par M. le pr. Hugues KENFACK,
doyen de la Faculté de Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole
Le point de vue d’un doyen
de Faculté de Droit (interview)
Art. 40. JDA : Qu’est ce que l’état d’urgence pour vous ?
HK : Selon notre droit, l’état d’urgence est un régime de crise fixé par la loi du 3 avril 1955 plusieurs fois modifiée. Il est déclaré « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».
Cet état d’urgence renforce les pouvoirs de l’administration pour restreindre certaines libertés. Il permet au ministre de l’intérieur et aux préfets de prendre des mesures limitatives de la libre circulation des personnes et des véhicules en créant des zones de sécurité dans lesquelles le séjour de certaines personnes est réglementé voire interdit ; de prendre des mesures d’assignation à résidence accompagnées d’obligation de se présenter à la police et à la gendarmerie, de confiscation des documents d’identité, de port de bracelet électronique ; de dissoudre des associations ou groupements de fait ; de procéder à des perquisitions de jour comme de nuit ; de saisir des armes ; de fermer des débits de boisson et des salles de spectacles.
Pour moi, tant au regard de la loi que des six cas d’application (dans les quatre départements d’Algérie du 3 avril au 1er décembre 1955 ; en France métropolitaine du 17 mai au 1er juin 1958, du 23 avril 1961 au 24 octobre 1962 ; en Nouvelle Calédonie du 12 janvier au 30 juin 1985 ; à nouveau en métropole du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006, et du 14 novembre 2015 au 26 mai 2016, sous réserve d’une nouvelle prorogation dans ce dernier cas), l’état d’urgence est à la fois une période exceptionnelle pendant laquelle la Nation est en grave danger et un état particulier de menace contre la démocratie et l’État de droit.
Cette situation exceptionnelle nécessite l’adoption de mesures qui limitent certains droits et libertés afin de sauvegarder l’essentiel de la démocratie et l’État de droit.
C’est une situation paradoxale dans laquelle la sauvegarde des valeurs démocratiques et de l’État de droit implique des limitations exceptionnelles de certaines libertés. Il y a donc une articulation indispensable entre les libertés nécessaires à la vie en société et les limitations de liberté qui préservent ce mode de vie.
JDA : Concrètement, quel est l’impact sur votre pratique professionnelle.
HK : En raison de l’état d’urgence, l’Université a été obligée de prendre des mesures de restriction liées à l’entrée et à la circulation des personnes dans ses locaux et au stationnement sur son parking.
Ces mesures sont nécessaires pour assurer la sécurité des acteurs de la vie universitaire (enseignants, personnels administratifs, étudiants…) et des usagers. Cela n’est pas contestable. Mais encore faut-il qu’il y ait une proportionnalité entre les limitations d’accès, les « privations » de liberté et les mesures de sécurité, entre l’objectif visé et l’efficacité.
Or, la Faculté de droit et l’Université sont par essence ouvertes sur la ville. La Faculté a de nombreux partenariats avec le monde socio-économique, en vue d’assurer l’insertion professionnelle de ses étudiants. Dans le contexte actuel, il est très difficile d’articuler ce partenariat nécessitant la présence de nombreux praticiens du droit dans nos murs, notamment pour assurer les cours en Master, et les mesures actuelles de sécurité.
Les difficultés de mise en œuvre, qui obligent parfois à mobiliser non seulement les collaborateurs du doyen, ses collègues ou le doyen lui-même pour éviter qu’une personnalité importante ne soit bloquée à l’entrée de l’université par des agents de sécurité – qui font un travail très difficile et qu’il convient de remercier – posent des questions. La Faculté et l’Université ont toujours été ouvertes sur la société et le seront toujours. Les restrictions, justifiées, doivent être limitées et la ligne rouge est leur efficacité.
Les mesures actuelles ont un impact important sur la réception de praticiens au sein de l’Université car il n’est pas possible de limiter cet accès aux seules personnes ayant prévenu de leur arrivée. Une visite de courtoisie d’un conseiller de la Cour de cassation doit-elle forcément et nécessairement être prévue à l’avance ? Comment justifier qu’un notaire venant à l’Université pour échanger son expérience avec des étudiants ne puisse le faire sans une organisation préalable ? Comment recevoir dans les amphis les très nombreux lycéens qui veulent découvrir le droit et qui, parfois sans aucune autorisation venaient avec leurs parents suivre des cours en amphi ? Heureusement que les mesures sont parfois appliquées avec mesure.
JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps normal ?
HK : Les réponses à cette question se trouvent en filigrane dans celles de la précédente question.
JDA : Quel en est l’exemple le plus marquant ?
HK : Un incident survenu entre un chargé de TD et un agent de sécurité me vient en mémoire. J’ai été obligé par exemple de jouer, en tant que doyen, le rôle de médiateur à la suite de cet incident entre un jeune docteur de la Faculté de droit de l’Université Toulouse Capitole et un agent de sécurité, le premier menaçant de porter plainte contre le second. J’ai avant tout voulu éviter une crispation entre deux personnes qui œuvrent, chacune à son niveau, à la bonne marche de la Faculté, le premier, par des enseignements de qualité et le second, par la sécurité des acteurs de la vie universitaire. Or, si le premier est empêché, pour des raisons de sécurité, d’avoir accès à l’Université par le second, qui ne fait que son travail, les étudiants sont privés d’une séance de travaux dirigés, ce qui a un impact sur leur formation.
En conclusion, des mesures nécessaires de restrictions de liberté doivent être proportionnées aux objectifs recherchés et à leur efficacité. Il est impératif de limiter l’état d’urgence dans le temps et dans l’espace. Ma conviction profonde est que la Faculté et l’Université sont synonymes de liberté, d’ouverture, même si une certaine sécurité doit être garantie. Il n’est pas envisageable d’en faire un espace clos.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 40.