Art. 386.
Le Master Droit de la Santé & le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.
Horvilleur Delphine,
Vivre avec nos morts ; Paris, Grasset ; 2021.
L’auditeur de plusieurs grandes maisons radiophoniques connaît évidemment l’auteure de l’ouvrage dont il est ici rendu compte, Delphine Horvilleur. Rabbin du « Judaïsme en mouvement », elle a déjà publié de nombreux ouvrages mais aucun, a priori et sauf omission, ne concerne directement et juridiquement le(s) droit(s) et pas même ceux de la santé. Bref, mais on s’en doutait un peu, l’auteure n’est pas juriste (et c’est déjà là peut-être une première qualité).
Toutefois, nous avons décidé d’intégrer son opus « Vivre avec nos morts » car il rejoint, précisément, une des thématiques chères au(x) droit(s) de la santé ; thématique que la présente chronique accueille à bras ouverts : le(s) droit(s) éprouvé(s) par le(s) citoyen(s). Il est effectivement non seulement opportun mais obligatoire à nos yeux de toujours se demander comment les droits sont non seulement reçus mais encore mis en œuvre(s) et ressentis par leurs premiers destinataires. Par ailleurs, en consacrant ce livre à la Mort et à la fin des vies, Delphine Horvilleur rejoint l’une des branches du droit de la santé, celle du dernier souffle de vie. Partant – que l’on soit juriste ou non – elle tente de nous faire approcher un sujet que nombre d’entre nous ne souhaiterait jamais aborder : celui de nos propres réactions face à la Mort comme si le sujet pouvait – en humanité avant tout – être réellement apprivoisé alors que quiconque la rencontre ne semble que pouvoir la subir ou la fuir.
Récemment, en Droit, c’est aussi un constat que dépasse la Défenseure des Droits dans son « rapport funéraire » de 2021 et dans lequel elle appelle à davantage – précisément – de droit(s) autour de la Mort et surtout de celles et de ceux qu’elle rend esseulés.
La voici donc, l’héroïne du livre[1] :
la Mort.
Et comme l’on sait qu’elle va entraîner avec elle son inévitable cortège de fleurs, de pleurs et d’humeurs, on nous en propose en sous-titre un « petit traité de consolation ». Tel sera peut-être pourtant l’un des rares reproches que l’on pourra faire à son auteure. Car si nous avons très sincèrement beaucoup aimé et appris au fil des pages de ce formidable recueil construit à partir de onze témoignages-chapitres portant chacun le nom d’une ou d’un défunt(e), nous n’y avons pas vu ou perçu un instrument de consolation mais plutôt un guide d’adoption que l’on rédigerait à destination des futurs maîtres d’un animal indomptable et auxquels on dirait : nos conseils ne vous serviront sûrement pas à apprivoiser ce qui ne peut l’être mais au moins à oser le regarder et à essayer.
« Allons & voyons ».
C’est par ces mots du Sermon sur la Mort (1662) de Bossuet :
« c’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort » …
…que nous avons souvent introduit nos leçons, cours ou considérations sur le(s) droit(s) de la Mort[2]. En effet, voilà bien une réaction toute humaine et singulièrement toute contemporaine, moderne et occidentale que de croire qu’en enfermant la Mort dans un cercueil puis dans la terre (ou en la faisant brûler) puis en la contenant dans un espace – lui aussi fermé et détaché des regards (p. 82 et s.) – (le cimetière mais désormais aussi l’espace cinéraire), elle n’existera plus. Le rite funéraire juif se conclut d’ailleurs aussi par cette « clôture » ou fermeture du linceul (p. 50) :
« Un dernier détail clôture (sic) la préparation des morts dans la tradition juive : le linceul doit être cousu à ses extrémités, et ainsi refermé juste avant que le corps ne soit prêt à être inhumé. Le vêtement des morts est clos, et cette couture scelle leur départ ».
Et l’auteure de rappeler même un souvenir d’enfance (p. 82) :
« Ma mère nous interdisait d’entrer dans un cimetière. Vieille superstition ashkénaze : ne pas faire approcher les enfants de la mort. Je suppose qu’on s’imagine ainsi la tenir hermétiquement à distance ».
Mettez cependant vos deux mains sur vos yeux. Ça y est ? Non, vous avez triché puisque vous me lisez. Ça y est ? … Bon, vous le lirez plus tard mais sachez que si vous l’avez fait même si dans votre champ de vision, ce texte n’existait plus, il n’empêche qu’il était toujours là.
La Mort aussi. Tout le temps.
Elle est inévitable et aussi humaine et certaine que la vie elle-même. Nous devons par ailleurs la vie à la mort de cellules premières rappelle, comme pour normaliser l’expérience, l’auteure (p. 20).
Alors, oui, il faut oser, aller et regarder et c’est à cela que nous entraîne, en nous tenant la main, en nous rassurant, en nous conseillant, Delphine Horvilleur. Et pour cela et de cela il faut l’en remercier mille fois.
Entre les religions,
un témoignage fait de portraits
& d’accompagnements.
C’est, sans le vouloir on l’imagine, une équipe de football funéraire qu’a réunie dans son œuvre Delphine Horvilleur. Onze défunts en un autre Évangile y sont évoqués avec humour, avec tendresse, avec sincérité et avec toujours en filigrane, ce rapport qu’eux-mêmes, leurs proches ou leurs absents ont eu ou refusé d’avoir avec la Mort. Le rabbin Horvilleur en est à la fois témoin puis acteur.
Cela dit, l’acteur ne cache pas son rôle particulier au seuil de la Mort de ses frères et sœurs en communauté. Elle est rabbin et accomplit en conséquence parfois la lecture du tristement célèbre qaddich ou קדיש en langue araméenne (ainsi directement adressée au Très-Haut).
Les témoignages et les récits que nous confie Delphine Horvilleur se font par suite tant dans l’intimité que dans l’humilité et l’Humanité. On ne reçoit pas une « leçon » (ou alors de vie !), on entend des confidences, des secrets partagés, une confiance manifeste dans l’autre et son respect (p. 112 et s.) :
« Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole ».
Tout est ici résumé : on sait que l’on ne pourra pas mais on essaie, et l’on accompagne.
Toutefois, disons-le très simplement, l’ouvrage n’est pas destiné seulement ou forcément aux lecteurs et aux lectrices de confession juive et ne pas l’être n’empêche en rien ni la lecture ni l’accompagnement qu’en offre son auteure. Redisons-le, c’est en Humanité qu’on s’y sent accompagné que l’on soit croyant ou athée, Juif ou d’une autre religion.
Accompagner, telle est bien la mission dont relève ici le rabbinat de l’auteure (p. 80 et s.) :
« Je crois que jamais mieux que ce jour-là, je n’ai compris mon rôle et ce à quoi sert un officiant au cimetière. Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche revienne à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une voix qui n’est pas la leur, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ceux d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » et aux « mauvais » juifs et à ceux qui font comme ils peuvent ».
La Mort invisible que l’on pourrait voir…
malgré les pandémies.
La pandémie contemporaine, qu’évoque naturellement Delphine Horvilleur (p. 15) dès le premier de ses chapitres, n’a malheureusement fait qu’accentuer le phénomène que nous condamnons d’invisibilisation de la Mort[3] et que d’autres essais, par exemple à l’aune de la religion et des rites catholiques, d’aucuns[4] ont pu qualifier de « Mort confisquée ». Cachée, dissimulée, la Mort a toujours plus été cachée (au moins de mars à fin décembre 2020) puisque jusqu’à la décision (de condamnation) du Conseil d’État du 22 décembre 2020[5] entraînant une modification de la législation funéraire, la Mort et les morts ont été dissimulés, par précaution et peur de transmission, aux yeux mêmes des proches et des parents ; la plupart des soins rituels ayant même été prohibés[6]. Un ultime confinement étant alors imposé aux défunts après avoir seulement concerné les vivants[7]. Delphine Horvilleur, quant à elle, ne dissimule rien du malheur ou des peurs ; elle les affronte et y fait fac en nous engageant à au moins essayer de suivre ses pas.
Voir les ou plutôt « la » Mort, la religion juive y incite pourtant nous rappelle l’auteure (p.37 et s.) qui donne au lecteur la signification a priori première de ces cailloux laissés par les visiteurs sur les sépultures de leurs défunts. Ils indiquent bien sûr, aujourd’hui, aux autres vivants que l’on ait passé, que l’on a pensé aux défunts, que l’on se les ai rappelés mais ils signalent aussi une tombe, un des lieux de la Mort pour celles et ceux qui avaient autrefois l’interdiction de l’approcher. Aujourd’hui, cependant, …
« Contrairement aux fleurs qui fanent, les cailloux restent et disent la force du souvenir. Ils racontent la place inaltérable qu’occupent les disparus dans la vie de ceux qui leur survivent.
Et puis le caillou, en hébreu, porte un nom particulier, dont le signifiant caché a valeur de puissant symbole. Un caillou se dit Ebben, et ce mot, une fois fendu, en révèle deux qu’il semble avoir fait fusionner « ab » et « ben », le « parent » et « l’enfant ».
Poser un caillou sur une tombe, c’est [désormais] déclarer à celui ou à celle qui y repose que l’on s’inscrit dans son héritage (…). La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable ».
Une autre religion abrahamique, ajoutons-nous, n’a-t-elle pas basé sa famille et donc son héritage également sur ce même terme : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » relève en effet saint-Matthieu en son Évangile (chapitre 16, versets 13 à 23).
« LeH’ayim » ;
« A la vie » !
C’est une expression qui revient comme une ritournelle dans l’ouvrage de Delphine Horvilleur. « A la vie » ; « LeH’ayim » nous incite-t-elle à trinquer à ses côtés (p. 25 et s.) comme pour rappeler plusieurs paradoxes conjurant la Mort : buvons à la vie et enfermons-là dans ce lieu (le cimetière) que la langue des Hébreux nomme Beit haH’ayim c’est-à-dire – précisément – la « maison des vivants » ! Il est vrai cela dit (en Droit également) que les cimetières sont a priori aussi – sinon surtout – faits par les vivants certes à la mémoire des morts mais pour et par les vivants. Ne dit-on ainsi pas du cimetière en droit administratif qu’il est un lieu de domanialité publique parce qu’il serait affecté « à l’usage direct de tous » ; le « tous » étant nécessairement l’assemblée des vivants puisque le Mort, en droit français et à notre grand regret[8], n’a pas véritablement de « droit(s) » ?
C’est avec malice et humour, qu’à plusieurs reprises, Delphine Horvilleur rappelle également ce quasi-mantra qui semble conjurer la Mort en la défiant d’un « LeH’ayim » ! puis d’un « Désolé, on n’est pas là. Repassez plus tard » (p. 25) !
On croirait entendre le personnage d’Arya Stark dans Games of Thrones lorsqu’elle nargue la Mort en la défiant après une interrogation naïve : « What do we say to the God of Death » ? « Not today » ! Pas aujourd’hui, célébrons donc la vie puisque nous le pouvons. Et célébrons aussi la Mort en ce qu’elle en fait partie nous invite à songer l’auteur de « vivre avec nos morts » dont le titre – précisément – revient sur cette paradoxale mais inévitable cohabitation des défunts et de leurs orphelins que nous sommes.
En grec ancien, la lettre Z (le Zêta) est l’initiale du terme ζῇ signifiant « il est vivant » ou « en vie » comme pour conjurer la mort de l’innocent dans cet incroyable et magnifique film[9] de Costa-Gavras. Par suite, « choisir la vie » (p. 104), telle est bien l’option que nous engage à apprivoiser et à assumer au fil de ses pages, Delphine Horvilleur et l’on ne peut que l’en remercier.
« S’il te plaît,
apprivoise-moi »…
Elle aura beau supplier et se faire aussi touchante que le Petit Prince d’un Saint-Exupéry, personne ne veut ni ne peut apprivoiser la Mort et en tout cas pas celle des autres. En revanche, et grâce à Mme Horvilleur, notamment, on peut désormais essayer et cela change tout car c’est précisément cela, le point commun entre le Droit et l’Humanité : l’idée du « bien commun » et ce, quelle que soit la religion, la croyance ou la citoyenneté.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 386.
[1] D’où l’emploi au présent compte rendu de sa majuscule personnifiante.
[2] Dont : Touzeil-Divina Mathieu, Bouteille-Brigant Magali & Boudet Jean-François (dir.), Traité des nouveaux droits de la mort ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014 (2 vol.) ou encore aux côtés du docteur Philippe Charlier, « Droit de la mort : « Allons et voyons ! » in Libération datée du 1er novembre 2014.
[3] Si la religion juive explique (p. 212 notamment) Delphine Horvilleur prohibe de regarder les morts, c’est-à-dire ceux et celles que « LA » Mort emporte, c’est bien cette dernière que l’auteure entend essayer de regarder en face et non ses victimes.
[4] De Cacqueray Christian, La mort confisquée ; Paris, Cld ; 2002.
[5] CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (req. 439804 & alii). Ladite jurisprudence a par ailleurs été commentée par nos soins au Jcp A n°03 2021.
[6] Cf. dans leurs versions premières (avant annulation) : les décrets n°2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-352 du 27 mars 2020 portant adaptation des règles funéraires en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-384 du 1er avril 2020 complétant le décret n°2020-293 , n°2020-446 du 18 avril 2020 relatif à l’établissement du certificat de décès ; n°2020-497 du 30 avril 2020 complétant le décret n°2020-293 ; n°2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-648 du 27 mai 2020 modifiant le contenu et les modalités de délivrance des diplômes dans le secteur des services funéraires ; n°2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 ; n°2020-750 du 16 juin 2020 relatif à l’obligation de fournir une attestation de conformité des véhicules funéraires ; n°2020-917 du 28 juillet 2020 relatif à la durée de l’habilitation dans le secteur funéraire et à la housse mortuaire.
[7] On se permettra de renvoyer en ce sens à : Touzeil-Divina Mathieu, « Droit(s) funéraire(s) & coronavirus : l’autre confinement » in Lami Arnaud (dir.), La pandémie de Covid-19 ; les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire ; Bruxelles, Bruylant ; 2021 ; p. 129 et s.
[8] Outre la conclusion commune du traité préc. des nouveaux droit(s) de la Mort, on renverra en ce sens au dernier chapitre de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019.
[9] Z (film franco-algérien de 1969).
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