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Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » : l’exception permanente ?

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Directeur du Journal du Droit Administratif

Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » :
l’exception permanente ?
Rappel(s) à partir des articles du
« premier » Journal du droit administratif

Art. 22. Ce court texte n’a pas vocation à présenter de manière exhaustive l’état des libertés publiques confrontées à la puissance publique sous le Second Empire. Une thèse n’y suffirait peut-être même pas. Ce « billet » introductif au premier dossier sur l’état d’urgence du Journal du Droit Administratif n’a effectivement que deux humbles ambitions : d’abord, rappeler au citoyen contemporain que s’il est bon, normal (au sens de rationnel et logique) et peut-être même légitime de s’offusquer d’une crainte que nos libertés soient trop atteintes sinon brimées par la mise en œuvre d’un état d’exception comme l’état d’urgence, cet état exceptionnel qui vient interroger les limites de l’Etat de Droit a été – pendant longtemps – l’état jugé normal du droit administratif français privilégiant ainsi la puissance publique et non les droits et libertés de ses citoyens.

Par suite, cette note essaiera de mettre en avant quelques exemples concrets de cet « état » que l’on qualifierait aujourd’hui aisément « d’exceptionnel permanent » du Second Empire à travers quelques exemples tirés des premières pages du Journal du droit administratif de 1853 et des premières années suivantes.

Le Second Empire : exception permanente
à l’Etat de Droit aujourd’hui promu.
Quand la police était la règle…

L’intitulé précédent est en soi un anachronisme ici bien assumé. Il n’a pour objectif que de tenter de comparer ce qui ne l’est presque pas tellement les périodes et les droits publics correspondants sont différents. En effet, avec un œil contemporain nourri des notions de défense et de garantie des droits et libertés, abreuvé d’ « Etat de Droit » et de protections juridictionnelles, la mise en œuvre d’un état d’urgence tel qu’issu de la Loi (examinée dans le présent dossier) du 03 avril 1955 effraie. Elle laisse à penser et à craindre qu’au cœur du couple « Libertés & Sécurité » bien connu des spécialistes du droit administratif, c’est la sécurité et la puissance publique à sa tête qui vont triompher au détriment des droits des citoyens administrés. Autrement dit, avant la belle et célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille (conclusions sur CE, Sect., 10 août 1917, Baldy, Rec., p. 638) selon lequel la liberté doit toujours être la règle et la restriction de police matérialiser l’exception, notre droit administratif – particulièrement sous les deux Empires (et au moins aux débuts du Second) a davantage enraciné le Droit et les droits de l’administration publique dans une vision au profit de laquelle l’état légal précédant « l’Etat de Droit » était un « droit de police » et ce, dans la grande tradition directement inspirée et héritée de l’Ancien Régime.

En 1850, ainsi, on s’étonnait presque plus encore d’une mise en avant de libertés garanties que des pouvoirs exorbitants de police entre les mains de l’administration publique et des juges qui la servaient plus qu’ils ne l’encadraient.

Malgré la déclaration des droits de 1789, la police était la règle et la liberté l’exception.

Les premiers auteurs que l’on peut qualifier d’administrativistes (c’est-à-dire de spécialistes du droit administratif) du 19ème siècle témoignent d’ailleurs parfaitement de cet état d’esprit, plus d’un siècle avant la Loi de 1955. Lorsqu’ils ne sont pas explicitement (à l’instar de Vivien de Goubert (1799-1854) ou encore de Trolley (1808-1869) que nous avons pu qualifier de « minarchistes pro gouvernants » (Cf. Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) des promoteurs directs des pouvoirs de police de la puissance publique, ils sont a minima comme Chauveau (1802-1868) à Toulouse et Macarel (1790-1851) à Paris, des analystes du droit administratif peu offusqués par l’exorbitance – qui paraîtrait aujourd’hui exceptionnelle mais qui ne l’était pas à l’époque – qui se matérialisait.

Un telle époque – heureusement révolue – nous semblerait comparable à un état d’urgence permanent et doit donc – croyons-nous – être conservée à l’esprit précisément car nous ne sommes plus sous le Second Empire et que ce qui paraissait alors justifiable, ne l’est peut-être plus ou en tout cas doit être appréhendé différemment à la lumière de l’Etat de Droit.

Rappelons alors – cependant – que quelques auteurs (dès la Monarchie de Juillet) ont été attentifs aux droits et libertés – en construction et en garantie croissante – des citoyens français. Ce sont les auteurs que nous avons identifiés sous l’appellation de « libéraux citoyens » (Cf. notre étude précitée : La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) et qui revendiquaient les libertés auxquelles on portait selon eux trop atteinte plutôt que les pouvoirs de police.

Parmi ces hommes, on citera les noms d’Aucoc (1828-1910), de Batbie (1828-1887) de Laferrière (1798-1861) (Firmin, le père d’Edouard) ou encore de celui qui a initié, selon nous, un tel mouvement : le doyen Emile-Victor-Masséna Foucart (1799-1860).

Les manifestations de l’exception permanente…
… au fil des premières pages
du Journal du droit administratif

Il est alors intéressant de constater que les premières livraisons du Journal du droit administratif (dès 1853) vont précisément consacrer deux des acceptions possibles du droit administratif du Second Empire : une vision pro police (sic) et plus classique incarnée par Chauveau et l’autre, plus libérale à la recherche des droits et libertés des citoyens, que portait Batbie.

Il nous a par suite semblé intéressant de publier sous ces lignes quelques extraits de quelques-uns des articles publiés en 1853, 1854 et 1855 (soit un siècle avant la Loi du 03 avril 1955) au Journal du droit administratif et tenant à la police et aux libertés. On se rendra peut-être ainsi compte par quelques éléments concrets de ce que l’état d’urgence actuellement en vigueur au 03 avril 2016 n’aurait pas étonné un administrativiste du 19ème siècle qui se réveillerait à notre époque. Ce qui nous semblerait une dangereuse exception permanente (avec ce risque à raison décrié d’une banalisation contemporaine de l’urgence) aurait semblé être une application « normale » de l’Etat de droit alors en formation(s).

Art. 37 du Journal du droit administratif (1853, p. 274 et s.)

Dans l’une des premières livraisons du Journal du droit administratif, le lecteur est témoin d’une petite révolution administrative en termes de police(s) : la « suppression du ministère de la police générale ». Comme le rappelle M. Houte (Cf. « Surveiller tout sans rien administrer ; l’éphémère ministère de la Police générale (janvier 1852-juin 1853) » in Histoire, économie & société ; 2015 / n°02 ; p. 126 et s.), la réintroduction – sous le Second Empire – d’un tel ministère spécial (qui n’a été effectif qu’en 1852-1853) « illustre la tentation policière du Second Empire. En confiant cette institution au préfet de police du coup d’état, Maupas, Louis-Napoléon Bonaparte veut renforcer le contrôle des populations et la surveillance des opinions. Mais les archives privées de Maupas montrent la fragilité d’un ministère au périmètre mal défini et au personnel inadapté, qui se heurte, de plus, à de fortes résistances et à des rivalités administratives ». Le Journal du droit administratif relève alors la suppression de ce ministère en prenant soin de toucher le moins possible au fond mais en effleurant seulement les aspects formels de réorganisations institutionnelles. On y sent alors très sensiblement la « patte » d’un Chauveau qui introduit le changement opéré par ces mots de glorification des pouvoirs de police et du ministère consacré de l’Intérieur :

« La police est liée d’une manière tellement inséparable à la politique d’un pays, que la division des attributions a dû être plus d’une fois la source de tiraillements. Le ministre de l’Intérieur est plus spécialement chargé que tout autre de ses collègues de représenter la pensée politique du gouvernement. Sa marche pouvait plus d’une fois être contrariée par la direction donnée à la police dans un ministère indépendant du sien. C’était là une lutte analogue à celle qui s’était produite dans les départements entre les inspecteurs généraux et les préfets ».

Art. 85 du Journal du droit administratif (1854, p. 179 et s.)

Il nous a également semblé intéressant de reproduire ici in extenso un extrait d’un article du Journal du droit administratif relatif aux dangers des almanachs (sic) et de toutes les publications non contrôlées qui pourraient insidieusement venir troubler l’ordre public.

image1

Il est heureux de constater, en 2016, que la situation n’est heureusement plus la même.

Art. 126 du Journal du droit administratif (1855, p. 30 et s.)

Cet article fait état des conséquences de l’utilisation – programmée massive – de la photographie au profit des droits de police. En l’occurrence, le Journal du droit administratif met en avant les avantages que procurerait l’emploi de daguerréotypes pour signaler et ficher les « libérés en surveillance » qui seraient ainsi bien plus aisément décrits et signalés et donc portés à la connaissance de tous. L’objectif proposé était alors (conformément aux vœux et aux premiers calculs d’un inspecteur général honoraire des prisons, « ami du Journal du droit administratif » (M. Louis-Mathurin Moreau-Christophe (1799-1881)) de photographier les « plus dangereux » des « condamnés (…) annuellement libérés » (sic) afin de faire circuler – pour le bien de leur surveillance et la sécurité publique – leurs portraits.

« Si l’on considère l’importance d’un signalement précis, non seulement en ce qui concerne les condamnés libérés, mais encore tous les criminels que la société est intéressée à surveiller de près, on sera forcé de convenir que la dépense serait bien modique ».

Autant dire que la vidéosurveillance et les caméras si elles avaient existé à l’époque n’auraient pas empêché les promoteurs du droit administratif du 19ème siècle de s’y déclarer a priori très favorables !

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 22.

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Les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police durant l’état d’urgence

par M. Loïc PEYEN,
ATER en droit public – Université de La Réunion

Les moyens de preuve de la nécessité des mesures
prises par l’autorité de police durant l’état d’urgence :
la fin ne justifie pas les moyens

Art. 34. La mise en œuvre de l’état d’urgence n’exonère pas l’autorité de police, eu égard aux nombreux pouvoirs dont elle dispose durant cette période (surtout compte tenu des mesures susceptibles d’être prises par la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence telle que modifiée par la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions), d’apporter la preuve de la nécessité d’adopter des mesures de police. Un doute avait en effet pu naître sur la question. La faible exigence du juge administratif manifestée dans un premier temps mit en exergue l’indispensable nécessité d’un encadrement ferme de ces moyens de preuve de la nécessité des mesures de police (I), conduisant le juge à renforcer ses exigences au profit d’un encadrement effectif de ces moyens de preuves (II).

L’encadrement indispensable
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge administratif a pu faire preuve d’un certain laxisme quant aux moyens de preuve susceptibles d’être apportés par l’autorité de police pour justifier les mesures adoptées durant la mise en œuvre de l’état d’urgence. En effet, il admît, ainsi que l’y invitait le rapporteur public, qu’« aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les « notes blanches » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’êtres pris en considération par le juge administratif » (CE, sect., 11 déc. 2015, n°394989, 394990, 394991, 394992, 394993, 395002, 395009).

Les « notes blanches » sont des documents émis par les services de renseignement établissant de simples faits, sans mention aucune de leur origine, du service dont ils proviennent ou de leur auteur et ce pour des raisons de défense nationale. Le moyen de preuve est quasi-péremptoire : l’autorité de police affirme sans détailler ou avoir à prouver ses dires. C’est là que le bât blesse : à la partie adverse de démontrer que les éléments contenus dans ces notes sont faux. L’admission d’un tel mode de preuve institue une quasi-présomption quant au bien-fondé de la mesure de police, comme si l’état d’urgence justifiait que le fameux privilège du préalable, « règle fondamentale du droit public » (CE, ass., 2 juin 1982, Huglo, n°25288, 25323), s’étende au contentieux des mesures de police en période de crise. Cette « présomption » de conformité établie par les notes blanches opère une inversion de la charge de la preuve. Le problème est que cette présomption est difficilement réfragable pour le destinataire de la mesure (en témoigne TA Rennes, 6 janv. 2016, n°1506003 ; TA Dijon, 1er fév. 2016, n°1600109) au regard du caractère imprécis ou laconique de ces documents (ainsi que le relève Amnesty International, Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France, Amnesty International Publications, 2016). Même si le juge exige que ces notes soient « versées au débat contradictoire », cette exigence apparaît bien superficielle au regard du principe général du respect des droits de la défense auquel se rattache le principe du contradictoire (CE, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier, n°69751).

Bien que classiquement admis, notamment dans le domaine du contentieux des étrangers (CE, ass., 11 oct. 1991, ministre de l’Intérieur c. Diouri, n°128128 ; CE, SSR, 3 mars 2003, ministre de l’Intérieur c. Rakhimov, n°238662), ce mode de preuve avait vocation à disparaître. Interpellé sur le sujet en 2004 (question d’actualité au gouvernement n°0349G de M. Max Marest, JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3818), le Ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales avait pu affirmer qu’« il n’est pas acceptable en effet dans notre République que des notes puissent faire foi alors qu’elles ne portent pas de mention d’origine et que leur fiabilité ne fait l’objet d’aucune évaluation » (JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3819). Cette intention fut confirmée en 2007 par le Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales (réponse à la question écrite n°01720 de M. Michel Moreigne (JO Sénat du 30/08/2007, p. 1517), JO Sénat du 08/11/2007, p. 2042). L’admission en 2015 de ces notes blanches suscita sans surprise l’émoi (v. notamment la question n°92304 de Mme Isabelle Attard, JO Assemblée Nationale du 5 janvier 2016, p. 18, sans réponse à ce jour).

Si l’on considère, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, que le droit au procès équitable, dont le principe du contradictoire se fait écho, occupe une « place éminente (…) dans une société démocratique » (CEDH, ch., 9 oct. 1979, Airey c. Irlande, n°6289/73, §24), il est possible de s’interroger sur l’articulation entre état d’urgence et démocratie. Le faible contrôle opéré par le juge dans ces décisions rendues le 11 décembre 2015 est symptomatique de l’occasion manquée d’encadrer le recours à ce moyen de preuve. Il s’agit moins de limiter les pouvoirs de police en période de légalité de crise que de faire en sorte que les mesures de police soient justifiées sans trop porter atteinte aux droits des destinataires de la norme, conformément à l’État de droit.

Heureusement, le juge administratif renforcera son contrôle sur les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police.

L’encadrement effectif
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge a renforcé son contrôle sur ces moyens de preuve à l’occasion d’une ordonnance du 9 février 2016 où il fut amené à suspendre une assignation à résidence prononcée dans le cadre de l’état d’urgence (CE, ord., 9 fév. 2016, M. C., n°396570). Le juge, après avoir exigé de l’autorité de police qu’elle lui fournisse les éléments complémentaires mentionnés dans la note blanche susceptibles de justifier ladite mesure, se heurta au refus du ministre de l’intérieur qui, pour justifier sa résistance, invoqua le secret défense. Il est vrai que la nouvelle lettre de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 octroie une large marge de manœuvre aux autorités de police qui peuvent prononcer une assignation à résidence à l’encontre d’un individu s’il y a « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Mais le risque d’instrumentalisation de la suspicion est grand, de telle sorte que repose sur le juge administratif – acteur essentiel de la garantie des droits et libertés durant l’état d’urgence (art. 14-1 de la loi du 3 avril 1955) – la responsabilité de contrôler les « raisons sérieuses » susceptibles de justifier ces mesures. Dans l’ordonnance du 9 février 2016, le juge fut convaincu par l’argumentation du requérant, d’autant qu’il considéra que « les éléments produits par l’administration doivent être regardés, en l’état de l’instruction, comme dépourvus de valeur suffisamment probante pour pouvoir être pris en compte » (consid. 8). La délicate situation dans laquelle il se trouve durant l’état d’urgence peut se comprendre : il est un funambule de la légalité de crise en tant qu’il est à la fois juge des garants de l’ordre et garant des droits. C’est cette raison sans doute qui le contraint à ne pas condamner l’adoption de la mesure d’assignation à résidence mais simplement son maintien (v. consid. 9).

Ce renforcement de l’encadrement des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police ne peut qu’être salué. Il permet de faire en sorte que l’état d’urgence ne soit pas un « voile sur la liberté » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XII, XIX) trop opaque pour occulter l’État de droit. C’est ainsi que s’amenuisent les craintes d’un « État d’urgence » exclusif d’un État de droit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 34.

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Les autres régimes d’exception

par Mme Florence CROUZATIER-DURAND,
Maître de conférences (HDR), droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 23. Un régime d’exception peut être défini comme la situation dans laquelle se trouve un État qui, en présence d’un péril grave, ne peut assurer sa sauvegarde qu’en méconnaissant les règles qui régissent normalement son organisation et ses pouvoirs. Il a pour effet une aggravation des pouvoirs de police, une limitation des libertés publiques et une atténuation du contrôle de légalité. La conciliation des libertés fondamentales et de la sécurité publique se fait au profit de cette dernière. Outre l’état d’urgence, trois régimes d’exception peuvent être cités : l’état de siège, les circonstances exceptionnelles et les pouvoirs exceptionnels reconnus au Président de la République.

L’état de siège

Législation née sous le Second Empire, l’état de siège est le régime d’exception le plus ancien. Instauré précisément par la loi du 9 août 1849, modifiée par les lois du 3 avril 1878 et du 27 avril 1916, ce régime est aujourd’hui codifié à l’article 36 de la Constitution de 1958 et mentionné dans le Code de la défense (articles L. 2121-1 à L. 2121-8).

Il peut être déclaré en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée. À la compétence traditionnelle du Parlement pour déclarer l’état de siège, l’article 36 de la Constitution de 1958 a substitué celle du Conseil des ministres. Néanmoins, sa prorogation au-delà de douze jours doit être autorisée par le Parlement.

L’état de siège a pour conséquence l’extension des pouvoirs de police, le transfert de certains pouvoirs à l’autorité militaire, ainsi que la création de juridictions militaires. Ainsi, les pouvoirs dont l’autorité civile est en principe investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire, l’autorité civile continuant d’exercer ses autres attributions. L’autorité militaire peut procéder à des perquisitions domiciliaires de jour et de nuit, éloigner toute personne ayant fait l’objet d’une condamnation devenue définitive pour crime ou délit et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège, ordonner la remise des armes et munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement, enfin, interdire les publications et les réunions susceptibles de menacer l’ordre public. La compétence des juridictions militaires est accrue, elles peuvent juger les crimes et délits contre la sûreté de l’État, ceux portant atteinte à la défense nationale, qu’ils soient perpétrés par des militaires ou des civils.

Les premières applications de l’état de siège ont visé à réagir à des troubles intérieurs notamment lors des révolutions en 1848 et 1849 mais aussi en 1871 lors de la Commune de Paris. Pendant les deux guerres mondiales, le gouvernement a eu aussi recours à l’état de siège.

Le Conseil d’Etat a précisé les contours de ce régime d’exception dans deux arrêts du 6 août 1915, Delmotte et Senmartin, portant sur la fermeture de débits de boisson accusés de porter atteinte à la moralité publique. Le juge administratif a rejeté le recours pour excès de pouvoir et a apporté d’intéressantes précisions sur l’état de siège. D’abord, il confirme que la loi de 1849 sur l’état de siège demeure valide. Ensuite il rappelle que l’état de siège est un régime de légalité dans la mesure où les décisions des autorités militaires et civiles sont soumises au contrôle juridictionnel. Il ajoute que les pouvoirs spéciaux organisés par la loi de 1849 sont de nature préventive et non répressive. Enfin, il juge que la loi de 1849 ne doit pas être interprétée restrictivement : « La législation de l’état de siège ne doit pas se combiner avec les lois ordinaires », affirme le commissaire au gouvernement, car « elle a pour but de les contrecarrer en bloc, en substituant à l’état de droit ordinaire un état exceptionnel s’adaptant, lui, aux nécessités de l’heure ». Dès lors, le transfert de certaines compétences des autorités civiles aux autorités militaires ne les modifie pas et ne les augmente pas non plus.

Destiné à faire face à des conflits traditionnels, l’état de siège est apparu comme une procédure lourde et inadaptée, ce qui explique l’adoption de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer, des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

La théorie
des circonstances exceptionnelles

La théorie des circonstances exceptionnelles découle de celle, plus ancienne, des pouvoirs de guerre qui a été utilisée par le Conseil d’État pour permettre, même sans texte, une extension des pouvoirs de l’exécutif au-delà des frontières de la légalité pendant la Première Guerre mondiale. L’idée générale est que les limites du pouvoir exécutif ne peuvent pas être les mêmes en temps de paix et en temps de guerre. Née en 1918 dans le célèbre arrêt du Conseil d’Etat Heyriès, la théorie sera formulée très clairement par la Haute juridiction administrative dans l’arrêt Dames Dol et Laurent du 28 février 1919. Par l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État admet qu’en période de crise, ou en période de guerre, la puissance publique dispose de pouvoirs exceptionnellement étendus afin d’assurer la continuité des services publics. La théorie des circonstances exceptionnelles permettra par la suite au Conseil d’État d’élargir sa jurisprudence à toutes les périodes de crise ou de troubles graves, tels les événements de mai 1968 ou encore les cas de grève générale.

Dans ses conclusions sur l’arrêt Laugier du 16 avril 1948, le commissaire du gouvernement Letourneur précise les conditions de mise en œuvre de la théorie des circonstances exceptionnelles. Il faut d’abord une situation anormale, pouvant consister soit en l’absence des autorités régulières, soit dans l’impossibilité pour elles d’exercer leurs pouvoirs, soit encore dans la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves ou imprévus. Il faut également que soit reconnue l’impossibilité d’agir légalement. Il faut enfin que soient prévus des effets limités quant à la durée de la situation anormale. Ces conditions cumulatives visent à limiter l’arbitraire et atténuer les risques d’atteinte aux droits et libertés.

L’instauration des circonstances exceptionnelles n’a pas pour effet la disparition de l’exigence de légalité, mais plutôt la substitution à la légalité normale d’une légalité de crise, moins contraignante pour l’administration et plus restrictive pour l’exercice des libertés publiques. Néanmoins, le juge administratif affirme dès 1919 dans l’arrêt Dames Dol et Laurent sa volonté de continuer à contrôler l’action administrative notamment en vérifiant l’existence réelle de circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas d’une simple urgence à agir, mais la survenance brutale d’événements graves et imprévus entraînant l’impossibilité pour l’administration d’agir légalement. Le juge vérifie également leur persistance à la date des mesures administratives. Enfin, le juge administratif contrôle l’adéquation de ces mesures aux nécessités de temps et de lieu mais aussi à la poursuite d’un intérêt public. Le maintien de ce contrôle sérieux et précis peut permettre au juge d’annuler des décisions illégales ou portant atteinte aux droits et libertés.

Il faut également préciser que les circonstances exceptionnelles enlèvent le caractère de voie de fait à des agissements qui seraient ainsi qualifiés. Tel fut le cas des arrestations et internements arbitraires à la Libération, illustré par l’arrêt du Tribunal des conflits, 7 mars 1952, Dame de la Murette. De manière générale, cette théorie jurisprudentielle autorise l’administration à faire tout ce qui est nécessaire pour continuer d’accomplir ses missions dans des situations exceptionnelles. Elle lui permet notamment de ne pas tenir compte de la hiérarchie des normes : dans l’arrêt Heyriès, un décret a autorisé la suspension pendant la Première Guerre mondiale de la loi de 1905 imposant de communiquer son dossier à tout fonctionnaire faisant l’objet de poursuites disciplinaires. Comme l’a souligné J. Rivero, c’est au moment où les libertés sont le plus menacées qu’elles sont le moins protégées.

C’est de cette théorie des circonstances exceptionnelles que s’inspire l’article 16 de la Constitution de 1958.

Les pouvoirs exceptionnels du Président

Selon l’article 16 de la Constitution de 1958, modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »

L’article 16 de la Constitution est un régime exceptionnel d’organisation des pouvoirs publics visant à sauvegarder les institutions de la République dans des situations d’une gravité particulière. Ce régime exceptionnel permet d’accroître temporairement les pouvoirs de l’exécutif pour le rendre plus réactif et plus efficace. L’article 16 de la Constitution de 1958 s’inspire de l’idée qu’en période de crise la concentration des pouvoirs au profit du président de la République permet seule la sauvegarde des institutions. C’est l’un des symboles de la Vème République telle que voulue par le Général de Gaulle consacrant un Président fort : il trouve son origine dans le souvenir de la défaite de 1940, marquée par la grande faiblesse du pouvoir exécutif, alors impuissant à résister à l’invasion allemande.

Sa mise en œuvre est subordonnée à une double condition : il faut que pèse une menace grave et immédiate sur les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux ; de plus, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels doit être interrompu. Le Conseil d’État ne contrôle pas la décision de recourir à la procédure et les mesures prises par le Président dans le domaine législatif, mais seulement les actes pris dans le domaine réglementaire. La jurisprudence du Conseil d’État du 2 mars 1962, Rubin de Servens précise que la décision de mettre en œuvre les pouvoirs exceptionnels est un acte de gouvernement dont il n’appartient pas au Conseil d’État d’apprécier la légalité ni de contrôler la durée d’application.

Ce régime d’exception n’a été utilisé qu’une fois, en 1961, au moment du putsch militaire en Algérie. Le Président Mitterrand avait proposé sa suppression en 1993 mais son projet est resté sans suite. Sans envisager sa suppression, du fait des menaces terroristes pesant sur la sécurité nationale, le Comité Balladur a proposé de le modifier en instaurant notamment un contrôle de la durée de sa mise en œuvre. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a ainsi ajouté : « Au terme d’un délai de trente jours, le Conseil constitutionnel peut être saisi par soixante députés ou soixante sénateurs aux fins d’apprécier si les conditions fixées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce par un avis qu’il rend dans les moindres délais. Il procède de lui-même à cet examen après soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà. » L’objectif est d’encadrer davantage les pouvoirs exceptionnels du Président, en instituant un contrôle du Conseil constitutionnel dont l’avis est public.

Conclusion :
Le droit public français a prévu plusieurs régimes d’exception inadaptés à la situation de lutte contre le terrorisme.

Ces régimes d’exception, comme l’USA Patriot Act adopté aux Etats-Unis en 2001, illustrent la logique de supériorité de la lutte contre le terrorisme sur le respect des droits et libertés. Ce sont des régimes exceptionnels en raison de l’ampleur des événements qui ont déclenché leur adoption, en raison des atteintes qu’ils portent aux libertés fondamentales, mais aussi en raison de leur durée d’application. De telles réponses exceptionnelles à des événements exceptionnels devraient demeurer provisoires.

Inadaptés au moment de la guerre du Golfe, les frontières n’étant pas menacées, les pouvoirs publics ont mis en place un « état de vigilance » qui, contrairement aux régimes d’exception, ne devait entraîner aucune altération du régime des droits et libertés. Pourtant les pouvoirs de police ont été renforcés (interdiction de certaines manifestations sur la voie publique, refus de délivrance ou de renouvellement de port d’armes, expulsion d’étrangers selon la procédure d’urgence absolue). Toutes ces mesures ont été décidées dans le cadre du plan Vigipirate destiné à renforcer la surveillance policière pour empêcher tout acte terroriste.

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23.

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