Clément BENELBAZ,
Maître de conférences en droit public,
Directeur du M2 Métiers du droit et de la Justice,
Centre de droit public et privé des obligations et de la consommation (CDPPOC),
Université Savoie Mont-Blanc, Membre associé du CERCCLE (Université de Bordeaux)
Art. 116. La laïcité est de plus en plus instrumentalisée, déformée, voire dévoyée. Il est devenu fréquent que des politiques, ou des personnalités, invoquent la loi de 1905 ou son esprit, afin de préconiser certaines mesures, ou afin de s’opposer à d’autres, et dictent finalement ce que la laïcité est ou non. Pourtant, leurs propositions en sont souvent à l’exact opposé, consistant en réalité à accroître les exceptions au principe (comme en augmentant les possibilités de financer les cultes, en les aidant à la construction d’édifices, etc.). Aussi, ce qui en réalité est parfois préconisé et présenté au nom de la laïcité ne correspond guère à la laïcité originelle, c’est-à-dire telle qu’elle était conçue en 1905, ce qui conduit à une certaine confusion.
Il ne s’agit pas ici de prétendre rétablir la vérité sur la laïcité, ou d’en détenir une ; l’idée est seulement de permettre le débat d’idées sur cette question sensible, et de lever quelques idées reçues et répandues, en rappelant, notamment d’un point de vue historique, en quoi consiste la laïcité telle qu’elle était envisagée en 1905, par le législateur de l’époque, et par ceux qui l’ont forgée. Cela permet alors de constater qu’un système de pensée clair, cohérent, était conçu ; et surtout qu’un certain nombre de problèmes avaient été présagés à l’époque. En tout cas, la laïcité originelle, qu’il s’agira de rappeler, permet assurément de trouver des solutions concrètes et plus logiques car moins aléatoires. Les idées défendues ici seront peut-être être taxées de « laïcardes », voire d’anachroniques, ou simplement être considérées comme dépassées ; elles consistent à renvoyer à la conception originelle de la laïcité, qui trouve en elle-même sa défense. À l’inverse, il conviendrait que certains défenseurs d’une laïcité dite libérale, ouverte[1], ou positive, affirment clairement leur position, en signifiant le fait que celle-ci n’est pas issue directement de 1905, qu’elle est autre, et que la laïcité préconisée est alors nouvelle, ou alors renouvelée. Le débat sur la laïcité gagnerait ainsi en lisibilité et en clarté, sans doute aussi en apaisement. Il ne s’agit pas ici d’épuiser les questions toujours vives et actuelles qui se posent au sujet de la laïcité, mais de prendre quelques exemples, concrets, qui ressurgissent régulièrement, et sur lesquels un certain nombre de confusions, d’imprécisions, ou parfois d’approximations, peuvent être faites.
Laïcité, athéisme et laïcisme sont-ils synonymes ?
La confusion entre les termes est trop souvent faite, ce qui sert à une instrumentalisation. Dès lors, la laïcité peut être présentée comme étant une arme anticléricale, dirigée contre un culte, une religion, ou permettant au contraire d’en favoriser une. Elle est également parfois perçue comme encourageant ou professant un athéisme d’État. Aussi, une certaine rigidité est souvent pointée, et un pragmatisme est régulièrement avancé, permettant de régler au cas par cas les questions diverses qui se posent[2].
Ainsi, et à titre d’exemple, on trouve ce type d’amalgames jusque dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et dans certaines opinions émises par ses juges. Dans l’arrêt de grande chambre Lautsi c/ Italie (CEDH, Gde ch., 18 mars 2011, Lautsi c/ Italie, n°30814/06) relatif aux crucifix dans les écoles italiennes, il était fait référence aux « tenants de la laïcité », ou encore à ses « partisans », ce qui laisserait entendre que celle-ci combattrait les religions et les croyances. De plus, laïcité et athéisme étaient associés puisque l’arrêt souligne que les « partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant « le degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il s’agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, et 2 du Protocole n°1. Dès lors, la laïcité est assimilée à de simples convictions.
Cependant, les termes devraient bien être distingués. En effet, historiquement et étymologiquement, la laïcité s’oppose au cléricalisme[3], mais en aucun cas à la religion en tant que telle ; seulement à tout débordement de la sphère religieuse sur la sphère publique, et inversement. La laïcité n’est pas une croyance au même titre que les autres, elle est justement ce qui permet leur liberté, leur égalité et leur coexistence pacifique.
D’ailleurs, G. Debeyre expliquait clairement que « dans son propre intérêt, la laïcité doit bien être distinguée du laïcisme, avec lequel on la confond souvent. La laïcité n’est pas une doctrine positive à laquelle l’État adhère et qu’il entreprend de propager » (Debeyre G., « La laïcité et l’enseignement public », in Centre de science politique de l’Institut d’études juridiques de Nice, La laïcité, Tome VI, Paris, PUF, 1960, p. 309-360). Au contraire, le laïcisme est un dogme, « une philosophie, une morale, même une métaphysique fondée sur le rejet de toute autorité accordée à une Révélation ». Le laïcisme est par conséquent une doctrine qui consiste en une lutte. La laïcité, quant à elle, refuse non seulement toute forme d’endoctrinement, que celui-ci soit étatique ou religieux, mais elle assure également la liberté de toutes les consciences quelles qu’elles soient. Surtout, elle est un principe juridique, qui s’impose et répond à des règles claires, strictes, et générales. En tant que tel, elle s’accommode mal des aménagements et des assouplissements au cas par cas : procéder de la sorte ne peut qu’affaiblir le principe initial, et conduire à un manque de lisibilité et de prévisibilité.
Les crèches de Noël ont-elles leur place dans les mairies ?
À l’approche des fêtes de Noël, il est fréquent de voir ressurgir la célèbre querelle relative à la présence de crèches dans des mairies ou dans certains services publics. L’hiver 2014 a d’ailleurs été assez rude à ce sujet, puisque plusieurs communes (notamment Béziers) ont fait parler d’elles en installant de telles structures, et surtout en donnant lieu à du contentieux. Aussi, ce qui était un phénomène confidentiel a fini par prendre une ampleur juridique, et il est fort à parier que les prochaines fêtes donneront lieu également à de vifs débats. En effet, plusieurs juges eurent à statuer sur la légalité ou non de la présence de ces crèches, et les positions furent loin d’être unanimes.
Ainsi, au sujet du village de Montiers, dans l’Oise, le tribunal administratif d’Amiens avait déjà pu se pencher sur cette question, et estimé que la présence d’une telle crèche sur la place principale était contraire à la loi de 1905 (TA Amiens, 30 novembre 2010, Debaye, A.J.D.A., 2011, p. 471). La même position fut adoptée par les juges de Nantes, à propos du Conseil général de la Vendée qui avait eu une démarche identique dans les locaux de l’hôtel du département (TA Nantes, 14 novembre 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée, n°1211647, Jurisdata n°2014-033663).
Inversement, le juge des référés de Montpellier a quant à lui rejeté la demande de suspension de la décision d’installer une crèche pour défaut d’urgence ; le fond ne fut pas examiné (TA Montpellier, ord., 19 décembre 2014, Garcia, n°1405626, Jurisdata n°2014-033492). Enfin, le tribunal administratif de Melun a pour sa part estimé que cela n’était pas contraire à la loi de 1905 (TA Melun, 22 décembre 2014, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°1300483, Jurisdata n°2014-033618).
Dès lors, un sentiment de confusion apparaît très vite, et se renforce d’autant plus qu’en appel, les cours administratives de Paris et de Nantes ont jugé dans un sens opposé aux tribunaux respectifs (CAA, Paris, 8 octobre 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°15PA00814, et CAA, Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée, n°14NT03400).
Surtout ces décisions font état d’une laïcité à géométrie variable, qui peut se trouver appliquée différemment selon les lieux, ce qui n’est bien entendu pas recevable.
En réalité, les solutions à ces questions sont aisément identifiables. En effet, l’obligation de neutralité des services publics passe par leur apparence, et l’image qu’ils donnent aux usagers. Vus de l’extérieur ou de l’intérieur, les services ne doivent donner l’impression ni de favoriser, ni de défavoriser aucun culte, aucune croyance.
Sur le plan organique, il est clair que les locaux des services publics doivent être neutres, et une administration ne peut servir à un quelconque prosélytisme religieux. Il s’agit d’une condition indispensable à l’égalité de traitement entre les usagers, et à l’impartialité du service dont on ne doit pas douter.
Aussi, les emblèmes religieux apposés sur les bâtiments publics – que ceux-ci soient affectés aux divers services publics ou à d’autres usages, qu’il s’agisse de monuments aux morts – sont interdits (V. Benelbaz C. (2011), Le principe de laïcité en droit public français, Paris, L’Harmattan, « Logiques juridiques », p. 78-80).
De façon plus générale, la loi du 9 décembre 1905, en son article 28, « interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Le cas échéant, il revient au juge administratif de se prononcer sur la nature religieuse ou non de l’emblème, du signe ou du logotype en cause.
Dans son Rapport, Briand précisait que l’interdiction a le même but que les autres articles de la loi, c’est-à-dire réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Il précisait d’ailleurs, et cette précision est de taille : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir » (Rapport Briand, p. 334).
Des explications furent ensuite données lors des débats à la Chambre : « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », en somme, « des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplies par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse » (Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047).
De plus, le législateur avait pris soin de définir ce qu’il entendait par l’expression « emplacement public » : celui-ci concerne les rues, les places publiques ou les édifices publics, autres que les musées ou les églises, donc tout ce qui relève de la propriété de l’État, du département ou de la commune, car « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs ». Ces derniers doivent être protégés contre toute forme de manifestation religieuse par le biais de signes ou de symboles. Il n’est donc nullement question « d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a sa façade sur une place ou une rue » (Ibid).
Dès lors, et dans l’esprit du législateur de 1905, l’obligation de neutralité dans les emplacements publics ne s’imposait qu’aux seules personnes publiques, et en aucun cas aux particuliers, ce qui d’ailleurs limite singulièrement l’extension de l’obligation de neutralité dans la sphère privée[4].
La loi souhaitait respecter le passé, et l’interdiction ne pouvait valoir que pour l’avenir, mais il fallait aussi protéger le « regard des citoyens qui peuvent ne pas partager [des] croyances » (Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047).
Il revient alors nécessairement au juge d’interpréter le signe dont il est question, et de déterminer si celui-ci est religieux ou non[5]. En effet, il est tout à fait possible de déterminer la signification d’un signe ou d’un symbole, notamment par une analyse sémiotique (de Saussure F. (1995), Cours de linguistique générale, 1916, Paris, Grande bibliothèque Payot, Paris, p. 97-113)[6]. Il ne s’agirait alors en aucun cas de porter une appréciation sur le contenu de la croyance, sa véracité, ou de juger si le rite est bien respecté.
Dans la pratique, cela a pu être effectué, et le juge a été conduit à interpréter le symbole du département de la Vendée, deux cœurs entrelacés surmontés d’une couronne portant une croix. La cour administrative de Nantes estima que le logotype ne correspondait pas « en lui-même, à la transposition directe et immédiate d’une scène ou d’un objet du rituel d’une quelconque religion ». Pour les juges, même s’il est clair que chaque élément de l’emblème, pris séparément, peut représenter un motif religieux, ce dernier n’a néanmoins pas été réalisé « dans un but de manifestation religieuse, ni n’a eu pour objet de promouvoir une religion » ; il ne s’agit que de l’élément identitaire d’un département et il ne peut être considéré comme un « emblème religieux ». Ni les principes d’égalité devant la loi, de neutralité et de laïcité n’étaient alors violés (CAA Nantes, 11 mars 1999, Association « Une Vendée pour tous les Vendéens », Rec., Tables p. 668 ; p. 776 ; p. 935 ; RFDA 2000, p. 1084, concl. C. Jacquier).
Ici, les différents éléments des signes avaient fait l’objet d’une interprétation, mais en l’occurrence, le commissaire du gouvernement avait refusé de voir dans la croix – dont les quatre branches sont égales – un symbole de la religion chrétienne. En réalité, il semblait difficile d’avancer que « l’emblème ne correspond (…) à aucun emblème représentatif d’une religion quelconque »…[7]
La même difficulté dans l’interprétation se pose évidemment pour les signes et tenues à l’école[8], mais la question a été identique au sujet des crucifix : dans l’affaire Lautsi, la Cour a reconnu, ce qu’avaient déjà fait les premiers juges, que le crucifix est « avant tout » un symbole religieux, qui renvoie « indubitablement », et indéniablement au christianisme. Mais elle écartait d’emblée le problème de savoir si ce signe n’a que cette signification, ou si elle a en d’autres. Pour les juges, le symbole était « essentiellement passif ».
On retrouve rigoureusement les mêmes hésitations voire incohérences dans les interprétations qui sont données aux crèches de Noël.
Les juges d’Amiens estimaient ainsi que la crèche constituait « un emblème religieux de la religion chrétienne » ; de même, ceux de Nantes considéraient que, par son contenu qui illustre la naissance de Jésus Christ, et sa concomitance avec les préparatifs de la fête chrétienne de la Nativité, l’emblème religieux était doté d’une symbolique qui dépassait la simple représentation familiale et populaire de cette période de fête.
Or c’est bien sur ce dernier point que les juges étaient en désaccord : le tribunal de Melun estimait, pour sa part, que la fête de Noël a longtemps été confondue avec la fête chrétienne de la Nativité, mais que dans une société sécularisée, elle a perdu son caractère religieux, pour devenir une fête familiale. De plus, pour les juges, la crèche est dépourvue de toute signification religieuse, puisqu’elle est installée temporairement ; elle peut dès lors être assimilée aux guirlandes ou au sapin.
Saisi des affaires tranchées par les Cour administratives d’appel de Paris et de Nantes, le Conseil d’Etat a rendu deux arrêts le 9 novembre 2016, mais sans véritablement régler la question ni clarifier la situation (CE, 9 novembre 2016, n°395122, Commune de Melun, et n°395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, AJDA, 2016, p. 2375, note L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; JCPA, n°48, décembre 2016, 2309, note N. Chifflot). En effet, le juge autorise, sous conditions, l’installation de crèches de Noël : relevant que la crèche est « une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations » et qui présente un caractère religieux, le Conseil d’Etat estime également qu’il s’agit d’un élément « faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière » les fêtes de fin d’année. En somme, est à la fois reconnue aux crèches une dimension religieuse et une dimension non religieuse, donc culturelle. Dès lors, les arrêts considèrent que si la crèche est culturelle, en raison notamment du contexte, elle sera autorisée ; si en revanche elle est accompagnée « d’élément de prosélytisme », ou s’il n’y a pas d’usages locaux, elle sera interdite. De même, le Conseil d’Etat distingue selon les lieux : dans l’enceinte des bâtiments publics, sauf circonstances particulières, le caractère culturel sera difficilement admis. En revanche, dans d’autres emplacements publics, « eu égard au caractère festif », la crèche peut être autorisée.
Plusieurs remarques s’imposent alors : certes, des signes peuvent changer de signification, selon le temps, selon les lieux. Ainsi, un symbole religieux par exemple, peut se « séculariser », ou perdre sa connotation première : tel est le cas de la main de Fatima, qui est désormais considérée comme un porte-bonheur exorcisant le mauvais œil (V. Chevalier J. et Gheerbrant A. (dir.), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1982). De même, le repos dominical (Dies dominicus, jour du Seigneur) a sans doute perdu sa dimension religieuse : il s’agit bien davantage d’un droit social.
Néanmoins, en ce qui concerne la crèche, la signification religieuse serait, de bonne foi, difficilement contestable : n’est-elle pas identifiée comme telle, y compris par ses promoteurs ? Ne représente-t-elle pas, d’évidence, la fête chrétienne de la Nativité[9] ? Dès lors, et très logiquement, sa place dans un service public devrait être strictement interdite, en application simple de l’article 28 de la loi de 1905. Finalement, seule l’existence d’une tradition, ou d’un particularisme local pourrait a priori justifier le maintien d’une crèche, ce qui semble difficilement envisageable ici.
Les décisions de novembre 2016 ajoutent sans doute à la confusion, en créant d’abord des exceptions là où le texte de 1905 n’en mentionne pas, notamment quant au contexte et au lieu de l’installation du signe religieux. Ensuite, en faisant de la crèche un objet mixte, qui peut être tantôt cultuel tantôt culturel, la solution retenue manque de clarté et de prévisibilité : comment savoir à l’avance si la crèche est cultuelle ou culturelle, donc si elle est autorisée ou non ? Telles sont les interrogations qui restent en suspens, et l’application de cette jurisprudence du Conseil d’Etat montre que les problèmes demeurent plus nombreux que les solutions qui se trouvaient, sans doute, dans le texte initial. Ainsi, le tribunal administratif de Lille a estimé que la crèche installée dans la mairie d’Hénin-Beaumont était contraire au principe de neutralité… (TA, Lille, 30 novembre 2016, n°1509979, AJDA, 2016, p. 2348 ; JCPA, n°49, 12 décembre 2016, act. 948).
Il est clair pourtant que la neutralité des services publics passe par leur apparence, l’image qu’ils donnent aux usagers, et selon la formule consacrée, finalement cette neutralité ne devrait-elle pas « se donner à voir » ? Dit autrement, le principe peut se concevoir d’un point de vue objectif : l’État ne montre aucune préférence pour telle ou telle croyance ; quant à l’usager, qui entre dans le service public, il doit avoir le sentiment que celui-ci est neutre et respecte sa croyance ou sa non-croyance, sans en préjuger. La neutralité n’implique pas, comme cela est souvent avancé, un principe d’exclusion mais plutôt un principe d’indifférence. Les arrêts du Conseil d’Etat n’ont pas entièrement retenu une telle position.
La laïcité peut-elle justifier une interdiction pour les parents accompagnateurs de sorties scolaires de porter des signes religieux ?
La question de savoir si les parents accompagnateurs de sorties scolaires peuvent ou non porter des signes religieux ressurgit assez régulièrement, de façon brûlante, et révèle un certain nombre d’hésitations, voire un malaise, à la fois chez les politiques et chez les juristes[10]. C’est d’ailleurs notamment pour cette raison que le Conseil d’État avait été saisi pour une étude en 2013 par le Défenseur des droits (Conseil d’État, Étude demandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013, Paris, CE, 2013). Dans la pratique, de nombreuses difficultés se posent quant à la détermination du régime qui est applicable à ces personnes, et les autorités publiques semblent souvent démunies, ce qui conduit à des applications des principes de laïcité et de neutralité au cas par cas, dans un souci, souvent invoqué, de pragmatisme.
En vérité, les solutions existent souvent ici aussi, et une analyse approfondie des principes en cause permettrait de clarifier ces situations. Surtout, il serait tout à fait possible d’établir des règles claires, strictes, et lisibles, permettant de surmonter en amont les difficultés rencontrées.
Certes, à l’origine, la notion de collaborateur est purement fonctionnelle, et a pour but de lui faire bénéficier, en cas de dommage, d’un régime de responsabilité sans faute (CE, ass., 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine, Rec., p. 279 ; D., 1947, p. 375, note Blævoet ; S., 1947, 3, p. 105, note F.P.B.). Et assurément, les parents accompagnateurs sont des collaborateurs : une circulaire de 1992 (Circulaire n°92-196 du 3 juillet 1992, Participation d’intervenants extérieurs aux activités d’enseignement dans les écoles maternelles et élémentaires, BOEN, n°29, 16 juillet 1992, p. 1998-2002) précisait que « la jurisprudence en matière de collaborateurs bénévoles du service public » est applicable aux parents d’élèves accompagnateurs, et le Conseil d’État (CE, 13 janvier 1993, Mme Galtié, Rec., p. 11 ; D., 1994, S.C., p. 59, obs. P. Bon et P. Terneyre ; RFDA, 1994, p. 91, note P. Bon) avait reconnu une responsabilité sans faute de l’État engagée à l’égard d’une accompagnatrice bénévole lors d’une sortie scolaire.
Cependant, toutes les personnes en contact avec un service public sont logiquement titulaires de droits, mais sont aussi soumises à certaines obligations : c’est le cas des agents publics, mais aussi des usagers. Tel devrait être également le cas des parents accompagnateurs, et cela avait été la solution retenue par le tribunal administratif de Montreuil dans l’affaire Osman du 22 novembre 2011 (TA Montreuil, 22 novembre 2011, Osman, AJDA, 2012, p. 163, note S. Hennette-Vauchez ; JCP A, 2011, 2384, concl. V. Restino ; Dr. adm., 2012, 16, note A. Taillefait), et sur laquelle le Conseil d’État n’insistait d’ailleurs que très peu dans son étude. Il avait en effet été jugé que les principes de laïcité et de neutralité des services publics font obstacle à ce que les parents d’élèves de l’enseignement public manifestent, par leur tenue ou par leurs propos, leurs convictions religieuses politiques ou philosophiques, lorsqu’ils apportent leur concours au fonctionnement du service public en accompagnant des sorties scolaires. Aussi, la disposition d’un règlement intérieur d’une école élémentaire publique, qui impose aux parents volontaires le port de tenues respectant les principes de laïcité et de neutralité, ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et n’engendre aucune discrimination.
Quoiqu’il en soit, et même si le jugement de 2011 n’a pas été frappé d’appel, des problèmes similaires se posent régulièrement. Il revient alors sans aucun doute aux autorités, et au législateur, de clarifier la situation, et de définir le régime applicable aux parents accompagnateurs, et les obligations qui pèsent sur eux. Pour l’heure, la circulaire Chatel du 27 mars 2012 (Circulaire n°2012-056 du 27 mars 2012, Orientations et instructions pour la préparation de la rentrée 2012), qui n’est quant à elle pas mentionnée dans l’étude du Conseil d’État, va dans le sens du jugement de Montreuil, et insiste sur le fait que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public permettent « notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».
Cette solution ne mériterait-elle pas d’être définitivement admise ? En effet, le caractère « occasionnel » de la collaboration change-t-il fondamentalement la situation ? D’ailleurs, l’arrêt Dlle Pasteau (CE, 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau, Rec., p. 464 ; S., 1949, 3, p. 41, 2e espèce, note J. Rivero ; RDP, 1949, p. 73, note M. Waline), quand il évoque le devoir de stricte neutralité, précise qu’il s’impose « à tout agent collaborant à un service public » : mais la nuance sémantique est-elle si importante entre un « agent collaborant » et un collaborateur, surtout si l’on considère le seul service fourni ?
Il ne serait pas question d’imposer à une personne se jetant à l’eau pour sauver quelqu’un de la noyade d’enlever son signe religieux, mais au sujet des parents accompagnateurs, l’autorité administrative a la possibilité de choisir le parent d’élève, d’autant plus que le public est en situation de vulnérabilité et d’influence à l’égard du corps enseignant ou accompagnateur. Il serait sans doute envisageable de faire prévaloir, dans ce genre d’hypothèses, la conscience de l’enfant qu’il convient de protéger, au détriment de la liberté religieuse du parent.
Il est clair que depuis Jules Ferry, un soin particulier doit être accordé à la vulnérabilité de l’enfant, ce qui signifie que sa conscience doit prioritairement être protégée. C’est bien cette considération qui guide l’interdiction issue de la loi de 2004, ainsi que l’obligation de neutralité qui pèse sur les agents publics (solution d’ailleurs validée par la Cour EDH dans l’arrêt Dahlab de 2001). Certes on objectera que les parents accompagnateurs ne sont pas des agents publics[11] ; néanmoins, au nom de la protection de la conscience de l’enfant[12], il est envisageable d’étendre la neutralité, sans pour autant tomber dans du laïcisme. Surtout, cette position permettrait d’avoir une règle claire et générale.
Assurément, on le voit, un certain nombre de solutions sont apportées par la loi de 1905 : le législateur avait en effet envisagé et présagé quelques-uns des problèmes ultérieurs, devenus contemporains, que pourrait susciter la laïcité, mais il avait aussi prévu comment remédier à certains d’entre eux.
L’instrumentalisation de la loi ne lui enlève pas sa portée, son importance, et surtout sa grande capacité d’adaptation. Il s’agit clairement d’un guide à l’attention des pouvoirs publics et des cultes, et en cas de doutes ou d’opacité, il conviendrait alors de se référer à l’esprit de cette loi, donc au rapport Briand et aux débats à la Chambre. Si ces derniers textes étaient mieux connus et mieux compris, il y aurait sans doute moins de méprises ou de détournements de la loi.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 116.
[1] Les termes sont en réalité mal choisis, ils signifieraient a contrario que la vision originelle est négative, fermée, ou antilibérale, ce qui est erroné. Ainsi, la loi, loin de restreindre les libertés liées aux religions, les proclame, et assure leur protection. Son contenu, et son esprit d’ailleurs, sont bien plus libéraux que ce qu’il n’a été dit ou cru, et ainsi que le soulignait A. Briand : « Le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou de doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » : A. Briand (1905), La séparation des Églises et de l’État, rapport fait le 4 mars 1905 au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l’État et de la dénonciation du Concordat chargée d’examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l’État, n°2302, Chambre des députés, annexe au procès-verbal de la deuxième séance du 4 mars 1905, Paris, É. Cornély éd., p. 266.
[2] Telle a longtemps été la position au sujet des signes religieux à l’école, avant la loi de 2004, puisqu’il revenait finalement aux directeurs d’établissement de décider si le signe en question était ou non religieux, s’il y avait ou non acte de prosélytisme, etc. Tel est également ce qui est proposé pour les parents accompagnateurs de sortie scolaire, ce point sera abordé ultérieurement.
[3] On se souvient certainement des célèbres mots de Gambetta, « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », Chambre des députés, séance du 4 mai 1877, JO 5 mai 1877, p. 3284. V. également la notice « Laïcité » rédigée par F. Buisson (1882-1887), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1re partie, Tome II, Paris, Librairie, 1re éd..
[4] C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ne peut en aucun cas, et contrairement à ce qui est souvent soutenu, trouver son fondement dans la laïcité, en tout cas pas dans celle issue de 1905. On le voit également, les « affaires » du burkini pendant l’été 2016, si on s’en tient au texte et à l’esprit de la loi de 1905, n’avaient aucun lieu d’être…
[5] Ainsi, il n’est pas possible d’apposer un crucifix dans la salle d’un conseil municipal ou dans la salle des mariages, y compris lorsque l’installation du crucifix intervient à la suite du transfert de la mairie dans de nouveaux locaux : CAA Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, Rec., p. 498 ; et du même jour, CAA Nantes, Guillorel, n°98NT00337. Néanmoins, si le crucifix a été retiré du mur suite à une décision de justice, il peut ensuite être placé dans une vitrine d’exposition au titre du patrimoine historique de la commune : CAA Nantes, 12 avril 2001, Guillorel, n°00NT01993.
[6] Pour Saussure, le signe linguistique unit non pas une chose et un nom, mais bien un signifié et un signifiant. Il est alors impossible de dissocier les deux éléments constitutifs du signe : le signifié, c’est-à-dire l’élément non perçu du signe, sa signification, le concept ; et le signifiant, donc la forme qu’il revêt, sa forme visible, son support. Selon l’auteur, la première caractéristique du signe, quel qu’il soit, est son arbitraire : le signifiant aussi bien que le lien qui unit le signifiant au signifié sont de cette nature.
[7] La question, mais sur le plan politique, s’était également posée, par exemple au sujet du drapeau d’un parti indépendantiste sur le fronton de la commune de Sainte-Anne, en Martinique, et qui fut jugé contraire au principe de neutralité : CE, 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne, Rec., p. 347, RFDA, 2005, p. 1137, concl. F. Donnat ; BJCL n°10-05, p. 676, obs. J.-C. B. ; JCP G 2005, II, 10166, note L. Erstein ; A.JDA 2006, p. 196, note J.-B. Darracq.
[8] Sur l’interprétation du keshi sikh, V. CE, 5 décembre 2007, Ranjit S., Rec., p. 463 ; RFDA, 2008, p. 529, concl. R. Keller. Pour le bandana, sans doute plus délicat, la Cour européenne des droits de l’homme valida les interdictions en ce qui concerne ce signe : CEDH, déc. 30 juin 2009, Ghazal c/ France, n°29134/08.
[9] Selon C. S. Peirce (Ecrits sur le signe, Editions du Seuil, 1978), il est possible de distinguer l’indice, l’icone et le symbole. L’indice tout d’abord est un signe immédiat, il ne représente pas une chose ou un phénomène mais les manifeste (une fumée désigne par exemple un feu). L’icone ensuite est un objet dynamique dont la qualité est reliée à son signe descriptif par une similarité qualitative ou une ressemblance. L’icone est donc pour Peirce le signe dont le signifiant a une relation de similarité avec ce qu’il représente, son référent. Par exemple, un tableau, une statue ou une photographie (pour Le Petit Robert, l’icône est un « signe qui ressemble à ce qu’il désigne, à son référent ». Il confond donc l’objet et sa représentation). Enfin, le symbole distingue l’objet et sa représentation. La relation du symbole avec l’objet qu’il représente est donc arbitraire, c’est-à-dire non causale (comme dans l’indice : par exemple la fumée est l’indice d’un feu, parce que celui-ci en est la cause), elle est aussi arbitraire parce que non analogique (comme dans l’icône) : en fait cette relation est d’ordre culturel.
Ainsi, chez les chrétiens, le symbole du Christ était l’agneau. Ils nomment le Christ comme « l’agneau de Dieu » (parole de saint Jean-Baptiste) et en plus de cela les douze apôtres se symbolisaient par douze agneaux. Mais en 692, un concile s’est réuni à Istanbul et a décidé d’utiliser la croix comme symbole chrétien à la place de l’agneau. Ainsi on voit que les symboles peuvent varier dans la même culture, au gré des choix arbitraires qui s’opèrent.
Dès lors, le crucifix est l’icone de la croix sur laquelle Jésus a été crucifié, une représentation en bois, en métal ou en ivoire etc. de la croix de la crucifixion sur laquelle est de surcroît représentée la victime crucifiée (« croix sur laquelle est figuré Jésus crucifié », selon Le Petit Robert).
Quant à la crèche, elle est également un icone quand on considère qu’il s’agit de figurines placées dans un décor servant de « représentation de l’étable de Bethléem et de la Nativité » (Le Petit Robert). Il y a là une relation d’analogie, créée du reste par une intention de ressemblance de la part de leurs auteurs ou de leurs utilisateurs.
Mais dans les deux cas, il est possible de parler de symboles, parce qu’arbitrairement, par une intention culturelle, on fait d’un élément particulier de la vie de Jésus le symbole de sa vie entière et de son enseignement. La relation entre le signe devenu symbolique et l’objet représenté qu’est le christianisme est ici un rapport d’inclusion : un fragment de la vie sert à désigner la vie entière (et plus encore, ce qu’elle implique religieusement). C’est ce qu’en rhétorique on appelle une synecdoque.
En somme, que l’on considère le crucifix et la crèche comme des icones, ou comme des symboles, il paraît impossible de disjoindre ces deux signes de leur signifié religieux, ou pour le dire autrement de leur référent religieux. La sémiotique de Pierce est ici moins opérante que la définition de Saussure qui fait essentiellement du signe un rapport entre un signifiant et un signifié.
[10] Ce malaise pourrait du reste être révélateur d’une interrogation nouvelle sur l’extension de l’obligation de neutralité dans la sphère privée, incluant donc les notions d’opinion ou de conviction individuelles, qui remettraient en cause la laïcité comme principe objectif. Il paraît cependant possible de n’envisager la question que sous l’angle exclusif de la sphère publique.
[11] Ils ne le sont pas de façon permanente ni durable, mais ils en font office, en contribuant à l’exécution du service public, et le temps de l’accompagnement. En l’occurrence, la fonction fait l’organe. Les accompagnateurs peuvent retirer le signe religieux pendant ce temps d’accompagnement, ou bien ont-ils des intentions particulières ?
[12] Qui elle est permanente et durable.
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