratie de proximité » du 28 février 2002 (Jorf du 28 février 2002).

[7] On peut citer : les lois du 1er août 2003 relatives à l’expérimentation par les collectivités territoriales et organisant un référendum local (Jorfn°177 du 2 aout 2003) ou la loi organique du 29 juillet 2004 relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales (Jorf n°175 du 30 juillet 2004).

[8] Dite loi Mapam ou Maptam.

[9] La loi de « réforme des collectivités territoriales » du 16 décembre 2010 organise l’achèvement et la rationalisation de la carte intercommunale tout en renforçant la démocratisation des intercommunalités. La loi prévoit aussi la suppression de la clause générale de compétence.

[10] Neiretz N., La coordination des transports en France – De 1918 à nos jours ; Institut de la gestion publique et du développement économique, 2014.

[11] La loi 3ds a connu plusieurs dénominations. La loi est d’abord appelée « loi 3D » pour « Décentralisation, Différenciation et Déconcentration ». Elle est ensuite dénommée « 4D » pour « Décentralisation, Différenciation, déconcentration et décomplexification ». La loi a été présentée au Parlement sous l’appellation finale « 3ds ».

[12] Loi n°82-1153 du 30 décembre 1982 d’Orientation des Transports Intérieurs, Jorf du 31.12.1982, p. 4004.

[13] Cette attribution est progressive. La région est concernée au début des années 2000.

[14] L’importance des Pdu sera renforcée par des textes ultérieurs. La Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (Laure) de 1996 va leur conférer un caractère obligatoire dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants. Cf. Rotalier G. (de), Les Plans de Déplacements Urbains : Bilan et Perspectives, Éditions universitaires européennes, 2011.

[15] Reconnaissance du droit au transport, organisation d’un véritable service public du transport, affirmation de la liberté de choix de l’usager…

[16] Le secteur du transport routier de marchandise et l’abandon progressif, et non avoué, du fret par le rail, le financement et la tarification des infrastructures, les carences dans le domaine de la concertation avec les usagers, la combinaison entre les textes européens et les objectifs nationaux… constituent des éléments de faiblesse dans le bilan de la loi Loti. Si la loi s’est révélée bénéfique dans le domaine des transports, elle a aussi révélé des limites qu’il convient de prendre en compte. C’est cependant plus une adaptation qu’une révolution qui semble nécessaire de mettre en œuvre.

[17] La loi Loti prévoit la production de bilans socio-économiques et environnementaux 3 à 5 ans après la mise en service des grandes infrastructures de transport appelés « Bilans Loti ». Cette évaluation des résultats obtenus constitue un élément important permettant de crédibiliser les actions menées.

[18] Loi no 2010-788 du 12 juillet 2010 portant Engagement National pour l’Environnement (parfois appelée loi Ene) complète et territorialise la loi dite « Loi Grenelle I » du 11 février 2009.

[19] Amar G., « Pour une écologie urbaine des transports » in Les Annales de la Recherche Urbaine, 1993, p. 141 à 151.

[20] Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014.

[21] Voir le A de la Partie II.

[22] Cf. Loi Notre.

[23] Il convient de noter que, si certaines communautés exercent cette compétence de manière obligatoire (métropoles, communautés urbaines et communautés d’agglomération), les communautés de communes peuvent choisir de ne pas se doter de cette compétence voire même de l’exercer en tout ou partie.

[24] Audoit C., Idrissi M. & Roturier L., L’acte III de la décentralisation, une nouvelle donne pour les territoires ; Territorial Éditions, 2017.

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ParJDA

Plaidoyer pour une autonomie retrouvée des départements

Art. 409.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Mélina Elshoud
Doctorante en droit public, Université du Mans,
Conseillère du département de la Sarthe, canton Le Mans-2
membre du Collectif L’Unité du Droit

Des recentralisations pour célébrer 40 ans de décentralisation ?

C’est le paradoxe que me semble ouvrir le projet de loi 3ds (Décentralisation, différenciation, déconcentration et simplification) – initialement baptisé 3D puis 4D – en passe d’être adopté par les parlementaires français en ce début d’année 2022.

En effet, ledit projet de loi ouvre la voie à l’expérimentation de la renationalisation du Revenu de Solidarité Active (Rsa) et fait ainsi suite aux demandes de plus en plus régulières exprimées par de nombreux Départements en tête desquels le Département de la Seine-Saint-Denis qui a vu le nombre d’allocataires de ce minimum social exploser depuis le transfert de cette compétence en 2004. D’ailleurs – et c’est sans doute le second paradoxe – l’appel à la recentralisation d’un certain nombre de dispositifs et politiques publiques locales (notamment dans les domaines de la solidarité : insertion, dépendance, protection de l’enfance, etc.) est lancé par les collectivités territoriales elles-mêmes, pourtant nées du mouvement décentralisateur dont elles sont le fruit et la caractéristique principale.

Élue au Conseil départemental de la Sarthe depuis sept ans, j’ai le sentiment que les capacités d’action des collectivités territoriales – et notamment des Départements – n’ont jamais été aussi contraintes. Dans le même temps, compte tenu de la situation économique, sociale et sanitaire, il me semble que les besoins de nos concitoyens n’ont jamais été aussi importants et multiples – qui plus est dans un département plutôt rural, plus sujet au chômage, à la pauvreté, aux difficultés de mobilité, ou encore d’accès aux soins. Par ailleurs, ces sollicitations croissent assez naturellement en période de crise, et d’autant plus pour les Départements qui sont les principaux financeurs de l’action sociale de proximité. Alors, à mon sens, l’appel à la recentralisation est avant tout révélateur du sentiment d’impuissance que peuvent partager celles et ceux qui siègent dans les assemblées départementales de France et qui constatent la difficulté à répondre aux besoins de plus en plus nombreux de leurs concitoyens dans un contexte budgétaire et opérationnel de plus en plus contraint.

Une autonomie malmenée.

Comme d’autres, j’ai fait le constat d’une certaine perte d’autonomie de ma collectivité, d’abord financière, liée à la diminution de ses ressources et à l’encadrement du volume de ses dépenses, mais également « opérationnelle » liée à la limitation de ses marges de manœuvre dans la détermination des politiques publiques.

En effet, d’une part, les ressources départementales n’ont pas évolué proportionnellement aux besoins qui ont augmenté. Parmi ces ressources, la part issue des impôts directs a quasiment disparu avec la suppression récente de la taxe foncière sur les propriétés bâties – quand elle était majoritaire il y a 20 ans – de sorte qu’on a ôté aux Départements leur dernier levier d’action – et notamment d’augmentation – sur les recettes. La fraction de la Tva et les droits de mutation à titre onéreux (Dmto) touchés par les Départements sont quant à eux des recettes fluctuantes, dépendant pour l’une des règles nationales posées, et pour les autres de la dynamique des transactions immobilières sur le territoire. De leurs côtés, les dotations de l’État n’ont pas suivi l’évolution démographique et sociale, de sorte que ces ressources sont, pour ainsi dire, indexées sur le passé et non sur l’avenir. D’une certaine manière, si vous êtes un Département vieillissant et plutôt pauvre, vous dépensez beaucoup en charges d’intervention, vous n’attirez pas forcément d’activités et de ressources nouvelles, et vos capacités d’investissement restent limitées.

En second lieu, les Départements sont de plus en plus soumis à des logiques de contractualisation financière avec l’État qui conduisent à encadrer la dépense publique locale. Dès 2018, le Pacte financier, également appelé « Pacte de Cahors », conditionnait le maintien d’un certain niveau de dotations de l’État aux Départements à l’engagement qu’ils limitent l’augmentation de leurs dépenses de fonctionnement à 1,2% chaque année. 

Ce Pacte a été longuement dénoncé par les collectivités territoriales, y voyant d’une part une nouvelle atteinte au principe constitutionnel de libre administration, et constatant d’autre part un certain nombre d’effets pervers. Il a en effet conduit à des situations ubuesques où, alors que l’État fixe une politique nouvelle et abonde le budget des collectivités territoriales afin qu’elles y inscrivent des actions particulières, les collectivités ne peuvent pas dépenser cet argent sous peine de dépasser le plafond de dépenses autorisées (ainsi, ma collectivité n’a pas pu utiliser l’ensemble des fonds alloués par la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (Cnsa) – des fonds de l’État donc – pour mener des actions de prévention de la dépendance des personnes âgées) ou bien encore les collectivités l’emploient uniquement pour valoriser des actions préexistantes et non pas mener des actions nouvelles qui seraient pénalisantes pour le budget (ainsi, ma collectivité a davantage utilisé les financements nationaux liés à la lutte contre la pauvreté pour valoriser des actions déjà mises en œuvre et ainsi couvrir des dépenses existantes que pour lancer des actions nouvelles qui auraient nécessairement impacté le budget). La logique aurait voulu que ces enveloppes nationales soient exclues des règles de calcul. En soi, cette politique consistant à limiter la dépense des collectivités territoriales au regard des économies que doit faire l’État interroge le principe même de décentralisation et fait de la délégation de compétences ainsi réalisée une forme de délégation, sans réelle autonomie, à des collectivités à organes délibératifs élus.

Enfin, au-delà de l’encadrement des capacités financières des Départements, il me semble que cette tendance à la contractualisation – que l’on retrouve dans la loi 3ds – et le recours quasi-systématique aux appels à projets portent atteinte à l’autonomie politique des Départements car limitant leur capacité à décider véritablement des politiques publiques locales. Les collectivités sont aujourd’hui davantage dans l’exécution des commandes de l’État que dans l’initiative et l’innovation. Un tel système n’incite pas au travail réellement exploratoire. Or, s’il est important d’avoir des politiques communes dans différents domaines, il faut pouvoir avoir des politiques « uniques » en ce qu’elles sont adaptées au territoire, et notamment dans le domaine social. À quoi bon garder des assemblées délibérantes si les collectivités doivent n’être que des opérateurs de l’État ?

Dans un contexte politique enclin à une action publique de proximité et à un regain de la démocratie locale et dans un contexte sanitaire qui a prouvé l’utilité des collectivités territoriales pour apporter des solutions rapides et adaptées et compenser une gestion de la crise trop verticale, la question du maintien des capacités d’action des collectivités territoriales me semble essentielle.

Réinventer cette autonomie est probablement une gageure mais « ne rien faire » a et aura un coût pour l’État et les citoyens. Redonner aux collectivités territoriales et en l’espèce aux Départements une capacité à définir une stratégie, et redonner ainsi de la vigueur à la décentralisation en (re)faisant des Départements de véritables acteurs locaux sera gage d’efficacité et aussi d’efficience de l’action publique.


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 409.

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ParJDA

De la décentralisation à l’autonomie : l’hypothèse de la Corse

Art. 403.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Wanda Mastor
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Irdeic

« Mais cette collectivité sera d’abord ce que les Corses choisiront d’en faire ».

La phrase est prononcée le 7 avril 2017 par le président de la République, Emmanuel Macron, à Furiani[1]. Soit quelques mois avant les élections territoriales de 2017, suivies de celles de 2021. Dans les deux cas, les Corses ont choisi ce qu’ils voulaient « faire » de leur collectivité, pour reprendre les termes clairs et sans ambiguïté d’Emmanuel Macron. Après l’élection, au niveau national, du candidat faisant du « pacte girondin » l’un des piliers de ses discours, et au niveau local, d’une majorité d’autonomistes en 2017, renforcée en 2021, il n’est plus possible d’éluder la question de l’inscription de la Corse autonome dans la Constitution. Autonomie qui ne signifierait pas la sortie de la Corse de la République française, mais son insertion en tenant compte de ses spécificités.

Cet article est issu d’un rapport intitulé Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse, remis au président du Conseil exécutif de Corse Gilles Simeoni le 11 octobre 2021[2]. Il a été réalisé par l’auteure dans le cadre d’un marché public lancé par la Collectivité et obtenu un mois avant. Il sera bientôt publié aux éditions Albiana et n’est que la première pierre posée à l’édifice d’une mission qui a pour horizon l’accession de la Corse à l’autonomie. Deux propositions dudit rapport ont déjà été concrétisées, notamment par la voie d’adoption d’amendements par l’Assemblée nationale au projet de loi « 3ds », qui doit être examiné en seconde lecture au Parlement. L’argumentation du rapport se développe autour de deux grands axes, respectivement consacrés à L’amélioration de l’existant : un renforcement démocratique pour des institutions plus efficaces et L’évolution souhaitable : un peuple corse dans une île autonome. Elle s’accompagne de substantielles annexes : le tableau synoptique des quinze propositions d’une part, et le compte-rendu d’entretiens avec les acteurs passés et présents de l’évolution statutaire de la Corse d’autre part. Les deux (amélioration de l’existant / revendication de l’autonomie) ne sont pas détachables. Ils sont complémentaires et se nourrissent l’un l’autre. L’existant, à savoir le fonctionnement actuel de la Collectivité, permet d’emprunter le chemin de l’autonomie ; inversement, pour mieux revendiquer cette dernière, certaines améliorations peuvent être proposées au sein de la première.

Nous choisissons de reproduire dans le cadre de cet ouvrage le passage le plus « délicat » du rapport, qui comporte les arguments qui cristallisent le plus les tensions. Depuis les lois de 1982, le législateur n’a cessé d’affirmer la spécificité de l’île en tentant d’en tirer les conséquences normatives. Ces dernières sont considérées par la majorité politique insulaire actuelle comme insuffisantes, et/ou furent censurées par le Conseil constitutionnel. L’autonomie serait pourtant une conséquence logique de plusieurs éléments réunis : la cohérence avec l’ensemble législatif la concernant ; la cohérence issue du droit comparé, l’écrasante majorité des États régionaux européens accordant l’autonomie à leurs îles ; la cohérence démocratique, au vu des dernières élections territoriales.

Au niveau constitutionnel, la Corse est un territoire juridiquement inclassable qui ne s’identifie que par rapport à son « rattachement » à l’article 72 de la Constitution. Tandis que l’île de Clipperton a les honneurs de la gravure dans le marbre constitutionnel, la Corse n’est évoquée qu’indirectement à travers une formule aux accents tautologiques : elle est une collectivité à statut particulier[3].

Après quarante années de reconnaissance législative de sa spécificité, la Corse ne peut demeurer au stade de la clandestinité constitutionnelle. Outre l’incongruité de l’absence de référence explicite, cette dernière révèle toute l’ambiguïté de son statut. Car si ce territoire relève bien de l’article 72, ses compétences (qui devraient en principe découler de son statut) sont une sorte d’agglomérat atypique qui « puise » des éléments aux catégories des articles 73, voire 74. Particulier, ce territoire l’est assurément : il est doté d’une organisation spécifique, d’un régime électoral propre, de la possibilité d’extension des compétences, de ressources fiscales indirectes dérogatoires, d’un droit à la consultation sur les projets de textes législatifs et réglementaires, du pouvoir de proposition d’adaptation des lois et règlements, pour ne citer qu’eux. Au nom de la cohérence logique qui a toujours présidé à l’écriture du droit, il convient de lui offrir les pouvoirs corrélatifs à ladite spécificité. Les électeurs ont souhaité que lesdits pouvoirs ne relèvent pas d’une décentralisation renforcée, mais soient ceux d’une région autonome, à l’image des régions italiennes, espagnoles ou des îles portugaises pour ne prendre que ces exemples de l’Europe du sud.

L’évolution est possible à travers deux types d’argumentation. La première consiste à apporter la preuve que l’autonomie ne serait pas une violation du principe de l’indivisibilité de la République. Ce sont surtout des malentendus qui forment ce premier obstacle, l’indivisibilité étant encore confondue avec l’uniformité. La seconde, s’appuyant notamment sur le droit comparé, permet de faire de l’insularité un élément fondamental du débat sur l’autonomie.

Nous profitons de la possibilité que nous offrent les auteurs du présent ouvrage -et de l’amitié qu’ils nous portent- pour développer ici les arguments les moins « consensuels ». Ces derniers sont relatifs à l’identité corse, laquelle, selon nous, pourrait être juridiquement consacrée à travers deux insertions constitutionnelles. Pour le Conseil constitutionnel, l’indivisibilité de la République signifie trois choses : l’unicité du peuple français, de la langue française et l’indivisibilité de la souveraineté. C’est à l’occasion d’une loi sur le statut de la Corse que le Conseil a consacré le premier, censurant la consécration juridique de l’existence du peuple corse (I). La langue corse suit à peu près le même régime que celui des autres langues régionales. Un régime conforme à la tradition jacobine de la France, très peu encline à percevoir la richesse là où elle voit des possibilités de séparatisme séditieux. La dernière décision du Conseil constitutionnel censurant l’enseignement immersif en est un exemple significatif (II).

I. La reconnaissance constitutionnelle du peuple corse

C’est peut-être l’une des revendications les plus fortes, et constantes, des mouvements nationalistes : « La question du peuple corse est le cœur du problème corse » précise le député européen François Alfonsi dans son entretien figurant en annexe. Seule une révision constitutionnelle permettrait de contourner la censure du Conseil constitutionnel en 1991[4].

A. Retour sur la censure du Conseil constitutionnel en 1991

Le Conseil Constitutionnel a constitutionnalisé le concept de « peuple français » à l’occasion de la censure de celui de « peuple corse » dans la décision dite « Statut de la Corse » du 9 mai 1991. L’article premier de la loi déférée au Conseil constitutionnel précisait que « La République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques. Ces droits liés à l’insularité s’exercent dans le respect de l’unité nationale, dans le cadre de la Constitution, des lois de la République et du présent statut ». Après avoir rappelé toutes les références au peuple français dans les textes composant le bloc de constitutionnalité, et offert à la notion de peuple français valeur constitutionnelle, le Conseil déclare la mention « peuple corse, composante du peuple français », contraire à la Constitution[5].

Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, l’ancien ministre et membre du Conseil constitutionnel Pierre Joxe rappelle combien cette censure était inattendue, et choquante : « Chevènement avait combattu cette idée avec véhémence. Je n’avais pas pris au sérieux cette opposition et y ai répondu au départ avec dédain. L’existence du peuple corse était pour moi une évidence, historique, culturelle, sociologique… La réalité était plus forte que les arguments des opposants. José Rossi, élu de l’opposition, avait accepté d’être le rapporteur de la loi, que le Parlement a intégralement votée. C’était pour moi une grande victoire… Puis le Conseil constitutionnel a censuré la disposition sur « le peuple corse, composante du peuple français ». Neuf personnes se sont opposées à la volonté de la majorité des représentants de la nation qui n’avaient fait que consacrer juridiquement une réalité historique. Quand je suis devenu membre du Conseil constitutionnel, on m’a d’ailleurs reproché d’avoir à l’époque critiqué cette décision. Mais c’était vraiment légitime ». De son côté, José Rossi rappelle qu’introduite en dernière minute, cette disposition lui avait fait perdre des soutiens qu’il avait mobilisés à droite : « Elle a déclenché des polémiques nationales considérables qui ont fini par occulter la qualité de l’audace réformatrice en faveur d’un régime de décentralisation avancé pour la Corse ». 

Progressivement, cette affirmation, très sèche et sans ambiguïté, a connu des entorses avec la réforme de l’Outre-mer. Depuis 2003, la Constitution reconnaît en effet les « populations d’outre-mer » dans son article 72-3 : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’Outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et fraternité ». La fin de la phrase permet de mettre en exergue l’importance de la nation française ; quant au choix du terme « populations », il n’est évidemment pas innocent.

B. Le contournement de la censure du Conseil constitutionnel

Comme précisé également plus loin pour la sauvegarde et la promotion de la langue corse, seule une révision constitutionnelle permet de contourner une décision du Conseil constitutionnel dont les [jugements], en vertu de l’article 62 de la Constitution, jouissent de l’autorité absolue de la chose jugée. La seconde possibilité réside dans un revirement de jurisprudence, le Conseil constitutionnel pouvant revenir sur l’une de ses décisions antérieures. Une troisième issue existe, en théorie : faire voter une nouvelle loi proclamant l’existence du peuple corse, en espérant que le Conseil constitutionnel ne soit pas saisi. C’est un risque que les parlementaires peuvent prendre, mais l’histoire récente de la censure de l’enseignement immersif prouve que la majorité (même, dans ce cas précis, une écrasante majorité) qui adopte une loi peut, dans les jours qui suivent l’adoption, saisir le Conseil constitutionnel afin qu’il censure la loi qu’elle vient elle-même d’adopter[6].

Dans ces conditions, la voie de la révision constitutionnelle, même plus difficile en théorie, paraît plus envisageable. Tout dépend des négociations menées en amont par la majorité territoriale corse. Mais en l’état actuel des choses, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, une révision constitutionnelle est peut-être une voie plus « sûre » que celle d’une loi ordinaire qui, si elle proclame l’existence du peuple corse, risque probablement d’être encore censurée par le Conseil constitutionnel.

La disposition pourrait être insérée dans un article ou un titre relatif à la Corse et/ou dans l’alinéa précité faisant référence aux populations d’outre-mer. Cela permettrait, d’une part, d’éviter de toucher à l’article 2 qui, selon le Conseil constitutionnel, fait obstacle à la reconnaissance du peuple corse, et d’autre part, de mettre les dispositions constitutionnelles en cohérence. Les statuts particuliers de l’Outre-mer et de la Corse justifient d’être mentionnés ensemble, du seul fait d’être tous deux particuliers (et sans poursuivre une logique d’alignement que nous repoussons par ailleurs dans un autre passage du rapport).

Proposition : Insérer la notion de peuple corse dans la Constitution
Modification de l’article 72-3 alinéa 1 de la Constitution proposée :

Article actuel :

La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.

Article proposé :

La République reconnaît, en son sein, les populations d’outre-mer et le peuple corse, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.

II. La protection constitutionnelle de la langue corse


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 403.


[1] Https://en-marche.fr/articles/discours/meeting-macron-furiani-discours.

[2] Https://www.isula.corsica/Evolution-institutionnelle-de-la-Corse-consulter-le-rapport-de-Wanda-Mastor-en-integralite_a2683.html.

[3] Voir les actes à paraître du colloque Les collectivités à statut particulier : les enjeux de la différenciation, sous la direction scientifique d’A. Fazi et N. Kada, Università di Corsica Pasquale Paoli, septembre 2019.

[4] Décision n°91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse.

[5] Considérant 13.

[6] Décision n°2021-818 DC du 21 mai 2021, Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.

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La collectivité départementale de 1982 à aujourd’hui : retour sur quelques vicissitudes du droit de la décentralisation

Art. 399.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Virginie Donier
Professeure de droit public, Université de Toulon, Cerc,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Pourquoi s’intéresser au département pour célébrer le quarantième anniversaire de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions ? Deux raisons principales expliquent ce choix : d’une part, le département est une collectivité dont l’existence a été malmenée dans la période récente, ce qui tend à démontrer que le droit des collectivités territoriales ne se construit pas de façon linéaire, il est intimement lié au rôle de l’État et aux volontés de réforme de ce dernier. Le droit des collectivités territoriales est aussi, et peut-être avant tout, un droit de l’organisation de l’État. D’autre part, le département est une catégorie de collectivités territoriales qui permet de mettre en lumière l’importance des acteurs locaux, et donc de la décentralisation, dans la mise en œuvre du principe de solidarité nationale, le département étant en effet devenu, au gré de la législation, le chef de file en matière d’action sociale. Analyser le rôle du département permet ainsi de mieux appréhender les relations entre cohésion sociale et décentralisation.

À ces deux premières raisons s’en ajoute une troisième qui est sous-jacente aux compétences dont dispose le département. Il s’avère en effet que la loi du 2 mars 1982 a véhiculé un mythe, celui de l’autonomie locale. Ce mythe transparaît de l’intitulé de la loi, laquelle est consacrée, notamment, aux « libertés » des trois catégories de collectivités. Or, l’étude des compétences départementales permet de démontrer que la décentralisation n’est pas nécessairement synonyme de pouvoir accru pour les organes des collectivités. La décentralisation n’est pas systématiquement le signe de la liberté, ou à tout le moins, si liberté il y a, celle-ci peut être à dimension variable. Concentrer le propos sur le département est donc une façon d’illustrer le caractère en partie fictionnel de la loi du 2 mars 1982 et de mieux saisir le décalage existant entre son intitulé et la réalité. Pour étayer cette démonstration, nous retiendrons une démarche essentiellement chronologique afin de mieux saisir les apports de la loi du 2 mars 1982 et des lois qui ont été adoptées les années suivantes (I). Nous verrons ensuite en quoi l’existence du département a été malmenée dans la période contemporaine, étant précisé que le temps de la remise en cause est sans doute achevé, la crise sanitaire ayant confirmé la nécessité de conforter le rôle et l’existence des départements (II).

I. L’apport des premières lois de décentralisation à la collectivité départementale

La reconnaissance du département en tant que collectivité territoriale ne date pas de la loi du 2 mars 1982. Dès la loi du 22 juin 1833 relative à l’organisation du département, ce dernier a été doté d’un conseil élu, mais selon un mode de suffrage qui n’avait rien d’universel car fondé en partie sur le cens[1]. De plus, l’autonomie des départements restait fortement encadrée compte tenu du poids de la tutelle.

Il fallut attendre la loi du 10 août 1871 pour que le conseil général ait la possibilité de prendre des décisions sans approbation préalable du préfet. L’article 48 alinéa 5 énonce ainsi que le conseil général délibère sur tous les objets d’intérêt départemental dont il est saisi, soit sur proposition du préfet, soit sur l’initiative de l’un de ses membres. Mais le préfet conserve tout de même des pouvoirs étendus dans la mesure où il prépare le budget du département et est chargé de l’exécution des décisions du conseil général[2].

La loi du 2 mars 1982 marque alors un véritable tournant, le préfet perdant sa fonction d’exécutif du département au profit du président du conseil général. Cette loi parachève la décentralisation au profit du département : si cette catégorie de collectivités disposait déjà d’un conseil élu, le pouvoir exécutif était confié au représentant de l’État, et non à un membre de cette assemblée élue. La loi du 2 mars 1982 a permis au département de devenir une collectivité territoriale de plein exercice. À cela s’ajoute la suppression de la tutelle exercée par le préfet, la loi ayant substitué à cette tutelle un contrôle administratif a posteriori exercé sur les actes des collectivités territoriales. Avec l’entrée en vigueur de la loi du 2 mars 1982, c’est le président du conseil général qui préside l’assemblée départementale, qui prépare et exécute le budget du département, ainsi que les délibérations du conseil. Dans les mois qui vont suivre, le département sera également doté de plusieurs compétences d’attribution tournées majoritairement vers la gestion de services de solidarité. C’est ainsi que l’article 32 de la loi du 22 juillet 1983 a confié au département une compétence de droit commun concernant la prise en charge de bon nombre de prestations d’aide sociale[3]. Mais les actions de solidarité du département ne se limitent pas au seul champ de l’action sociale, elles peuvent également se décliner au niveau territorial, en direction des collectivités inférieures. L’article 31 de la loi du 7 janvier 1983 a par exemple confié au département le soin d’établir un programme d’aide à l’équipement rural sur la base, notamment, des propositions adressées par les communes[4].

Le département est ainsi devenu, dès le début des années 1980, un territoire de solidarité, sa taille expliquant en partie le choix de cette collectivité. L’émiettement communal français et la taille des régions ne laissaient en effet que le niveau départemental pour décentraliser l’aide sociale[5]. Le choix du département se justifie également par les relations étroites pouvant exister entre déconcentration et décentralisation. C’est en effet au niveau départemental que les services déconcentrés de l’État ont été organisés dans le champ de l’action sociale dès 1964[6]. Sans nier l’existence d’un mouvement de régionalisation avec la création des directions régionales de l’action sanitaire et sociale par le décret du 22 avril 1977[7], il s’avère que les compétences de gestion étaient essentiellement dévolues aux structures départementales, alors que les services déconcentrés régionaux avaient principalement un rôle de coordination. C’est en toute logique le département qui a été retenu au début des années 1980 quand il s’est agi de décentraliser une grande partie de ces compétences sociales.

Le département est ainsi devenu l’un des acteurs incontournables de la solidarité et de la cohésion sociale. Cependant, cette mission spécifique ne l’a pas mis à l’abri de certaines tentatives de réforme pouvant aboutir à remettre en cause son existence.

II. Une existence malmenée dans la période contemporaine


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 399.


[1] Pontier J-M., « Une approche historique » in Quel(s) avenir(s) pour les départements ? ; sous la direction de L. Janicot et N. Ferreira ; Lgdj collection Lejep, 2017, p 13.

[2] Bodineau P. et Verpeaux M., Histoire de la décentralisation, Que sais-je ? ; Puf, 1993, p 56.

[3] Loi n°83-663 complétant la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, Jorf 23 juillet 1983, p 2286.

[4] Loi n°83-8 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, Jorf 9 janvier 1983.

[5] Donier V., Le principe d’égalité dans l’action sociale des collectivités territoriales ; Puam ; 2005, p 166 et s.

[6] Voir en ce sens, les décrets n°64-250 du 14 mars 1964 et 64-783 du 30 juillet 1964.

[7] Décret n°77-429.

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La décentralisation 40 ans après : un désastre

Art. 408.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Sciences Po

Jean-Bernard Auby
Professeur de droit public émérite de Sciences Po Paris

J’espère qu’on ne m’en voudra pas de livrer ici des réflexions autant citoyennes que scientifiques, traversées d’impression personnelles. Elles sont tout de même le fruit d’une pratique prolongée du droit des collectivités territoriales. Et c’est cette pratique même qui, sur un fond de réflexion dont je ne peux pas cacher qu’il est très favorable à la décentralisation, a fait naître le sentiment de lassitude désappointée que je m’autorise à livrer. Dans un texte livré à la revue « Acteurs Publics » en 2019[1], je me suis efforcé de résumer ce que je pensais être les caractéristiques essentielles du modèle territorial français en cinq traits :

  • la stagnation géopolitique du système entre surplace et allers-retours agaçants ;
  • une vision des politiques publiques locales comme de simples variables d’ajustement des politiques nationales ;
  • la survivance des pièges psychocentralistes de notre vision de l’appareil public ;
  • la prise en compte insuffisante d’impératifs forts d’aujourd’hui : poussée de l’urbanisation, digitalisation, changement climatique ;
  • les limites de l’arbitrage démocratique local.

L’impression désolée qui courait le long de ce tableau ne s’est nullement atténuée depuis. Au contraire, la déception s’est aggravée. Il est vrai que la crise sanitaire a pesé de tout son poids en faveur des réflexes rétrogrades. Mais le résultat est quelque chose comme un désastre. Je m’explique.

I.

Quoi qu’on en pense, il y a bien une trajectoire historique de modernisation de notre système territorial qui se dessine dans la réflexion publique – celle des « technocrates », diront certains – depuis, disons, le programme du Conseil de la Résistance. Cette trajectoire, on la vit se déployer surtout dans les débuts de la Cinquième République, et dans les réformes engagées à partir de 1982.

Si on la résume très sommairement, elle suit le tracé de deux vecteurs successifs.

1°. Le premier est un mouvement de rationalisation de l’architecture institutionnelle et de basculement de certaines tâches d’administration directe des services d’État aux entités locales.

Il s’agit de remédier à la dispersion congénitale du système et de l’adapter au contexte d’un pays qui n’est plus à dominante rurale. D’où la préoccupation de regrouper les communes après avoir renoncé à en réduire significativement le nombre (en gros depuis l’échec historique de la réforme de 1971). D’où les interrogations constantes sur l’utilité du département…

Il s’agit aussi de soulager l’État d’un certain nombre de tâches d’administration concrète, que l’on transfère progressivement aux différents échelons.

Lesquels en viennent à constituer quatre degrés d’administration locale : régions, départements, intercommunalités et communes. Tout ceci formant, et il est extrêmement important de le souligner, un ensemble non hiérarchisé, aucun des niveaux de collectivités ne pouvant réellement orienter l’action de celles qui sont au-dessous (même si l’on a essayé de confier une part de l’intervention publique stratégique aux régions).

Le résultat de cette absence de hiérarchisation étant d’ailleurs de rendre inextricable la répartition des compétences entre les niveaux territoriaux : les problèmes publics se laissent difficilement découper en tranches verticales. Nous y reviendrons.

2°. Le second vecteur, apparu plus récemment parce qu’il suppose que l’on soit tout de même parvenu à un certain degré de rationalisation de l’architecture institutionnelle, est celui du pluralisme et de la différenciation.

La décentralisation n’en vaut pas la chandelle si elle est pure affaire de commodité : sinon, ce que nous appelons « déconcentration » convient très bien, d’autant qu’elle place les responsabilités locales entre les mains d’agents fermement maîtrisés par le pouvoir central. La décentralisation ne prend son véritable sens que si elle associe les forces vives locales et permet d’adapter l’action publique aux circonstances locales.

Cela ne peut pas se faire sans accepter l’idée d’une certaine différenciation territoriale : sans accepter que les solutions aux problèmes publics locaux varient dans une certaine mesure[2]. Il en a toujours été ainsi en fait -que l’on songe à la variabilité des taux des impôts locaux, qui ne date pas d’hier-, mais, depuis quelque temps, l’idée a été ouvertement affichée et doucement acceptée. Elle figure dans le titre même du projet de loi « relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale » (« 3ds ») déposé au Sénat en mai 2021.

Cette idée de différenciation débouche naturellement sur la reconnaissance d’un pouvoir normatif -en tous les cas d’un pouvoir réglementaire- local. Idée longtemps tenue pour sulfureuse, contre la vérité même de l’existence d’un pouvoir réglementaire communal, en matière de police, d’urbanisme…, mais qui a fini par être acceptée : depuis la révision de 2003, l’article 72 de la Constitution pose en principe que, « dans les conditions prévues par la loi… (les collectivités territoriales) disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».  On reviendra sur cette acceptation, il est vrai donnée du bout des lèvres si elle ne recelait pas une pure tartufferie.

II.

Comparons maintenant cette trajectoire historique que l’on pouvait imaginer comme le moyen de doter notre pays d’une administration territoriale efficace et démocratique à la fois, avec la réalité d’aujourd’hui.

Blocages et régressions, pour résumer !


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 408.


[1] 10 décembre 2019.

[2] Verpeaux M. & Janicot L., Droit des collectivités territoriales, Lgdj, 2° éd., 2021, p. 164 ; Auby J-B., La décentralisation et le droit, Lgdj, 2006 ; Melin-Soucramanien F., « Les adaptations du principe d’égalité à la diversité des territoires » in Rfda ; 1997, p. 906.

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ParJDA

Vers un nouvel acte de la décentralisation ?

Art. 392.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) P Nin

Jean-Luc Moudenc
Maire de Toulouse et Président de Toulouse Métropole

Voilà 40 ans maintenant que furent votées les premières lois de décentralisation, sous l’égide de Gaston Defferre. À celles-ci succédèrent plusieurs autres vagues législatives en cette matière, en particulier les lois Raffarin de 2003 et 2004, puis les trois lois territoriales voulues par François Hollande en 2014-2015.

Dans un État historiquement centralisé, où se décidaient à Paris les grandes politiques structurelles d’aménagement du territoire, l’irruption du fait territorial fut un changement très important de la gouvernance des politiques publiques.

Ce qui constituait une petite révolution en 1981, fait aujourd’hui l’objet d’un large consensus. Décider les politiques publiques au niveau du terrain, au plus près de là où elles s’appliquent, donc dans la proximité avec les citoyens, a produit, dans les compétences qui avaient été confiées aux collectivités locales, des résultats bien supérieurs que si elles étaient restées dans le giron de l’État. L’approche territoriale a été légitimée car les collectivités locales ont mené des politiques publiques avec succès.

Au travers de ce principe de subsidiarité, les échelons communaux, intercommunaux, départementaux et régionaux ont incontestablement obtenu des résultats bien supérieurs aux résultats antérieurs de l’État, car ils disposent, chacun dans leurs compétences, d’une expertise territoriale, d’un vécu concret et d’un lien beaucoup plus proche avec la population.

Dans des domaines aussi variés que l’éducation, les transports, le développement économique ou la culture, elles ont démontré leur savoir-faire, tout au long de ces 40 années.

Il suffit de se remémorer ce qu’étaient les établissements scolaires avant ce transfert de compétences, d’évaluer à quel point l’offre de transports a évolué favorablement ou de mesurer l’ampleur qu’a connu le développement du secteur culturel local. La répartition des compétences a incontestablement assuré l’équilibre du développement des territoires dans notre pays et permis un développement harmonieux de régions plus périphériques.

Cette réussite, les collectivités locales l’ont construite en partenariat avec l’État et non contre lui. L’État, lui, a veillé à éviter – avec plus ou moins de succès, il faut le reconnaître – les oppositions entre les différentes strates de décision, à s’assurer à la fois de leur complémentarité et de leur volonté d’agir ensemble au service de l’intérêt général.

Par ailleurs, nombreux sont ceux qui oublient aujourd’hui que l’acte 1 de la décentralisation était aussi un acte 1 de la déconcentration des services de l’État dans les territoires.

Cette « lune de miel » entre l’État et les collectivités ne fut toutefois pas linéaire tout au long de ces 40 années et, au gré des changements législatifs, des modifications de la fiscalité ou des ajustements des blocs de compétences, l’opposition centralité/périphérie fut parfois forte.

Alors même que notre démocratie, tant nationale que locale, connaît aujourd’hui des niveaux de participation électorale de plus en plus bas, dénotant un désintérêt croissant et une compréhension des enjeux politiques de plus en plus limitée, il est essentiel de repenser les politiques territoriales.

Au travers de mon engagement local et de mes mandats, j’ai pu être, ces dernières années, acteur et témoin des évolutions, des réussites, mais aussi des échecs des politiques publiques locales, ainsi que des défis qui se posent désormais aux décideurs territoriaux.

Je vous propose d’explorer ensemble, au travers de ce texte, quelques-uns des défis qui, à mes yeux, se dressent face aux politiques territoriales depuis quelques années et d’évoquer ensuite quelques propositions de solutions.

I. Repenser la décentralisation avec le regard de l’usager

Au-delà du satisfecit que ne manquent pas de porter experts, spécialistes et élus sur les réussites de la décentralisation et le développement des compétences locales, le constat est que la lisibilité pour les habitants est beaucoup plus incertaine.

Car, si la décentralisation a effectivement permis la mise en œuvre des politiques publiques au plus proche du terrain, force est de constater qu’elle a également renforcé un mille-feuille politico-administratif dont le citoyen a bien du mal à discerner les périmètres. Nulle critique à l’endroit des citoyens : c’est bien le politique qui a créé un schéma local foisonnant d’acteurs, avec des compétences parfois partagées.

Aussi, un enjeu absolument essentiel des années à venir sera de redonner de la clarté aux politiques publiques locales, pour permettre à l’usager de s’adresser à la bonne porte pour trouver réponse à ses questions.

Si le Maire reste un interlocuteur plébiscité par ses concitoyens, il est souvent le seul politique identifié et, à ce titre, reçoit une grande part des sollicitations, indépendamment des compétences qu’il a à gérer. On le sollicite pour tout !

Arrêtons-nous un instant sur la situation des conseillers départementaux : à Toulouse, nous avons 11 cantons, qui envoient 22 conseillers siéger dans l’enceinte du Conseil Départemental. Je vous propose d’interroger n’importe quel citoyen et de lui demander s’il sait dans quel canton il réside et s’il peut citer le nom de ses élus départementaux ; vous aurez sans nul doute un chiffre de réponse positive marginal. Demandez aux citoyens de citer leurs conseillers régionaux, et vous aurez le même type de réponse.

Il ne s’agit en rien de remettre en cause de la légitimité à agir de ces collectivités, et encore moins d’émettre un jugement négatif sur l’action qu’elles mènent. Il nous faut juste admettre qu’une démocratie fonctionne d’autant mieux que les électeurs ont une bonne connaissance du cadre dans lequel ils votent, et pourquoi ils le font.

Cet exemple est particulièrement vrai dans une grande métropole, celle de Toulouse comme les autres. À l’inverse, dans des zones plus rurales, éloignées des centralités, le conseiller départemental et la collectivité départementale jouent un rôle de proximité complémentaire au maire et aux municipalités, mieux identifié des citoyens.

Afin de répondre aux enjeux de nos territoires, avec le souci de gérer efficacement les finances publiques, il faut éviter les superpositions de politiques publiques et les concurrences territoriales.

Face à ce problème, les solutions reposent sur ces trois axes : Clarification, Simplification, et Coopération.

La Clarification impose la nécessité de revoir et d’ajuster les blocs de compétences tels qu’ils sont aujourd’hui confiés à chaque type de collectivités locales. La notion de chef de file était une bonne idée des lois Raffarin ou Hollande, mais on constate que la tentation du chevauchement de compétences demeure.

On le voit, les collaborations existent souvent, mais les concurrences également. Ce n’est ni sain pour les finances publiques, ni pour l’intelligibilité de l’action publique.

Le résultat, ce sont des services publics de proximité aux compétences voisines et aux localisations parfois très proches, mais essentiellement séparées par le logo qui orne leur fronton.

Cet exemple illustre la nécessité de Simplification : Comment expliquer à nos usagers qu’ils peuvent trouver le même service, ou presque, dans deux endroits différents, gérés par deux collectivités différentes ? La notion de guichet unique devrait être développée au service des usagers et permettrait une meilleure compréhension de qui fait quoi.

Coopération, car, par-delà les découpages administratifs, il existe des bassins de vie qui correspondent à l’usage réel des habitants.

Une métropole comme celle de Toulouse exerce des fonctions de centralité importantes, qui influencent la vie des habitants dans un périmètre géographique bien supérieur à son périmètre administratif. Bien que la loi Notre ait favorisé les fusions de communes et d’intercommunalités, il reste des territoires voisins qui ont souhaité garder leur indépendance, mais qui gagneraient, dans l’intérêt de leurs habitants, à développer des coopérations avec la métropole voisine.

C’est dans cet esprit que nous avons initié des contrats de réciprocité, qui proposent des engagements respectifs entre collectivités voisines dans des domaines librement consentis. Cependant, je dois à la vérité de dire qu’à cette heure, nous n’avons pas réussi à conclure de tels contrats ici en Haute-Garonne avec des communautés de communes rurales, au nom du lien urbain-rural que je crois impératif de développer pour combattre les fractures territoriales, et malgré le désir de travailler avec nous des élus ruraux concernés. La même honnêteté me conduit à en donner l’explication : c’est le Département qui s’est interposé auprès des élus des intercommunalités rurales pour que ces signatures n’interviennent pas.

II. Accompagner la métropolisation et sortir des concurrences territoriales


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 392.

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Décentralisation, le jour sans fin ?

Art. 411.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Marietta Karamanli
Députée de la Sarthe, membre de la commission des lois constitutionnelles,
de la législation et de l’administration générale de la République,
docteure en sociologie politique

D’un sens à l’autre

Décentralisation est un mot que certains appelleraient « valise… », au sens où chacun peut y apporter ou y mettre « ses affaires » ou une signification personnelle. Littéralement la décentralisation est la dissociation d’éléments réunis en un même centre[1].

Au sens politique, la décentralisation vise à transférer de l’État unitaire et central vers des collectivités locales ayant des organes décisionnaires élus, des compétences et des ressources leur permettant d’exercer ces compétences.

Ce que j’ai retenu de mes années d’études supérieures c’est que l’élément déterminant et discriminant par rapport au processus de la déconcentration est l’élection de celles et ceux à qui sont confiées les responsabilités et prérogatives au niveau territorial.

C’est d’ailleurs ce qui motive le projet politique de décentraliser, à savoir donner ou rendre le pouvoir à des élus désignés pour cette tâche, pour penser des projets et gérer de services d’intérêt général ou commun de proximité.

Plusieurs problèmes sont directement posés par ce simple objectif : quels sont les critères qui font qu’un équipement, une activité, un service (entendu comme des personnels et des activités réalisées par ceux-ci), seront gérés plus efficacement par des collectivités territoriales et les élus qui les dirigent et selon quel degré de la hiérarchie territoriale (région, département, commune ou autre entité) ?

Deux éléments sont a priori retenus : la proximité avec les usagers et la taille critique pour l’exercice optimal des compétences en question.

Pour nous résumer, il est possible d’affirmer que la décentralisation ce sont des collectivités autonomes, avec des responsables élus et des ressources garanties et suffisantes.

Qu’est ce qui justifie qu’on décentralise ?

Ayant posé le cadre de la décentralisation telle que notre pays la pratique depuis environ quarante ans, il nous faut choisir une façon de présenter l’interrogation de fond qui saisit le législateur, ou soyons modeste, la députée face aux textes qui portent décentralisation : quels sont les motifs de l’exécutif quand il décentralise ?

En effet la plupart des textes de décentralisation sont à l’origine des projets de lois. Il est vrai que beaucoup de textes n’évoquent pas dans leur titre la décentralisation et comportent des mesures relatives aux collectivités territoriales et à l’exercice de leurs compétences[2].

Pour la commodité de l’exposé, il me paraît possible de distinguer trois grands types de lois relatives à la décentralisation :

  • celles qui portent une volonté de donner aux élus et aux citoyens plus de pouvoirs en proximité et plus de responsabilités ;
  • celles qui portent un transfert de compétences et de charges, parfois avoué parfois inavoué car sans transfert de moyens financiers réels ;
  • celles enfin qui sont motivées par des considérations en opportunité et parfois aussi sans véritable lendemain.

Évidemment, cette classification est une œuvre très subjective.

Évidemment, ces catégories ne sont pas totalement « pures », certains textes relevant de plusieurs catégories à la fois.

De grands & petits actes

Commençons en rappelant brièvement les grands actes de la décentralisation (cette « pièce » qui n’en finit pas et restant en quelque sorte inachevée) qui constituent autant d’actes à la fois politiques, institutionnels et aussi symboliques.

L’acte 1 (1982 -1984) est celui des lois dites Defferre[3] conforme aux propositions de François Mitterrand[4] ; elles rompent fondamentalement avec l’existant de l’époque. Les mesures techniques sont autant de mesures politiques : suppression des tutelles a priori ; transfert de la fonction exécutive départementale et régionale des préfets aux présidents de conseil général et régional ; évolution vers des régions de plein exercice quittant ainsi le statut antérieur ; extension de compétences économiques…

La justification donnée à ce mouvement est celle de la reconnaissance de plus de droits aux élus et aux citoyens dans un monde qui change, et demandant plus de participation de tous aux décisions publiques[5]. C’est aussi un argument politique de fond des sociaux-démocrates des années 1980 où le thème de la citoyenneté s’avère utile pour dénoncer les attaques d’un État centraliste conservateur contre les droits civiques[6].

S’ajoutent deux lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 portant transfert des compétences dans de nombreux domaines (aménagement urbain, action sociale, équipements et fonctionnement collèges et lycées, entre autres).

L’acte 2 (2020-2004) est à un acte de prolongement des réformes, voulu alors par le président de la République Jacques Chirac ; cet acte se veut à la fois politique, constitutionnel et a suscité autant de satisfactions que d’interrogations quant aux motifs initiaux et aux effets à venir. L’objectif était clair : compléter les lois de 1982 et 1983 et prolonger le mouvement initial.

La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 pose des principes forts et en quelque sorte, théorise la nature et les conditions de la décentralisation à la française[7]&[8]. Les lois adoptées dans la foulée tendent pourtant déjà à s’éloigner du principe à peine affirmé[9].

La loi du 13 août 2004[10] fait notamment du département le chef de file en matière d’action sociale (prestations d’action sociale) sans que les ressources suivent… et tiennent compte de l’évolution démographique (par ex un département comme circonscription territoriale vieillit) et économique (par ex un département s’appauvrit) possible et attendue des départements ce qui, par la suite, pose un problème. L’acte 2 est donc déjà moins réussi.

Les années suivantes voient des lois ou mesures relatives aux collectivités territoriales dont la logique échappe à une logique d’ensemble ou dont les prémices sont une volonté de rationalisation et de diminution des dépenses nationales et locales. Ainsi la loi de finances (fin 2009) pour 2010 modifie significativement les impôts locaux et donc les ressources, la loi du 16 décembre 2010 change l’organisation territoriale, créé un nouveau type d’élu local, le conseiller territorial devant siéger à la fois au conseil régional et au conseil général de son département d’élection.

La même loi fixe le principe de partage des compétences entre l’ensemble des collectivités territoriales en maintenant pour les seules communes, une compétence générale et en la supprimant pour les départements et les régions, et ce, à compter du 1er janvier 2015. La loi de décembre 2010 renvoie aussi à une autre loi, à venir, les compétences particulières que celle-ci leur attribuera. Bref c’est, permettez l’expression, « brouillon » et sans lendemain immédiat. Nous sommes dans la dernière partie du quinquennat du Président de la République N. Sarkozy où se fait sentir le besoin d’une nouvelle étape.

Vient l’acte III (2014-2015) qui veut rompre avec les lois de la précédente législature. Cette nouvelle étape porte sur la détermination des bons niveaux de décision, se veut guider par l’efficacité vue du côté de l’État ; sa méthode sera interrogée et ses résultats seront contrastés. La simple lecture des différentes étapes de discussion telle que présentée et rappelée par la Gazette des communes sur son site montre une réception très différente de ses attendus par les différents acteurs.

Surtout la disparition annoncée des départements, pris en tenaille entre des métropoles à venir (à 400 000 habitants) et de grandes régions génère, à l’époque, une opposition de bon nombre d’élus[11].

Par la suite, la loi finalement adoptée dite « Notre » du 16 juillet 2015 vient conforter les compétences des régions dans les domaines économiques et des mobilités, crée de nouveaux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, donne aux métropoles la possibilité de se substituer aux départements dans certains domaines et ôte à ces derniers leur compétence générale.

Reste que le texte s’écarte néanmoins significativement de ses ambitions originelles.

Ce nouvel acte de la décentralisation intervient, il est vrai, à un moment donné du quinquennat du Président F. Hollande où ce dernier a changé son 1re ministre et cherche un nouveau souffle.

Au départ du nouveau quinquennat en 2017, aucun acte 4 n’est annoncé. Cela n’empêche pas des projets de lois de porter des transferts de compétences sans moyens. Le texte de loi sur la sécurité globale[12] en est un exemple.

Le texte traite des polices municipales et propose un vaste champ à l’expérimentation, de nouvelles compétences à celles-ci. Les agents de police municipale vont être conduits à procéder à des actes d’enquête à la limite des prérogatives d’État. Par ailleurs, l’extension de compétences des policiers municipaux ne s’accompagne d’aucune mesure liée au renforcement de leur formation et à leur évolution de carrière. Cette expérimentation, dont demain on décidera peut-être qu’elle sera généralisée sans évaluation finale, s’apparente à bien des égards à un transfert « caché » de compétences sans transfert de moyens ou de ressources budgétaires. Comme certains élus et professionnels l’ont fait remarquer cela revient à ce que des personnes peut-être moins formées et certainement moins rémunérées mais payées par les communes fassent le même travail que des agents de la police nationale.

Des mots & des espoirs


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 411.


[1] Http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3910576980.

[2] S’agissant de la présente législature (2017–2022) on peut citer par exemple le projet de loi dit de transformation de la fonction publique devenue la loi n°2019-828 du 6 août 2019.

[3] Gaston Defferre (1910-1986), ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation de 21 mai 1981 au 17 juillet 1984.

[4] La proposition 54 du candidat François Mitterrand précisait « La décentralisation de l’État sera prioritaire. Les conseils régionaux seront élus au suffrage universel et l’exécutif assuré par le président et le bureau. La Corse recevra un statut particulier. Un département du Pays basque sera créé. La fonction d’autorité des préfets sur l’administration des collectivités locales sera supprimée. L’exécutif du département sera confié au président et au bureau du conseil général. La réforme des finances locales sera aussitôt entreprise. La tutelle de l’État sur les décisions des collectivités locales sera supprimée ».

[5] Voir en ce sens le discours du ministre de l’Intérieur et de la décentralisation relatif aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, 27 juillet 1981.

[6] Tournadre-Planc J., « De l’étatique au local : le New Labour, l’individu et les valeurs de la communauté, From the State to the Local Level : New Labour, the Individual and Community Values » in Revue Française de Civilisation Britannique, French Journal of British Studies, XIII-2 | 2005, « Décentralisation et participation citoyenne : une nouvelle répartition des pouvoirs en Angleterre ? ».

[7] L’article X de la loi dispose ainsi que « la République a une organisation décentralisée et les collectivités territoriales sont autonomes financièrement ce qui se traduit par un principe nouveau « le transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi ».

[8] Loi constitutionnelle n°2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République.

[9] Voir aussi en ce sens Frinault T., « La décentralisation : retour sur deux siècles de réformes », Métro-politiques, 1er octobre 2012 ; http://www.metropolitiques.eu/La-decentralisation-retour-sur.html.

[10] Loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.

[11] L’étude d’impact attachée au projet de loi n’évoquait pas les conséquences de la modification de la carte régionale sur l’organisation des régions, sur leurs moyens et sur leur action de coordination, voir en ce sens mon intervention commission des lois, Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, Mardi 8 juillet 2014, Séance de 17 heures, Compte rendu n°70.

[12] Devenue la loi n°n°2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés.

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Décentralisation : 40 ans de navigation à vue ?

Art. 391.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Nicolas Kada
Professeur de droit public à l’Université Grenoble Alpes,
Codirecteur du Grale (Groupement de recherches sur l’administration locale en Europe), membre du Collectif L’Unité du Droit

« Pour moi, décentraliser et réformer l’État sont les deux versions d’une même démarche, deux leviers qui s’activent en même temps. Mais sur le fond c’est vrai, la décentralisation contribue à la réforme de l’État » énonçait la ministre de la fonction publique et de la décentralisation Marylise Lebranchu à Lyon le 19 octobre 2012, avant de promettre une vaste réorganisation territoriale. À l’aube d’une décennie de frénésie législative en la matière, qu’en est-il de cette ambition gouvernementale initiale ? Les objectifs poursuivis et les moyens proposés pour les atteindre sont-ils cohérents ? L’État a-t-il une vision claire du panorama institutionnel territorial qu’il souhaite mettre en œuvre et des compétences qu’il entend décentraliser ?

Ces interrogations sont légitimes et adaptées en plein débat parlementaire sur le projet de loi dit « 3ds » pour décentralisation, déconcentration, différenciation et simplification. Mais elles sont surtout extensibles aux quarante années écoulées depuis la loi du 2 mars 1982. Si l’on s’attarde quelques instants sur les ambitions affichées, l’imprécision des réformes ultérieurement intervenues aurait dû nourrir le doute. Ainsi, en matière de clarification des compétences ou de simplification du mille-feuille territorial : inscrits dans l’exposé des motifs de la loi du 16 décembre 2010, ces objectifs ambitieux et difficiles réapparaissent régulièrement dans les discours gouvernementaux mais la loi du 27 janvier 2014 douche les premiers espoirs en ce domaine : ainsi, aux syndicats, communautés de communes, communautés d’agglomération et communautés urbaines et aux pôles métropolitains vient s’ajouter une nouvelle définition d’une catégorie d’établissements publics de coopération intercommunale pourtant créée dès 2010 mais finalement peu mise en œuvre : les métropoles. Si l’on complète ce dispositif déjà étendu par des statuts spécifiques pour Paris, Lyon et Marseille, il est évident que ces dispositions législatives ne vont pas particulièrement dans le sens d’une plus grande simplification des structures territoriales.

Si l’on rajoute les hésitations relatives au haut-conseil des territoires ou aux possibilités locales d’adaptation des normes et quelles que soient les critiques que l’on puisse déjà émettre, il faut reconnaître à l’État le mérite d’avoir remis une nouvelle fois son ouvrage sur le métier, conscient des faiblesses et lacunes de la situation territoriale actuelle. Le décret du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration[1] rappelle lui-même le rôle central de l’État dans l’organisation de ses propres administrations : afin de renforcer la capacité de l’État à agir sur les territoires en unifiant son action, le décret établit les rôles respectifs des administrations centrales et des services déconcentrés, en renforçant les attributions et les moyens de ces derniers. Mais quelle position singulière que celle qui consiste à la fois à penser une réforme, à l’écrire et à la mettre en œuvre ? Les intérêts contradictoires sont si nombreux – à commencer par ceux des collectivités territoriales elles-mêmes – que la mission de l’État en devient périlleuse, si ce n’est impossible.

« On gouverne bien de loin, mais on n’administre bien que de près » : la célèbre formule empruntée à l’exposé des motifs d’un décret du 25 mars 1852 revêt ainsi tout son sens et traduit toute la difficulté de l’État à définir avec clarté sa vision du territoire. Parce qu’il lui fallait privilégier une vision de loin pour assurer son autorité et sa légitimité, l’État semble avoir progressivement sombré dans une hypermétropie qui l’éloigne des réalités (I). Mais lorsque l’État a entendu s’intéresser de près à l’administration territoriale, c’est sa myopie qui lui alors été reprochée (II).

I. Une décentralisation hypermétrope

« L’État stratège » : la formule maintes fois reprises, notamment dans un rapport du Commissariat Général au Plan[2], laisse à penser que l’État développe invariablement un pilotage à long terme des évolutions territoriales, avec un objectif clair et défini et une vision des grandes compétences qui doivent demeurer étatiques. Mais cette vision, que l’on parvient à deviner en prenant du recul, semble en réalité particulièrement floue dès lors qu’on se rapproche et qu’on se penche sur les détails, tant en ce qui concerne les réformes que les missions.

A. Le flou des réformes

Depuis 1982, les réformes territoriales se succèdent, se présentant toutes comme de nouvelles recompositions mais laissant finalement à l’observateur attentif une impression générale de flou. En effet, le cadre institutionnel date pour partie de la Révolution française, voire de l’Ancien Régime et seule la création des régions (sur des bases interdépartementales) comme établissements publics puis comme collectivités territoriales de plein exercice est venue modifier l’ensemble. Les grandes lois de décentralisation de 1982 ont certes permis de grandes avancées en matière de libertés locales mais sans remettre en cause cette organisation générale. Le « mille-feuille territorial » tant critiqué apparaît alors comme difficilement surmontable et ce ne sont pas la loi du 16 janvier 2015[3] portant fusion des régions et imposant la réduction de leur nombre en métropole de 22 à 13 et la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République[4] (Notre) qui pouvaient prétendre le remettre en cause. La suppression annoncée par le Premier ministre des conseils départementaux au printemps 2014 a elle-même été rapidement relativisée, laissant une impression d’improvisation étatique particulièrement malencontreuse.

En réalité, c’est surtout en matière d’intercommunalité que l’État a le plus esquissé de nouvelles recompositions, soit institutionnelles (en 1992 et 1999 principalement), soit géographiques avec la redéfinition des périmètres et l’achèvement de la carte intercommunale engagés par la loi de réforme des collectivités territoriales (Rct) du 16 décembre 2010[5] et concrétisés en peu de temps par l’adoption de nouveaux schémas départementaux de coopération intercommunale. La loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam) du 27 janvier 2014[6] porte particulièrement bien son nom dans la mesure où celui-ci énonce clairement la volonté initiale du gouvernement. La loi du 16 décembre 2010 précitée avait certes déjà institué cette nouvelle catégorie d’établissement public de coopération intercommunale (Epci) que constitue la métropole, mais la concrétisation de cette (faible) innovation juridique s’était jusqu’alors limitée à la seule agglomération de Nice. Le législateur a donc poursuivi son œuvre et a étendu le dispositif initial à d’autres zones urbaines érigées en métropoles tout en tenant compte des spécificités locales.

Le législateur avait initialement le souci de la simplicité en matière institutionnelle. Si ses ambitions originelles ont été contrariées par quelques aménagements et concessions, l’essentiel est néanmoins préservé et donne effectivement naissance à une nouvelle catégorie d’Epci : les métropoles dites de droit commun. Certes, des débats ont eu lieu quant au caractère obligatoire ou volontaire de la transformation des Epci à fiscalité propre concernés en métropole ou quant au seuil démographique à retenir, mais les versions successives du texte ont finalement abouti à une solution relativement consensuelle.

Mais la notion de métropole demeure multiple, comme le rappelle Patrick Mozol[7] : c’est une qualification proposée a posteriori par les observateurs et commentateurs de la loi. En effet, si l’on y regarde de plus près, le législateur ne les dénomme jamais ainsi et préfère assumer sa volonté de différenciation… quitte là encore à entretenir le flou sur les catégories juridiques. La première différenciation tient au traitement particulier réservé aux agglomérations parisienne, lyonnaise et marseillaise. Sans même revenir sur leur légitimité à pouvoir prétendre, seules, au statut de métropoles à l’échelle internationale, la volonté du législateur de les extraire de la catégorie des métropoles de droit commun est manifeste et la métropole de Lyon est à elle seule érigée en collectivité territoriale de plein exercice, faisant même disparaître le Conseil général du Rhône sur son territoire. Mais la différenciation à l’œuvre est parfois plus anecdotique et se limite à la terminologie. C’est ainsi qu’au sein de la catégorie des métropoles de droit commun, deux agglomérations ont obtenu du législateur le droit de recevoir une dénomination différente, qui relève davantage d’une labellisation que d’une véritable démarche de distinction juridique. Ainsi, la loi du 27 janvier 2014 identifie-t-elle une « métropole européenne de Lille » et une « Eurométropole de Strasbourg » sans que cela ne prête véritablement à conséquence sur le plan du droit applicable. Le marketing politique l’emporte donc sur la logique juridique, au détriment de la clarté et de l’intelligibilité de la norme législative : différenciation et diversification des formules intercommunales ne présentent donc pas que des avantages. La complexité des dispositifs suscite en effet le désintérêt du citoyen. Si bien que l’intercommunalité apparaît de plus en plus comme un jouet placé entre les mains des élus communaux – au premier rang desquels les maires – et dont le législateur éprouve la plus grande difficulté à se saisir à nouveau. Si l’État est donc relativement au clair sur ses objectifs généraux, il se montre relativement plus confus dès lors qu’il légifère sur des questions plus précises. Et cette observation vaut autant pour les aspects institutionnels que pour les enjeux plus matériels et la définition des missions de chacun.

B. Le flou des missions

En raison du cumul des mandats et de l’influence des lobbys et autres groupes de pression, mais sans doute aussi en raison de la complexité-même de la question, il semble impossible à l’État de procéder à une répartition précise et définitive des compétences bien que la clarté de l’exercice demeure toujours un objectif gouvernemental. En effet, l’État n’est pas avare de réflexions et de productions normatives en matière de répartition des compétences, conscient des limites et confusions induites par une clause générale de compétence reconnue à toutes les catégories de collectivités décentralisées mais soucieux dans le même temps de ne pas s’enfermer dans une répartition législative trop figée.

La loi Notre a été l’occasion d’apporter quelques premiers éléments de clarification, en supprimant la clause générale de compétence pour les départements et les régions. Les régions ont ainsi désormais compétence sur le développement économique, l’aménagement du territoire, la formation professionnelle, la gestion des lycées et les transports hors agglomération (transport interurbain par car, transport scolaire, Ter, etc.) ; les départements assurent la gestion des collèges, des routes et l’action sociale ; les intercommunalités gèrent la collecte et le traitement des déchets, la promotion touristique, les aires d’accueil des gens du voyage, et, à terme, l’eau et l’assainissement ; mais les régions et les départements conservent des compétences partagées en matière de culture, sport, tourisme, langues régionales. Cette synthèse de la répartition des compétences ne doit pas faire illusion : nombreuses sont les imprécisions qui subsistent à ce jour sur certaines compétences précises qui persistent à relever de niveaux territoriaux différentes. Comme l’écrivait le professeur Gérard Marcou[8], « la liste des domaines pour lesquels des collectivités territoriales sont désignées comme chefs de file fait apparaître en creux ceux pour lesquels l’État conserve, au-delà de la législation, la maîtrise administrative et financière, tout en intégrant des compétences locales plus ou moins étendues ».

Les domaines dans lesquels l’État n’a effectivement plus les moyens financiers et humains d’exercer ses compétences sont en effet nombreux, même s’il entend préserver son rôle de chef de file. En ce qui concerne l’habitat et le logement par exemple, l’État continue à dépenser près de 40 milliards d’euros par an et confie à ses préfets le soin de s’assurer que les priorités définies au niveau national sont bien retranscrites dans les différents documents d’urbanisme au niveau local (Scot, Plui, Plu et autres Plh…). La politique de contractualisation entre les collectivités décentralisées et l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) permet aussi à l’État de faire entendre sa voix. On retrouve la même logique en matière de santé et de protection sociale, avec un pilotage étatique à distance via les agences régionales de santé depuis la loi dite « Hôpital, patients, santé et territoires » du 21 juillet 2009[9]. Et l’on pourrait multiplier à foison les exemples où l’État définit une politique générale et en oriente ensuite les déclinaisons territoriales en ciblant les financements ou en procédant par la voie d’appel à projets : moyen commode de se retirer des territoires tout en les gouvernant à distance[10].

Dans une acception unitaire, l’État entend néanmoins conserver cette mission essentielle de surveillance de l’activité des collectivités décentralisées qui restent soumises à la loi nationale. Ainsi le législateur a-t-il prévu, dès la loi Rct de 2010, qu’en cas de « manquement grave et répété dans l’exécution des mesures de redressement » alors même que le budget de la collectivité a été réglé par le préfet en raison d’irrégularités, l’exécutif pourra être passible d’une amende d’un montant maximum correspondant au double de son indemnité annuelle. Certes, cette amende pourra être prise en charge par la collectivité sur son budget (si elle adopte une délibération en ce sens) mais cette disposition rappelle que l’État entend se montrer vigilant sur la gestion financière des collectivités territoriales. Il lui est évidemment plus facile d’y voir clair en tant que surveillant à distance que gestionnaire.

On trouve une autre illustration de cette hypermétropie de l’État à travers la notion de chef de file, promue dès les années 2000 mais érigée en solution-miracle par la loi du 27 janvier 2014. Pourtant, dès 2012, le député Michel Piron s’inquiétait : « On a tellement vidé de sa substance la notion de chef de file que je vois encore la file mais plus du tout le chef » ! Quelle que soit la portée qu’on lui donne, la notion de chef de file revient en effet régulièrement dans tous les débats organisés sur les réformes de décentralisation. Pourtant, ce concept juridique ne répond pas entièrement aux enjeux de clarification des compétences qui auraient dû occuper le devant de la scène ces derniers mois, à l’occasion des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (Notre) du 7 août 2015. « Chef de file », « autorité organisatrice », « principe de non-tutelle », « libre administration » … ces notions et principes juridiques sont en effet revenus en force dans les discussions relatives à la clarification des compétences[11]… alors même que les limites sont évidentes. En se fondant sur la jurisprudence du conseil constitutionnel du 26 janvier 1995, on ne peut en effet que rappeler que la notion de chef de file, telle qu’inscrite à l’article 72.3 de la Constitution, ne concerne que l’organisation des modalités de l’action commune des collectivités concernées et, en aucun cas, leur pouvoir de décision, car ce serait porter atteinte à l’article 72 de la Constitution qui prévoit qu’« aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ». L’État législateur se trouve donc lui-même limité par le texte constitutionnel et ne peut donner à cette notion de chef de file toute la portée qu’il souhaiterait : sa vision concrète de ce que devrait être l’action des collectivités territoriales n’en apparaît que plus trouble, à l’instar de la définition de ses propres missions.

Plus largement, le chantier de la réorganisation des services de l’État se double systématiquement d’une revue des missions de l’État, remédiant ici à une des lacunes principales de la précédente réforme. L’État lui-même cherche à y voir plus clair dans sa propre organisation. Ainsi, le décret (précité) du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration ne se contente-t-il pas de rappeler le précédent décret du 1er juillet 1992 sur le même sujet : il prévoit ainsi une obligation d’une étude d’impact spécifique pour tous les textes ayant une incidence sur les services déconcentrés ; il consacre les directives nationales d’orientation, pluriannuelles, qui doivent donner davantage de cohérence aux instructions données aux services déconcentrés ; il permet le renforcement de la déconcentration des ressources humaines et des moyens budgétaires et il prévoit enfin la mise en place d’une conférence nationale de l’administration territoriale de l’État, chargée d’animer les relations entre administrations centrales et services déconcentrés et de veiller à l’application de la charte, en rassemblant notamment les secrétaires généraux des ministères et les préfets de région.

Si l’État ne semble pas être au clair sur ses propres missions comme sur l’organisation et le rôle des différents niveaux de collectivités territoriales, cette hypermétropie se double malheureusement d’une véritable myopie lorsqu’il essaie de prendre un peu de recul.

II. Une décentralisation myope


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 391.


[1] Décret n°2015-510 du 7 mai 2015 ; Jorf, 8 mai 2015.

[2] Blanc C., Pour un État stratège, garant de l’intérêt général – Rapport pour le Commissariat général au Plan, La Documentation française, 1993.

[3] Loi n°2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral ; Jorf n°0014 du 17 janvier 2015, page 777.

[4] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République ; Jorf n°0182 du 8 août 2015, page 13705.

[5] Loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales ; Jorf n°0292 du 17 décembre 2010, page 22146.

[6] Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ; Jorf n°0023 du 28 janvier 2014, page 1562.

[7] Mozol P., « La distinction entre les collectivités territoriales et les Epci à l’épreuve de la loi du 27 janvier 2014 » in Jcp A, n°26, 2014, p. 2201 et s.

[8] Marcou G., « L’État et les collectivités territoriales : de la centralisation à l’impuissance » in Les tabous de la décentralisation ; Berger-Levrault, 2015, p. 31 et s.

[9] Loi n°2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires ; Jorf n°0167 du 22 juillet 2009, page 12184.

[10] Cf. Epstein R., « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires » in Esprit, numéro spécial « Des sociétés ingouvernables ? », 2005.

[11] Verpeaux M, « Vous avez dit « clause générale de compétence » ? » in Commentaires, n°129, 2010.

[12] Loi n°71-588 du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes ; Jorf du 18 juillet 1971, page 7091.

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ParJDA

40 ans de décentralisation

Art. 410.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Philippe Grollier / Région Occitanie

Carole Delga
Présidente de la Région Occitanie,
Présidente de Régions de France

La décentralisation aura été la grande réforme institutionnelle du 1er septennat de François Mitterrand. Lors de sa dernière venue au Congrès des maires en novembre 1994, François Mitterrand rappelait d’ailleurs cette évidence : « il n’y a pas de véritable démocratie sans libertés locales, réelles, vivantes et garanties ». Les lois de 1982 ont effectivement permis à la France d’entrer dans une nouvelle ère de l’organisation publique, plus proche des citoyens, plus réactive, plus efficace. Les collectivités qui se sont vu reconnaître la personnalité juridique ont fait considérablement progresser les services publics qui leur ont été confiés. Chacun reconnaît que les établissements scolaires, collèges et lycées, que les routes, que les transports régionaux par exemple sont dans des meilleurs états que quand ils ont été transférés.

Mars 1982, la région et le département deviennent des collectivités territoriales pleines et entières aux cotés des communes, administrées par des assemblées élues au suffrage universel. Affranchies de la tutelle de l’État, sur leurs décisions, ces collectivités sont dotées de la clause générale de compétence et se voient attribuer des recettes propres. Aujourd’hui, que reste-t-il de cette politique de décentralisation ?

40 ans plus tard, les défauts « génétiques » des lois de décentralisation, qui pour beaucoup tiennent à la faiblesse des compétences transférées par ces premières lois, apparaissent au grand jour. Les collectivités n’ont quasiment plus d’autonomie financière (en tout cas les départements et les régions), elles ne bénéficient plus, sauf les communes, de la clause générale de compétence. Et si les régions ont fusionné pour devenir des « super » régions sans véritables moyens financiers, les départements sont devenus des « distributeurs » de prestations sociales.

Que dire enfin des différentes lois qui sont venues depuis amodier leur autonomie, rogner leurs compétences, diminuer leurs responsabilités ? Elles ont conduit à faire, défaire, refaire et redéfaire les lois Defferre sans jamais aller au bout de la logique de la décentralisation : autonomiser, responsabiliser, libérer. Pourtant, le pays a besoin de collectivités fortes, autonomes, responsables.

Les diverses crises qui nous ont secoués ces dernières années, avec notamment les Gilets Jaunes, la crise sanitaire devenue crise économique et sociale, et la crise démocratique qui transparaît un peu plus à chaque scrutin traduisent un paradoxe : il y a une forte attente des citoyens à l’endroit des collectivités, et parallèlement, les territoires se sentent délaissés. Comme si 40 ans plus tard, ce mouvement de décentralisation qui se voulait être un « choc psychologique », qui aspirait à rapprocher les citoyens des centres de décision et à responsabiliser les autorités élues, avait échoué.

Pourtant, la décentralisation reste aujourd’hui aux yeux des Français un des moyens le plus à même de répondre à leurs besoins. D’ailleurs, dans un sondage de juin 2020, trois Français sur quatre estiment que la décentralisation est « une bonne chose » et souhaitent la renforcer pour davantage de proximité entre les décisionnaires et les citoyens (56 %), mieux s’adapter à la spécificité des territoires (54 %) et « gagner du temps » dans les processus de décision (50 %). Ils sont même 68 % à dire qu’ils sont favorables à ce que les lois nationales puissent être adaptées aux spécificités des territoires.

Là est le grand challenge des prochaines années.

D’autant que la dernière décennie représente une longue période d’érosion dans les relations de confiance entre Paris et les pouvoirs locaux. Alors que le corollaire de leur libre administration devrait être l’autonomie financière, les collectivités ont subi depuis plusieurs années une dégradation, tant par la structuration de leurs recettes (suppression de la TP et remplacement par la Cvae, puis suppression de la Cvae, suppression de la TH, etc.), que par le volume de celles-ci (enveloppe normée, diminution de la Dgf, contrats de Cahors, etc.).

Pire, leurs compétences ont été modifiées régulièrement sans constance, sans compensation réelle, et en même temps redimensionnées, rognées voire supprimées (c’est-à-dire recentralisées).

L’exemple le plus ubuesque est le pilotage de la compétence apprentissage. Dans un pays qui ne jurait que par les formations académiques, l’apprentissage a longtemps été le parent pauvre des politiques publiques. Il a fallu attendre la réforme globale de l’apprentissage lancée en 2013 et qui s’est concrétisée par la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, pour rénover le dispositif. Cette réforme confiait le pilotage de cette compétence aux régions, qui percevaient pour cela 51% de la taxe d’apprentissage versée par les entreprises. Cette réforme a été une réussite et dès 2016, première année de plein exercice de la compétence, le nombre d’apprentis a largement augmenté. Patatras, alors que les régions étaient prêtes à coconstruire une nouvelle étape pour l’apprentissage et la formation professionnelle, pour rendre ces politiques encore plus agiles, et mieux articulées avec les besoins des branches professionnelles, le gouvernement a conduit de façon unilatérale une réforme marquée par la centralité, dans laquelle le pilotage se fait depuis Paris, et qui ignore les besoins des territoires au profit des intérêts des branches professionnelles les plus puissantes. Résultat des courses, puisque tout ne peut pas se régler de la capitale, après cette nouvelle réforme qui retire la compétence aux régions, celles-ci se voient malgré tout confier des morceaux de responsabilités pour assurer investissement et fonctionnement dans les Cfa délaissés par les grandes branches professionnelles. Aujourd’hui certains secteurs sont dépourvus d’apprentis, quand d’autres en regorgent et les jeunes ne savent plus qui sont leurs interlocuteurs car la réforme n’a pas traité leur accompagnement.

C’est dans ce contexte que Régions de France s’est lancée dans la rédaction d’un livre blanc afin de rassembler les propositions que les régions souhaitent mettre au débat de l’élection présidentielle, afin d’engager un nouveau processus dans les libertés locales.

Cette ambition, elle est partagée par tous les élus locaux. Elle l’est également par les Français. Car, en 40 ans, malgré les obstacles ou ses imperfections, la décentralisation a fait preuve de son efficacité. Nos concitoyens peuvent ainsi juger les investissements des collectivités pour la remise en état et l’entretien des services publics de proximité. Récemment encore, face à la crise sanitaire, elles ont fait preuve d’inventivité et de réactivité. Les Régions ont ainsi accompagné et secondé l’État dans la gestion de crise (masques, tests, vaccination, etc.), soutenu l’économie, les entreprises et l’emploi et accompagnent aujourd’hui encore la relance économique du pays. De fait de leur périmètre géographique, elles sont le bon échelon pour identifier les forces de notre tissu industriel, pour les accompagner dans la relocalisation de leurs activités et défendre ainsi notre souveraineté économique. La Région Occitanie par exemple s’est ainsi posée comme aiguillon et leader sur des technologies clés au service de notre transition écologique et énergétique, en premier lieu l’hydrogène vert.

De fait, un des challenges pour notre pays et pour répondre aux enjeux que doit affronter notre République, sera de reconnaître une place plus forte aux collectivités régionales.

Dans la crise multiforme que nous traversons depuis deux années, la Nation a montré qu’elle était prête à faire des efforts. Mais ces efforts ne peuvent être pilotés uniquement depuis Bercy, en ignorant la réalité des écosystèmes territoriaux et les Régions ont montré qu’elles savaient être présentes sur un certain nombre de défis qui appellent des réponses locales, adaptées par territoire.

Soyons pragmatiques, s’appuyer sur les Régions doit être privilégié par l’État dès lors que ce tandem permet à l’action publique d’être plus pertinente, plus efficace, plus adaptée au terrain et aux aspirations de nos concitoyens. Déléguer une partie de l’action de l’État au profit des élus locaux, départementaux et régionaux, n’est pas déchoir, mais bien servir la France. C’est renforcer l’État que de lui permettre de se consacrer pleinement à ce qui lui revient de droit : la justice, la sécurité, l’éducation, la défense, la place de la France en Europe et dans le Monde. Face à l’immensité des défis qui nous attendent, les candidats à la plus haute fonction politique doivent avoir le courage de dire qu’ils ne peuvent pas tout. Et qu’ils voient, autour d’eux, ces milliers d’élus locaux engagés, désireux de se battre pour leur pays et d’améliorer le sort de leurs concitoyens, chacun avec ses convictions, dans l’écoute et la proximité. C’est une force immense ! C’est une véritable équipe de France !

Alors que pourraient faire les régions ?


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 410.

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ParJDA

40 années d’autonomie financière des collectivités territoriales

Art. 401.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Claude Raynal
Sénateur de la Haute-Garonne
Président de la Commission des Finances

« La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire.
Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire
»

(François Mitterrand,
Conseil des ministres, 15 juillet 1981[1]).

Depuis quarante ans, le système local s’est considérablement modifié. Les difficultés économiques de la seconde moitié des années 1970 ont conduit en France à appréhender l’État comme un problème et les collectivités territoriales comme une solution. Glorifié pendant les « Trente glorieuses », l’État s’est trouvé frappé de discrédit tout autant que les grandes structures publiques. Cette période est aussi celle d’un fort engouement pour un pouvoir local doté d’une réelle autonomie financière, notamment fiscale. L’acte I de la décentralisation voulue par François Mitterrand procède d’une volonté politique de réformer l’administration française en accordant une autonomie plus importante aux échelons locaux. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur des lois de décentralisation de 1982 – 1983, et plus encore, depuis la consécration constitutionnelle de 2003, les collectivités territoriales bénéficient d’une certaine autonomie financière dans le cadre de laquelle elles élaborent leurs actes budgétaires. Aujourd’hui, les finances locales ont pris une ampleur très importante, représentant en 2020, 17% des recettes des administrations publiques et près de 14% des dépenses.

Mon propos s’organisera autour de trois axes principaux : l’autonomie financière des collectivités territoriales au sens constitutionnel (I). Ce premier axe permettra ensuite de comprendre les désillusions des acteurs locaux par rapport aux espoirs qu’ils avaient placés dans la consécration constitutionnelle de l’autonomie financière en 2003 (II). Enfin, un dernier axe présente les finances locales à l’heure de la maîtrise de la dépense publique (III).

I. L’autonomie financière des collectivités territoriales au sens constitutionnel

A. Les prémices de l’autonomie financière des collectivités territoriales avant la réforme constitutionnelle de 2003

La marche vers la décentralisation fut longue et souvent contrariée. La tutelle préfectorale fut allégée par la loi du 31 décembre 1970, qui supprima l’approbation préalable du budget des communes et réduisit de manière significative le nombre des délibérations des conseils municipaux soumises à cette approbation. En matière financière, les concours spécifiques qui étaient consentis aux collectivités territoriales furent progressivement convertis en dotations globales. La loi du 10 janvier 1980 permit aux conseils municipaux et aux conseils généraux de voter directement les taux des impôts locaux, alors qu’ils ne pouvaient jusqu’alors que se prononcer que sur des produits.

La décentralisation a amené les élus locaux à « se responsabiliser », à endosser eux-mêmes la gestion des conséquences d’éventuelles crises. Ainsi, les « Lois Defferre », adoptées entre 1982 et 1986, ont érigé les Régions en collectivités territoriales de plein exercice, confié le pouvoir exécutif des conseils généraux et régionaux aux présidents des assemblées délibérantes, transféré de nouvelles compétences aux collectivités territoriales. Par exemple, la loi du 7 janvier 1983 a prévu des transferts de fiscalité portant sur les impositions suivantes :

  • La taxe sur les certificats d’immatriculation des automobiles, aussi appelée taxe sur les « cartes grises » au profit des régions ;
  • Les droits d’enregistrement sur les mutations immobilières à titre onéreux (Dmto) et la taxe de publicité foncière au profit des départements ;
  • La taxe différentielle sur les véhicules à moteur – communément dénommée « vignette » – qui a été transférée aux départements à compter du 1er janvier 1984.

Mais l’autonomie supplémentaire accordée aux collectivités territoriales par l’État central ne s’est pas accompagnée d’un réel désengagement de celui-ci. En effet, il a conservé de multiples moyens d’influence et d’orientation. Au point que l’ancien Président de la commission des lois, Pascal Clément dénonçait dans un rapport de 2002 : « le modèle de décentralisation à la française qui avait perdu en vingt ans de sa pertinence, face à un double mouvement opéré par l’État, consistant à « recentraliser » le fonctionnement des collectivités locales, tout en accroissant dans le même temps les charges pesant sur elles. (…) l’État a (…) cherché à réduire son déficit par une politique de transferts de compétences, sans accorder l’équivalent en termes de ressources[2] ».

En effet, à partir des années 1990, nous avons pu assister à un mouvement de recentralisation financière au détriment des collectivités territoriales[3] :

  • L’article 53 de la loi de finances pour 1993 a supprimé les parts régionales et départementales de la taxe foncière sur les propriétés non bâties.
  • L’article 29 de la loi de finances pour 1999 a supprimé la taxe additionnelle régionale aux droits de mutation à titre onéreux, soit plus de 10% des recettes fiscales totales des Régions. Le même article a réduit le taux des droits de mutation à titre onéreux des conseils départementaux sur les locaux à usage professionnel et, de fait, leur capacité à voter les taux de cet impôt.
  • L’article 44 de cette même loi de finances a supprimé la fraction de l’assiette de la taxe professionnelle assise sur les salaires, soit environ un tiers de l’assiette de cet impôt dont le produit représente environ la moitié du produit des quatre taxes directes locales. Au terme de cette réforme, les collectivités territoriales auront été amputées du sixième de leur pouvoir fiscal.
  • L’article 9 de la loi de finances pour 2000 a poursuivi la réforme des droits de mutation en unifiant les taux départementaux des droits de mutation à titre onéreux sur les locaux d’habitation.
  • La loi de finances rectificative pour 2000 a supprimé la part régionale de la taxe d’habitation, soit près de 15 % des recettes fiscales totales des régions et 22 % du produit des quatre taxes.
  • Enfin, la loi de finances pour 2001 a supprimé la vignette automobile, soit 5 % des recettes totales des départements et près de 10 % de leurs recettes fiscales.

La part des recettes fiscales correspondant à des impôts dont les collectivités territoriales votent les taux dans leurs recettes totales hors emprunt s’élevait à 54 % en 1995. Après ces réformes, la part de la fiscalité locale dans les ressources globales hors emprunt a été réduite à moins de 37 % pour les régions, 43 % pour les départements et 48 % pour les communes[4]. Ce mouvement de recentralisation des ressources locales s’est traduit par un brouillage entre fiscalité et compensations. Les collectivités territoriales ont connu un alourdissement des charges non compensées, fruit de décisions sur lesquelles elles n’avaient aucune prise, comme la création de l’allocation personnalisée d’autonomie par la loi du 20 juillet 2001.

B. La consécration de l’autonomie financière des collectivités après 2003

C’est au regard de cette situation jugée insatisfaisante par le personnel politique que fut introduit dans la Constitution, l’article 72-2 consacrant expressément l’autonomie financière des collectivités. Avec cette révision constitutionnelle, les collectivités territoriales ont pu :

  • bénéficier « de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi » (alinéa 1 de l’article 72-2[5]).
  • « Recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l’assiette et le taux dans les limites qu’elle détermine » (alinéa 2 de l’article 72-2[6]).

Par ailleurs, « les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources » (alinéa 3 de l’article 72-2[7]). Enfin, « tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi » (alinéa 4 de l’article 72-2[8]).

Pour corriger les inégalités entre collectivités résultant en particulier de l’inégale répartition territoriale des assiettes fiscales, mais aussi de l’inégale répartition des charges entre collectivités, l’article 72-2 précité dispose enfin que « la loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales[9] ». L’enjeu de la péréquation consiste à soutenir les collectivités structurellement défavorisées sans interférer dans des choix qui relèvent de leur libre administration. La révision constitutionnelle de 2003 renvoie à deux questions : (1) celle de la préservation de l’autonomie fiscale et (2) celle de la compensation des compétences transférées. Ces questions devaient ainsi trouver traduction dans la loi organique de 2004.

Cette loi prévoit que la compensation financière s’opère par le fractionnement d’impôts nationaux. Les transferts de compétences ont été financés à 81 % par des transferts de fiscalité : (1) la taxe spéciale sur les contrats d’assurance (Tsca) pour les départements et (2) la taxe intérieure sur les produits pétroliers (Tipp) pour les régions[10].

Néanmoins, les lois de 2003 et 2004 n’ont pas pu empêcher la lente érosion de l’autonomie fiscale, avec notamment la suppression de la taxe professionnelle en 2010. Dans mon rapport d’information, réalisé avec le Sénateur Charles Guené, sur les modalités de répartition de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (Cvae), nous avons noté qu’en 2009, le produit versé de la taxe professionnelle « aux collectivités territoriales s’élevait à plus de 30 milliards d’euros (dont plus de 40 % pris en charge par l’État à travers des dégrèvements), soit 20 % de leurs recettes réelles de fonctionnement[11] ». La taxe professionnelle participait de façon essentielle à leur autonomie fiscale, dans la mesure où « elles pouvaient en fixer le taux et que son produit représentait plus de 40 % du produit total des quatre taxes directes locales[12] ». La suppression de la taxe professionnelle en 2010 ainsi que celle de la taxe d’habitation entamée en 2018 n’ont fait que poursuivre une évolution qui s’étale sur près de quatre décennies.

II. La réforme de 2003, un rendez-vous manqué ?


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 401.


[1] Fondation Jean Jaurès, La décentralisation, un processus en mutation, 2017 ;

https://www.jean-jaures.org/ressource/la-decentralisation-un-processus-en-mutation/.

[2] Clément P., Rapport sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation décentralisée de la République, 13 novembre 2002 ; https://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rapports/r0376.pdf.

[3] Gélard P., Rapport sur la proposition de loi constitutionnelle de MM. Christian Poncelet, Jean-Paul Delevoye, Jean-Pierre Fourcade, Jean Puech et Jean-Pierre Raffarin relative à la libre administration des collectivités territoriales et à ses implications fiscales et financières, 18 octobre 2000 ;

https://www.senat.fr/rap/l00-033/l00-0331.pdf.

[4] Mercier M., Rapport d’information chargé de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l’exercice des compétences locales, 28 juin 2000 ;

https://www.senat.fr/rap/r99-447-1/r99-447-11.pdf.

[5] Art. 72 de la Constitution de 1958 ; www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006527594.

[6] Ibid,

[7] Ibid,

[8] Ibid,

[9] Ibid,

[10] Vie Publique, Le bilan des actes I et II de la décentralisation, 28 juin 2019 ;

https://www.vie-publique.fr/eclairage/38502-le-bilan-des-actes-i-et-ii-de-la-decentralisation#:~:text=Les%20transferts%20de%20comp%C3%A9tences%20ont,(TIPP)%20pour%20les%20r%C3%A9gions.

[11] Guené C. & Raynal C., Rapport d’information sur la valeur ajoutée des entreprises (Cvae), 28 juin 2017 ;

https://www.senat.fr/rap/r16-596/r16-5961.pdf.

[12] Ibid,

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40 ans de décentralisation à travers la Dgf : un anniversaire en demi-teinte

Art. 402.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Léo Garcia
Doctorant Ater en droit public, Université Toulouse 1 Capitole – Imh,
Conseiller municipal de Saint-Girons,
Président de la Commission municipale des Finances

Pour que les communes, les Epci-Fp, les départements et les régions puissent exercer une ou plusieurs compétences, il ne suffit pas que ces dernières leurs soient transférées. Pour que la libre administration des collectivités territoriales ne demeure pas à l’état d’un simple principe théorique, les différents échelons locaux doivent également disposer de ressources financières suffisantes pour les assumer et les déployer sur leurs territoires respectifs.

Pour exercer les compétences dévolues par l’État depuis la mise en œuvre de l’Acte I de la décentralisation, les collectivités territoriales ont à leur disposition plusieurs leviers pour obtenir des ressources financières comme la fiscalité locale, les emprunts, les revenus du domaine ou encore les dotations versées par l’État. De ces dernières, la plus illustre et celle qui symbolise la décentralisation financière est incontestablement la dotation globale de fonctionnement.

C’est une dotation dont l’importance peut être soulignée sur un plan budgétaire et politique. Financièrement, elle représente une somme non négligeable de 26,8 milliards d’euros pour l’année 2022[1]. La dotation globale de fonctionnement reste la principale dotation versée aux collectivités territoriales. Une dotation d’utilisation libre qui doit permettre aux élus locaux de couvrir une partie des dépenses d’exercice de leurs compétences. Politiquement, son importance s’illustre lorsque le gouvernement souhaite la geler ou la diminuer. En effet, les associations d’élus prennent chaque année leur bâton de pèlerin, souvent en vain, pour dénoncer sa diminution, sa stagnation ou son manque d’adéquation aux réalités ressenties du territoire.

La dotation globale de fonctionnement est une dotation qui détient un caractère aussi bien fondamental que sensible. À l’instar de la décentralisation, cette dotation a connu une histoire mouvementée (I) dont la place dans la gestion financière locale revêt un caractère contrasté (II).

I. L’histoire mouvementée de la dotation globale de fonctionnement

La dotation globale de fonctionnement a connu une histoire faite de rebondissements mais aussi de stagnations qui a marqué ces 40 ans de décentralisation. Cette histoire peut être divisée en deux périodes hétéroclites : une période d’âge d’or, tant en réformes qu’en complexifications, allant de 1979 à 2010 (A) et une période de déclin et d’inadaptation qui continue à subsister actuellement (B).

A. 1979 – 2010 : l’âge d’or des réformes et des complexifications

En voyant le jour entre la fin de l’année 1978[2] et le début de l’année 1979[3], la dotation globale de fonctionnement s’éveille prématurément, trois ans avant le terme fixé par les premières lois de décentralisation. Elle vient remplacer le versement représentatif de la taxe sur les salaires, son aîné de plus de dix ans, datant de 1966[4]. La loi de finances pour 1979 vient fixer un prélèvement sur les recettes de l’État à destination des collectivités territoriales : la dotation globale de fonctionnement est née ! Plus précisément il s’agit d’une ponction de 16,45% du produit net prévisionnel de la Tva qui est reversée aux communes, à certains groupements et aux départements. La loi distingue deux composantes de la dotation globale de fonctionnement : une dotation forfaitaire et une dotation de péréquation.

En 1985[5], la première grande réforme de la dotation globale de fonctionnement a multiplié par deux ses composantes, venant renforcer le degré de complexification de cette dotation.

La dotation globale de fonctionnement des communes est toujours composée d’une dotation forfaitaire (renommée dotation de base) et d’une dotation de péréquation, auxquelles sont ajoutés une dotation de compensation et un concours particulier.

Quant à la dotation globale de fonctionnement des départements, elle est toujours composée d’une dotation forfaitaire et d’une dotation de péréquation mais elle s’est vue compléter d’une dotation de garantie minimale et d’une dotation de fonctionnement minimal.

L’année 1990 marque pour la première fois la volonté de limiter l’augmentation de la dotation globale de fonctionnement aux collectivités territoriales[6]. Les parlementaires ont choisi d’indexer cette dotation sur un indicateur supplémentaire à celui de la Tva afin de freiner, à partir de 1992, une hausse considérée comme trop rapide. Désormais, la dotation devra être calculée en appliquant un indice de variation agrégé qui regroupe le taux d’évolution de la moyenne annuelle du prix de la consommation des ménages et le taux d’évolution du produit intérieur brut total en volume[7]. L’établissement du montant de la dotation globale de fonctionnement poursuit donc sa complexification, non pas en termes de composition mais en matière de calcul.

La deuxième grande réforme de la dotation globale de fonctionnement de 1993[8] n’aura guère pour objectif de simplifier les modalités de calcul et de composition. Au contraire, la loi intègre le phénomène de développement intercommunal en venant ajouter une nouvelle dotation à celles déjà existantes : la dotation d’aménagement, composée d’une dotation intercommunale, d’une dotation de péréquation intercommunale, d’une dotation de solidarité urbaine et d’une dotation de solidarité rurale. Aussi, cette loi fige les concours financiers, les dotations de base, de péréquation et de compensation des communes et de leurs groupements dans une nouvelle dotation forfaitaire. Une fusion bienvenue au regard de la multitude de sous-dotations qui composaient et qui complexifiaient la dotation globale de fonctionnement. En revanche, cette réforme ne provoqua aucun changement et aucune simplification pour la dotation globale de fonctionnement des départements.

La troisième et dernière grande réforme de la dotation globale de fonctionnement de fin d’année 2003 lui donna du regain[9]. En effet, l’objectif était d’augmenter la part de l’aide financière de l’État consacrée à la dotation globale de fonctionnement de 32% en 2003 à 42% en 2010. Cette réforme augmenta aussi les destinataires de la dotation globale de fonctionnement en l’accordant à la région qui était le tout dernier échelon de collectivité territoriale qui n’en bénéficiait pas.

En 25 ans, la dotation globale de fonctionnement a connu de nombreuses réformes qui lui ont permis d’élargir son champ d’application mais au prix d’une complexification croissante de son calcul et de sa composition ainsi que d’une rationalisation de son montant global qui s’aggravera par la suite.

B. 2011 – 2021 : une période de déclin et d’inadaptation

Après plusieurs années de somnolence sur le plan des réformes et d’augmentations modestes de son montant, c’est en 2011 que la dotation globale de fonctionnement connaît pour la première fois un premier soubresaut. En effet, la loi de programmation des finances publiques de 2010[10] prévoit un gel des concours financier de l’État aux collectivités territoriales de 2011 jusqu’en 2014. C’est un coup d’arrêt inédit au regard de l’augmentation continue du montant global de la dotation globale de fonctionnement versées aux collectivités territoriales. Mais ce gel cache en réalité une diminution dissimulée de cette dotation car la loi de programmation ne prévoit pas de compenser le manque à gagner engendré par l’inflation existante[11].

Le coup de grâce aux concours financiers de l’État aux collectivités territoriales fût porté avec le vote de la loi de finances pour 2014[12] qui prévoyait une diminution d’1,5 milliard d’euros en un an. La loi de programmation des finances publiques de 2014 enfonça le clou en prévoyant une diminution de 10,75 milliards d’euros des dotations de l’État aux collectivités territoriales sur la période entre 2015 et 2017[13]. L’objectif du gouvernement était double : inciter les collectivités territoriales à diminuer l’augmentation de leurs dépenses de fonctionnement et les faire participer au plan d’économie de 50 milliards d’euros[14]. Au bilan, la part forfaitaire de la dotation globale de fonctionnement a connu une diminution draconienne de 11,2 milliards d’euros sur la même période[15]. Depuis 2018, le montant de l’enveloppe de dotation globale de fonctionnement est stable[16], cantonné au-dessous des 27 milliards d’euros[17].

Outre sa diminution, la dotation globale de fonctionnement subit une obsolescence progressive en raison de son impossibilité à s’adapter aux nouveau enjeux budgétaires et territoriaux. En effet, les modalités de calcul sont devenues inéquitables et surtout inadaptées à la baisse des dotations[18]. Aussi, la dotation globale de fonctionnement est devenue illisible au fil des années, notamment au regard de sa composition comme l’illustre ce schéma.

Pour répondre à ce besoin de lisibilité, de réalité et d’efficacité, un projet de réforme fût proposé par le rapport Pires Beaune – Germain qui propose, tout en ayant conscience des inquiétudes des élus locaux, de rénover l’architecture de la dotation globale de fonctionnement, d’améliorer le ciblage de la péréquation communale, de créer une dotation globale de fonctionnement pour les Epci-Fp, de mettre en œuvre une dotation globale de fonctionnement « locale » et de revoir les critères d’exigibilité et de sa répartition[19].

En 2015[20], le gouvernement s’inspirera de cette proposition parlementaire de réforme de la dotation globale de fonctionnement pour en proposer sa rénovation pour le bloc communal (uniquement), une simplification des critères et une correction des inégalités lors de sa répartition entre les différentes collectivités territoriales. Mais cette volonté de réforme ne fût qu’un vœu pieux car elle est finalement repoussée à 2017 au regard du manque de simulation de long terme, de l’évolution de la carte intercommunale engendrée par la loi Notre[21] mais aussi des pressions politiques de certains parlementaires et des associations d’élus locaux ; une décision prise en vase clos le 3 novembre 2015 par le Premier ministre Manuel Valls lors d’une réunion avec des parlementaires de la majorité.

L’année 2017 ne sera finalement pas celle qui permettra une réforme de la dotation globale de fonctionnement. Lors du 99e Congrès des Maires le 2 juin 2016, le président de la République François Hollande déclare repousser une nouvelle fois cette réforme, en 2018. Mais il n’en fût rien, pas même en 2019 où le projet de loi de finances enterre définitivement toute refonte de la dotation globale de fonctionnement.

La dotation globale de fonctionnement connaît depuis plus de dix ans une absence dommageable de réforme et une stagnation de son montant après avoir connu une période de diminution drastique. Mais ce délitement n’est pas sans conséquence pour les collectivités territoriales au regard du caractère indispensable de cette dotation dans leur budget.

II. La place contrastée de la dotation globale de fonctionnement dans la gestion financière locale


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 402.


[1] Projet de loi de finances nº 4482 pour 2022.

[2] Article 38 de la loi n°78-1239 du 29 décembre 1978 de finances pour 1979.

[3] Loi n°79-15 du 3 janvier 1979 instituant une dotation globale de fonctionnement versée par l’État aux collectivités locales et à certains de leurs groupements et aménageant le régime des impôts directs locaux pour 1979.

[4] Loi n°66-10 du 6 janvier 1966 portant réforme des taxes sur le chiffre d’affaires.

[5] Loi n°85-1268 du 29 novembre 1985 relative à la dotation globale de fonctionnement.

[6] Article 47 de la loi n°89-935 du 29 décembre 1989 de finances pour 1990.

[7] Ibid., II, al. 2 : « Pour 1991, cet indice est égal à la somme du taux d’évolution de la moyenne annuelle du prix de la consommation des ménages et de la moitié du taux d’évolution du produit intérieur brut total en volume. Pour 1992 et les années ultérieures, cette fraction du taux d’évolution du produit intérieur brut total en volume est fixée aux deux tiers ».

[8] Loi n°93-1436 du 31 décembre 1993 portant réforme de la dotation globale de fonctionnement et modifiant le Code des communes et le Code général des impôts.

[9] Loi n°2003-1311 du 30 décembre 2003 de finances pour 2004.

[10] Article 7 de la loi n°2010-1645 du 28 décembre 2010 de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014.

[11] Le taux d’inflation était de 2,1% en 2011, 2% en 2012, 0,9% en 2013 et 0,5% en 2014. V. en ce sens Insee.

[12] Loi n°2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014.

[13] Article 14 de la loi n°2014-1653 du 29 décembre 2014 de programmation des finances publiques pour les années 2014 à 2019 : 3,42 milliards d’euros en 2015, 3,66 milliards d’euros en 2016 et 3,67 milliards d’euros en 2017.

[14] Cour des Comptes, Les finances publiques locales, Rapport sur la situation financière et la gestion des collectivités territoriales et de leurs établissements publics [en ligne], septembre 2018, p. 69.

[15] Ibid.

[16] La dotation des intercommunalités a néanmoins connu une augmentation de 30 millions d’euros en 2020, il en est de même pour les dotations des communes d’outre-mer à hauteur de 21 millions d’euros. Mais pour compenser cette augmentation tout en conservant une stabilité de l’enveloppe de dotations, des ajustements minimes à la baisse ont été nécessaires pour les dotations des autres collectivités territoriales.

[17] Observatoire des finances et de la gestion publique locales et Direction générale des collectivités locales, Les finances des collectivités locales en 2021 [en ligne], juillet 2021, p. 221.

[18] Pires-Beaune C. et Germain J., Pour une dotation globale de fonctionnement équitable et transparente : osons la réforme [en ligne], 15 juillet 2015, p. 30.

[19] Ibid., 159 p.

[20] Article 58 du projet de loi de finances pour 2016.

[21] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

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À propos du rôle de l’élu local : les tourments d’un élu en charge de politiques culturelles

Art. 407.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Pierre Esplugas-Labatut
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Imh,
adjoint-au-maire de Toulouse & conseiller métropolitain à Toulouse-Métropole

Quel est le rôle d’un élu local ? Dès le premier jour en 2014 de notre désignation comme adjoint-au-maire de Toulouse en charge des musées et de l’art contemporain, puis à partir de 2020 en charge en outre de l’Image (conçue comme couvrant les délégations de la photographie et du cinéma) et des affaires juridiques à la Ville de Toulouse et à Toulouse–Métropole, nous nous sommes posé cette question sans à ce jour avoir véritablement trouvé la réponse. Le propre de l’exercice de ce pouvoir est en fait de constamment hésiter sur des choix qu’on ne maîtrise pas vraiment. Par un retour d’expérience, nous voudrions donc témoigner des tourments vécus par un élu local en charge plus particulièrement de politiques culturelles. Ceux-ci sont liés au mode de fonctionnement d’une collectivité territoriale (I), aux rapports élus-administration en son sein (II) et à l’identification des missions de service public culturel à mener (III).

I. Le tourment causé par le mode de fonctionnement d’une collectivité territoriale

Un élu local peut éprouver un tourment du fait de la limitation de son pouvoir à la fois matériellement (A) et temporellement (B).

A. Un pouvoir limité matériellement

Une règle s’impose : le seul et véritable pouvoir au sein d’une collectivité territoriale appartient au responsable de l’exécutif, soit le maire ou le président. Malgré un système de délégation, un adjoint-au-maire, conseiller délégué ou vice-président n’a en réalité pas de pouvoir de décision propre. Sans que le parallèle ne soit d’ailleurs toujours fait, on peut en effet comprendre l’organisation d’une collectivité territoriale au regard de notions et catégories classiques propres au droit constitutionnel. De ce point de vue, seul le maire ou le président de la collectivité dispose d’une « légitimité populaire » car c’est en réalité la tête de la liste électorale et non les membres de cette dernière que les citoyens ont élue. Ce pouvoir politique est relayé juridiquement par le fait qu’il appartient bien au maire ou au président d’attribuer (ou de modifier et retirer) les délégations aux autres élus, ceux-ci étant, de facto, leurs collaborateurs.

Le pouvoir premier du chef de l’exécutif local et second des membres de son équipe est renforcé par la forme du régime politique au sein des collectivités territoriales. Celle-ci est celle à la fois d’un « régime présidentiel » (pas de responsabilité politique de l’exécutif devant l’assemblée délibérante) et très « présidentialisé » (tous les pouvoirs, ceux de nomination comme ceux de réglementation et d’action, sont concentrés entre les mains du maire ou du président). La forme présidentialisée est de surcroît souvent accentuée en pratique par la personnalité du chef de l’exécutif local, relayée parfois par celle de son directeur de cabinet.

En outre, une équipe municipale, départementale ou régionale s’apparente à celle d’un « gouvernement » structuré et hiérarchisé en fonction d’équilibres politiques et non d’une supposée rationalité liée à un découpage fonctionnel. Ainsi, dans une commune, le 1er adjoint-au-maire ou celui aux finances peut-il être comparé à un ministre d’État, un adjoint-au-maire coordinateur pour une thématique à un ministre de plein exercice, un adjoint-au-maire rattaché à un élu coordinateur à un ministre-délégué et un conseiller municipal délégué à un secrétaire d’État.

Les membres du « gouvernement local », conçu comme un organisme « collégial », sont astreints politiquement à un devoir de solidarité et ne peuvent décemment exprimer des réserves à l’extérieur (parfois même à l’intérieur), à moins, comme Jean-Pierre Chevènement a pu le formuler, de démissionner. Comme dans tout « groupe politique », s’impose au sein de l’assemblée délibérante une discipline majoritaire stricte. Nous avons ainsi le souvenir d’un élu, issu de ce qu’il est convenu d’appeler la « société civile » au sens de non-encarté dans un parti politique et peu au fait de ces conventions, qui en début de mandat s’était cru autoriser par simple conviction à voter en conseil municipal contre une délibération proposée par le maire et être convoqué le lendemain aux aurores dans le bureau de celui-ci et fermement rappelé à l’ordre.

B. Un pouvoir limité temporellement

Une question naturellement importante est l’intitulé de la délégation. Pour ce qui nous concerne pourquoi une délégation aux musées et l’art contemporain pour le premier mandat et étendue à l’Image et aux affaires juridiques pour le second ? Un élément de réponse décisif est la disponibilité de l’élu. Une délégation lourde du type dans une commune « urbanisme », « police » ou « maire de quartier » impose de s’y consacrer pleinement. Dans ces conditions, il existe le risque de réserver ce type de fonctions à des retraités ou des personnes sans activité professionnelle. Ce risque est d’autant plus grand que la « société » a fait le choix, au vu d’un sentiment général et aussi du niveau modeste des indemnités d’élus, de refuser un système autorisant des « professionnels » de la politique. Pour notre part, il était hors de question de cesser une activité de professeur d’Université, de surcroît ayant la volonté de continuer à publier, ce d’autant plus qu’il existe un lien direct entre l’activité d’enseignement-chercheur spécialisé en droit public et celle d’élu… comme le montre cet article même. Pour autant, le cumul d’activités politique et professionnelle revient à faire un numéro d’équilibriste ou de jonglerie – que permet en pratique le wifi – au risque de chuter ou de faire tomber des quilles. On pourrait même ajouter une troisième activité avec un travail de militant ou de candidat en campagne électorale car un élu peut appartenir à un parti politique et chercher à être réélu sans que cela n’ait d’ailleurs rien d’étonnant qu’il fasse de la politique. En ce sens, il faut avoir conscience que le système actuel conduit nécessairement à ce qu’une activité prenne le pas au détriment d’une autre ce qui n’est naturellement pas satisfaisant.

Sur le choix de la délégation, deux « écoles » sont concevables. Une première hypothèse est de désigner une personne qui par son parcours, notamment professionnel, a une compétence spécifique dans la délégation qui lui est assignée. L’avantage est que ce titulaire entrera plus vite dans son travail d’élu et pourra bénéficier de connaissances et de relations que n’a pas un élu novice dans le secteur attribué. Une deuxième hypothèse est de désigner un titulaire étranger au milieu professionnel qu’il est appelé à connaître. Cette hypothèse est la nôtre puisque nous n’avions aucune connaissance ou intérêts dans le milieu de la culture notamment des arts plastiques, de la photographie et du cinéma. La logique de cette hypothèse est qu’il appartient à l’élu de poursuivre l’intérêt général et donc de s’extraire des intérêts particuliers portés par les acteurs de sa délégation. Dans un gouvernement, un ministre de la santé ne doit pas, à notre sens, être un médecin ou un ministre de la justice un magistrat ou avocat. De la même manière, il est souhaitable dans la vie politique locale, dans le secteur de la culture comme pour les autres délégations, que celui porteur de la délégation des musées ne soit pas un conservateur, un ancien de la Drac ou un artiste pour ne pas être prisonnier du milieu d’où l’on vient. L’idée finalement revient à éviter un conflit d’intérêts même si ce but légitime a pour paradoxe de se priver de spécialistes ou d’experts. Il appartient ainsi à chacun d’être à sa place : les directeurs et conservateurs doivent assurer la direction de leur établissement et l’adjoint en charge de cette partie de la culture doit porter une politique municipale ou métropolitaine dans ce secteur. Il s’agit ici d’endosser, en apparence, le rôle du naïf un peu comme le huron au Palais-Royal de Jean Rivero mais ici à la culture qui dérange les castes que peuvent être les conservateurs !

II. Le tourment causé par les rapports élus-administration au sein de la collectivité territoriale


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 407.

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Décentraliser le système de santé : un problème insoluble ?

Art. 398.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Jean-Marie Crouzatier
Professeur émérite, Université Toulouse Capitole, Imh

Pourquoi, depuis 1982, les lois de décentralisation successives n’ont-elles jamais concerné la santé publique qui reste une compétence régalienne ?

La pandémie de la Covid-19 a pourtant dévoilé l’incapacité de l’État sanitaire à anticiper les événements et à prendre les bonnes décisions, en l’absence d’un dialogue avec les acteurs de terrain, notamment les élus locaux. Chacun a pu le constater tant lors des injonctions contradictoires concernant le port du masque, que pour les tergiversations sur les tests, les épisodes de confinement, le traçage des cas contacts ou la vaccination[1]. Car la prise de décision s’effectue en amont, sans consultation des collectivités territoriales, sur le fondement d’avis d’experts[2], dans l’opacité d’un Conseil de défense. La pandémie a ainsi mis en évidence l’étatisation excessive du système, qui a atteint son paroxysme en 2021, alors que la territorialisation de la santé est pourtant initiée dans certains textes.

Les initiatives du pouvoir central suscitent les critiques des élus locaux lorsque ce dernier utilise la réquisition en avril 2019 pour s’approprier des masques commandés à l’étranger par le département des Bouches-du-Rhône et la région Bourgogne-Franche-Comté. D’autres cas de réquisition ont suivi, qui furent moins médiatisés[3], toujours justifiées par l’intérêt national, sans que les territoires soient pris en compte dans la mise en œuvre de la politique nationale. Autre reproche : à la fin du premier confinement, puis en mars 2021, les maires ont été priés de rouvrir les écoles en mettant en place des protocoles sanitaires pas toujours adaptés à la structure des bâtiments. Ces derniers ont fait valoir qu’ils sont pénalement responsables en cas d’accident, alors que la décision leur échappe. En décembre 2020, le retard pris par la France en matière de vaccination expose une nouvelle fois les divergences entre l’État et les communes : alors que le gouvernement refuse dans un premier temps la mise en place de centres de vaccination, de nombreux maires décident de mettre à disposition des salles et commandent le matériel médical nécessaire, interpellant les Ars pour disposer de doses de vaccins. Le gouvernement sera obligé de revenir sur sa position.

Par-delà les controverses, des propositions sont émises pour renforcer la coordination entre les collectivités territoriales et l’État. En mai 2020, tirant les premiers enseignements du rôle joué par les collectivités territoriales pour faire face à la crise, certains conseillers régionaux[4] regrettent que la loi du 7 août 2015 « Nouvelle Organisation Territoriale de la République » écarte la compétence santé des pouvoirs des régions, rappellent que la plupart d’entre elles ont déjà développé des actions sanitaires et demandent qu’elles soient davantage associées.

Certains projets vont plus loin. Dans une tribune publiée en mai 2021[5], l’Institut Santé, centre de recherche, appelle à une simplification du système de santé. En lieu et place des multiples découpages territoriaux spécifiques à chaque secteur (Groupements Hospitaliers de Territoire, Communautés professionnelles Territoriales de Santé…), illisibles pour les citoyens et inutilement compliqués pour les professionnels de santé, les signataires proposent la création de bassins de vie sanitaires regroupant 150 000 personnes en moyenne. Ainsi, sur un seul territoire de santé accessible à tous, doté de missions de santé publique et de soins clairement définis, un service public territorial de santé serait assuré par l’ensemble des acteurs publics et privés tout en associant les collectivités territoriales.

Initié pour répondre aux revendications des personnels de santé, le « Ségur de la santé » devait prendre en compte les demandes des collectivités territoriales. Or, en matière de décentralisation, la négociation du « Ségur de la santé » a débouché sur des propositions anodines. Les conclusions dégagées dans le document final[6] ne remettent pas en cause la centralisation du système de santé[7].

Un rapide historique permet de comprendre cette incapacité à décentraliser le système français de santé : si certaines compétences sanitaires ont été décentralisées au début du vingtième siècle (I), l’État central a rapidement repris la main (II) tant les conditions d’une décentralisation du système de santé semblent impossible à réunir (III).

I. Les 120 ans d’une décentralisation inachevée

S’il est, en matière de décentralisation, un anniversaire qui mérite d’être célébré en 2022, c’est bien celui de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique qui instaure une décentralisation des responsabilités de l’État en matière de santé. Dans le prolongement de la grande loi municipale de 1884, codifiée à l’article L 2212-2 du Code général des collectivités territoriales[8], elle comporte l’obligation pour les autorités décentralisées (les maires) et déconcentrées (les préfets) d’édicter des règlements sanitaires municipaux et départementaux.

L’article 1er de la loi précise les attributions des maires : « Le maire est tenu, afin de protéger la santé publique, de déterminer […] : 1° les précautions à prendre […] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles, spécialement les mesures de désinfection […] ; 2° les prescriptions destinées à assurer la salubrité des maisons et de leurs dépendances […]. » La lutte contre le logement insalubre avait déjà fait l’objet d’une loi en 1850. Quant à la désinfection, elle est l’une des priorités de ces bureaux municipaux d’hygiène dans le but de réduire la mortalité. La vaccination est également l’une des missions qui peut être confiée aux bureaux municipaux d’hygiène.

Jusqu’à la première guerre mondiale, la santé publique est donc confiée aux collectivités locales ; les communes sont chargées de la police sanitaire et la plupart des hôpitaux publics ont alors le statut d’établissement public communal.

Cependant, le bilan de l’application de la loi est contrasté : la généralisation des bureaux municipaux d’hygiène dans les villes de plus de 20 000 habitants a été fortement dépendante du contexte local. Les personnes impliquées à la fois dans la santé (médecins) et dans la vie politique locale (élus municipaux) ont joué un rôle décisif dans la mise en place d’un tel service, indépendamment de la législation nationale. Un rapport de l’Igas en 2004 indique que quatre-vingts ans après cette première loi de santé publique, seulement une commune de plus de 20.000 habitants sur deux a créé un bureau municipal d’hygiène, dont seule une centaine fonctionne effectivement[9]. Le rapport relève une « grande diversité en qualité et en quantité d’activités ».

Après la première guerre mondiale, s’amorcent un mouvement de centralisation et une progressive prise en charge directe, par l’État lui-même, des responsabilités dans le domaine de la santé publique. Puis, durant les années 1960, les affaires sanitaires font l’objet d’un processus de déconcentration : en 1964, les Ddass sont placées sous l’autorité des préfets ; en 1977 les Drass sous l’autorité du préfet de région. Leur mission : déployer au niveau territorial les politiques sanitaires élaborées par l’administration centrale. Les collectivités territoriales sont exclues du processus. Ce mouvement n’est pas démenti par la loi de décentralisation du 2 mars 1982. La loi du 22 juillet 1983 remplacera même les bureaux municipaux d’hygiène par des services communaux d’hygiène et de santé (Schs) dont le nombre est définitivement fixé en 1985 et limité à 208, c’est-à-dire au nombre de bureaux municipaux d’hygiène déjà existants.

Tout au plus les lois de décentralisation prévoient-elles un transfert de compétence en matière sociale et médico-sociale au département (Pmi, aide sociale à l’enfance, personnes âgées…). Mais les collectivités territoriales ne reçoivent pas de compétence sanitaire. Raison invoquée : la crainte de voir émerger des inégalités d’accès au système de santé entre les territoires.

Ainsi, les municipalités ont été progressivement dépouillées de leurs missions spécifiques en santé hormis les missions de salubrité et d’hygiène publique assurées, sous le contrôle de l’État, par les Services communaux d’hygiène et de santé. Aujourd’hui, le maintien de l’engagement des villes dans le domaine du soin avec, notamment les centres de santé municipaux, et/ou dans celui de la promotion de la santé, qui est permis par les textes, repose principalement sur la volonté et l’investissement d’un nombre limité de municipalités[10].

Reste aux communes qui le souhaitent la possibilité de s’inscrire dans un contrat local de santé prévu dans la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (loi Hpst) : « La mise en œuvre du projet régional de santé peut faire l’objet de contrats locaux de santé conclus par l’agence, notamment avec les collectivités territoriales et leurs groupements, portant sur la promotion de la santé, la prévention, les politiques de soins et l’accompagnement médico-social ». Le contrat local sert de support à la mise en œuvre du projet régional de santé ; mais il n’est pas une reconnaissance des initiatives des communes, même si des représentants des communes peuvent être présents au cours de l’élaboration du projet, par l’intermédiaire des instances de l’Ars. 

II. La territorialisation du système de santé


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 398.


[1] Pitcho B., « Fébrilité́, incertitudes et hésitations au temps du Covid-19 », Revue générale de droit médical, 2020, n°75, p. 27 et s.

[2] Pontier J-M., « Expertise scientifique et décision politique dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19 », Revue générale de droit médical, 2020, n°76, p. 43 et s.

[3] Petit J., « Les réquisitions de personnes, biens et services dans la crise de la Covid-19 », Revue générale de droit médical, 2020, n°76, p. 61 et s.

[4] Roger V. & Spiri J., « Santé : la nécessaire décentralisation »,L’Opinion, 14 mai 2020.

[5] « L’appel des 50 pour une décentralisation de la santé », Le Point, 20 mai 2021.

[6] Ministère des solidarités et de la santé, « Ségur de la santé, les conclusions », Dossier de presse, juillet 2020.

[7] Sous des intitulés ambitieux, les mesures 10, 30, 32 et 33 contiennent des engagements modestes pour « associer » les élus aux instances de décision régionales.

[8] « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique. Elle comprend notamment… le soin de prévenir par des précautions convenables et de faire cesser… les accidents et les fléaux calamiteux… tels que… les maladies épidémiques ou contagieuses, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours ».

[9] Rapport de l’inspection générale des affaires sociales n°2004 – 146, octobre 2004, « Évaluation des actions confiées par l’État aux services communaux d’hygiène et de santé ».

[10] Bourgueil Y., « L’action locale en santé : rapprocher soins et santé et clarifier les rôles institutionnels », Sciences sociales et santé, 2017, n°1, p. 97 et s.

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Du mythe de l’abolition de la tutelle de l’État sur les collectivités territoriales. La décentralisation inaboutie

Art. 394.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Florent Lacarrère
Doctorant en droit, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Umr 6031 – Tree, Conseiller régional délégué de Nouvelle-Aquitaine, Maire de Labatmale,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Supposer l’existence d’un nouveau « mythe du droit public » en répondant à une invitation du Professeur Mathieu Touzeil-Divina[1] comme remettre en cause la réalité de la décentralisation en présence du Professeur Florence Crouzatier-Durand[2] est une prise de risque certaine. Elle est toutefois nécessaire, tant les propos du ministre Gaston Defferre en 1981[3] font écho à une triste actualité pour les élus locaux, encore en 2021.

La loi du 2 mars 1982[4] était au nombre des textes fondateurs de l’organisation de la République française. Elle proclamait avec solennité, dès son article premier, que « les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus » et explicitait en son chapitre premier les modalités de la « suppression de la tutelle administrative », une évolution attendue, portant en soi les caractéristiques symboliques d’un mythe. Mais alors que le Président Chirac déclarait que « pour soutenir le développement local, nous devons donner à chaque territoire les clés de son avenir. C’est le sens de la réforme constitutionnelle que j’ai souhaitée[5] », la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, sous le couvert de donner une assise constitutionnelle à la décentralisation[6], confirma les termes de l’article 72 qui conduisirent à une limitation croissante de son développement : « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus ». La protection constitutionnelle de la décentralisation s’en trouve alors tout à fait infime.

La tutelle administrative, telle qu’elle était identifiée avant la loi du 2 mars 1982, consistait en un contrôle préalable du représentant de l’État dans la circonscription administrative sur les actes administratifs des collectivités locales. Le Préfet pouvait alors annuler a priori les actes qu’il jugeait illégaux, voire inopportuns. Le contrôle actuel se limite désormais à une appréciation de la seule légalité, limitée au pouvoir de déférer les actes supposément irréguliers au contrôle du juge administratif compétent. Nier l’abolition de cette tutelle administrative initiale relèverait donc évidemment du déni de réalité. Il est néanmoins légitime et sensé d’interroger l’existence de tutelles annexes au contrôle de l’État sur les actes administratifs des collectivités territoriales et d’en admettre la critique.

Tout au long ses quarante années d’existence, au travers des trois actes de la décentralisation, l’action publique locale s’est affirmée et a conduit au développement de services publics locaux nombreux et performants. On le doit à l’initiative de l’ensemble des collectivités locales agissant dans le cadre – parfois au-delà – de leurs compétences. Pour autant, comme le dénonce « mon » Président de Région, Alain Rousset, « oui, l’État français est affaibli par la décentralisation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui : inachevée, inégale, inadaptée. L’État, parce qu’il n’a ni su ni voulu donner aux collectivités […] les moyens d’une action forte et une certaine indépendance, se trouve perpétuellement au milieu du gué, sans cesse en proie aux flots qui menacent de le submerger – et nous avec[7] ». Alors que le budget de la Région Nouvelle-Aquitaine avoisine les 3 milliards d’euros[8], son partenaire de coopération le Land de Hesse dispose d’un budget annuel de près de 27 milliards d’euros[9]. Comparer ce qui n’est pas comparable serait une erreur. L’organisation de l’État Allemand est fédérale[10]. Les länder Allemands exercent des compétences bien plus étendues que celles des régions françaises. Cette différence abyssale est toutefois une illustration du jacobinisme exacerbé de l’État français et de son manque d’ambition et de confiance à l’égard des échelons décentralisés. Si la loi Notre[11] – dernière réforme majeure en date – avait pour ambition de renforcer la décentralisation, en parachevant la répartition des compétences entre les collectivités, il semblerait que les moyens qui lui sont alloués ne soient pas à la hauteur des effets d’annonce du législateur.

C’est la raison pour laquelle, sans nier l’épanouissement de la décentralisation depuis 1982, peut être démontrée la persistance d’une forme de tutelle financière qui entrave l’action publique des collectivités locales.

Cette tutelle se révèle sur un plan purement financier, au regard à la dépendance des collectivités locales de l’encadrement budgétaire et fiscal imposé par l’État (I) comme sur le plan du financement de l’action publique, eu égard à son encadrement croissant par les injonctions nationales (II).

I. L’hétéronomie financière des collectivités locales, une tutelle inavouée

La portée contraignante du principe constitutionnel d’autonomie financière[12], composante du principe de libre administration peut être mise en doute. En effet, tant le cadre budgétaire et comptable public (A), que la fragilisation de la fiscalité locale (B) révèlent l’existence plus ou moins avouable d’une tutelle financière de l’État.

A. Le droit comptable et budgétaire public, une tutelle assumée

Les modalités de la libre administration des collectivités territoriales ne peuvent être abordées qu’à la lumière des grands principes qui encadrent la gestion budgétaire et comptable des administrations locales. En effet, l’usage des deniers publics est strictement contrôlé, encadré, contraint a priori, de sorte que la liberté financière des personnes publiques locales est restreinte à de nombreux égards, laissant ainsi supposer l’existence d’une tutelle financière.

Issu d’une refonte des décrets du 29 décembre 1962[13] et du décret du 27 janvier 2005[14], le décret portant « Gestion budgétaire et comptable publique[15] » regroupe en un texte unique l’ensemble des principes encadrant l’utilisation des deniers publics par l’essentiel des personnes morales de droit public, y-compris les collectivités territoriales[16]. Ce texte établit un certain nombre de principes comptables contraignants pour l’action publique.

Ainsi, chaque administration est tenue d’adopter annuellement un budget, défini par l’article 7 du décret Gbcp comme « l’acte par lequel sont prévues et autorisées les recettes et les dépenses ». Contrairement aux lois de finances, les budgets locaux doivent impérativement être votés à l’équilibre. Leur exécution se traduit par le contrôle de l’affectation des recettes et surtout des dépenses aux chapitres et articles comptables fixés par ce document. Comme l’affirme Jean-Bernard Mattret :

« Exécuter le budget, c’est réaliser les dépenses et les recettes qui y sont prévues. Ces opérations sont effectuées en intégrant plusieurs considérations : / politiques : le respect des prérogatives de l’assemblée délibérante, conseil municipal, général ou régional… en matière financière. En effet, lors de l’exécution du budget, il faut rester dans les limites de l’autorisation budgétaire ; / financières et administratives qui conduisent à empêcher tout gaspillage et malversation par les agents chargés de l’exécution du budget tout en assurant une bonne gestion des services publics[17] ».

À l’exception de l’article comptable autorisant des dépenses imprévues dans la limite de 7,5% des crédits budgétaires de chaque section[18], il n’est pas possible pour les personnes publiques locales de déroger à la répartition des crédits fixés par le budget. Ainsi, sauf à procéder à des décisions modificatives budgétaires, les modalités d’intervention des collectivités locales sont encadrées annuellement par ce document financier.

Au cadre budgétaire strict s’ajoute le principe de séparation des ordonnateurs et comptables publics[19]. Ce principe instaure un contrôle mutuel a priori des ordonnateurs – présidents d’exécutifs locaux –, qui « prescrivent l’exécution des recettes et des dépenses[20] » et des comptables publics qui disposent de « la charge exclusive de manier les fonds et de tenir les comptes[21] ». Au terme de chaque exercice budgétaire, intervient un contrôle a posteriori ; l’ordonnateur établit un compte administratif, le comptable public un compte de gestion qui doivent retracer de manière identique l’exécution des dépenses et des recettes de l’année. Dans le cadre de ses fonctions, le comptable public a la charge du contrôle de la régularité des opérations financières engagées par l’ordonnateur. L’article 20 du décret Gbcp instaure notamment, avant le moindre mouvement financier, la vérification « de la régularité de l’autorisation de percevoir la recette ; […] de l’exacte imputation des dépenses au regard des règles relatives à la spécialité des crédits ; de la disponibilité des crédits » mais également, conformément à l’article 21 dudit décret :

« 1° La justification du service fait ; / 2° L’exactitude de la liquidation ; / 3° L’intervention des contrôles préalables prescrits par la réglementation ; / 4° Dans la mesure où les règles propres à chaque personne morale mentionnée à l’article 1er le prévoient, l’existence du visa ou de l’avis préalable du contrôleur budgétaire sur les engagements ; / 5° La production des pièces justificatives ; / 6° L’application des règles de prescription et de déchéance. »

Le maintien de ce contrôle a priori par l’État de la régularité de l’ensemble des opérations financières des collectivités territoriales n’est pas sans rappeler la tutelle administrative abolie en 1982. Outre la complexité de gestion financière et l’inertie qu’elles engendrent, ces règles budgétaires et financières applicables aux collectivités locales placent ces dernières sous un contrôle permanent de l’État. Le principe constitutionnel d’autonomie financière applicable aux collectivités territoriale[22] n’empêche ni la mainmise des Directions des finances publiques sur la moindre dépense ou recette locale, ni même la restriction par le législateur des ressources fiscales propres des collectivités territoriales.

B. La réforme de la fiscalité locale, les collectivités dépendantes de l’État

La « suppression » de la taxe d’habitation est une illustration de la manière dont l’État conçoit l’autonomie financière des collectivités territoriales. Variable d’ajustement politique, la fiscalité communale a été profondément modifiée pour mettre en œuvre une promesse électorale dans laquelle les collectivités n’ont pas été considérées. Le 24 février 2017, le candidat Emmanuel Macron annonçait sa volonté de supprimer la taxe d’habitation pour 80% des ménages, dénonçant « un impôt injuste » et entendant « soutenir le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires[23] ». Dès l’adoption du projet de Loi de finances 2017 pour 2018 – qui mettait en œuvre les prémices de cette suppression, les députés d’opposition s’empressent de saisir – en vain – le Conseil constitutionnel du grief de violation du principe d’autonomie financière des collectivités territoriales[24]. Il leur est répondu, conformément à une jurisprudence constante, qu’« il ne résulte ni de l’article 72-2 de la Constitution ni d’aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d’une autonomie fiscale[25] » et que la part des ressources propres n’était pas affectée, eu égard à la compensation prévue pour de ces dégrèvements, et grâce au maintien du pouvoir pour les conseils municipaux de fixer le taux de la taxe d’habitation. Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « perçue au profit du seul échelon communal (communes et Epci) depuis 2011, la TH représente plus du tiers des recettes fiscales du bloc communal, dont 22 %, en 2016, est pris en charge par l’État à travers les différents mécanismes de dégrèvement[26] ». La suppression de la taxe d’habitation a conduit à une perte de recettes fiscales de près de 21,6 milliards d’euros pour le bloc communal[27], désormais compensées par un transfert de fiscalité prélevé sur le produit de la part de taxe foncière perçue par les départements[28]. Elle constituait le seul lien fiscal direct qui unissait – eu égard à ses contributeurs et à la différence de la taxe foncière – l’ensemble des résidents locaux au financement de l’action publique de leur Commune. Pour l’Association des Maires de France, le constat est sans appel :

« La décentralisation n’est pas à l’arrêt, elle recule. La première manifestation de cette offensive contre les acquis de la décentralisation c’est bien évidemment le recul de l’autonomie financière et fiscale des collectivités locales. L’attaque la plus visible a été la nationalisation – qui n’est pas une suppression – de la taxe d’habitation. [… Elle] nous met en situation de grave dépendance. Nos budgets ne sont plus en réalité que des « budgets annexes » de celui de l’État[29] ».

Alors même que le Président de la République s’était engagé en 2017 à réformer l’ensemble de la fiscalité locale[30] afin de conforter la visibilité budgétaire, l’on ne peut que constater, au terme du quinquennat, que le statu quo se poursuit et que le maintien de la compensation n’engage politiquement que la majorité actuelle. Cette « nationalisation » de la taxe d’habitation n’est qu’un exemple parmi d’autres de la situation de dépendance à l’égard de l’État des collectivités territoriales. Attentifs à chaque Loi de finances, les élus locaux doivent de facto attendre le mois de mars[31], chaque année, pour adopter leur budget, en espérant que la compensation sera effective, que les dotations ne seront pas – démesurément – diminuées. La mise en œuvre concrète de l’action publique est suspendue chaque année à cette notification de l’État.

La dépendance des collectivités territoriales s’accroît et la tendance est encore accentuée par une mainmise de l’État sur l’investissement et les politiques publiques locales.

II. L’hétéronomie du financement de l’action publique locale, une tutelle administrative dissimulée ?


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 394.


[1] Touzeil-Divina M., Dix mythes du droit public, Lgdj 2019.

[2] Autrice de nombreux ouvrages et articles, faisant d’elle une figure de référence en droit des collectivités territoriales.

[3] Defferre G., discours prononcé le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale : https://www.vie-publique.fr/discours/136724-discours-de-m-gaston-defferre-ministre-de-linterieur-et-de-la-decentr .

[4] Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.

[5] Chirac J., Déclaration du 13 février 2003 au cours du 40e anniversaire de la Datar, https://www.vie-publique.fr/discours/134299-declaration-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique-sur-le-ren

[6] Notamment par la création des articles 72-1, 72-3 de la Constitution.

[7] Rousset A., « L’État a-t-il été affaibli par la décentralisation ? », Revue Pouvoirs, Le Seuil, 2021/2, n°177, p. 39-48.

[8] Budget 2021, https://www.nouvelle-aquitaine.fr/linstitution/le-budget.

[9] Budget 2017, https://www.nouvelle-aquitaine.fr/sites/default/files/2020-08/Fiche_Hesse.pdf.

[10] Articles 20, 28 et suivants de la Loi Fondamentale Allemande.

[11] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

[12] CC, 28 déc. 2000, Loi de finances pour 2001, 2000-442 DC.

[13] Décret n°62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique

[14] Décret n°2005-54 du 27 janvier 2005 relatif au contrôle financier au sein des administrations de l’État.

[15] Décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.

[16] Ibid., art. 1er.

[17] Mattret J.-B., Budget et comptabilité – Gestion budgétaire, JCl. Collectivités territoriales, fasc. 1950, juin 2016.

[18] Défini en ce qui concerne les personnes publiques locales par les articles L. 2322-1 et L. 2322-1 du Code général des collectivités territoriales.

[19] Art. 8 à 22 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.

[20] Ibid. art. 10.

[21] Ibid. art. 13.

[22] CC, 28 déc. 2000, Loi de finances pour 2001, n°2000-442 DC ; art. 72-2 de la Constitution.

[23] Site du candidat Emmanuel Macron,
https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/fiscalite-et-prelevements-obligatoires.

[24] CC, 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018, n°2017-758 DC.

[25] CC, 29 déc. 2009, Loi de finances pour 2010, n°2009-599 DC, également citée dans le commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC.

[26] Commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC du 28 décembre 2017.

[27] Suppression de la taxe d’habitation et réallocation de la fiscalité locale, Rapp. Ipp n°27, oct. 2020.

[28] Art. 16 de la loi n°2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.

[29] Résolution de l’Assemblée générale du 103e Congrès de l’Amf, 18 nov. 2021.

[30] Macron E., discours du Président de la République au 100ᵉ Congrès des Maires de France, 23 nov. 2017 : « Vous avez raison, vous dites « le président de la République s’engage à ce qu’on soit remboursé au centime durant les trois années qui viennent », faites-moi la grâce de me croire […] mais vous vous dites « on la connaît cette musique ; dans quatre ans, dans cinq ans, huit ans, c’est l’État qui payera, donc il reprendra ». Ça aussi je l’entends. Donc, pour toutes ces raisons je pense que cette réforme ne doit être qu’un début. C’est pourquoi c’est une refonte en profondeur de la fiscalité locale et en particulier communale que nous allons engager. Je veux un impôt cohérent avec vos missions et avec les missions de chacune des collectivités territoriales. »

[31] Au mois de mars est notifié l’État 1259 qui permet de calculer le produit de la fiscalité locale – et des compensations –, ainsi que les dotations perçues (http://www.dotations-dgcl.interieur.gouv.fr).

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De l’émergence progressive d’un service public local d’éducation

Art. 395.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

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Marine de Magalhaes
Chargée de Mission Développement économique (Gmca),
Membre du Collectif L’unité du Droit

La IIIe République française a vu naître un service public de l’Education unifié, laïc, gratuit et l’a érigé au rang de Premier des services publics de la Nation[1]. La décen-tralisation, quant à elle, a créé la diversité dans l’unité, en développant un service public local qui bouleverse la construction idéologique et historique de l’Education Nationale en impliquant directement les collectivités territoriales dans l’organisation scolaire et la pédagogie.

Pour appréhender la notion de service public local d’éducation, encore faut-il pouvoir identifier ce que revêt le service public national d’Education dont l’objet est d’inculquer les savoir fondamentaux et le socle commun de connaissances afin de garantir l’insertion sociale et professionnelle[2]. Le Code de l’éducation utilise indifféremment les notions de service public d’enseignement et d’éducation. Aussi apparaît il nécessaire d’en livrer une interprétation. A cette fin, il est possible de se référer au Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 qui en son alinéa 13 dispose que : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». Cette disposition donne un premier éclairage en érigeant l’enseignement public en monopole étatique, dont l’organisation a un caractère obligatoire. Une interprétation volontariste de l’alinéa 13 conduit néanmoins à considérer que l’étude du service public de l’éducation ne peut s’abstraire de l’instruction et de la formation professionnelle, qu’il s’agira ici de considérer comme objets du service public de l’éducation, tandis que l’enseignement public s’appréhendera comme un moyen. Aussi, et dans ces conditions rien ne semble contre indiquer le développement de moyens parallèles à ceux de l’État pour contribuer à l’instruction et la formation de l’enfant et de l’adulte. Cette affirmation se heurte néanmoins à un obstacle fondamental : celui de la garantie de l’égal accès au service public d’éducation. Or, en confier la gestion, même partielle, aux collectivités territoriales implique nécessairement une différenciation. C’est là toute la finalité de la décentralisation : adapter les politiques publiques, en dotant des personnes morales distinctes de l’État et plus ou moins autonomes, des moyens nécessaires à la mise en œuvre des politiques publiques, en les faisant coïncider aux besoins des territoires. En concentrant essentiellement l’analyse sur les leviers des collectivités territoriales en matière éducative, il apparaît que la construction du service public d’éducation s’est appuyée historiquement sur les collectivités territoriales, ce qui en toute logique a persisté, jusqu’à doter les collectivités de leviers pédagogiques importants, c’est-à-dire jusqu’à permettre aux collectivités de mettre en œuvre des moyens exclusifs dédiés à l’instruction et aux méthodes d’enseignement.

L’implication des collectivités territoriales dans l’organisation et le fonctionnement du service public d’éducation s’est observée au moment où la puissance publique s’est emparée des prérogatives longtemps dévolues à l’église en matière d’instruction. Le niveau communal s’est révélé comme le plus pertinent pour faire un état des lieux de l’enseignement en France. En ce sens, l’ordonnance royale n°13-437 du 14 février 1830 relative à l’instruction primaire, dont l’objet était de créer des mécanismes favorisant la diffusion et l’accès à l’instruction publique[3], s’est immédiatement appuyée sur les communes. Aussi, le Conseil Municipal était-il compétent pour arrêter le montant des « frais indispensables pour le premier établissement de l’école », mais également le traitement fixe annuel de l’instituteur ou encore les frais relatifs au fonctionnement de l’établissement. Ce sont ensuite les conseils généraux qui étaient tenus de délibérer et voter des crédits pour venir en aide aux communes qui étaient dans l’impossibilité de subvenir intégralement aux frais de leurs écoles. La loi Guizot du 28 juin 1833 définira l’école publique comme « celles qu’entretiennent en tout ou partie les communes, les départements ou l’État[4] ». On voit bien là le rôle précurseur de ces institutions qui deviendront les premières figures de la décentralisation en 1871[5] et 1884[6] et dont le rôle de gestionnaire et partenaire financeur s’est imposé dès la Restauration.

Cette relation de co-financement historique, qui place la commune et le département comme les co-fondateurs de l’école publique, a été renforcée considérablement par les lois de décentralisation. À partir de 1982, chaque catégorie de collectivité territoriale est confortée durablement dans son rôle patrimonial. Aux communes revient la responsabilité et la propriété des locaux scolaires du premier degré (primaire et maternelle)[7]. Aux départements et aux régions incombent respectivement la charge des collèges et lycées, établissements d’éducation spéciale et lycées professionnels maritimes[8] dont ils sont propriétaires, pour les locaux dont ils ont assuré la construction ou reconstruction[9]. Le véritable tournant dans la répartition des compétences aura lieu en 2004 et 2005 comme prévu par la loi relative aux libertés et responsabilités locales. A compter de celle-ci, les locaux appartenant à l’État sont transférés à titre gratuit et de plein droit aux collectivités compétentes. L’apport principal de cette réforme résidant dans le transfert de la charge du recrutement et de la gestion des personnels techniciens et ouvriers de services aux collectivités territoriales compétentes. C’est pour cette raison que l’on est tenté de considérer qu’originellement, la construction d’un service public d’éducation a reposé sur une logique de subsidiarité. Notons cependant que certains auteurs considèrent que ces transferts de compétences n’en ont pas permis une réelle application[10]. Selon le professeur Jacques Fialaire l’application du principe de subsidiarité pour le service public d’enseignement doit être exclu car son « caractère national est constitutionnellement établi[11] ». Voilà donc tout l’intérêt de considérer l’enseignement comme un moyen du service public d’éducation, et non comme son objet. Quarante ans de décentralisation mettent en ce sens en évidence que le rôle des collectivités territoriales s’est approfondi, y compris sur le plan pédagogique qui est un attribut de l’enseignement.

Aussi est-il pertinent de s’interroger sur l’implication des collectivités territoriales en matière scolaire qu’il s’agisse de son organisation ou des leviers pédagogiques dont elles disposent. L’objet ici n’est pas de questionner l’impact de ces réformes progressives sur la théorie du service public d’éducation ou sa sociologie, mais bien de dresser un état des lieux qui mette en perspective le renforcement significatif du rôle des collectivités territoriales dans le parcours éducatif de l’enfant et de l’adulte.

Bien entendu, l’État conserve un rôle fondamental en matière éducative dans la mesure où il est le garant de la cohérence et de l’unité de ce service public. Toutefois, l’unité de gestion de l’organisation scolaire n’est pas caractérisée et il apparaît que la répartition des compétences actuelles entre l’État et les collectivités territoriales en fait un domaine à l’exercice partagé (I). Cette unité est également mise à mal par la multiplication des leviers pédagogiques dont disposent les collectivités territoriales, qui ont désormais la possibilité de se substituer à l’État ou de proposer des alternatives au circuit classique de l’Education Nationale (II).

I. Un monopole de l’organisation scolaire atténué par les lois de décentralisation

En fait et en droit, l’État a besoin des collectivités territoriales pour mener à bien ses missions de service public en matière éducative. Pour preuve, le premier article du Code de l’éducation fait référence en son alinéa 9 à la concertation entre l’État et les collectivités[12]. Il n’est ainsi pas surprenant que cette logique guide l’organisation des compétences dans le domaine de l’organisation scolaire. Celles qui appartiennent à l’État relèvent classiquement d’une logique de pilotage assez verticale. Ainsi dispose-t-il d’un monopole dans plusieurs domaines qui sont censés garantir l’unité et la cohérence de la politique éducative sur l’ensemble du territoire national (A). Il dispose également de compétences dont l’exercice est concerté instituant des rapports plus horizontaux dans le fonctionnement du service public d’éducation (B).

A. L’État, un garant exclusif de la cohérence de la politique nationale d’éducation

Les modalités de répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales sont posées à l’article L.211-1 du Code de l’éducation qui prévoit que, en tant que service public national, l’organisation et le fonctionnement de l’éducation sont assurés par l’État « sous réserve des compétences attribuées […] aux collectivités territoriales pour les associer au développement de ce service public ».

Deux enseignements peuvent être tirés de ce choix de formulation. Le premier est que l’État dispose d’une compétence de principe qui prend la forme de compétences propres dont la liste est établie par l’article précité. Cette compétence de principe est cependant atténuée par l’exercice des compétences dévolues aux collectivités. Le second est que les collectivités territoriales sont des personnes publiques associées au service public d’éducation, ce qui relativise conséquemment le monopole dont il est question qui s’exerce finalement dans des domaines exhaustivement énumérés.

Ce monopole se justifie par un objectif : celui de garantir la cohérence de la politique éducative sur l’ensemble du territoire national en dépit des transferts nombreux de compétences vers les collectivités territoriales. À ce titre, l’État est chargé de déterminer les voies de formation, de fixer les programmes nationaux en établissant le contenu du socle commun et de déterminer l’obligation scolaire[13]. Il a le monopole de la délivrance et de la détermination des diplômes nationaux ainsi que des titres universitaires. Il est aussi chargé de la gestion et du recrutement des personnels relevant de sa compétence (enseignants à tous les degrés, agents administratifs, personnels d’inspection, certains personnels exerçant dans les collèges et lycées)[14]. Il est seul à décider des moyens alloués au service public d’éducation au niveau national et à définir l’organisation des enseignements. Enfin, il contrôle et évalue la politique éducative. Dans ce cadre, le gouvernement est dans l’obligation, depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales, de transmettre un rapport au Parlement qui rende compte de l’exercice des compétences décentralisées et de son effet sur la qualité du service public de l’Education Nationale.

Assez classiquement l’État est donc chargé du pilotage des politiques publiques éducatives au niveau national, de leur élaboration à leur contrôle. L’ensemble des autres compétences qui lui sont dévolues peuvent être qualifiées de « compétences à l’exercice concerté » puisqu’elles y associent systématiquement les collectivités territoriales, directement ou indirectement.

B. Une co-construction caractérisée de l’organisation scolaire

Au-delà de ses compétences propres l’État dispose de compétences dont l’exercice est concerté avec les collectivités territoriales. Cette concertation s’observe à tous les niveaux de l’organisation scolaire.

En effet, en premier lieu, les communes, les départements[15] et régions sont impliquées dans la détermination de la carte scolaire. À ce titre, en concertation avec le Directeur Académique[16] elles arrêtent les secteurs de recrutement des élèves[17]. Par ailleurs, bien que l’État soit compétent pour arrêter la structure pédagogique des établissements du second degré, il doit recueillir l’avis de la région et tenir compte de ses orientations prescrites dans le schéma prévisionnel de formation et de la carte des formations professionnelles qui relève de sa compétence exclusive[18]. Plus encore, le développement des locaux et l’extension de l’offre des accueils scolaires n’est pas une prérogative de l’État. En effet, l’initiative d’implantation de nouveaux établissements appartient aux collectivités compétentes[19]. Elles ont à ce titre la charge de « la construction, la reconstruction, l’extension, les grosses réparations, l’équipement et le fonctionnement » des établissements concernés[20], ce qui constitue une dépense obligatoire[21]. À ce sujet, bien que seul l’État dispose du monopole dans la détermination de la politique éducative nationale, (définition des programmes et organisation des enseignements), la pratique et l’état du droit démontrent bien que c’est le relais local assuré par les collectivités territoriales qui permet d’accueillir et de mettre en œuvre ce service public. Cela permet d’affirmer que ce sont les collectivités qui donnent les moyens matériels à l’État de faire fonctionner le service public d’éducation, y compris le service public de l’enseignement, car elles disposent juridiquement de l’initiative de création et de suppression de tels établissements. En ce sens, une autorité de l’État ne peut imposer la création d’un établissement à une collectivité sans avoir préalablement recueilli son avis qui est déterminant dans la réalisation du projet[22]. Par ailleurs, les collectivités sont mobilisées pour assurer le respect des prescriptions de l’État au niveau national. En effet, au titre des articles L.131-6 le maire est chargé de faire l’inventaire des enfants résidants sur sa commune et soumis à l’obligation scolaire. Cette liste est actualisée et mise à disposition des services de l’État pour vérification de l’assiduité scolaire, avec le concours des directeurs d’établissements et organismes de versement des prestations sociales. Dans le cadre de l’enseignement à domicile, les services communaux doivent effectuer un contrôle du respect de l’obligation scolaire et des raisons qui ont conduit à la déscolarisation de l’enfant. Le contrôle du respect de l’obligation scolaire est donc une prérogative locale, dans une logique évidente de subsidiarité.

Enfin, l’organisation du service de restauration scolaire ne relève que de l’initiative des collectivités compétentes. Si la situation est sans équivoque pour les communes qui, en droit, n’ont pas l’obligation de créer un service de restauration scolaire[23], la réciproque n’est pas vérifiée pour le département et la région depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales. En effet, l’article 82 de la loi précitée insère au Code de l’éducation la formule selon laquelle le département et la région « assure[nt] l’accueil, la restauration, l’hébergement ainsi que l’entretien général et technique, à l’exception des missions d’encadrement et de surveillance des élèves[24] » dans les établissements dont ils ont la charge. Pourtant, à l’issue d’une saga jurisprudentielle[25] le Conseil d’État a finalement considéré que ni les termes de la loi, ni les travaux préparatoires de celles-ci, traduisent le fait « que le législateur ait entendu, à cette occasion, transformer ce service public administratif, jusqu’alors facultatif, en service public administratif obligatoire[26] ». Il n’en demeure pas moins que, à défaut de caractère obligatoire, la restauration scolaire est assurée exclusivement par les collectivités territoriales. Il n’est ainsi plus possible de limiter leur rôle en matière d’éducation à la simple gestion du patrimoine scolaire. Bien que l’aspect patrimonial constitue une part significative de l’intervention locale, notamment financière, les collectivités sont un véritable relais de l’État et en prennent part directement à l’organisation scolaire. Ces prérogatives sont complétées par des leviers d’intervention importants, non pas dans le domaine de l’enseignement au sens du Code de l’éducation, mais dans tout ce qui fait l’accessoire de l’enseignement dans le temps scolaire ou la formation.

II. Un monopole fragilisé par l’introduction de la subsidiarité pédagogique


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 395.


[1] Ferry J., Sénat, séance du 4 juin 1881 : Jorf, débats, 5 juin 1881, p. 809 ; Ferrouillat j., cité par R. Goblet, Sénat, séance du 2 février 1886 : Jorf, débats, 3 février 1886, p. 81 ; Goblet R., Sénat, séance du 8 février 1886 : Jorf, débats, 9 février 1886, p. 142. De manière plus récente, l’article L. 111-1 du Code de l’éducation en fait « la première priorité nationale ».

[2] Articles L.121-1 à L. 121-3 du Code de l’éducation.

[3] Bulletin des lois du royaume de France, 8e Série, Règne de Charles X contenant les lois et ordonnances rendues depuis le 4 janvier jusqu’au 28 juillet 1830, N°336-375, octobre 1830, p. 53.

[4] Loi du 23 juin 1833 relative à l’instruction primaire dite « Loi Guizot ».

[5] Loi départementale du 10 août 1871.

[6] Loi municipale du 5 avril 1884.

[7] Article L.212-4 du Code de l’éducation.

[8] Op. cit.

[9] Se référer à l’article L.213-3 du Code de l’éducation pour le département et L.214-7 pour la région.

[10] Fialaire J., « La répartition des compétences entre État et collectivités territoriales dans l’éducation, la culture et les sports », Rfda, n°156, 2015/4, p. 1065 et s.

[11] Ibidem.

[12] Article L.111-1 du Code de l’éducation.

[13] Article L. 131-1 du Code de l’éducation.

[14] La liste des personnels et postes de dépenses qui incombent à l’État est prévue à l’article L.211-8 du Code de l’éducation.

[15] Article L.213-1 du Code de l’éducation.

[16] Article L.214-5 du Code de l’éducation.

[17] Article L.212-7 du Code de l’éducation.

[18] Articles L. 214-1 à L.214-4 du Code de l’éducation.

[19] Respectivement les articles L.212-1 ; L.213-1 ; L.214-5 du Code de l’éducation.

[20] Article l.212-4 du Code de l’éducation.

[21] L.212-5 du Code de l’éducation pour la commune ; L.3321-1 7°) et L.3321-1 14°) du Cgct pour le département ; L.4321-1 7°) « les dépenses dont elle a la charge en matière d’éducation nationale ».

[22] CAA Lyon, 26 juin 2007 ; Devès C., « Services publics – Gouvernance éducative et collectivités territoriales » in Jcp A, n°20.

[23] CE, sect., 1984, Commissaire de la République de l’Ariège, récemment réaffirmé par TA de Besançon, 7 décembre 2017, Mme G, n°1701724.

[24] Article L.213-2 du Code de l’éducation pour le département et L.214-6 pour la région.

[25] Lelong M., « La restauration scolaire, un service public obligatoire pour le département » in Ajda, 2017 ; p. 1332.

[26] CE, 24 juin 2019, Département de L’Indre-et-Loire ; cons 5.

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40 ans de finances locales et toujours à la recherche de l’autonomie financière des collectivités territoriales !

Art. 400.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Vincent Dussart
Professeur à l’Université Toulouse Capitole
Adjoint aux finances de la Commune de Castelnau d’Estrétefonds
Vice-président de la Commission des finances
de la Communauté de communes du Frontonnais

En 1982, les finances locales étaient souvent tenues pour secondaires. Leur enseignement était d’ailleurs marginal. Elles étaient souvent enseignées à l’occasion d’un cours de droit de la décentralisation. Les années 1982 et 1983 ont bien marqué l’émancipation de cette branche des finances publiques. Retracer ces 40 années de de finances locales c’est parler finalement de la décentralisation elle-même. Si l’on a pu parler des bases constitutionnelles du droit administratif, il faut sans nul doute parler des bases financières du droit de la décentralisation. Cette dernière n’a pu se concevoir que dans un cadre financier sans cesse renouvelé depuis les lois de décentralisation voulues par François Mitterrand autour d’un idéal quasi mythique : l’autonomie financière. Cette dernière est indissociable de la notion de décentralisation en ce qui concerne les collectivités territoriales. Elle en est la concrétisation financière.

Pour qu’une collectivité territoriale soit considérée comme réellement décentralisée, il faut qu’elle ait une personnalité juridique réelle. Il faut qu’elle dispose de ses propres instances dirigeantes. Il faut un contrôle allégé de l’État central sur ces collectivités territoriales et donc une autonomie administrative. Il faut ajouter à cela une dimension technique, la décentralisation ne peut se concevoir sans l’octroi de moyens techniques propres à la collectivité.

Il a donc fallu faire qu’émerge, non sans mal, une autonomie administrative et financière que l’on peut qualifier d’autonomie fonctionnelle. C’est cette idée qui rend indispensable le lien qui existe entre la notion de décentralisation et la notion d’autonomie financière. Il est pleinement admis qu’une collectivité qui ne disposerait ni d’autonomie administrative ni d’autonomie financière ne pourrait être considérée comme décentralisée.

Cet aspect fonctionnel de la décentralisation a longtemps été sous-évalué- notamment par la doctrine – jusqu’aux réformes de mars 2003 et juillet 2004. L’autonomie financière est pourtant le meilleur indicateur de la décentralisation. Comme le dit très justement Michel Bouvier « les finances locales se présentent à maints égards comme un parfait révélateur des évolutions que connaissent les sociétés contemporaines[1] ». La décentralisation en a été l’une des illustrations majeures. Pourtant la notion d’autonomie financière locale fait l’objet d’acceptions diverses tant par le législateur que le Conseil constitutionnel mais aussi la doctrine. Depuis 1982, la confusion sémantique entre autonomie financière et autonomie fiscale a clairement obscurci la conception française de la décentralisation financière. Ainsi en est-il de la loi organique du 29 juillet 2004 relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales qui devait enfin donner un socle solide à l’autonomie financière qui avait semblé émerger des lois Defferre.

On peut observer, d’une part, que les dépenses des administrations publiques locales représentent maintenant près de 50% des dépenses de l’État. D’autre part, on constate aussi que les budgets locaux pèsent d’un poids plus lourd chaque année tant en ce qui concerne les dépenses que les recettes.

Depuis, la Constitution elle-même ne mentionne toujours pas le mot autonomie[2] ce qui exige de poser ici les fondements d’une conception spécifique de l’autonomie financière qui doit comprendre normalement trois composantes : une autonomie normative (nécessairement relative), une autonomie budgétaire et une autonomie en matière de ressources.

I. L’autonomie normative

Depuis 1980, avant même les lois Defferre, un ensemble particulièrement complexe de lois et de règlements fixe et précise le cadre juridique des finances locales. Le mot « autonomie » tire son étymologie du mot grec autonomos qui signifie « se régir par ses propres lois ». Le sens donné à la notion d’autonomie financière semble depuis toujours, dans cette perspective, quelque peu faussé, car aucune collectivité territoriale ne dispose et ne disposera dans le cadre d’un État unitaire de la faculté juridique d’établir ses propres lois en matière financière et surtout fiscale. Les règles relatives à l’établissement des budgets locaux et à leur exécution sont toujours établies par le législateur et restent soumises aux contrôles exercés par les représentants de l’État et les Chambres régionales et territoriales des comptes (créées en 1983) sur la régularité des procédures. Ces limites proviennent du paradoxe suivant contenu dans la notion même d’autonomie financière : les collectivités territoriales n’ont pas la maîtrise des règles concernant leur propre gestion. Elles sont tenues de respecter un ensemble complexe de prescriptions étatiques mais aussi indirectement désormais de règles européennes issues du programme de stabilité européen. Sur le strict plan de l’édiction des normes, il faut donc parler, au sens littéral, d’hétéronomie financière.

II. L’autonomie en matière de dépenses

Pour être autonome financièrement, les collectivités territoriales devraient avoir la maîtrise totale de leurs dépenses. Pourtant, le budget des collectivités reste très largement contraint notamment par les dépenses obligatoires et ce depuis 1982. La distinction des finances de l’État et des finances locales ne doit pas faire oublier qu’en réalité les dépenses des collectivités territoriales sont complémentaires de celles de l’État. Les dépenses des collectivités territoriales visent à assurer des dépenses d’intérêt général. La longue liste des dépenses obligatoires est déterminée par le législateur sous le contrôle du Conseil constitutionnel. La révision constitutionnelle de 2003 a encadré le dispositif issu des lois Defferre en rappelant simplement et seulement que « les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi ». En 2003, il eut été possible de donner une assise juridique plus solide à la jurisprudence constitutionnelle en matière de dépenses obligatoires[3].

Il apparaît que 18 ans après la révision constitutionnelle et 40 ans après la réforme de la décentralisation, il n’y a pas de vrai équilibre entre autonomie en matière de dépenses et autonomie en matière de ressources. Le Conseil constitutionnel a reconnu au législateur le pouvoir d’édicter des dépenses obligatoires : « Considérant que sur le fondement des dispositions précitées des articles 34 et 72 de la Constitution, le législateur peut définir des catégories de dépenses qui revêtent pour une collectivité territoriale un caractère obligatoire ». Le juge constitutionnel avait, de plus, précisé l’étendue de ce pouvoir : « toutefois, les obligations ainsi mises à la charge d’une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration[4]». Cette décision du Conseil constitutionnel était fondée par la volonté d’empêcher toute « asphyxie » des collectivités locales par un excès de dépenses obligatoires. Ainsi, dans un cadre législatif peu protecteur – issu de l’acte I de la décentralisation – et malgré la révision constitutionnelle de 2003, il est toujours impossible de fixer la liste exhaustive des dépenses obligatoires « législatives » des communes malgré la codification contenue dans le Code général des collectivités territoriales : l’article L. 2321-2 du Cgct commence par l’expression suivante : « les dépenses obligatoires comprennent notamment… ». Ce qui veut dire concrètement que le législateur peut compléter à son gré la liste des dépenses inscrites dans cet article. Les seules limites tiennent dans le respect, par le législateur, des règles posées par le Conseil constitutionnel. La liberté de gestion est bien affirmée par l’article 72-1 de la Constitution. La conception de la notion d’autonomie financière s’en est toujours naturellement ressentie depuis les années 80.

En ce qui concerne les dépenses, les transferts de charge ne sont pas toujours intégralement compensés et sont sources de conflits entre les élus locaux et l’État depuis 1983. La révision constitutionnelle de 2003 a, certes, reconnu le principe de compensation, malgré tout, les dispositions de protection restent en-deçà d’une protection assumée des compétences locales. Or, il y a là un enjeu fondamental. On l’a vu lors de l’adoption de la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales qui procéda à des transferts (contestés) de charges vers les collectivités territoriales mais on l’avait aussi vu dès l’adoption de la loi des 7 janvier et 22 juillet 1983 qui procédaient à des transferts massifs de charge.

En conséquence de la décentralisation administrative de nombreuses compétences ont été transférées à l’échelon local depuis 1983. Depuis la mise en œuvre de la décentralisation, les élus n’ont d’ailleurs eu de cesse de crier à l’insuffisante compensation de ces transferts de charge et donc à la mise à mal de leur autonomie financière empêchant afin d’assurer l’effectivité du principe de libre administration des collectivités territoriales. Il est frappant de voir comment les transferts de compétence ont été contestés tant en 1983 par des élus locaux situés politiquement majoritairement à droite qu’en 2003 par des élus locaux majoritairement situés à gauche !

III. L’autonomie en matière de ressources


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 400.


[1] Bouvier M., Les finances locales, Coll système, Lgdj, 18e édition, 2020, p. 20.

[2] Lafargue F., La Constitution et les finances locales, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°42, 2014, p. 17.

[3] Voir les articles L.1612-15 et s., L.2321-1 et s. (communes), L.3321-1 et s. (départements) ; L.4321 (région) du Code général des collectivités territoriales.

[4] Décision DC n°90-274 du 29 mai 1990.

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1982-2022 ou 40 nuances de décentralisation

Art. 406.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Acteurs publics

Michel Verpeaux
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne

Nous étions le 2 mars 2022. Quarante personnes étaient réunies dans un hôtel plus ou moins luxueux d’une ville de France où s’était tenu un colloque de l’Association française de droit des collectivités locales. Étaient présents des élus, surtout locaux, des journalistes spécialisés, des hauts fonctionnaires, notamment des préfets, des universitaires et bien entendu, des citoyens et des électeurs. Ils étaient rassemblés, tout en respectant les fameux gestes barrière en vigueur depuis deux ans, pour célébrer les quarante ans de la décentralisation, née officiellement le 2 mars 1982. Chacun voulait non seulement donner son avis mais indiquer aussi ce qui, à ses yeux, constitue l’événement le plus important survenu au cours de ces quarante années, ce qui n’interdisait pas des réponses communes à plusieurs intervenants. Pour respecter la vie privée de chacun, ils ne seront pas désignés par leurs noms, mais de manière anonyme comme dans les décisions de justice « modernes ».

La discussion s’est très vite enflammée, entre ceux pour qui ces quarante années n’avaient presque rien changé et ceux qui estimaient que, sur ce sujet et pour paraphraser un ancien ministre en fonction en 1982, « la France est passée de l’ombre à la lumière » à partir de cette date.

Pour la première personne qui prit la parole, la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions a été une sorte de nuit du 4 août 1789, provoquant l’irréparable, c’est-à-dire un impossible retour en arrière. Il ne s’agissait certes plus de l’abolition des privilèges mais de provoquer et de consacrer trois évolutions majeures ou, si l’on préfère, trois révolutions. Cet intervenant a eu bien sûr le beau rôle en s’exprimant le premier. Ces trois bouleversements, furent à ses yeux, la fin des tutelles, le transfert de la fonction exécutive dans les départements et les régions, et la régionalisation enfin réalisée.

Pas du tout, dit la seconde personne, il n’y eut rien de vraiment neuf dans ces innovations ! La loi du 31 décembre 1970 sur la gestion municipale et les libertés communales avait déjà supprimé l’essentiel des tutelles. En outre, la loi du 22 juillet 1982 est venue corriger, du fait de la décision du Conseil constitutionnel, celle du 2 mars 1982 en remettant en vigueur l’obligation de transmission des actes au représentant de l’État. Seule la régionalisation trouvait un peu grâce à ses yeux, même si elle est venue compliquer le paysage administratif et ajouter un échelon dans ce qui n’était pas encore qualifié, en 1982, de mille-feuille territorial. La création des grandes régions en 2015 est venue, en outre, renforcer des baronnies en tuant toute forme d’identité régionale. Pensons au cas alsacien, dit cette personne !  

La mention de la décision du Conseil constitutionnel a fait réagir une autre personne (femme ou homme puisque, en définitive, ce terme est neutre). Dans sa décision du 25 février 1982, ses décisions devrait-on dire, car il ne faut pas oublier celle du même jour relative à la Corse, le Conseil a ouvert la porte à une nouvelle discipline, le droit constitutionnel des collectivités territoriales. Désormais, les lois importantes peuvent être, et ont été, soumises au contrôle a priori du Conseil qui a utilisé les quelques principes constitutionnels à sa disposition pour confronter les lois, organiques comme ordinaires, à la Constitution. De ce fait, le législateur n’est plus libre de décider discrétionnairement et il peut voir son œuvre censurée. Ce mouvement s’est prolongé avec le contrôle a posteriori, depuis 2010, qui permet de considérer la libre administration comme un droit ou une liberté constitutionnellement garantis, au même titre que la liberté d’expression ou le droit de propriété. Quel progrès !

Certes, concède le troisième, mais la jurisprudence est restée bien timide et les censures, ou les abrogations du fait de Qpc, sont trop peu nombreuses et font peu de cas des libertés locales en privilégiant le rôle de l’État. Dans certains cas, le Conseil constitutionnel a même freiné des évolutions jugées parfois indispensables par certains acteurs, comme outre-mer, avec la décision n°82-147 DC du 2 décembre 1982 dite Assemblée unique.

Pour cet intervenant, la date essentielle, ce fut le 28 mars 2003 avec la promulgation de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République. Ah oui, dit-il (elle) cela ce fut un véritable tournant. Pour la première fois, la décentralisation est entrée dans la Constitution et pas n’importe où, à l’article 1er, juste après l’affirmation du principe d’unité et d’indivisibilité de la République ! Cette loi constitutionnelle, continue-t-il (elle) de s’enthousiasmer, a consacré l’expérimentation normative par les collectivités territoriales, le référendum local et le principe de subsidiarité.

Oui, oui, sembla douter un(e) autre participant (e). Mais pour ce qui en est résulté ! Que ce soit du fait du législateur ou du juge constitutionnel, aucun changement majeur n’est intervenu depuis cette révision. Le seul aspect positif, à ses yeux, ce fut le déverrouillage des statuts ultramarins qui a permis des évolutions majeures pour ces collectivités et de sortir du moule uniformisateur existant depuis 1946. Sans cela, en effet, fut-elle (il) obligé(e) de concéder, pas de départementalisation à Mayotte, pas de statut de large autonomie en Polynésie française, pas de statuts particuliers en Guyane et en Martinique.

Vous semblez oublier un élément essentiel reprit quelqu’un d’autre en sautant sur sa chaise comme un cabris : la codification vous dis-je ! La codification ! Pensez que, jusqu’à 1996, il n’existait qu’un « petit » Code des communes, rien sur les départements. Enfin un document unique, facile d’accès et regroupant tous les textes intéressant les collectivités et même ceux concernant les diverses formes de coopération locale. Quelle avancée en termes d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi !


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 406.

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