Obs. sous CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (439804 & autres)

ParJDA

Obs. sous CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (439804 & autres)

Art. 328.

Voici un extrait d’une note à paraître courant février au JCP A.

Le présent article, rédigé par M. Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public à l’Université Toulouse I Capitole, Co-directeur du Master Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 2e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

par Mathieu TOUZEIL-DIVINA

Obs. sous CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (439804 & autres).

L’arrêt ici commenté comporte deux versants : par le premier, il confirme un an (ou presque depuis mars 2020) de mesures sanitaires gouvernementales en réaffirmant la juste proportionnalité des mesures de polices, pourtant potentiellement liberticides, prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Dans un second temps (inattendu des professionnels du secteur funéraire), il ordonne la mise en bière immédiate d’une pratique installée depuis le printemps dernier : le confinement absolu des cadavres infectés (ou suspectés de l’être ou de l’avoir été) par le coronavirus.

Le présent arrêt, rendu à la suite de dix requêtes parallèles (dont la connexité a été actée), est le fruit d’un réquisitoire tous azimuts contre les mesures gouvernementales destinées à lutter contre la propagation du sars-cov-2 entraînant la covid-19 et ce, lors de la période dite du « premier » des confinements entre mars et mai 2020. Concrètement, dix requérants citoyens ont en effet critiqué, au fond (et outre de parallèles référés[1]), cinq décrets (respectivement les n°2020-260, 264, 293, 371 et 384 en date des 16, 17, 23, 30 mars et 1er avril) ainsi que l’arrêté du 14 mars 2020 portant (comme les précédentes normes) diverses mesures de fermetures d’établissements et de limitations des libertés (de circulation, d’entreprendre, etc.) ; dispositions relatives à la lutte contre la pandémie précitée. Ces requêtes ont alors tout tenté (mais en vain) pour obtenir l’annulation de ces premières mesures gouvernementales jugées insuffisantes par certains citoyens. Il faut dire que, sur ce point, l’arrêt ne surprend que peu le juriste qui aurait été à l’écoute de la jurisprudence administrative, notamment en procédures d’urgence, pendant presque toute l’année 2020. Il n’y a en la matière, aucune nouveauté et la simple application des principes répétés sinon ânonnés par le juge au nom de l’urgence sanitaire (I). En revanche, parmi toutes les contestations tentées, l’une d’elles – celle relative à la dissimulation des corps morts suspectés (ou confirmés) d’avoir été contaminés par la Covid-19 – a pu entraîner l’annulation (inattendue), pour contrariété au « droit à une vie privée et familiale normale » du dernier alinéa de l’article 1er du décret préc. du 1er avril (II).

I. Une tentative vaine
d’annuler la réglementation sanitaire jugée insuffisante

Dans un premier temps, l’arrêt ici commenté après avoir épuisé les arguments de fond et de forme (A) ne fait que traduire une solution prétorienne éculée : le juge confirmant la juste proportionnalité de la plupart des mesures étatiques prises face à la pandémie (B).

  • L’invocation d’arguments tous azimuts

(…)

  • La confirmation de la proportionnalité des mesures sanitaires prises

(…)

II. La dignité respectée des corps morts au nom de la vie privée et familiale (des vivants ?)

Cela acté, les requérants demandaient également la « mise en place dans chaque hôpital ou clinique d’une télé-cérémonie funéraire pour les proches d’un patient décédé du coronavirus et d’une prise en charge des frais funéraires par l’État » ainsi que des « mesures permettant aux proches de personnes décédées de pouvoir les revoir avant la mise en bière ». Il faut rappeler en effet que depuis le décret du 1er avril 2020 (figurant parmi les normes attaquées), le gouvernement (sur demande explicite de nombreux professionnels funéraires craignant pour la santé de leurs opérateurs) a ordonné que toute personne décédée ou suspectée d’être défunte à la suite d’une infection à la Covid-19 soit mise en bière immédiate sans possibilité notamment qu’une toilette mortuaire, des soins de conservation et qu’une présentation du corps aux proches ne soient effectuées. Pour éviter une propagation postmortem du virus et pour protéger les personnels ayant à manipuler les corps défunts, on a donc appliqué de manière générale une mesure connue dans la législation funéraire[4] en présence d’un cadavre ayant rencontré (ou suspecté de l’avoir été) une maladie très infectieuse : l’immédiateté d’un confinement mortuaire au nom de la salubrité publique des vivants (cf. art. R. 2213-2-1 Cgct). Toutefois, cet « autre confinement[5] » qui ne concerne plus les vivants mais les morts ne permettait pas aux premiers de faire « leur deuil » et leurs adieux à leurs proches décédés. Et, si le juge n’a pas retenu la demande d’obligation de prise en charge des télé-cérémonies funéraires, il a bien voulu accueillir, créant la surprise, la demande de cessation de mise en bière immédiate (A) au nom d’une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale et non, comme on aurait pu s’y attendre, du fait de la dignité des personnes humaines (B).

  • Une annulation inattendue et non souhaitée par le secteur funéraire

Disons-le explicitement : l’annulation de la mise en bière immédiate, également demandée par le rapporteur public, Laurent Domingo (dont les conclusions ont été publiées en ligne sur le site de la juridiction), a surpris le secteur funéraire qui y tenait dans l’objectif entendu de protéger et de rassurer les travailleurs de la Mort. Voilà presqu’un an que de mars à fin décembre 2020, les corps des défunts pandémiques ont été immédiatement placés en cercueils sans que les proches n’aient pu y accéder. La mesure n’a effectivement pas été temporaire et a été reprise par toutes les normes postérieures d’urgence sanitaire à l’instar du décret – toujours en vigueur – du 29 octobre 2020 en son article 50 : « Eu égard au risque sanitaire que présente le corps de défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès : 1° Les soins de conservation définis à l’article L. 2223-19-1 du Cgct sont interdits sur le corps des défunts probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès ; 2° Les défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès font l’objet d’une mise en bière immédiate. La pratique de la toilette mortuaire est interdite pour ces défunts, à l’exclusion des soins réalisés post-mortem par des professionnels de santé ou des thanatopracteurs. Les soins et la toilette qui ne sont pas interdits par le présent article sont pratiqués dans des conditions sanitaires appropriées ». On croyait la mesure pérenne et incontestable puisque, en référé certes mais avec certains mêmes requérants qu’au présent arrêt (cf. CE, ord., 4 avril 2020 préc.), le juge administratif avait considéré que le fait que des cérémonies funéraires – même restreintes – puissent avoir lieu suffisait sans qu’il soit besoin de toucher à l’immédiateté du confinement funéraire ou même sans que cela entraîne « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de nature à justifier qu’il soit ordonné à l’État (…) d’organiser à ses frais dans les hôpitaux la retransmission à distance des opérations et cérémonies consécutives au décès ou l’envoi de photographies ».

(…)

  • Une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée des vivants
    sans mention de l’atteinte à la dignité des personnes décédées

(…)

Il s’agit alors à nos yeux d’une double surprise : d’abord, parce que le secteur funéraire ne le réclamait pas et que les référés précédant n’y inclinaient pas après dix mois d’application de mise en bière immédiate et quasi automatique et alors que les contestations sur ce point semblaient avoir cessé comme par résignation. Ensuite, parce que ce n’est pas la notion de dignité de la personne humaine qui a été mise en avant mais – a priori – le droit des vivants et des proches des défunts à pouvoir leur offrir, malgré la pandémie, un dernier au revoir.

(…)

Deux remarques finales : d’abord, on insistera sur le fondement juridique de l’annulation opérée. Le juge la proclame au nom du droit au respect de la vie privée et familiale. Or, souligne le rapporteur public, « pour la Cour Edh, on ne peut exclure que le droit au respect de la vie privée et familiale puisse s’étendre à certaines situations postérieures au décès (13 septembre 2005, W… c. Royaume-Uni, n° 42639/04). La Cour a reconnu que certaines questions concernant le traitement réservé à la dépouille d’un proche décédé, ainsi que la possibilité d’assister aux obsèques d’un proche et de se recueillir sur sa tombe, relèvent du droit au respect de la vie privée ou familiale garanti par l’article 8 (20 septembre 2018, Y… et Z… c. Pologne, n°s 30491/17 et31083/17) ». On ne sait donc pas explicitement si le droit ici reconnu l’est au profit des vivants ou (comme on le croit et le défend) des « personnes » décédées. Enfin, signalons qu’a priori, le décret préc. du 29 octobre 2020, en son art. 50, impose toujours et a priori jusqu’au 16 mars 2021 une « mise en bière immédiate » pour « les défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès » et n’a semble-t-il pas encore été abrogé pour l’avenir.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 328.


[1] Dont l’un émis par l’une des requérantes au présent arrêt : CE, ord., 4 avril 2020, Mme Escolano et autres, req. n° 439816.

[2] Voyez en ce sens, parmi de très nombreuses et uniquement pour décembre dernier : CE, ordo., 23 déc. 2020, A. (req. 447698 & alii) à propos de la demande (refusée) de réouverture de lieux culturels comme les cinémas ; CE, ordo., 11 déc. 2020, Domaines skiables de France & alii (req. 447208) concernant la demande (refusée) de suspension de fermeture des remontées mécaniques ; CE, ordo., 08 déc. 2020, Umih & alii (req. 446715) s’agissant la demande (refusée) de réouverture des bars et restaurants ; etc. Seules de rares décisions comme CE, ordo., 07 nov. 2020, Association Civitas & autres (445825 & alii) (avec nos obs. dans cette revue) ont pu consacrer quelques réajustements ou annulations ordonnés aux gouvernants (ici en matière de liberté religieuse). La plupart du temps, le juge confirmant la position gouvernementale estimée juste et proportionnée.

[3] Comme par l’une des premières ordonnances de référé CE, Ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins & alii (req. 439674) avec nos obs. : « Ni oui ni non, ni bravos ni confinements totaux «en l’état» d’urgence sanitaire : l’ordonnance dilatoire du Conseil d’Etat » in Journal du Droit Administratif (Jda) ; 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 281 ; ou encore avec la désormais célèbre décision CE, Ord., 17 avril 2020, Commune de Sceaux (n°440057) et nos obs. : « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil «d’Etat» et non «des collectivités» » in JDA ; 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292.

[4] On se permettra à cet égard de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Brigant Magali & Boudet Jean-François (dir.), Traité des nouveaux droits de la mort ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014.

[5] L’« autre confinement », à propos des cadavres, est le titre d’une contribution à paraître (2021, Bruylant) dans le cadre d’un ouvrage collectif confrontant le Droit à la pandémie de coronavirus (dir. Arnaud Lami).

[6] Décrets n° 2020-1262 et 2020-1310 des 16 et 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

[7] On pense par exemple à la décision Cass. Crim., 07 juin 2017, pourvoi n°16-84120 avec nos obs. à la Revue Droit & Santé (n° 79, sept. 2017, p. 732).

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.