Du mythe de l’abolition de la tutelle de l’État sur les collectivités territoriales. La décentralisation inaboutie

ParJDA

Du mythe de l’abolition de la tutelle de l’État sur les collectivités territoriales. La décentralisation inaboutie

Art. 394.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Florent Lacarrère
Doctorant en droit, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Umr 6031 – Tree, Conseiller régional délégué de Nouvelle-Aquitaine, Maire de Labatmale,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Supposer l’existence d’un nouveau « mythe du droit public » en répondant à une invitation du Professeur Mathieu Touzeil-Divina[1] comme remettre en cause la réalité de la décentralisation en présence du Professeur Florence Crouzatier-Durand[2] est une prise de risque certaine. Elle est toutefois nécessaire, tant les propos du ministre Gaston Defferre en 1981[3] font écho à une triste actualité pour les élus locaux, encore en 2021.

La loi du 2 mars 1982[4] était au nombre des textes fondateurs de l’organisation de la République française. Elle proclamait avec solennité, dès son article premier, que « les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus » et explicitait en son chapitre premier les modalités de la « suppression de la tutelle administrative », une évolution attendue, portant en soi les caractéristiques symboliques d’un mythe. Mais alors que le Président Chirac déclarait que « pour soutenir le développement local, nous devons donner à chaque territoire les clés de son avenir. C’est le sens de la réforme constitutionnelle que j’ai souhaitée[5] », la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, sous le couvert de donner une assise constitutionnelle à la décentralisation[6], confirma les termes de l’article 72 qui conduisirent à une limitation croissante de son développement : « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus ». La protection constitutionnelle de la décentralisation s’en trouve alors tout à fait infime.

La tutelle administrative, telle qu’elle était identifiée avant la loi du 2 mars 1982, consistait en un contrôle préalable du représentant de l’État dans la circonscription administrative sur les actes administratifs des collectivités locales. Le Préfet pouvait alors annuler a priori les actes qu’il jugeait illégaux, voire inopportuns. Le contrôle actuel se limite désormais à une appréciation de la seule légalité, limitée au pouvoir de déférer les actes supposément irréguliers au contrôle du juge administratif compétent. Nier l’abolition de cette tutelle administrative initiale relèverait donc évidemment du déni de réalité. Il est néanmoins légitime et sensé d’interroger l’existence de tutelles annexes au contrôle de l’État sur les actes administratifs des collectivités territoriales et d’en admettre la critique.

Tout au long ses quarante années d’existence, au travers des trois actes de la décentralisation, l’action publique locale s’est affirmée et a conduit au développement de services publics locaux nombreux et performants. On le doit à l’initiative de l’ensemble des collectivités locales agissant dans le cadre – parfois au-delà – de leurs compétences. Pour autant, comme le dénonce « mon » Président de Région, Alain Rousset, « oui, l’État français est affaibli par la décentralisation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui : inachevée, inégale, inadaptée. L’État, parce qu’il n’a ni su ni voulu donner aux collectivités […] les moyens d’une action forte et une certaine indépendance, se trouve perpétuellement au milieu du gué, sans cesse en proie aux flots qui menacent de le submerger – et nous avec[7] ». Alors que le budget de la Région Nouvelle-Aquitaine avoisine les 3 milliards d’euros[8], son partenaire de coopération le Land de Hesse dispose d’un budget annuel de près de 27 milliards d’euros[9]. Comparer ce qui n’est pas comparable serait une erreur. L’organisation de l’État Allemand est fédérale[10]. Les länder Allemands exercent des compétences bien plus étendues que celles des régions françaises. Cette différence abyssale est toutefois une illustration du jacobinisme exacerbé de l’État français et de son manque d’ambition et de confiance à l’égard des échelons décentralisés. Si la loi Notre[11] – dernière réforme majeure en date – avait pour ambition de renforcer la décentralisation, en parachevant la répartition des compétences entre les collectivités, il semblerait que les moyens qui lui sont alloués ne soient pas à la hauteur des effets d’annonce du législateur.

C’est la raison pour laquelle, sans nier l’épanouissement de la décentralisation depuis 1982, peut être démontrée la persistance d’une forme de tutelle financière qui entrave l’action publique des collectivités locales.

Cette tutelle se révèle sur un plan purement financier, au regard à la dépendance des collectivités locales de l’encadrement budgétaire et fiscal imposé par l’État (I) comme sur le plan du financement de l’action publique, eu égard à son encadrement croissant par les injonctions nationales (II).

I. L’hétéronomie financière des collectivités locales, une tutelle inavouée

La portée contraignante du principe constitutionnel d’autonomie financière[12], composante du principe de libre administration peut être mise en doute. En effet, tant le cadre budgétaire et comptable public (A), que la fragilisation de la fiscalité locale (B) révèlent l’existence plus ou moins avouable d’une tutelle financière de l’État.

A. Le droit comptable et budgétaire public, une tutelle assumée

Les modalités de la libre administration des collectivités territoriales ne peuvent être abordées qu’à la lumière des grands principes qui encadrent la gestion budgétaire et comptable des administrations locales. En effet, l’usage des deniers publics est strictement contrôlé, encadré, contraint a priori, de sorte que la liberté financière des personnes publiques locales est restreinte à de nombreux égards, laissant ainsi supposer l’existence d’une tutelle financière.

Issu d’une refonte des décrets du 29 décembre 1962[13] et du décret du 27 janvier 2005[14], le décret portant « Gestion budgétaire et comptable publique[15] » regroupe en un texte unique l’ensemble des principes encadrant l’utilisation des deniers publics par l’essentiel des personnes morales de droit public, y-compris les collectivités territoriales[16]. Ce texte établit un certain nombre de principes comptables contraignants pour l’action publique.

Ainsi, chaque administration est tenue d’adopter annuellement un budget, défini par l’article 7 du décret Gbcp comme « l’acte par lequel sont prévues et autorisées les recettes et les dépenses ». Contrairement aux lois de finances, les budgets locaux doivent impérativement être votés à l’équilibre. Leur exécution se traduit par le contrôle de l’affectation des recettes et surtout des dépenses aux chapitres et articles comptables fixés par ce document. Comme l’affirme Jean-Bernard Mattret :

« Exécuter le budget, c’est réaliser les dépenses et les recettes qui y sont prévues. Ces opérations sont effectuées en intégrant plusieurs considérations : / politiques : le respect des prérogatives de l’assemblée délibérante, conseil municipal, général ou régional… en matière financière. En effet, lors de l’exécution du budget, il faut rester dans les limites de l’autorisation budgétaire ; / financières et administratives qui conduisent à empêcher tout gaspillage et malversation par les agents chargés de l’exécution du budget tout en assurant une bonne gestion des services publics[17] ».

À l’exception de l’article comptable autorisant des dépenses imprévues dans la limite de 7,5% des crédits budgétaires de chaque section[18], il n’est pas possible pour les personnes publiques locales de déroger à la répartition des crédits fixés par le budget. Ainsi, sauf à procéder à des décisions modificatives budgétaires, les modalités d’intervention des collectivités locales sont encadrées annuellement par ce document financier.

Au cadre budgétaire strict s’ajoute le principe de séparation des ordonnateurs et comptables publics[19]. Ce principe instaure un contrôle mutuel a priori des ordonnateurs – présidents d’exécutifs locaux –, qui « prescrivent l’exécution des recettes et des dépenses[20] » et des comptables publics qui disposent de « la charge exclusive de manier les fonds et de tenir les comptes[21] ». Au terme de chaque exercice budgétaire, intervient un contrôle a posteriori ; l’ordonnateur établit un compte administratif, le comptable public un compte de gestion qui doivent retracer de manière identique l’exécution des dépenses et des recettes de l’année. Dans le cadre de ses fonctions, le comptable public a la charge du contrôle de la régularité des opérations financières engagées par l’ordonnateur. L’article 20 du décret Gbcp instaure notamment, avant le moindre mouvement financier, la vérification « de la régularité de l’autorisation de percevoir la recette ; […] de l’exacte imputation des dépenses au regard des règles relatives à la spécialité des crédits ; de la disponibilité des crédits » mais également, conformément à l’article 21 dudit décret :

« 1° La justification du service fait ; / 2° L’exactitude de la liquidation ; / 3° L’intervention des contrôles préalables prescrits par la réglementation ; / 4° Dans la mesure où les règles propres à chaque personne morale mentionnée à l’article 1er le prévoient, l’existence du visa ou de l’avis préalable du contrôleur budgétaire sur les engagements ; / 5° La production des pièces justificatives ; / 6° L’application des règles de prescription et de déchéance. »

Le maintien de ce contrôle a priori par l’État de la régularité de l’ensemble des opérations financières des collectivités territoriales n’est pas sans rappeler la tutelle administrative abolie en 1982. Outre la complexité de gestion financière et l’inertie qu’elles engendrent, ces règles budgétaires et financières applicables aux collectivités locales placent ces dernières sous un contrôle permanent de l’État. Le principe constitutionnel d’autonomie financière applicable aux collectivités territoriale[22] n’empêche ni la mainmise des Directions des finances publiques sur la moindre dépense ou recette locale, ni même la restriction par le législateur des ressources fiscales propres des collectivités territoriales.

B. La réforme de la fiscalité locale, les collectivités dépendantes de l’État

La « suppression » de la taxe d’habitation est une illustration de la manière dont l’État conçoit l’autonomie financière des collectivités territoriales. Variable d’ajustement politique, la fiscalité communale a été profondément modifiée pour mettre en œuvre une promesse électorale dans laquelle les collectivités n’ont pas été considérées. Le 24 février 2017, le candidat Emmanuel Macron annonçait sa volonté de supprimer la taxe d’habitation pour 80% des ménages, dénonçant « un impôt injuste » et entendant « soutenir le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires[23] ». Dès l’adoption du projet de Loi de finances 2017 pour 2018 – qui mettait en œuvre les prémices de cette suppression, les députés d’opposition s’empressent de saisir – en vain – le Conseil constitutionnel du grief de violation du principe d’autonomie financière des collectivités territoriales[24]. Il leur est répondu, conformément à une jurisprudence constante, qu’« il ne résulte ni de l’article 72-2 de la Constitution ni d’aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d’une autonomie fiscale[25] » et que la part des ressources propres n’était pas affectée, eu égard à la compensation prévue pour de ces dégrèvements, et grâce au maintien du pouvoir pour les conseils municipaux de fixer le taux de la taxe d’habitation. Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « perçue au profit du seul échelon communal (communes et Epci) depuis 2011, la TH représente plus du tiers des recettes fiscales du bloc communal, dont 22 %, en 2016, est pris en charge par l’État à travers les différents mécanismes de dégrèvement[26] ». La suppression de la taxe d’habitation a conduit à une perte de recettes fiscales de près de 21,6 milliards d’euros pour le bloc communal[27], désormais compensées par un transfert de fiscalité prélevé sur le produit de la part de taxe foncière perçue par les départements[28]. Elle constituait le seul lien fiscal direct qui unissait – eu égard à ses contributeurs et à la différence de la taxe foncière – l’ensemble des résidents locaux au financement de l’action publique de leur Commune. Pour l’Association des Maires de France, le constat est sans appel :

« La décentralisation n’est pas à l’arrêt, elle recule. La première manifestation de cette offensive contre les acquis de la décentralisation c’est bien évidemment le recul de l’autonomie financière et fiscale des collectivités locales. L’attaque la plus visible a été la nationalisation – qui n’est pas une suppression – de la taxe d’habitation. [… Elle] nous met en situation de grave dépendance. Nos budgets ne sont plus en réalité que des « budgets annexes » de celui de l’État[29] ».

Alors même que le Président de la République s’était engagé en 2017 à réformer l’ensemble de la fiscalité locale[30] afin de conforter la visibilité budgétaire, l’on ne peut que constater, au terme du quinquennat, que le statu quo se poursuit et que le maintien de la compensation n’engage politiquement que la majorité actuelle. Cette « nationalisation » de la taxe d’habitation n’est qu’un exemple parmi d’autres de la situation de dépendance à l’égard de l’État des collectivités territoriales. Attentifs à chaque Loi de finances, les élus locaux doivent de facto attendre le mois de mars[31], chaque année, pour adopter leur budget, en espérant que la compensation sera effective, que les dotations ne seront pas – démesurément – diminuées. La mise en œuvre concrète de l’action publique est suspendue chaque année à cette notification de l’État.

La dépendance des collectivités territoriales s’accroît et la tendance est encore accentuée par une mainmise de l’État sur l’investissement et les politiques publiques locales.

II. L’hétéronomie du financement de l’action publique locale, une tutelle administrative dissimulée ?


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 394.


[1] Touzeil-Divina M., Dix mythes du droit public, Lgdj 2019.

[2] Autrice de nombreux ouvrages et articles, faisant d’elle une figure de référence en droit des collectivités territoriales.

[3] Defferre G., discours prononcé le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale : https://www.vie-publique.fr/discours/136724-discours-de-m-gaston-defferre-ministre-de-linterieur-et-de-la-decentr .

[4] Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.

[5] Chirac J., Déclaration du 13 février 2003 au cours du 40e anniversaire de la Datar, https://www.vie-publique.fr/discours/134299-declaration-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique-sur-le-ren

[6] Notamment par la création des articles 72-1, 72-3 de la Constitution.

[7] Rousset A., « L’État a-t-il été affaibli par la décentralisation ? », Revue Pouvoirs, Le Seuil, 2021/2, n°177, p. 39-48.

[8] Budget 2021, https://www.nouvelle-aquitaine.fr/linstitution/le-budget.

[9] Budget 2017, https://www.nouvelle-aquitaine.fr/sites/default/files/2020-08/Fiche_Hesse.pdf.

[10] Articles 20, 28 et suivants de la Loi Fondamentale Allemande.

[11] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

[12] CC, 28 déc. 2000, Loi de finances pour 2001, 2000-442 DC.

[13] Décret n°62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique

[14] Décret n°2005-54 du 27 janvier 2005 relatif au contrôle financier au sein des administrations de l’État.

[15] Décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.

[16] Ibid., art. 1er.

[17] Mattret J.-B., Budget et comptabilité – Gestion budgétaire, JCl. Collectivités territoriales, fasc. 1950, juin 2016.

[18] Défini en ce qui concerne les personnes publiques locales par les articles L. 2322-1 et L. 2322-1 du Code général des collectivités territoriales.

[19] Art. 8 à 22 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.

[20] Ibid. art. 10.

[21] Ibid. art. 13.

[22] CC, 28 déc. 2000, Loi de finances pour 2001, n°2000-442 DC ; art. 72-2 de la Constitution.

[23] Site du candidat Emmanuel Macron,
https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/fiscalite-et-prelevements-obligatoires.

[24] CC, 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018, n°2017-758 DC.

[25] CC, 29 déc. 2009, Loi de finances pour 2010, n°2009-599 DC, également citée dans le commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC.

[26] Commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC du 28 décembre 2017.

[27] Suppression de la taxe d’habitation et réallocation de la fiscalité locale, Rapp. Ipp n°27, oct. 2020.

[28] Art. 16 de la loi n°2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.

[29] Résolution de l’Assemblée générale du 103e Congrès de l’Amf, 18 nov. 2021.

[30] Macron E., discours du Président de la République au 100ᵉ Congrès des Maires de France, 23 nov. 2017 : « Vous avez raison, vous dites « le président de la République s’engage à ce qu’on soit remboursé au centime durant les trois années qui viennent », faites-moi la grâce de me croire […] mais vous vous dites « on la connaît cette musique ; dans quatre ans, dans cinq ans, huit ans, c’est l’État qui payera, donc il reprendra ». Ça aussi je l’entends. Donc, pour toutes ces raisons je pense que cette réforme ne doit être qu’un début. C’est pourquoi c’est une refonte en profondeur de la fiscalité locale et en particulier communale que nous allons engager. Je veux un impôt cohérent avec vos missions et avec les missions de chacune des collectivités territoriales. »

[31] Au mois de mars est notifié l’État 1259 qui permet de calculer le produit de la fiscalité locale – et des compensations –, ainsi que les dotations perçues (http://www.dotations-dgcl.interieur.gouv.fr).

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À propos de l’auteur

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