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Etat d’urgence & juge administratif

par Mme Mélina ELSHOUD,
Doctorante contractuelle en droit public à l’Université du Maine, Themis-Um

Etat d’urgence & juge administratif

Art. 48. En principe, le rôle joué par le juge administratif sous l’état d’urgence est essentiel.

En principe, le juge administratif est LE juge de l’état d’urgence  (et cela explique sans doute la médiatisation qui a entouré son action depuis novembre dernier) ;

– c’est lui qu’il faut saisir pour contester la déclaration d’entrée ou de sortie, dans l’état d’urgence par le Président de la République ;

– c’est lui qu’il faut saisir pour contester toute mesure de police administrative prise sur le fondement de l’état d’urgence : assignations à résidence, perquisitions administratives, réglementation de la circulation des personnes et des véhicules, fermeture provisoire de lieux publics, etc.

Ainsi, alors qu’en temps normal, le droit commun prévoit qu’un certain nombre des mesures citées ci-dessus, doivent systématiquement être autorisées par le juge judiciaire a priori (donc avant leur mise en œuvre), en situation d’état d’urgence, ces mêmes mesures n’ont pas à faire l’objet de ce premier contrôle, et ne pourront donc être contrôlées pour la 1ère fois qu’a posteriori (après leur mise en œuvre) par le juge administratif.

Le rôle que doit jouer le juge administratif, sous l’état d’urgence, est donc essentiel ; il est un organe de contrôle d’un grand nombre d’actions menées par l’Administration pendant cette période exceptionnelle. Il doit en contrôler la légalité et la conventionnalité (c’est à dire vérifier que l’Etat agit dans le respect de la Loi et des engagements internationaux) ; il doit en favoriser le contrôle de constitutionnalité en renvoyant, si un justiciable le demande, une QPC au Conseil constitutionnel.

Ce rôle, en pratique, a-t-il jusqu’ici vraiment été rempli ?

Si l’on reprend les positions exprimées par les universitaires, les journalistes, les citoyens, les experts européens depuis novembre dernier et jusqu’à aujourd’hui, elles sont très « contrastées ». On a pu lire d’un côté qu’il n’y avait aucune raison de douter de l’efficacité du contrôle du juge administratif (voir par exemple, l’avis de la Commission de Venise sur le projet de loi constitutionnelle français du 10 février 2016 (§74) et d’un autre que « l’état d’urgence montre la vraie nature du juge administratif » (c’est l’intitulé de la tribune d’un universitaire) c’est à dire un juge essentiellement protecteur de l’Administration, qui n’empêche jamais son action et dont les justiciables ne peuvent rien attendre. Alors qu’en est-il ?

Si on analyse l’ensemble des décisions (un peu plus d’une centaine) rendues par les juges administratifs depuis novembre (des tribunaux administratifs au Conseil d’Etat), nous pouvons faire plusieurs constats :

Le 1er constat c’est que le juge administratif a rencontré de vraies difficultés à exercer sa mission. On peut citer plusieurs sources de difficultés.

– 1. La rareté de la situation d’état d’urgence. En effet, le juge administratif français n’est, comme personne, un habitué de cette situation. L’état d’urgence ayant été déclaré cinq fois depuis 1955, rares sont les juridictions qui ont eu à connaître de décisions prises dans ce cadre. Le juge administratif n’est donc pas habitué de ce contrôle juridictionnel.

– 2. La situation d’état d’urgence est une situation délicate et le contrôle de certaines de ses mesures l’est tout autant. D’abord, la décision de déclarer l’état d’urgence, relève, sans doute plus qu’aucune autre, de l’opportunité politique. On demande au juge de se prononcer sur des éléments très difficiles à appréhender : confirmer ou infirmer l’existence d’un « péril imminent » ou d’une « calamité publique » n’a rien d’aisé (les débats parlementaires le démontrent) ; alors, bien que le juge administratif se reconnaisse compétent pour contrôler la légalité de la déclaration de l’état d’urgence (cet acte administratif ne fait donc pas partie de la catégorie des actes de gouvernement non susceptibles de recours), son contrôle sur elle reste indéniablement restreint.

Quant à lui, le contrôle des mesures de police administrative est également compliqué, notamment parce que l’état d’urgence de 2015 et 2016 a une particularité par rapport aux expériences passées : il est en relation avec le terrorisme. Or, la traque terroriste est intimement liée au travail d’investigation des services de renseignement et au secret qui l’entoure. Concrètement, la difficulté posée au juge administratif est la suivante : l’une des rares pièces, faisant preuve de la « menace » d’un individu, et soumise au débat contradictoire, est ce que l’on appelle « la note blanche ». La note blanche c’est une feuille, souvent type A4 et format Word, non datée et non signée, qui fait état de tous les éléments de fait qui « prouvent », selon l’Administration, qu’un individu représente une menace pour la sécurité et l’ordre publics, et justifie ainsi son assignation à résidence. Malgré les critiques et l’interdiction de leur usage par une circulaire de 2004 (dont la valeur juridique est faible), le juge administratif admet qu’elles constituent un moyen de preuve, parce que c’est souvent le seul qu’il a. En l’occurrence, le Conseil d’Etat a confirmé dans ses décisions du 11 décembre 2015, « qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les ‘notes blanches’ produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif ».

3. Il y a un cadre juridique nouveau. La loi du 20 novembre 2015 a modifié le régime des assignations à résidence tel qu’on le connaissait : pour appréhender des menaces devenues plus diffuses (objectif préventif), l’assignation à résidence peut concerner, non plus toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics » mais toute personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le juge administratif a donc dû s’adapter à un nouveau cadre juridique volontairement peu précis. Cela a posé une question d’interprétation : les dispositions modifiées de la loi permettent elles de prononcer une assignation à résidence pour des motifs d’ordre public étrangers à ceux ayant justifié l’état d’urgence ? En clair, pouvait-on utiliser l’état d’urgence déclaré pour les attaques terroristes pour assigner à résidence des militants écologistes et éviter qu’ils ne troublent la COP 21 ?

– 4. La demande de dérogation à la CEDH. Enfin, l’information par le Président de la République au Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la susceptibilité par la France de déroger à la Convention européenne des droits de l’Homme a pu susciter le désarroi du juge administratif, qui, depuis 1989, contrôle son respect par les actes administratifs français. Devait-il, le temps de l’état d’urgence, mettre cette source de contrôle de côté ?

Tous ces éléments cumulés ont, selon nous, constitué un contexte complexe qui a favorisé le malaise d’un juge administratif, conscient du rôle qu’il doit jouer dans l’équilibre entre liberté et sécurité, mais plein d’incertitudes sur la façon de remplir ce rôle. Ce malaise on peut en donner trois illustrations :

  1. Ce « malaise » du juge administratif, on le sent dès les premières décisions rendues sur des affaires d’assignation à résidence à propos de militants écologistes susceptibles de troubler la tenue de la COP 21. Comme nous l’avons dit, du fait de la modification de la loi, la question était de savoir si les assignations à résidence devaient avoir un lien direct avec le terrorisme, ou si elles pouvaient être prononcées à l’encontre de personnes dont le comportement constitue une menace à l’ordre public sans pourtant constituer une menace terroriste. La question se posait pour la 1ère fois devant les tribunaux de Rennes, Melun et Cergy-Pontoise, saisis en référé-liberté. Incertains de la réponse à y apporter (le Conseil d’Etat ne s’étant pas prononcé sur l’interprétation à en donner), 2 tribunaux sur 3, pour 6 des 7 affaires, ont préféré rejeter les recours en référé en faisant valoir qu’ils ne remplissaient pas la condition d’urgence ; cette solution leur permettait de « botter en touche », trier l’affaire sans répondre au fond. Sans doute, les juges administratifs ont-t-ils commis ici une vraie faute car en refusant de reconnaître l’urgence de la situation des intéressés, ils retiraient toute son effectivité au référé-liberté. Le 11 décembre, saisi en appel, le Conseil d’Etat affirma son « profond désaccord » avec ce qu’il a considéré comme une « grosse erreur de droit » des tribunaux de 1ère instance (voir les conclusions du rapporteur public Xavier Domino). Ainsi, il semble qu’il y ait réellement eu un temps de paralysie des premiers juges administratifs autour de la question : « Qu’est ce qu’on doit faire ? Qu’est ce qu’on attend de nous ? Et quelle responsabilité aurons-nous à porter si les mesures qu’on annule conduisent à un nouvel attentat ? ».
  1. Ce « malaise », on le sent dans les tribunes anonymes publiées sur Internet par des juges administratifs, de façon individuelle ou collective, peu avant la prorogation de l’état d’urgence de février. On a pu y lire toutes les insatisfactions des juges dont le pouvoir paraissait soit limité (par des mesures telle la dérogation faite à la CEDH) soit pas suffisamment renforcé, notamment par « les sept ordonnances rendues le 11 décembre 2015 par le Conseil d’Etat ». Même si d’habitude, écrivent-ils, « les positions du Conseil d’Etat font jurisprudence », les juges administratifs « de base » ont considéré que cette fois la cour suprême n’avait pas garanti l’effectivité de leur contrôle (notamment en n’encadrant pas davantage l’utilisation des « notes blanches »). « Nous nous retrouvons, juges administratifs, dotés d’une responsabilité accrue sans avoir véritablement les moyens de l’assumer. » (voir la tribune publiée sur Médiapart le 29 décembre 2015) et malheureusement, « la suspicion souvent infondée de complaisance du juge administratif envers l’Etat ne pourra que se voir renforcée» (voir la tribune publiée sur le Blog Droit administratif le 5 janvier 2016).
  1. Ce « malaise », il nous semble enfin être confirmé par une pratique tout à fait exceptionnelle dans les décisions qui ont été rendues sous l’état d’urgence : il s’agit de l’anonymisation des membres de la juridiction. Ainsi, les noms des juges en charge de l’affaire (rapporteur et rapporteur public) n’apparaissent plus (ils sont remplacés par un espace blanc ou des points) et ce, quand bien même, les noms du requérant et de son avocat restent visibles. Cette pratique donne l’impression que le juge administratif n’ose pas porter la responsabilité des conséquences du rejet ou de l’annulation (Cf. en ce sens le témoignage de M. le Magistrat Arnaud Kiecken).

A l’analyse du reste des décisions, le 2nd constat que l’on peut faire, c’est que ces difficultés ont au fil des semaines diminué, le juge administratif ayant réaffirmé sa place et davantage « borné » l’action de l’Administration.

  1. Une reconsidération de l’office du juge. Quoi qu’on puisse en dire par ailleurs, les décisions du 11 décembre 2015 rendues par le Conseil d’Etat, ont eu le mérite d’inviter les juges administratifs en général à reconsidérer leur office. Elles créent d’abord une présomption d’urgence pour les contentieux concernant les assignations à résidence (évitant le rejet des recours sur ce point à l’avenir). En outre, elles ont invité le juge à reconsidérer la portée de son contrôle en REP : jusqu’alors il exerçait seulement un « contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation » (depuis 1985), désormais il doit exercer un contrôle plus approfondi, c’est le cas du contrôle « normal » des mesures (attention, le contrôle est évidemment plus restreint en procédure de référé : cf. la contribution de M. le pr. Stéphane Mouton). Au considérant n°16, est ainsi évoqué «  l’entier contrôle du juge de l’excès de pouvoir », ce qui corrobore les conclusions du rapporteur public : « Il nous semble important que votre décision envoie le signal clair, tant à l’égard de l’administration, des citoyens que des juges, que le contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence n’aura rien d’un contrôle au rabais, et que l’état de droit ne cède pas face à l’état d’urgence ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 décembre 2015 confirma « que le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit » (considérant 12). Un magistrat administratif l’admet : « On est en quelque sorte passé d’un extrême à l’autre » (Cf. en ce sens le témoignage de M. la magistrat Arnaud Kiecken).
  1. Un contrôle renforcé en pratique. Parmi les jugements rendus les semaines suivantes, on relève les premières suspensions par les TA et le Conseil d’Etat. Bien que la cour suprême n’ait pas davantage encadré le recours aux notes blanches dès décembre, en pratique les juges administratifs en ont affiné le contrôle : suppléments d’instruction, enquêtes à la barre (R. 623-1 CJA), débats lors de l’audience publique sont largement utilisés pour obtenir des preuves supplémentaires à même de valider ou d’invalider le contenu de ces « notes ». Le 15 janvier 2016, le TA de Cergy considère que les « contraintes liées à l’activité des services de renseignement » ne sauraient suffire à exonérer l’Etat d’étayer une note blanche. Le 22 janvier 2016, le Conseil d’Etat suspend pour la 1ère fois en appel une assignation faute « d’élément suffisamment circonstancié ».

S’il semble clair que « les services de renseignement […] ne se lèvent pas le matin pour écrire des fausses notes blanches  » (ce sont les propos tenus par Mme Léglise, sous-directrice du conseil juridique et du contentieux de la place Beauvau), le contrôle juridictionnel a pu mettre en évidence que l’Etat avait commis des erreurs ou confusions : ainsi, une communication téléphonique en haut parleur n’aurait pas due être confondue avec une prise de photographies du domicile d’une personnalité protégée, et le projet professionnel d’être instructeur en boxe thaï n’aurait pas du prouvé que l’intéressé se soit livré à une activité d’entrainement de jeunes convertis dans la pratique des arts martiaux.

Selon les statistiques fournies par le Conseil d’Etat, 106 mesures de police administrative avaient été examinées au 25 février 2016 : dans 16% des cas, il y a eu suspension partielle ou totale (17 mesures), dans 65% des cas, il y a eu rejet (69 mesures) et dans 19% des cas (20) il y a eu abrogation de la mesure par le ministère de l’Intérieur avant que le juge ne statue.

Ce dernier chiffre nous conduit au 3e constat : Que le juge administratif ait amélioré son contrôle ces quatre derniers mois n’est pas suffisant tant qu’un certain nombre de mesures restent hors de son champ d’action.

Parmi les mesures qui restent hors du contrôle juridictionnel :

– il y a ces assignations à résidence que l’Etat prononce, et applique, puis abroge (parfois seulement quelques heures) avant leur examen par le juge administratif, forçant ce dernier à prononcer un non-lieu à statuer : il n’y a plus d’acte donc il n’y a pas de contrôle possible ;

– il y a, de la même manière, les assignations à résidence qui, aux alentours du 26 février, ont disparu du fait de la prolongation de l’état d’urgence. C’est une nouveauté de la loi de 2015 : toute mesure doit être renouvelée explicitement, et ne perdure pas pour le seul motif que l’état d’urgence est prolongé. Cette mesure a l’avantage d’obliger l’Etat à réétudier les situations individuelles, mais elle a l’inconvénient de forcer le juge à prononcer de nouveau des non lieu à statuer quand le recours a été introduit moins de 48 heures avant la prolongation ; plusieurs décisions du Conseil d’Etat rendues aux alentours du 26 février le prouvent ;

– enfin, et c’est là, le plus grand problème : les perquisitions administratives, qui forment la très large majorité des mesures de police administrative prises sous l’état d’urgence ne peuvent de facto  faire l’objet d’un contrôle juridictionnel a posteriori, car compte tenu de leur brièveté, elles ne peuvent pas décemment être contrôlées par le juge administratif.  Il reste à l’intéressé la possibilité d’exercer un recours indemnitaire, long et très incertain. Environ 1% des perquisitions qui ont eu lieu depuis novembre ont fait pour le moment l’objet de ce type de recours. (Sur les perquisitions administratives, cf. la contribution de Maître Benjamin Francos).

Ces éléments nous conduisent à penser que si le juge administratif est conscient des attentes qui s’expriment à son encontre, il ne faut décemment pas tout attendre de lui.

A propos des mesures que le juge administratif ne peut actuellement pas contrôler, il faudrait rétablir un contrôle a priori. Il y a une nécessité de reposer la question de la compétence du juge judiciaire : il a son rôle à jouer dans cette situation exceptionnelle, et il faut déterminer avec précisions dans quelle mesure (cf. la contribution de Mme la députée Marietta Karamanli).

A propos des mesures qu’il contrôle déjà, il faut se rappeler que le juge administratif n’est garant des libertés qu’à la condition que le Législateur les ai protégées avant lui. Autrement dit, son contrôle s’exerce au prisme de la loi et de son esprit. Et lorsque l’esprit de la loi est favorable à la sécurité plutôt qu’aux libertés, jusqu’où peut s’exercer son contrôle ?  Qu’on ait été en accord ou en désaccord avec la position du Conseil d’Etat quand il a confirmé les assignations à résidence des militants écologistes, il faut souligner qu’il a été conforme à l’esprit de la loi de 2015 qui cherchait à embrasser une menace devenue plus diffuse. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à certains que, rien ne permet de penser que, s’il avait été compétent, le juge judiciaire aurait abouti à d’autres interprétations et d’autres conclusions.

Nous ne pensons donc pas qu’il n’y ait que les optimistes pour croire que le juge administratif peut garantir les libertés fondamentales. Il le fait depuis de nombreuses années, en France, et partout en Europe, en Méditerranée. En Grèce, il y a bientôt 50 ans, à l’époque de ce qu’on appelle la « Dictature des colonels », le gouvernement a nié, sous couvert d’ « urgence », le Droit, tous ceux qu’il protège et tous ceux qui le protègent. En 1968, il a suspendu la disposition constitutionnelle garantissant l’inamovibilité des juges pour révoquer en trois jours 30 magistrats et c’est le Conseil d’Etat grec, qui a, le 24 juin 1969, courageusement, déclaré cette révocation illégale, et c’est son Président qui a courageusement refusé d’en démissionner malgré les pressions. Cet exemple confirme encore ce que nous venons d’écrire : le juge administratif est un allié de l’Etat de droit, mais il ne peut l’assurer seul.

En France, aujourd’hui, ne reprochons donc au juge administratif que ce qui tient de sa responsabilité. Et souhaitons, comme lui, que face à la menace permanente, on ait recours à des instruments pérennes. L’état d’urgence prolongé maintient pour le moment dans une situation très inconfortable le juge administratif et l’équilibre qu’il défend.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 48.

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Quels sont les contrôles des différents juges ?

par M. le pr. Stéphane MOUTON,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Directeur de l’Institut Maurice Hauriou

Quels sont les contrôles des différents juges ?

Art. 47. Parce qu’il répond d’un régime d’assouplissement de la légalité, l’état d’urgence régi par la loi du 3 avril 1955 ne peut être considéré comme un régime d’exception qui se soustrait aux impératifs juridiques existants au sein d’un Etat de droit. Si ce régime se caractérise d’abord et avant tout par un développement des compétences des autorités administratives à l’encontre de certaines libertés considérées comme essentielles dans une société démocratique (telles que la liberté d’aller et venir, la vie privée, les libertés de réunion, de manifestation, et d’expression surtout), il existe toujours un contrôle juridictionnel effectué par le juge administratif à l’encontre de leurs décisions et de leurs actions. Néanmoins cela peut-il suffire à assurer une protection efficiente des libertés au sein de l’état d’urgence pérennisé depuis la loi du 20 novembre 2015 ?

Bien sûr, le juge administratif participe – et parfois dans le conflit avec le pouvoir exécutif et ses premières autorités constitutionnelles – au développement de l’encadrement juridique des actions des organes gouvernementaux et à une entreprise de protection des libertés contre l’administration. Il est même certain que cette mission persiste dans l’exercice de l’état d’urgence, puisque le contrôle de légalité des actes administratifs effectué par le juge administratif est de même nature que celui qu’il réalise en période dite normale. Sur le plan organique, le juge vérifie que la compétence de l’auteur soit respectée, mais encore que l’autorité compétente agisse dans la cadre d’une légalité clairement déterminée, comme le Conseil d’Etat l’a rappelé dans une décision n° 396220 du 27 janvier 2016 Ligue des droits de l’homme à propos du président de la République (§7). Sur le plan matériel, le juge administratif effectue un contrôle certes minimum, mais qui demeure classique dans le contrôle de légalité des missions de police administrative. Il met en œuvre un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration dans l’exercice des missions de sauvegarde de l’ordre public, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de protéger certaines libertés fondamentales. C’est bien ce que démontre la décision n° 395620 du 6 janv. 2016 dans laquelle le Conseil d’Etat soutient la suspension de l’exécution d’un arrêté préfectoral portant fermeture d’un restaurant prise par le juge des référés en raison d’ « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre » (§12).

Ce constat suffit-il à faire du juge administratif un gardien naturel de la protection des droits contre l’Administration dans le cadre de l’état d’urgence prorogé par la loi du 19 février 2016 ? La réponse assurément doit être très circonstanciée. Depuis la Constitution de Frimaire de 1799 et son projet de renforcement du pouvoir exécutif et donc de l’Administration sur la société politiquement convulsive depuis 1789 et jusqu’à nos jours, le Conseil d’Etat a été et reste une juridiction au service de la construction et de la légitimation de l’Etat administratif animées par une éthique jurisprudentielle fondée sur l’intérêt général. Celle-ci repose elle-même sur l’idée que la protection des libertés, idée revendiquée par le juge administratif lui-même comme un principe fondamental de la société démocratique, dépend de la bonne organisation de la société et d’une réglementation des rapports sociaux assurées par les décisions de l’institution étatique et de son administration surtout, dans une posture tutélaire, voire autoritaire, vis-à-vis de la société civile. Dans cette logique historique et culturelle ancienne, politique et juridique forte, le juge administratif a donc toujours justifié, au nom de la garantie des libertés proclamées depuis 1789, l’emprise de l’institution étatique sur la société politique (la nation) composée de citoyens-administrés et à la bonne mise en œuvre des décisions de l’Etat dans le corps social.

Il découle donc de cette réalité que le juge administratif sert une justice liée au pouvoir de l’Etat, avant d’être une justice au service des libertés, au motif que le premier est l’agent de la garantie des secondes. C’est bien ce que démontre la logique de son contrôle – renforcée dans le cadre de l’état d’urgence – construite sur une technique de conciliation entre les exigences inhérentes à la protection de l’ordre public et les atteintes aux droits et libertés perpétrées par les décisions et/ou actions administratives à leur encontre. Concrètement, son contrôle de la légalité assure une protection des droits inversement proportionnelle au degré de protection nécessaire de l’ordre public. Par voie de conséquence, plus l’ordre public est menacé, plus le pouvoir de l’Etat s’affirme à l’encontre des libertés qui voient leur protection relativisée.  Dans l’exercice de cette conciliation donc, il n’appartient pas au juge administratif d’effectuer un contrôle substantiel du degré de l’atteinte réalisée aux droits et libertés par les autorités administratives. Il lui revient d’apprécier, dans le respect d’un certain nombre de conditions juridiques participant à une garantie des libertés, que l’atteinte générée à un droit par cette autorité réponde à d’une habilitation juridique, et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport aux objectifs qu’elle poursuit au nom de l’intérêt général et/ou de la protection de l’ordre public.

Aussi cohérente et nécessaire soit-elle, on doit souligner les dangers d’une telle dynamique pour la protection des libertés dans le cadre du régime juridique de l’état d’urgence, au motif notamment qu’il favorise une pernicieuse confusion des rôles entre les juges judiciaires, administratifs voire constitutionnels au nom de la noble mission de garantie des droits. En effet, dans un contexte où les barrières de la garantie judiciaire tendent à être abaissées pour d’impérieux motifs de protection de l’ordre public, et où le juge judiciaire se trouve fragilisé dans sa mission de gardien naturel des libertés (cf. par ex. l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015), le juge administratif est naturellement encouragé à investir la fonction de gardien des libertés face à l’administration. C’est à lui que revient la fonction de circonscrire dans les cadres de la légalité formelle et matérielle la tendance naturelle et légitime des autorités administratives à blesser un certain nombre de libertés fondamentales dans un régime d’état d’urgence qui développent leur compétence au détriment des droits. Le mouvement semble d’ailleurs suffisamment légitime pour que certains suggèrent de constitutionnaliser le juge administratif dans le rôle de garantie des droits à côté du juge judiciaire dans un article 66 de la Constitution réformé en conséquence.

Or, sous les apparences d’un renforcement de la légalité administrative, ce sont les libertés qui se réduisent concrètement, sans cesse plus écrasées par l’influence que l’Etat exerce sur les conditions de leur effectivité. Dans un tel contexte, il est plus que jamais nécessaire de rappeler que le juge judiciaire demeure le gardien naturel des libertés face à l’action de l’Administration malgré une tendance parfois contraire (quid de la voie de fait ?), voire même le législateur à l’égard duquel le Conseil constitutionnel développe une jurisprudence similaire à celle du Conseil d’Etat, laissant prévaloir, dans les conciliations qu’il effectue, les exigences de l’intérêt général au détriment de la protection effective des droits constitutionnels. A titre d’exemple, sa jurisprudence relative aux assignations à résidence permises dans le cadre de l’état d’urgence démontre que lorsqu’il apprécie la violation d’un droit constitutionnel par une disposition législative sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, le juge constitutionnel le fait à l’aune du respect ou non par l’Administration des atteintes à la liberté constitutionnelle – en l’occurrence le respect de la vie privée ici prévue par la disposition législative en cause –, et non pas en raison des atteintes substantielles que ce droit peut connaître à raison des atteintes autorisées par la volonté générale (Cons. const. n° 2015-527 QPC du 22 déc. 2015, §16- 11-13 « Cédric D »).

Finalement, la seule vertu de l’état d’urgence est de rappeler la fragilité du pouvoir des juges face au pouvoir de l’Etat qui tient toujours les libertés civiles entre ses mains. Si son maintien tend à justifier la place que l’Etat occupe dans la protection nécessaire des libertés, il devrait aussi nous inviter à repenser celle du juge au sein de notre démocratie afin que l’équilibre nécessaire entre la sécurité et la liberté au sein d’une société libre ne penche pas trop en faveur de la première en raison d’une protection de la seconde. Ainsi l’état d’urgence serait appelé à rester un régime d’exception dont il convient de se défaire dès que les circonstances ne l’exigent plus en raison du danger qu’il fait peser sur les libertés, et non pas un régime « normalisé » qu’il convient de pérenniser en raison de l’artificielle garantie qu’il offrirait à ces dernières par sa bienveillante protection.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 47.

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